L’énigme de la ligne 13 du métro parisien
p. 111-112
Texte intégral
1S’il y a quelqu’un qui a mérité de prendre quelques jours de repos en cette fin d’année, c’est bien Jean-Pierre Matéos. Car Jean-Pierre Matéos a un métier particulièrement éprouvant : il est le responsable clientèle de la ligne 13 du métro parisien. Ce qui n’est pas vraiment une sinécure ! La ligne 13 est en effet la plus chargée de tout le métro parisien : plus d’un demi-million de personnes l’empruntent quotidiennement. On y atteint à certains moments de la journée des taux de concentration humaine qui pourraient figurer au livre Guiness des records : jusqu’à 4,5 personnes par mètre carré. Soit un taux de charge de 116 %. C’est ce qui vaut à cette ligne, devenue mythique, d’être surnommée par certains de ses usagers la « bétaillère » ou encore la « boîte à sardines ». Ajoutons cette autre caractéristique remarquable : en raison de la saturation de son trafic, la ligne 13 tombe en panne beaucoup plus souvent que les autres. Problèmes de signalisation, problèmes de régulation du trafic, malaises et évanouissements des passagers compressés : les incidents sont quasi quotidiens.
2La RATP a certes tenté d’améliorer les choses : les wagons ont été rénovés pour y faire entrer 5 % de passagers de plus ; on a rajouté deux métros par heure. Et à la station Saint-Lazare, des pousseurs sont désormais chargés de comprimer le flot humain à l’intérieur des wagons et d’accélérer la fermeture des portes. Mais tout cela, évidemment, ne règle pas fondamentalement le problème. D’après les experts, seule la construction d’une ligne dédoublée permettrait d’y remédier. Seulement voilà : ce dédoublement est un projet qui traîne en longueur depuis des années et des années.
3En attendant, pourquoi les 550 000 usagers quotidiens de la ligne 13 ne se révoltent-ils pas davantage ? Pourquoi acceptent-ils de prendre ainsi leur mal en patience ? C’est là typiquement le genre de questions auxquelles s’est intéressé, dans un livre paru il y a quarante ans, le sociologue et économiste américain Albert Hirschman. Lorsque nous sommes mécontents d’un service, explique-t-il, la stratégie la plus simple est de faire « exit », c’est-à-dire de recourir à une offre de service concurrente1. Première question donc : pourquoi la plupart des usagers de la ligne 13 ne font-ils pas « exit » ? La réponse est simple : ils n’en ont pas les moyens. Beaucoup d’entre eux sont des travailleurs aux revenus modestes, qui n’ont pas de voiture, ou qui n’en ont qu’une seule pour toute la famille. Pour eux, les transports en commun sont la seule manière possible de se rendre au travail.
4Lorsque des clients mécontents ne peuvent pas faire « exit », ils ont tendance, nous dit Hirschman, à adopter une autre stratégie : ils donnent de la voix, c’est-à-dire qu’ils prennent la parole et se plaignent. Deuxième question donc : pourquoi la plupart des usagers de la ligne 13 ne donnent-ils pas de la voix ? La réponse est qu’un certain nombre d’entre eux se font effectivement entendre. Ce sont notamment ceux qui se sont regroupés au sein du « Comité des usagers de la ligne 13 ». Ils sont cependant loin de constituer la majorité des passagers de la ligne. Il est vrai que pour se mobiliser et pour écrire aux pouvoirs publics, il faut maîtriser un tant soit peu les outils de la protestation. Or, beaucoup d’usagers de cette ligne sont, répétons-le, des personnes au statut social modeste, d’origine étrangère pour nombre d’entre eux, qui n’ont pas le droit de vote et pour qui la prise de parole organisée dans l’espace public est une perspective qui ne va pas de soi.
5Lorsque des usagers mécontents ne peuvent pas faire « exit », ni donner de la voix, ils ont tendance, nous dit encore Hirschman, à adopter une troisième et dernière stratégie : ils font preuve de « loyauté », c’est-à-dire qu’ils se taisent, et endurent la situation. Mais, et c’est le point décisif, ils n’en sont pas moins mécontents et démoralisés. Les responsables politiques et administratifs peuvent prendre cette loyauté pour du contentement mais, souligne Hirschman, ils commettent alors une erreur, car ils sous-estiment l’ampleur du mécontentement réel. Celui-ci a beau être invisible et inaudible, il n’en est pas moins réel, et travaille chaque jour à produire en silence ses effets de désintégration du lien social et de défiance vis-à-vis du politique.
623 décembre 2008
Notes de bas de page
1 Sur le modèle d’analyse de Hirschman ici exposé, voir également « Rama Yade contre Khadafi : une fausse sortie ? », p. 23-25 dans cet ouvrage.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Design : l’objet dans l’usage
La relation objet-usage-usager dans le travail de trois agences
Sophie Dubuisson et Antoine Hennion
1996
La nature a-t-elle un prix ?
Critique de l’évaluation monétaire des biens non-marchands
Martin Angel
1998
Reconnaissance et usages d’Internet
Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée
Fabien Granjon
2012
Sur la piste environnementale
Menaces sanitaires et mobilisations profanes
Madeleine Akrich, Yannick Barthe et Catherine Rémy (éd.)
2010
Communiquer à l’ère numérique
Regards croisés sur la sociologie des usages
Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.)
2011
Le vin et l’environnement
Faire compter la différence
Geneviève Teil, Sandrine Barrey, Pierre Floux et al.
2011