Le mouvement social guadeloupéen est-il importable en métropole ?
p. 113-114
Texte intégral
1Vendredi dernier, dans un entretien accordé au journal Le Parisien, la première secrétaire du PS, Martine Aubry, a dit craindre « que le sentiment de ras-le-bol des Guadeloupéens ne se diffuse ici [en métropole] ». « Il faut tout faire pour que ça n’arrive pas » ajoutait-elle. Il est vrai que depuis plus de trois semaines, c’est toute la vie économique de la Guadeloupe qui se trouve paralysée. Le 30 janvier dernier, pas moins de 65 000 personnes ont défilé dans les rues de Pointe-à-Pitre pour protester contre la vie chère et les inégalités. Rapporté à la population de l’île, c’est comme si 10 millions de personnes avaient défilé à Paris, a souligné Elie Domota, le leader du mouvement. Du jamais vu. Or, ce grand mouvement populaire a fait tache d’huile en Martinique voisine et plus récemment encore, à 15 000 km de là, sur l’île de la Réunion. Martine Aubry a-t-elle raison de craindre que la tache d’huile ne s’étende maintenant à la métropole ?
2Rien n’est moins sûr. Ou disons plutôt, pour rester prudent, que cette contagion semble beaucoup plus improbable qu’il peut y paraître à première vue. Pour s’en convaincre, on peut se plonger dans l’un des premiers livres écrits par un grand spécialiste de l’étude des mouvements sociaux : l’historien américain Charles Tilly. Dans From Mobilization to Revolution, publié en 1978, Tilly suggère en effet que pour expliquer la dynamique et la durée d’une mobilisation, il convient de prendre en compte avant tout le genre de sociabilité sur lequel est fondé le groupe qui se mobilise. Cette sociabilité, dit-il, peut être d’abord du genre volontaire. C’est le cas par exemple lorsqu’on considère la sociabilité qui découle du fait d’appartenir à un même syndicat, à un même parti politique ou à un même club sportif. Tilly propose de parler alors de « netness », un néologisme qu’il forme à partir du mot « net » qui, en anglais, comme on le sait, signifie « réseau » ou « filet ». La netness, autrement dit, renvoie aux réseaux de sociabilité de type volontaire et électif qui unissent les individus. À cela, Tilly oppose un second type de sociabilité qu’il dénomme « catness ». Ce second néologisme, construit à partir du mot « category », désigne une sociabilité liée à des identités catégorielles qui sont assignées aux individus en vertu de propriétés qu’ils n’ont pas choisies et dont il leur est difficile de s’extraire. Par exemple, le fait d’être une femme, d’être un Noir, d’être un Guadeloupéen, tendent à produire de la catness, c’est-à-dire des formes de sociabilité fondées sur le partage d’une même catégorie d’appartenance ou d’un même stigmate. Pour Charles Tilly, tout mouvement social peut être analysé en considérant la façon dont s’y combinent ces deux types de sociabilité. Plus précisément, Tilly défend l’idée que plus la netness et la catness convergent et se superposent au sein d’un mouvement social, mieux ce mouvement sera organisé et plus grand sera son potentiel de mobilisation. Par exemple, si le Parti communiste français des années 1950 avait une si grande capacité à mobiliser ses membres, c’est que ces derniers étaient unis non seulement par une très forte sociabilité volontaire au sein de syndicats, d’associations et de mouvements de jeunesse, mais aussi par le partage d’une même identité ouvrière, à l’origine d’une catness très élevée.
3La mobilisation en Guadeloupe est bien de ce type. Son caractère massif et très organisé vient du fait qu’elle rassemble des personnes qui ne sont pas liées seulement par des sociabilités volontaires au sein des mêmes syndicats, mais aussi par le partage d’appartenances catégorielles et d’un sentiment identitaire guadeloupéen. En métropole, qu’en est-il ? Les sociabilités volontaires qui pourraient soutenir des mots d’ordre de grève générale ou d’union syndicale semblent bien plus dissociées des sociabilités liées à des appartenances catégorielles, qu’il s’agisse d’identités de classe, professionnelle, régionale ou ethnique. C’est ce qui rend bien plus improbable que défilent demain, dans les rues de Paris, 10 millions de personnes protestant contre la vie chère et les inégalités.
417 février 2009
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