Hommes/femmes : l’égalité du torse nu
p. 143-145
Texte intégral
1« Bara Bröst » : cela veut dire « seins nus » en suédois. C’est le nom d’une association à laquelle le quotidien Libération consacrait, jeudi dernier, un article. « Bara Bröst » compte à ce jour une cinquantaine de membres, habitant les villes de Stockholm, Malmö et Uppsala. Pour la plupart, ce sont des jeunes femmes, très souvent des étudiantes. Leur revendication principale ? Le droit de nager les seins nus, lorsqu’elles se rendent à la piscine. « Pourquoi devrions-nous cacher notre poitrine quand les hommes l’exposent à leur guise ? » demandent-elles. Depuis quelques semaines, l’association est passée à l’offensive : laissant le haut de leur bikini au vestiaire, des commandos de jeunes femmes à la poitrine dénudée ont investi les bassins des piscines publiques des grandes villes du pays. En règle générale, elles ont été rapidement sorties de l’eau et reconduites vers la sortie, par de plus ou moins aimables maîtres nageurs. Au moins, ces opérations spectaculaires auront-elles eu l’avantage d’attirer l’attention du public et des médias sur leur cause. L’association en a aussi profité pour judiciariser son combat : elle a saisi la médiatrice pour l’égalité des sexes – une institution typiquement suédoise – en lui demandant de poursuivre les piscines incriminées pour pratiques discriminatoires.
2Les seins nus sont un objet sociologique banalisé depuis l’ouvrage que leur consacra en 1995 le sociologue Jean-Claude Kaufmann sous le titre Corps de femmes, regards d’hommes. Nourri d’observations sur des plages françaises et d’entretiens semi-directifs auprès de 300 vacanciers, ce travail a mis en relief une contradiction majeure entre, d’un côté, la proclamation chez la plupart des interviewés, hommes ou femmes, d’une tolérance universelle (la plupart d’entre eux estimant qu’en matière de seins nus, « chacun est libre » de faire ce qu’il veut) et de l’autre, des jugements qui stigmatisent sans appel les seins jugés non conformes, parce que trop vieux, trop gros ou trop mobiles. Ainsi, sous l’apparente liberté de l’exposition des corps à la plage, le sociologue met au jour des règles de comportement implicites, étonnamment précises et partagées : « La pratique des seins nus obéit à un code très rigoureux que chaque femme se doit de respecter selon le contexte de la plage, sa capacité d’aisance, son âge ou sa morphologie. »
3Les militantes de « Bara Bröst » luttent contre ce qu’elles nomment la « discrimination et la sexualisation du corps des femmes ». Leur espoir est que « plus les femmes exposeront leurs seins, plus leur poitrine deviendra banale et cessera d’être considérée comme un organe sexuel ». Cependant, l’étude de Kaufmann suggère que les choses sont sans doute plus compliquées. Car au fond, ce que le sociologue a observé sur les plages, c’est que le phénomène des seins nus peut bien être banalisé et faire l’objet d’une large acceptation de principe : il n’en demeure pas moins que sont à l’œuvre des processus d’exclusion des femmes dont les seins ne correspondent pas assez à la définition, en fait très restrictive, du « beau sein », que partagent la grande majorité des hommes et des femmes, qu’il a interviewés. Selon la plupart d’entre eux, pour s’exposer publiquement, le sein d’une femme se doit, en effet, d’être suffisamment haut et ferme, jeune de préférence, mais aussi relativement « discret » pour ne pas accrocher le regard.
4La libération des corps peut donc s’accompagner, paradoxalement, de l’instauration de nouveaux codes comportementaux, et de nouvelles censures. Kaufmann en donne un excellent exemple quand il évoque le fait qu’à la fin du xixe siècle les vacanciers n’allaient pas à la plage sans leur lorgnette, l’espace balnéaire étant conçu, à cette époque, comme un véritable spectacle. Aujourd’hui, au contraire, le regard fixe et appuyé n’est plus toléré. Les hommes doivent signifier, par la façon même dont ils regardent les femmes, qu’ils ne ressentent aucune attirance sexuelle. Le seul regard permis est un regard neutre, flottant, et en tout cas clairement détaché. Ce que Kaufmann appelle l’art du « voir sans voir ».
5Ce paradoxe de la libération, bien réelle mais néanmoins productrice de contraintes intériorisées nouvelles, est au cœur d’une des théories les plus discutées en sociologie : celle que le sociologue Norbert Elias a développée, sous le nom de théorie du « processus de civilisation ». Pour lui, les sociétés modernes sont des sociétés dans lesquelles l’État a monopolisé, à un degré jusque-là inconnu, l’usage de la violence physique légitime, et a donc dépossédé de cet usage les particuliers que nous sommes. C’est pourquoi de telles sociétés se caractérisent, au niveau des individus, par une économie pulsionnelle très particulière, dominée par le phénomène de l’autocontrainte, c’est-à-dire par un contrôle extrêmement poussé, en chacun, de ses propres pulsions agressives et sexuelles. Fort bien ! ont rétorqué à Elias ses détracteurs, mais comment expliquez-vous dans ce cas l’existence de ce qui semble aller, dans nos sociétés, dans le sens d’un relâchement complet des contrôles sur soi, ces comportements « libérés », qu’on regroupe parfois sous le label de « société permissive » ? Le naturisme ou les seins nus ne sont-ils un bon exemple du fait que nos sociétés ne vont pas forcément vers plus d’autocontrainte, mais au contraire vers plus de naturel et de spontanéité ? Tout au contraire ! répond Elias : le naturisme ou les seins nus sont de bons exemples de notre tendance croissante à l’autocontrainte. En effet, pour réussir à maîtriser ses pulsions sexuelles et à ne pas être, ou du moins à ne pas paraître, attiré sexuellement par la vue d’un corps ou d’une poitrine nus, il faut un niveau toujours plus grand d’autocontrainte. En ce sens, les seins nus ne correspondent pas qu’à une libération, indéniable, du rapport au corps : ils engagent aussi, indissociablement, un plus grand contrôle du corps chez l’homme, mais aussi chez la femme qui montre ses seins, afin que l’un et l’autre ne créent pas de comportements trop sexuellement connotés. Qui a dit que la libération sexuelle et l’émancipation de notre rapport au corps étaient des choses simples ?
627 novembre 2007
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