Mai 68 / Mai 2008 : le jeu des différences
p. 107-109
Texte intégral
1En ces temps de fièvre commémorative autour de Mai 68, il est de bon ton d’affirmer que la France n’est plus aussi effervescente et contestatrice qu’elle l’était il y a quarante ans. Certains s’en félicitent, d’autres le déplorent, mais tous ou presque s’accordent à voir notre pays comme profondément assagi. Et pourtant. Un rapide coup sur l’œil sur l’actualité suffit à nuancer le propos. Le 15 mai dernier : jour de grève nationale des fonctionnaires. Près de 40 % des agents de la direction générale des finances se joignent au mouvement pour protester contre des suppressions de poste les affectant : c’est un niveau de mobilisation qu’on n’avait pas connu depuis longtemps au sein de cette administration. Trois jours plus tard, les syndicats enseignants rassemblent à Paris 30 000 manifestants qui protestent contre la suppression, à la prochaine rentrée, de 11 200 postes dans l’Éducation nationale. Le lendemain, on apprend que le mouvement des marins pêcheurs, qui bloquent des ports pour protester contre la hausse du prix du gazole, s’étend au Nord-Pas-de-Calais et à la Méditerranée. Le 21 mai, manifestation de chauffeurs routiers à Bordeaux : eux aussi protestent contre la hausse du prix du gazole. Le lendemain, journée d’action pour la défense du système de retraite : des défilés ont lieu dans 80 villes du pays ; des grèves affectent la RATP et la SNCF. Le même jour, des agriculteurs bretons manifestent contre la flambée du prix de l’énergie. Trois jours plus tard, journée d’action nationale dans l’enseignement à l’appel de 19 organisations. Enfin, aujourd’hui même, le 27 mai : journée d’action des chercheurs.
2Pour un pays devenu mou et assoupi, voilà qui fait tout de même beaucoup, en l’espace d’à peine deux semaines ! Alors, comment expliquer que Mai 2008 ne prenne cependant en rien la tournure de Mai 68 ? Pourquoi cette multitude de mobilisations, dont certaines très dures, ne se transforme pas en une authentique crise politique et institutionnelle ? On peut se tourner, pour répondre à cette question, vers la sociologie politique et tout particulièrement vers les travaux que le politiste Michel Dobry a consacrés à la question des crises politiques dans un ouvrage intitulé, tout simplement, Sociologie des crises politiques. Pour Dobry, qui s’inspire du courant américain dit de l’interactionnisme stratégique, l’ordre social et politique doit être reconnu comme étant une réalité fragile. S’il tient relativement bien, en temps normal, c’est qu’il repose sur une multitude de petits échanges stabilisateurs entre les agents des organisations qui pilotent les différents secteurs de la société : les sommets de l’État, les administrations, l’armée, les syndicats ouvriers, les syndicats étudiants, les responsables du patronat, les journalistes, tous ces acteurs se livrent en permanence à ce que Dobry appelle des transactions collusives, c’est-à-dire des échanges de bons procédés et des micro-négociations qui maintiennent la paix sociale et l’ordre politique. Le problème survient lorsque se développe une mobilisation multisectorielle, c’est-à-dire lorsque plusieurs secteurs distincts de la société se mobilisent en même temps, certes avec des revendications qui leur sont spécifiques mais en prenant appui stratégiquement sur la mobilisation de l’autre. Ce fut le cas, par exemple, des étudiants et des ouvriers en 1968. Ce type de mobilisation multisectorielle a pour effet que les transactions collusives entre l’ensemble des secteurs sociaux deviennent soudain beaucoup plus incertaines. En effet, dans les secteurs non mobilisés, les acteurs peuvent être tentés de profiter de la situation pour menacer de se joindre à la mobilisation multisectorielle si certains avantages ne leur sont pas octroyés. Ils peuvent être tentés, en d’autres termes, de monnayer le soutien qu’ils apportent habituellement. C’est ainsi que des coups stratégiques jusque-là impensables deviennent soudain non seulement pensables, mais fructueux. On assiste à une ouverture de l’horizon des possibles, qui s’observe notamment à travers le fait que les calculs stratégiques et les anticipations des acteurs, qui sont d’ordinaire contenus à l’intérieur des routines de leur institution, se mettent à les déborder, et à prendre en compte ce qui est en train de se passer dans de tout autres secteurs sociaux. En cela, nous dit Dobry, une crise politique est aussi, et d’abord, une crise mentale et cognitive. Elle modifie, au moins temporairement, nos façons d’anticiper, de juger de ce qui est réaliste, et de définir la réalité.
3On comprend mieux, à partir d’un tel modèle d’analyse, la différence entre mai 68 et la situation actuelle. En ce mois de mai 2008, les conflits sociaux sont certes très nombreux à travers le pays mais ils s’avèrent, pour l’instant, parfaitement contenus à l’intérieur des secteurs d’activité où ils éclatent. De ce fait, les sommets de l’État n’ont pas de mal à prévoir avec succès les positions que vont prendre les agents des organisations qui leur font face. Et ils peuvent ainsi continuer à entretenir avec eux des transactions collusives qui maintiennent la stabilité de l’ordre social. Si la France est aujourd’hui calme en comparaison de l’agitation qui s’empara d’elle en mai 1968, ce n’est donc pas que l’esprit frondeur et le courage de protester auraient disparu. C’est plutôt que les différents secteurs qui protestent, ne se mobilisent pas en même temps, en prenant appui chacun sur la mobilisation de l’autre. Les conflits sont bien réels, mais ils restent sectorialisés. Du coup, ils ne nous obligent à aucun moment à remettre en cause nos façons habituelles d’anticiper l’avenir et de définir ce qu’il est réaliste, pour chacun d’entre nous, de réclamer et d’espérer. Ils ne nous plongent pas dans une crise mentale et cognitive.
427 mai 2008
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