Simone de Beauvoir rattrapée par la domination masculine
p. 151-153
Texte intégral
1Le 3 janvier dernier, la couverture du Nouvel Observateur était diablement sexy. On y voyait une belle femme, de dos, chaussée de mules mais pour le reste entièrement nue, en train de se coiffer gracieusement devant le miroir de sa salle de bain. Mais qui était donc cette pin-up ? Rien moins que l’écrivaine et philosophe Simone de Beauvoir, dont on fête ce mois-ci le centenaire de la naissance. L’image date de l’été 1952. Elle a été prise par un ami, lors d’un séjour du Castor à Chicago. Bien sûr, il se trouvera de mauvais esprits pour dire que publier cette photo en une n’était qu’une façon, pour le magazine, de booster ses ventes. Son directeur adjoint, Michel Labro, s’en défend énergiquement. Il a expliqué, sans rire, que cette photo avait été choisie uniquement parce qu’« elle illustre bien notre dossier qui montre le côté subversif, non conformiste, du personnage ». Avouons-le, nous étions un certain nombre à ignorer qu’être nu dans sa salle de bain est une attitude subversive. Que se coiffer devant un miroir est un geste anticonformiste. Et que porter des mules quand est chez soi frise l’acte révolutionnaire. Grâce soit donc rendue au Nouvel Observateur et à son directeur adjoint pour nous avoir dessillé les yeux !
2Mais voilà qu’un autre hebdomadaire, Le Monde 2, fait paraître la même photo, dans les pages intérieures de son édition du 12 janvier. Stupeur ! En rapprochant les deux magazines, on s’aperçoit que ce n’est pas exactement la même photo. Sur celle du Monde 2, le corps de Mlle de Beauvoir ressemble davantage au corps d’une femme de 44 ans (ce qui était son âge au moment où la photographie fut prise) : fesses tombantes, cuisses plus grasses, une allure moins fine et moins élancée. Que s’est-il donc passé ? Le Nouvel Observateur l’avoue : il a trouvé judicieux, pour sa une, d’imposer quelques retouches au corps de l’écrivaine, histoire de l’amaigrir et de la rajeunir. On est prié, à nouveau, de n’y voir aucun lien avec des considérations commerciales.
3La façon dont l’industrie publicitaire et les médias utilisent, pour mieux vendre leurs produits, le corps des femmes, a été l’objet d’une analyse importante du sociologue américain Erving Goffman. Dans un article de 1976, traduit en français sous le titre « La ritualisation de la féminité », Goffman analyse une série d’images publicitaires mettant en scène des femmes utilisées pour vendre aussi bien un balai ou un insecticide qu’un siège orthopédique ou une carte de crédit. Comme il le montre, la femme est systématiquement présentée, dans ces images, comme docile, ou soumise, ou enfantine, ou encore comme un jouet. Les attitudes corporelles, la position des mains, la dissimulation du regard suggèrent à chaque fois une fragilité et un besoin de protection. Lorsque la photo montre une femme en compagnie d’un homme, celui-ci est toujours de stature plus élevé equ’elle, et il est systématiquement présenté dans une attitude enveloppante ou protectrice. Mais le plus intéressant dans l’analyse de Goffman tient sans doute à la conclusion à laquelle il parvient selon laquelle ce n’est pas l’industrie publicitaire elle-même qui invente le répertoire de ces postures corporelles de la domination masculine. La publicité, dit-il, ne fait que « sur-ritualiser », c’est-à-dire accentuer jusqu’à la caricature des rituels de domination masculine qui existent déjà dans la vie de tous les jours. L’efficacité du message publicitaire tient précisément à ce rappel de ce que sont nos façons ordinaires de mettre en scène notre féminité ou notre virilité.
4Peut-on appliquer ce type d’analyse à la photo de Simone de Beauvoir publiée en une du Nouvel Observateur ? Si l’on en croit l’auteur de la photo, Art Shay, âgé aujourd’hui de 85 ans, il se trouvait seul dans l’appartement avec Beauvoir, et celle-ci avait laissé ouverte la porte de la salle de bains. Shay explique que son ami Nelson Algren, l’amant américain de Simone, l’avait prévenu : « Fais attention à toi, elle aime les hommes jeunes ! » Il ajoute : « Quand elle m’a entendu déclencher mon Leica, elle s’est retournée et m’a dit en riant : “Bad Boy !”. » Bref, rien n’exclut que la façon de faire sa toilette ait été pour l’écrivaine, ce jour-là, orientée vers un jeu de séduction, ce que Goffman appelle une « parade » (a display). Mais, même si tel n’est pas le cas, même si Beauvoir, sur cette photo, se comporte en pensant n’avoir pas de public qui la regarde, elle n’en accomplit pas moins un ensemble de gestes idiomatiques et ritualisés, notamment à travers le déhanchement de son corps et le maniement de sa coiffure, qui révèlent à quel point ce que Goffman appelle la ritualisation de la féminité joue jusque dans nos gestes les plus intimes. Comme il l’a souvent noté, pas besoin de public pour qu’une femme s’exerce, devant sa glace, à ritualiser sa féminité, ou qu’un homme accomplisse, pour lui-même, une parade de virilité. La société est bien plus profondément en nous que, souvent, nous ne le pensons.
5À ce rituel ordinaire de la toilette féminine, le Nouvel Observateur ajoute une « sur-ritualisation » : en interdisant à Simone de Beauvoir d’avoir des fesses un peu flasques et des cuisses un peu grasses, le magazine accentue ce que le geste de la toilette féminine contenait déjà de séduction et de conformation au regard désirant d’un public. Il nous en dit aussi beaucoup sur ce qui est exigé des femmes aujourd’hui : non plus tant cette docilité démonstrative vis-à-vis des hommes, qu’observait Goffman dans les années 1970, qu’une intériorisation des attentes des hommes, qui interdit aux femmes d’exhiber un corps imparfait.
622 janvier 2008
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