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Souffrance au travail : la faute du système ?
p. 95-96
Texte intégral
1« C’est la faute du système ! » Cette phrase, nous l’entendons souvent, lorsqu’il s’agit de justifier des plans de licenciement ou des restrictions budgétaires. « C’est la faute du système », c’est-à-dire qu’on est obligé d’agir comme on agit, qu’on n’a pas d’autre choix si l’on veut continuer à être compétitif, si l’on veut continuer à gagner des parts de marché. Or, cette façon de penser a des conséquences profondes sur notre capacité d’imagination mais aussi tout simplement sur notre santé. C’est ce que montre un petit livre paru au début de ce mois et auxquels les médias ont accordé un large écho. Ce livre s’intitule Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés. Il est l’œuvre d’une psychanalyste, Marie Pezé, qui y raconte les consultations qu’elle donne depuis plus de dix ans en médecine du travail. Au fil des pages, nous découvrons l’ampleur des tourments physiques et mentaux qu’endurent certains salariés dans notre pays. Des individus qui occupent tous les échelons de l’entreprise et dont le corps et le psychisme ont été littéralement brisés par les contraintes de temps intenables, le harcèlement, l’emploi précaire, la déqualification ou le chômage.
2Marie Pezé fait indéniablement partie de ces gens que les Américains appellent des whistleblowers, des tireurs d’alarme. Pourtant, si elle dénonce à l’opinion publique un scandale, celui de la souffrance au travail, ce qui frappe, c’est qu’elle a bien du mal à désigner des coupables. Certes, dans certains cas, elle nous parle de petits chefs sadiques qui prennent du plaisir à persécuter leurs subordonnés. Mais pour l’essentiel, les souffrances qu’elle constate ne sont pas causées par des personnes en particulier mais par un système d’organisation du travail. C’est ce système néo-managérial qui conduit les salariés à un isolement croissant et qui les assujettit à des objectifs qu’ils ne peuvent jamais atteindre.
3Ainsi cette « orgie de violence sociale », comme l’appelle Marie Pezé, ne semble pas avoir de responsable désigné. Ce n’est la faute de personne, semble-t-il. C’est la faute du système. C’est la faute, autrement dit, des nécessités économiques qui s’imposent aujourd’hui aux entreprises soumises à une concurrence exacerbée. Tout se passe comme si nous assistions à l’avènement d’un mode de domination devenu totalement impersonnel. Dès la fin du xixe siècle, des sociologues, notamment en Allemagne, l’avaient envisagé. Max Weber, par exemple, décrivait le capitalisme comme une « cage d’acier » dans laquelle nous nous sommes nous-mêmes enfermés et qui, désormais, s’impose à nous comme s’il s’agissait d’une nécessité extérieure. De même, son contemporain Georg Simmel parlait de formes sociales que nous avons produites, qui ont acquis peu à peu une autonomie et une objectivité et qui finissent par nous asservir. C’est là l’origine d’une tradition de pensée qui, avec l’école de Francfort d’Adorno et Horkheimer, en viendra à porter sur l’avenir du monde occidental un regard désespéré.
4Il y a trente ans, un sociologue issu de cette tradition a pourtant tenté de rompre avec ce pessimisme. Dans sa Théorie de l’agir communicationnel, Jürgen Habermas a certes admis que notre monde vécu est chaque jour un peu plus colonisé par des mécanismes d’asservissement impersonnels, en particulier dans la sphère du travail. Mais la politique est encore possible, affirma-t-il, c’est-à-dire que s’émanciper collectivement de ces mécanismes reste à notre portée. Car nous ne devons jamais oublier que, même s’ils s’imposent à nous en tant que nécessités extérieures, c’est pourtant nous, collectivement, qui avons créé les systèmes organisationnels qui nous assujettissent aujourd’hui et nous font souffrir, et c’est donc nous, collectivement, qui pouvons les changer, et nous en libérer.
530 septembre 2008
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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