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Vague de suicides aux usines Renault : relire Durkheim
p. 97-99
Texte intégral
1Septembre 2004 : un salarié d’un prestataire de services tente de se suicider au technocentre de Renault, à Guyancourt, dans les Yvelines. Juillet 2005 : un salarié de Renault tente de se suicider dans les mêmes conditions, au même technocentre. 20 octobre 2006 : un salarié de 39 ans réussit à se donner la mort dans les mêmes conditions, au même technocentre. 22 janvier 2007 : un technicien Renault de 44 ans se donne la mort sur les abords du même site de Guyancourt. 16 février 2007 : suicide d’un salarié du même technocentre à son domicile. Dans une lettre, il explique ses difficultés au travail. 24 septembre 2007 : un technicien de maintenance du site Renault d’Aubevoye dans l’Eure, en arrêt-maladie, se suicide chez lui.
2Le suicide est un thème fondateur pour la sociologie. Émile Durkheim, comme on le sait, lui consacra en 1897 l’un de ses livres majeurs. Un de ses disciples, Maurice Halbwachs, poursuivit de manière critique sa réflexion en publiant en 1930 un ouvrage important, intitulé Les Causes du suicide. Le débat continue aujourd’hui encore : en 2006, les sociologues Christian Baudelot et Roger Establet faisaient paraître un ouvrage fort stimulant intitulé Suicide. L’envers de notre monde. En quoi cette abondante littérature sociologique peut-elle nous aider à éclairer ce qui se passe à l’usine Renault de Guyancourt ?
3Considérons les quatre grands types de suicides distingués par Durkheim. Le premier est celui qu’il appelle altruiste. Un type de suicide typique des sociétés traditionnelles, dans lesquelles l’intégration sociale est très forte. Il correspond à un encouragement du groupe au renoncement individuel à la vie. On peut penser au film La Balade de Narayama du cinéaste Imamura dans lequel un vieillard, devenu une bouche à nourrir inutile pour sa famille, part se sacrifier dans la montagne afin de soulager les siens. En aucun cas, ce qui a lieu à l’usine Renault de Guyancourt ne relève de ce type de suicide-là : le collectif de travail n’a jamais encouragé les salariés à se donner la mort, et n’a jamais attendu cela de leur sens de l’honneur.
4Serions-nous alors en présence de ce second type de suicide que Durkheim appelle « égoïste » ? Il s’agit d’un suicide typique des sociétés modernes en tant qu’elles ont érigé l’individualisme en norme. Il correspond à l’abattement moral que subit un individu lorsqu’il se trouve actuellement trop faiblement intégré socialement, c’est-à-dire trop peu soutenu et encadré au sein d’un groupe familial, professionnel ou religieux. On peut penser au suicide du jeune Werther que nous décrit Goethe. Ce type de suicide ne correspond pas au cas des salariés de Renault, qui sont au contraire extrêmement intégrés et encadrés dans l’entreprise.
5Un troisième type de suicide distingué par Durkheim est celui qu’il appelle anomique. Il est caractéristique des moments où la « réglementation régulatrice » comme il l’appelle, c’est-à-dire les lois, les règlements et la morale, sont en déclin ou trop faibles. C’est ce qui arrive dans les épisodes de crise et de changement brutal, où les repères juridiques et moraux soudain se dérobent et où les interdits d’autrefois sont violés impunément. Cela ne correspond guère à la situation du technopole de Guyancourt.
6Finalement, il semble que nous soyons en présence du quatrième type de suicide envisagé par Durkheim, et qui est aussi celui qu’il a le moins analysé : le suicide qu’il appelle « fataliste ». Durkheim donne comme exemples de ce type de suicides les « suicides d’esclaves » et ceux des sujets dont « l’avenir est impitoyablement muré, dont les passions sont violemment comprimées par une discipline oppressive » ; « en un mot », poursuit-il, « tous les suicides qui peuvent être attribués aux intempérances du despotisme matériel ou moral ». Ce qui les caractérise, c’est d’avoir pour source « le caractère inéluctable et inflexible de la règle ».
7La règle inéluctable et inflexible aux usines Renault de Guyancourt, c’est de réaliser le travail prescrit dans les temps impartis. Or, faute d’effectifs et de moyens suffisants, c’est une chose impossible. Là se trouve le « despotisme matériel et moral » qu’évoque Durkheim. Comme l’expliquait récemment une spécialiste des questions de santé au travail, interrogée dans le journal Le Monde, « Ce qui est imposé aux salariés est infaisable dans les délais impartis. Bien qu’ils soient attachés à leur travail, ils n’osent pas dire qu’ils n’y arrivent pas, car ils auraient alors le sentiment d’être des incapables. Alors ils rattrapent le travail chez eux ». Un chef de projet témoigne en ce sens : « Dans la pratique, mes horaires sont 8h-20h au bureau ; puis travail à la maison de 22h à minuit, voire 1h du matin. Ce n’est évidemment pas par plaisir que je fais ça mais parce que c’est la seule façon d’assurer ma fonction. » Plus des deux tiers des salariés de l’usine estiment travailler quotidiennement plus de 9 heures. Pour 87,5 % des cadres dirigeants, c’est plus de 10 heures par jour. Ajoutons que les perspectives de promotion sont limitées, et les efforts considérables des salariés faiblement reconnus.
8Les suicides aux usines Renault ne sont donc pas un problème de psychologie individuelle. Ils ne sont pas dus non plus à un encouragement du groupe à se suicider, ni à une trop faible intégration sociale des salariés, ni à une absence de règles au sein de l’entreprise. Ils sont dus à un problème de « discipline oppressive » et d’avenirs « impitoyablement murés » comme dit Durkheim. Pour prévenir et empêcher ce type de suicides « fatalistes », il n’est pas nécessaire de distribuer des anxiolytiques et des antidépresseurs aux salariés : il est nécessaire, plutôt, de rendre les règles organisationnelles de l’entreprise moins despotiques, c’est-à-dire moins inéluctables et moins inflexibles.
930 octobre 2007
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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