Travailleurs sans-papiers : la loi, et rien que la loi !
p. 125-127
Texte intégral
1Lors de son intervention télévisée de jeudi dernier, le Président Sarkozy a multiplié les déclarations bizarres au sujet de l’immigration. En premier lieu, alors qu’on le questionnait uniquement sur des étrangers demandant un titre de séjour, il n’a eu de cesse de parler d’étrangers désirant devenir Français. En second lieu, il a tenu à dire aux professionnels de la restauration qu’ils n’avaient pas à faire appel à de la main-d’œuvre étrangère sans papiers, puisqu’ils avaient déjà à leur disposition un stock de 22 % d’immigrés réguliers au chômage. Peu de commentateurs ont noté que cette façon de présenter les choses revenait à défendre une conception ségrégationniste du marché du travail – une conception dans laquelle il va de soi que la fonction naturelle des immigrés est d’être employés pour les sales boulots.
2Cependant, c’est sur une troisième bizarrerie du discours présidentiel que je voudrais m’attarder. Lorsqu’on lui a demandé s’il était prêt à régulariser les 800 travailleurs étrangers en situation irrégulière qui sont en grève depuis le 15 avril, Nicolas Sarkozy a eu cette simple réponse : « Il y a une loi. Cette loi s’applique à tout le monde. Je dis aux préfets d’appliquer la loi. »
3Il semble que le Président ignore, ou feigne d’ignorer, qu’appliquer une loi est une des choses du monde les plus sujettes à interprétation. C’est un des grands apports du courant sociologique connu sous le nom d’ethnométhodologie que d’avoir montré ce caractère jamais évident de l’application des lois et des réglementations. L’un des éminents représentants de ce courant, l’Américain Don Zimmerman, en a fait la démonstration dans une série d’articles qu’il publia au début des années 1970, articles dans lesquels il étudiait les processus de travail au sein d’un bureau d’assistance sociale d’une grande ville des États-Unis. Zimmerman observe d’abord que les employés de cette bureaucratie ne se préoccupent pas d’êtres humains ou de situations vécues mais de dossiers. En d’autres termes, ils se concentrent sur les documents contenus dans les dossiers qu’ils ont à traiter, et refusent d’envisager autre chose. C’est pourquoi ils tendent à ne pas juger pertinentes les données qui ne peuvent pas prendre la forme de tels documents – comme par exemple certains évènements biographiques du requérant.
4Pourtant, cet effort pour ne pas traiter des personnes et des situations vécues mais seulement des documents est périodiquement remis en cause par ce que Zimmermann appelle des dérangements. Il y a dérangement, dit-il, lorsque la validité d’un document ou la recevabilité d’un dossier, soudain, n’est plus évidente aux yeux de l’employé, et donne lieu, dès lors, à une négociation avec ses collègues, ses supérieurs, ou avec l’usager lui-même. Zimmerman montre qu’en fait les routines administratives sont presque constamment déstabilisées par de tels dérangements. Tout simplement, dit-il, parce que la complexité de la vie sociale n’est pas le genre de chose qui se plie spontanément, et d’elle-même, aux formes administratives. Il y a donc sans cesse des documents imparfaits, dont il faut décider s’ils conviennent ou non. Quand un problème de ce genre survient, il donne lieu à l’analyse par les employés des règles et des procédures par lesquelles ils peuvent accepter ou refuser telle ou telle demande de l’usager, tout en restant dans la légalité. C’est ainsi, finalement, que les employés développent une certaine capacité à adapter leurs règles pratiques pour parvenir à « arranger » les cas à traiter, dans un sens ou un autre, afin de les rendre conformes à certaines normes bureaucratiques et à certains objectifs – par exemple l’objectif de respecter des quotas ou des taux de rendement.
5Dans les termes de la philosophie de Kant, on pourrait résumer la chose ainsi : le propre des administrations est de prétendre produire des jugements déterminants alors qu’en réalité, ces jugements déterminants ne sont possibles que parce qu’il existe constamment, parmi les employés de l’administration, des jugements réfléchissants. Ainsi l’administration ne réussit à appliquer la loi que dans la mesure où elle fait sans cesse appel à la faculté de juger de ses employés. De ce point de vue, l’étude de Zimmerman nous montre que le travail bureaucratique est beaucoup plus réflexif, beaucoup plus négocié et beaucoup plus arbitraire qu’il ne se donne à voir aux usagers. Cependant, pour notre sociologue américain, un tel bricolage administratif ne doit pas être interprété d’abord comme le signe d’une transgression des règles. Il est au contraire la preuve de la compétence professionnelle des employés, c’est-à-dire de leur capacité à juger de la singularité des situations à traiter, et à produire des solutions susceptibles d’apparaître « raisonnables » à la fois par rapport au problème concret que pose chaque cas, et par rapport au respect formel des règles administratives.
6Au fond, l’idée défendue jeudi dernier par le Président Sarkozy, selon laquelle il suffirait d’appliquer la loi pour que la loi soit appliquée, ne rend pas justice au travail et à la créativité ingénieuse des fonctionnaires des préfectures. Non, ces fonctionnaires ne sont pas des sortes d’automates appliquant mécaniquement la loi. Oui, ils possèdent toujours une marge de négociation et de décision vis-à-vis de leur propre éthique, de leurs supérieurs, de leurs collègues, et des usagers. Faire comme si tel n’était pas le cas ne donne pas seulement une idée fausse de ce qu’est le travail administratif réel. C’est aussi un propos civiquement dangereux, dans la mesure où il tend à exonérer les fonctionnaires de toute responsabilité morale dans les décisions qu’ils sont amenés à prendre et qui sont, bel et bien, des décisions.
729 avril 2008
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