Un risque révolutionnaire en France ?
p. 115-116
Texte intégral
1« Il y a un risque révolutionnaire en France. » Ainsi s’exprimait, dimanche dernier, Dominique de Villepin. L’ancien Premier ministre faisait référence aux salariés qui, dans notre pays, sont de plus en plus nombreux à être victimes de licenciement. Soulignant leur « forte colère » et leur « désespoir » grandissant, il a affirmé que nous étions face à « des comportements collectifs que nous ne parviendrions pas à maîtriser ».
2Comment les personnes licenciées, de leur côté, vivent-elles l’expérience du chômage ? Dans quelle mesure cette expérience les incite-t-elle effectivement à s’insurger et à fomenter des projets révolutionnaires ? Une étude sociologique pionnière, devenue un classique, peut apporter à ce propos quelques éléments de réflexion. Publiée en 1932 par un trio de sociologues autrichiens – Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda et Hans Zeisel –, elle a pour titre Les Chômeurs de Marienthal. Marienthal, c’est un petit village situé à trente kilomètres de Vienne. L’usine qui le faisait vivre a fermé ses portes à la fin des années 1920 et depuis, le chômage y est général. Il est très faiblement indemnisé, et les possibilités d’embauche sont inexistantes. Pendant plusieurs semaines, les trois sociologues vont mener une enquête minutieuse, et qui se veut exhaustive, sur tous les aspects de la vie des habitants du village : comment ils vivent, ce qu’ils mangent, à quoi ils passent leur journée. Comme on pouvait s’y attendre, la description des budgets familiaux mais aussi des garde-robes et des menus fait apparaître une très grande misère. Mais l’intérêt principal de l’enquête n’est pas là. Il tient à la mise en lumière d’un effet central qu’a le chômage sur les personnes, et qui passe trop facilement inaperçu : la déstructuration complète de leur rapport au temps. Pour beaucoup d’habitants de Marienthal, le temps, en effet, n’existe plus, car le travail n’est plus là pour le structurer. Il n’y a plus de contraintes liées aux horaires de l’usine, plus de cadences à tenir, plus de délais à respecter, plus de dates à honorer. Il n’y a que du temps libre, un temps abominablement vide qu’on ne sait pas comment occuper. C’est ainsi à travers le dérèglement des normes temporelles au sein de la petite communauté villageoise que les sociologues mesurent à quel point celle-ci est délitée et souffrante. Avec deux remarques complémentaires : en premier lieu, la déstructuration temporelle touche davantage les hommes que les femmes car ces dernières, quoique également au chômage, n’en continuent pas moins d’élever les enfants et d’accomplir les tâches ménagères, de manière parfois névrotique, de sorte que le rythme scolaire et l’heure des repas les aide à maintenir un rapport au temps plus structuré. En second lieu, les enquêteurs sont frappés de voir les chômeurs de Marienthal perdre tout intérêt pour l’actualité politique. Ces hommes et ces femmes désœuvrés abandonnent progressivement la lecture des journaux politiques au profit des gazettes de faits divers et des sorties au cinéma, pourtant plus coûteuses. De sorte que dans cette commune qui était jusqu’alors un fief du parti social-démocrate, on assiste à un processus général de dépolitisation.
3Pour faire la révolution que redoute Dominique de Villepin, il faut des individus tenus entre eux par des formes de discipline collective et par une structuration forte du rapport au temps, leur permettant de se projeter collectivement dans un avenir. Or, si on lit bien l’étude de Lazarsfeld, Jahoda et Zeisel, c’est précisément ce fondement pratique de l’action politique collective que le chômage vient détruire. Cela n’exclut certes pas que les chômeurs, notamment les jeunes hommes, sortent parfois de la résignation et du désœuvrement en accomplissant des actes de violence extrême. Mais de tels actes relèvent moins d’un programme politique cohérent que d’un sursaut existentiel. Aussi la situation sociale qu’ils engendrent est-elle beaucoup moins révolutionnaire qu’insurrectionnelle ou anomique, de sorte que c’est généralement le parti de l’ordre et de la répression qui en tire les plus grands dividendes sur le plan politique. C’est ce qui advint, en tout cas, pour le parti national-socialiste dans l’Autriche des années 1930.
421 avril 2009
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