Cachez ces inégalités sociales que nous ne saurions voir
p. 135-137
Texte intégral
1Qu’est-ce qui fait que certaines personnes réussissent dans la vie et d’autres non ? Voilà une question bien intéressante. Et qui nous turlupine tous, assurément. Quoique, si vous êtes un auditeur assidu de France-Info, elle ne vous tracasse peut-être plus tant que cela. Il y a quelque temps, en effet, cette station a donné à entendre une chronique très complète sur le sujet. L’invitée du journaliste Pascal Le Guern était une psychologue clinicienne, psychanalyste et consultante, Mme Monique de Kermadec, qui travaille depuis vingt ans avec des adultes dits « à fort potentiel » et qui offre également ses services à des professionnels pour leur permettre d’atteindre, eux aussi, la réussite tant espérée. « La réussite est un sujet encore un peu tabou en France » déplore Mme de Kermadec. Mais qu’on se rassure, elle s’est jurée de mettre fin à ce retard français et de nous apprendre à vouloir réussir dans la vie, et à l’assumer sans complexe.
2Selon Mme de Kermadec, pour bien comprendre ce qu’est la réussite, il faut commencer par renoncer à en donner une définition unique. Car en réalité, nous dit-elle, il y a autant de définitions de la réussite qu’il existe de personnes. Voilà une thèse qui a l’avantage de pouvoir « calmer le jobard » comme dirait le sociologue Erving Goffman1. Elle permettra en effet à tous ceux qui sont les perdants et les recalés du système éducatif et productif de garder la face, en se disant qu’échec et réussite sont finalement des questions de point de vue et de définition personnelle. Seconde idée défendue par Mme de Kermadec : il n’est pas nécessaire de disposer de diplômes prestigieux pour réussir. Certes. Mais les statistiques de l’INSEE s’obstinent tout de même à montrer que posséder un diplôme de haut niveau aide sérieusement à jouir d’un statut socio-économique supérieur. Selon Mme de Kermadec, toujours, la chance peut jouer un rôle dans la réussite, mais la chance, « c’est quelque chose qu’il faut savoir saisir, et que nous créons pour nous-mêmes aussi ». Autrement dit, chacun, s’il le voulait vraiment (mais le veut-il ?), pourrait avoir la même chance de réussir que son voisin, puisqu’il lui suffit, au fond, de la créer lui-même de ses propres mains. Et voilà soudain résolue la vieille question de l’inégalité des chances qui a fait couler tant d’encre sociologique ! Selon Mme de Kermadec, encore, « pour réussir, il faut savoir dépasser ses peurs, croire en soi, persévérer. Et il ne faut pas avoir peur d’échouer. Car pour réussir, il faut échouer et à partir de ses échecs, tirer une leçon ». N’est-ce pas là tout le problème des loosers ? Ils réussissent assez bien à échouer, mais ils ne savent pas en tirer de bonnes leçons. Selon Mme de Kermadec, enfin, « puisque le monde change, tous les jours, nous sommes confrontés à des situations différentes, et c’est notre capacité à nous adapter qui nous permettra de réussir ». Telle est la philosophie de l’histoire, vaguement teintée de darwinisme, qu’il nous faut assimiler : il y a ceux qui sauront s’adapter à un monde changeant, et qui survivront. Et puis, il y a les autres… Pour finir, un slogan, qui résume en somme toute l’analyse qui précède : « Réussir n’est pas le fruit d’un hasard mais d’une volonté ! »
3En entendant Mme de Kermadec, on se dit que la sociologie n’est peut-être plus d’aucune utilité. Si, en effet, la réussite doit être comprise désormais comme une question soumise à définition subjective et dont la clé d’explication, qui plus est, réside dans la volonté individuelle, que nous importe de savoir qu’il existe dans notre pays de profondes inégalités sociales et des mécanismes sociaux qui les reproduisent ? Que nous importe de savoir que ces inégalités profondes, qui n’ont cessé ces vingt-cinq dernières années de se creuser, font que nous n’avons pas tous, loin s’en faut, les mêmes chances objectives d’atteindre un statut socio-économique supérieur et de nous y maintenir ? Non seulement ce type de savoir n’a soudain plus aucune pertinence, mais encore, il devient néfaste ! Car rappeler aux individus que leurs chances de réussite sont objectivement inégales dans la société française telle qu’elle est aujourd’hui organisée, est une façon d’empêcher ceux qui réussissent de s’enivrer de l’idée qu’ils le doivent à leur seule volonté personnelle. C’est pourquoi une idéologie entrepreneuriale du moi, fondée sur le culte du projet individuel et de la motivation personnelle, verra toujours en la sociologie un adversaire. Et elle n’aura pas tout à fait tort.
49 juin 2009
Notes de bas de page
1 Sur cette expression, voir « Enseignants-chercheurs : Nicolas Sarkozy a-t-il commis une erreur ? », p. 237-238 dans cet ouvrage.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Design : l’objet dans l’usage
La relation objet-usage-usager dans le travail de trois agences
Sophie Dubuisson et Antoine Hennion
1996
La nature a-t-elle un prix ?
Critique de l’évaluation monétaire des biens non-marchands
Martin Angel
1998
Reconnaissance et usages d’Internet
Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée
Fabien Granjon
2012
Sur la piste environnementale
Menaces sanitaires et mobilisations profanes
Madeleine Akrich, Yannick Barthe et Catherine Rémy (éd.)
2010
Communiquer à l’ère numérique
Regards croisés sur la sociologie des usages
Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.)
2011
Le vin et l’environnement
Faire compter la différence
Geneviève Teil, Sandrine Barrey, Pierre Floux et al.
2011