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Pourquoi fait-on grève ?
p. 103-105
Texte intégral
1Comme chacun sait, ce soir, à 20h, commence, dans les entreprises publiques touchées par la réforme des régimes spéciaux de retraite, un mouvement de grève dont on nous annonce qu’il sera dur et très suivi. À la RATP comme à la SNCF, sept syndicats sur huit ont appelé à ce mouvement. Chez EDF et GDF, les principaux syndicats ont eux aussi appelé à la grève, quoiqu’ils ne s’accordent pas sur son caractère reconductible.
2Pourquoi, à titre individuel, fait-on grève ? Parce qu’on a des intérêts à défendre, pardi ! Eh bien, ce n’est pas si évident. Avoir des intérêts à défendre n’est pas une raison suffisante pour rejoindre un mouvement collectif de protestation et de revendication. Il revient au sociologue américain Mancur Olson de l’avoir montré, dans un ouvrage publié il y a près de quarante ans, Logique de l’action collective. Olson part du constat que l’action collective a toujours un coût pour celui qui s’y engage : généralement, cela lui fait perdre, au moins à court terme, de l’argent ; cela lui demande de donner beaucoup de son énergie et de son temps ; cela réclame de lui, en outre, qu’il s’expose publiquement – ce qui, dans certains cas, revient à prendre le risque de représailles de la part de son employeur. Au demeurant, c’est ce qu’Anne-Marie Idrac, la présidente de la SNCF, a rappelé jeudi dernier dans un courrier qu’elle a adressé aux 160 000 cheminots de l’entreprise : « Ma responsabilité est de vous dire que le mouvement de grève annoncé sera coûteux pour ceux qui y prendront part. » Olson n’aurait pas dit mieux ! Et cela pose, selon lui, le problème suivant : lorsqu’une action collective se déclenche, il est a priori beaucoup plus avantageux de ne pas y prendre part que d’y participer. Par exemple, en ne faisant pas grève quand tout le monde fait grève dans votre entreprise, vous continuez à toucher votre salaire normalement, vous n’avez pas à participer dans le froid aux piquets de grève, ni à aller aux réunions matinales ou nocturnes, et vous ne vous faites pas mal voir de la direction. Si, par ailleurs, les grévistes l’emportent, les avantages qu’ils auront obtenu ou défendu (protection sociale, augmentation de salaire, emploi ou, comme ici, maintien d’un système de retraite), vous en bénéficierez aussi et cela, sans avoir eu à lever le petit doigt !
3C’est ce qu’Olson appelle le problème du free rider – autrement dit, du passager qui voyage sans payer son ticket. Selon Olson, la plupart des salariés ont tendance à agir ainsi vis-à-vis des syndicats. Rien d’anormal ou de condamnable à ses yeux puisque cette stratégie du free rider est de loin, selon lui, la plus rationnelle. Mais alors, si c’est la stratégie la plus rationnelle, comment comprendre qu’autant de salariés, à la RATP et à la SNCF, vont ce soir se mettre en grève ? Dans la perspective d’Olson, l’explication tient au fait qu’il existe, à la RATP comme à la SNCF, des organisations syndicales fortes. Ce sont elles qui compensent les coûts personnels qu’il y a pour chaque salarié à se mobiliser. D’un côté, elles offrent une aide, une protection et une logistique à ceux qui se mobilisent. De l’autre, elles peuvent menacer de sanctions relationnelles et d’ostracisme au sein des relations de travail ceux qui ne veulent pas se mobiliser – autrement dit, les free riders.
4À en croire le secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault, c’est avec impatience que le gouvernement de François Fillon attend l’épreuve de force qui se dessine, bien décidé qu’il est à faire la démonstration de sa capacité à briser les grèves. Si l’on suit Olson, le gouvernement, ce faisant, cherche à envoyer le signal que faire la grève aura dorénavant en France, pour chaque gréviste, un coût exorbitant. Un coût qu’il ne pourra plus supporter car il ne pourra plus être équilibré ni par les incitations positives, ni par les menaces de sanction relationnelle que les syndicats, en particulier dans la fonction publique, sont traditionnellement en mesure de produire pour amener malgré tout les salariés à se mobiliser et à défendre leurs droits. S’il y parvient, le gouvernement aura rendu la stratégie du free rider toujours plus tentante chez les salariés de ce pays et ôté par conséquent à la majorité d’entre eux les raisons qu’ils ont aujourd’hui de rejoindre les syndicalistes dans l’action collective.
5Il est à noter, cependant, que dans les années 1980, un autre sociologue, Albert Hirschman, a contesté l’analyse d’Olson sur un point-clé. Selon lui, Olson a eu tort de considérer l’action collective comme quelque chose de coûteux en soi. Dans certains cas, l’action collective apporte à ceux qui y prennent part un sentiment de convivialité, de joie, de fraternité et de réalisation de soi. Dans ce cas, même si elle ne débouche pas sur un résultat en termes d’avantages matériels, et même si elle coûte matériellement très cher à ceux qui s’y engagent, elle peut les satisfaire et même les combler.
6D’une certaine façon, elle devient alors à elle-même sa propre rétribution, car elle donne soudain aux gens qui y participent un autre sens d’eux-mêmes et de ce que doit être la vie qu’ils mènent. Voilà pourquoi les mouvements de grève n’obéissent pas à un simple calcul coûts-avantages, contrairement à ce que suggérait Olson. Ils engagent aussi des attitudes qu’Olson qualifierait d’« irrationnelles », dans la mesure où elles ne visent pas l’optimisation d’un gain matériel personnel, et que Hirschman appellerait plutôt des attitudes « expressives » ou « auto-réalisatrices », dans la mesure où elles permettent aux gens de vivre soudain une expérience forte de solidarité qu’ils ont dès lors envie de poursuivre et d’amplifier.
712 novembre 2007
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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