Qu’est-ce qui peut faire d’un policier, un déviant ?
p. 131-132
Texte intégral
1Il y a trois semaines, une femme policier qui prenait une douche après son service au commissariat de Massy, dans l’Essonne, a découvert au-dessus de sa tête un engin suspect. En s’approchant, elle a pu identifier l’objet : il s’agissait d’une minicaméra pivotante qui était en train de la filmer ! Après inspection, on n’allait pas tarder pas à découvrir que d’autres caméras du même type avaient été installées dans les vestiaires et les toilettes de ce même commissariat. Le propriétaire de ce matériel high-tech ? Un policier, au domicile duquel les enquêteurs ont découvert une centaine de photos numériques et de vidéos de ses collègues femmes dénudées, filmées à leur insu. L’homme, qui a reconnu se livrer à ces activités voyeuristes depuis plus d’un an, est poursuivi pour « atteinte à l’intimité de la vie privée ». Comment expliquer de tels agissements chez un représentant des forces de l’ordre ? « C’est un déviant » explique-t-on tout simplement du côté de la police.
2Mais qu’est-ce au juste qu’un déviant ? En 1959 paraissait aux États-Unis un ouvrage qui a considérablement transformé la réponse que les sciences sociales sont en mesure d’apporter à cette question. Cet ouvrage, devenu depuis un classique, s’intitule Outsiders, et son auteur est le sociologue Howard Becker. La déviance, explique-t-il, n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne. C’est plutôt une conséquence des réactions des autres face à l’acte d’une personne, dès lors qu’elles le dénoncent publiquement. Cette approche attire notre attention sur le fait qu’il ne suffit pas de transgresser une norme pour avoir fait acte de déviance : encore faut-il que cet acte transgressif soit reconnu et dénoncé publiquement comme tel. Or, comme le note Becker, bien souvent, pour toutes sortes de raisons, les individus préfèrent fermer les yeux sur les transgressions commises par les autres. Becker trouve un exemple parlant de cette attitude dans les travaux de l’anthropologue Bronislaw Malinowski : dans un village des îles Tobriand, qu’a étudié Malinowski, un jeune homme avait transgressé les règles de l’exogamie en commettant un inceste avec sa cousine maternelle1. Tout le monde ou presque au village était au courant, mais l’on fermait les yeux. « L’opinion publique se contente de jaser, sans exiger un châtiment sévère » écrit Malinowski. Puis un jour, un rival du jeune homme dénonce publiquement la transgression qui a été commise. Alors éclate le scandale. Tout le monde se dresse soudain contre le couple adultère et pousse le jeune homme auteur de l’inceste à se suicider.
3Becker tire de ce récit de Malinowski la conclusion suivante : les normes ne s’appliquent jamais automatiquement. Il faut toujours que quelqu’un prenne l’initiative de faire punir le présumé coupable. Il faut aussi toujours que ce quelqu’un s’efforce d’attirer l’attention des autres sur l’infraction qui a été commise, et la rende publique. Dans l’affaire du commissariat de Massy, on comprend mieux, dès lors, les déclarations du patron de la Direction départementale de la sûreté publique, qui a affirmé : « Cette histoire aurait pu être réglée en interne, en administratif. Mais compte tenu de la gravité des faits et de l’émoi suscité, nous avons décidé d’ouvrir une procédure judiciaire. » L’affaire aurait pu être réglée en interne, c’est-à-dire qu’elle aurait pu être regardée comme une simple plaisanterie qui a mal tourné, une bêtise sur laquelle on peut fermer les yeux, ou qu’on peut régler discrètement par un petit blâme. Mais voilà, elle a été rendue publique et elle est devenue par conséquent un véritable scandale, sur lequel il n’est plus possible pour les autorités policières de fermer les yeux. En somme, si l’on épouse le point de vue de Becker, ce n’est pas le fait que le policier incriminé soit un déviant qui peut expliquer que les médias aient été informés de ses actes et qu’une procédure judiciaire ait été ouverte contre lui. C’est au contraire le fait qu’une procédure judiciaire ait été ouverte contre lui et que les médias aient été informés de ses actes qui explique que ce policier soit un déviant.
430 juin 2009
Notes de bas de page
1 Voir également, sur cette référence aux travaux de B. Malinowski, « Pourquoi la vie de couple du président Sarkozy nous intéresse tant », p. 39-41 dans cet ouvrage.
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