Les filles ont-elles un plus gros cerveau que les garçons ?
p. 147-149
Texte intégral
1Les résultats du bac 2008 sont tombés la semaine dernière. Devant les portes des lycées de France : des cris de joie, des pleurs, des exclamations, parfois des évanouissements. Bref, l’habituel folklore. Et aussi cette régularité, qui semble d’année en année plus consolidée : les filles ont obtenu de meilleurs résultats que les garçons. Les statistiques montrent que c’est d’ailleurs le cas partout en Europe depuis des années : les filles sont plus nombreuses à être diplômées de l’enseignement secondaire et supérieur et sont moins souvent en échec scolaire que les garçons. Alors pourquoi réussissent-elles mieux à l’école que les garçons ?
2Depuis longtemps, des chercheurs en sciences de la vie tentent de montrer qu’il faut voir là le résultat de différences génétiques entre les représentants mâles et femelles de l’espèce humaine. Il y a une vingtaine d’années, des anatomistes ont ainsi observé que le faisceau de fibres qui relient les deux hémisphères du cerveau était plus large chez la femme que chez l’homme. Mais cette observation, malheureusement pour eux, n’a pas été confirmée par des études menées à plus grande échelle. Dix ans plus tard, des neurologues ont tenté d’expliquer pourquoi l’aptitude des femmes au langage était, selon eux, plus développée que celle des hommes. L’expérience qu’ils mirent au point visait à montrer que les filles, quand elles parlent, mobilisent leurs deux hémisphères cérébraux, tandis que les hommes n’en utilisent qu’un seul. Hélas pour eux, cette hypothèse fut ruinée par des études ultérieures. Échec, donc, sur toute la ligne. Qu’en aurait pensé le vieil Émile Durkheim ? Difficile à dire. On trouve dans son ouvrage de 1893, De la division du travail social, un passage où il n’hésite pas à reprendre à son compte les thèses défendues à l’époque par d’éminents savants comme Gustave Le Bon ou Paul Broca qui soutenaient mordicus que les femmes ont un cerveau plus petit que celui des hommes. Voilà qui était censé expliquer l’infériorité intellectuelle du « sexe faible » et faire de cette infériorité une réalité congénitale, impossible à changer. Cet aspect naturaliste de la pensée de Durkheim est généralement pudiquement passé sous silence. On préfère tirer de cet auteur un autre fil, celui qui en fait le père de la doctrine aujourd’hui dominante en sciences sociales, notamment lorsqu’il s’agit de penser les rapports entre les sexes : le constructivisme.
3Le constructivisme, cela consiste à dire que la réalité dans laquelle nous vivons est socialement construite1. La réalité, et donc, par exemple, le fait que nous soyons un homme ou une femme. Ainsi, pour le constructiviste, le fondement de notre identité sexuelle, comme l’origine des inégalités entre hommes et femmes, ne tiennent pas à la nature ou à la génétique mais à la socialisation, c’est-à-dire à la façon dont enfants puis adultes, nous avons appris à nous conformer à une certaine division sexuée des rôles, en vigueur dans notre milieu social et professionnel. Cette perspective est-elle mieux à même d’expliquer que les filles ont aujourd’hui de meilleures performances scolaires que les garçons ? Assurément. On peut ouvrir, pour s’en convaincre, le petit livre intitulé Quoi de neuf chez les filles ? qu’ont publié il y a quelques mois deux grands spécialistes de la question, les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet. Pour eux, si les garçons réussissent moins bien, c’est qu’ils sont très tôt socialisés à des rôles sexuels relativement incompatibles avec les attentes et les contraintes de l’école. Dès leur plus jeune âge, à travers certains jeux, certains déguisements, certaines lectures, leur éducation met en effet l’accent sur l’héroïsme, la violence et la démonstration de force physique : autant de valeurs qui les conduisent à se construire sinon contre l’ordre scolaire, du moins en grande partie en dehors de cet ordre. À l’inverse, la socialisation des filles se fonde encore aujourd’hui sur la docilité, au sens étymologique de capacité et de réceptivité d’écoute. Les filles reçoivent ainsi une éducation beaucoup plus conforme aux exigences de l’ordre scolaire. En outre, elles adhèrent souvent très positivement à cet ordre car elles y font très tôt l’expérience que c’est l’un des rares endroits où elles peuvent être les égales des garçons, voire leur être supérieures.
4L’approche constructiviste marque ici des points. En premier lieu, elle permet d’expliquer ce dont l’approche naturaliste est incapable de rendre compte : que des individus qui ne se distinguent pas par la taille ou la forme de leur cerveau diffèrent néanmoins dans leurs performances scolaires. En second lieu, elle nous montre que les inégalités entre hommes et femmes n’ont rien de fatal. Si nous éduquions les petits garçons comme nous éduquons les petites filles, les premiers pourraient réussir scolairement aussi bien que les secondes. En troisième lieu enfin, l’approche souligne ce que l’on pourrait appeler le paradoxe de la domination : les filles sont dominées en ce qu’elles reçoivent une socialisation qui valorise chez elles la docilité, mais ironiquement, c’est cette docilité inculquée qui leur assure ensuite à l’école une plus grande émancipation. Les garçons reçoivent quant à eux une socialisation de dominant mais c’est ce privilège de la domination qui finalement les handicape face à l’école et freine leur capacité à se servir du savoir scolaire pour s’émanciper. Contrairement à ce que croyait Durkheim, la taille du cerveau n’intervient pas dans ces affaires. Ce qui est en jeu, ce sont des processus de domination complexes, aux effets parfois paradoxaux.
58 juillet 2008
Notes de bas de page
1 Sur l’opposition entre naturalisme et constructivisme en sciences sociales, voir également « Sarkozy contre Villepin : bestial ! », p. 57-58 dans cet ouvrage.
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