Ne pas travailler le dimanche : un droit formel ?
p. 101-102
Texte intégral
1L’Assemblée nationale votera demain la proposition de loi sur le travail le dimanche dont elle a achevé vendredi dernier l’examen. Ce texte va généraliser la possibilité du travail le dimanche « de plein droit », c’est-à-dire sans garanties supplémentaires pour le salarié, dans les communes et les zones touristiques. Il va également autoriser l’ouverture des magasins le dimanche dans certains périmètres situés dans les agglomérations de Paris, Lille et Marseille. Dans ces zones, le travail le dimanche se fera sur une base volontaire : ainsi, à la différence de leurs collègues des zones touristiques, les employés de ces zones pourront refuser, s’ils le veulent, de sacrifier leur repos dominical. Mais le pourront-ils vraiment ? Ceux qui connaissent la réalité des rapports de force entre employeurs et salariés dans les entreprises de commerce élèvent des doutes à ce sujet. Le volontariat, disent-ils, a toutes les chances de devenir rapidement un volontariat imposé par l’employeur.
2Faut-il que le législateur soit naïf pour l’ignorer ! Le parlementaire UMP Frédéric Lefebvre avait pourtant sensibilisé ses collègues à ce genre de dure réalité, lorsqu’il y a deux mois, il proposait un amendement visant à permettre aux salariés, via le télétravail, de poursuivre leur activité professionnelle pendant leur congé maladie. Ici encore, le choix aurait été totalement volontaire mais, expliquait Frédéric Lefebvre, ceux qui s’absentent trop longtemps de leur poste de travail doivent savoir qu’ils prennent le risque que les choses soient bouleversées dans l’entreprise. « Plutôt que d’être éloignés très longtemps » du travail, disait-il, mieux vaut poursuivre son activité à distance, éventuellement à temps partiel. Car « ça peut vous donner une sécurité » en vue du retour dans l’entreprise. Eh oui, en dépit du droit du travail, il ne fait pas bon, apparemment, être trop longtemps malade si l’on tient à son emploi.
3Le sociologue, lorsqu’il aborde le monde du travail, se place du côté de Frédéric Lefebvre. C’est-à-dire qu’il privilégie lui aussi l’analyse des rapports de force au sein de l’entreprise. Ce en quoi c’est moins le droit du travail Social qui l’intéresse que les usages concrets de ce droit. Une démarche proche, au fond, de celle de Karl Marx lorsqu’il opposait les droits formels aux droits réels : les droits formels sont des droits qui accordent aux individus des libertés théoriques, sans concrétisation pratique ; les droits réels, en revanche, créent dans la vie réelle les droits qui ont été énoncés en théorie. La question qui nous occupe, devient donc celle de savoir si la liberté de ne pas travailler le dimanche sera demain un droit réel, ou bien seulement un droit formel.
4La référence à Marx, on peut l’imaginer, fera frémir Frédéric Lefebvre. Mais un autre auteur sera peut-être moins suspect à ses yeux : Raymond Aron. Dans son Essai sur les libertés paru en 1965, Aron a tenté de démêler ce problème des libertés formelles et réelles en réfléchissant en sociologue, c’est-à-dire en se plaçant résolument du côté des usages concrets du droit. De ce point de vue, nous dit-il, force est de reconnaître que les droits formels ne sont pas si formels que cela : chaque jour nous apporte la démonstration de ce que les libertés politiques, individuelles et intellectuelles dont jouissent les citoyens des sociétés libérales ne sont pas sans portée effective. Surtout si l’on compare la situation avec le totalitarisme stalinien qui, de l’autre côté du rideau de fer, a prétendu abolir entièrement les droits formels au nom des droits réels pour n’aboutir finalement qu’à une chose : supprimer toutes les libertés. Cependant, ajoute Aron, l’examen sociologique des usages concrets du droit nous montre également que la critique marxiste du formalisme juridique est fondée. Cette critique, nous dit-il, doit interpeller les vrais partisans du libéralisme politique. Car s’en tenir aux droits formels en ignorant, ou en feignant d’ignorer, comment ces droits sont limités ou neutralisés en pratique par l’existence de rapports de force, c’est faire preuve soit d’une grande naïveté, soit d’un très profond cynisme. C’est pourquoi, pour Aron, adopter sur ces questions un point de vue sociologique, et pas seulement juridique, fait figure d’exigence politique et morale.
514 juillet 2009
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