La police face aux SDF : la pitié ou la potence ?

p. 93-94


Texte intégral

1Au début de la semaine dernière, on apprenait que la police nationale avait décidé d’offrir 5 400 parkas, provenant de ses stocks non utilisés, à des SDF. Présentés comme chauds et imperméables, ces blousons, précisait la direction générale de la police nationale, devraient permettre aux personnes déshéritées de se prémunir du froid et des intempéries. À peu près au même moment, une autre information tombait sur le fil de l’AFP : l’interpellation à Marseille d’un compagnon d’Emmaüs sans papiers, dans le cadre d’un contrôle d’identité, avait été suivie du placement en garde à vue du responsable de la communauté Emmaüs concernée. Ce dernier ayant refusé de livrer aux policiers l’identité des autres compagnons susceptibles d’être en situation irrégulière, il avait été procédé à la perquisition des locaux du mouvement. Finalement, le responsable avait été contraint de remettre aux policiers tous les dossiers administratifs des compagnons portant des noms à consonance étrangère hors espace Schengen.

2D’un côté donc, les services de communication de la police nationale cherchant à démontrer au public la générosité et la bienveillance protectrice des forces de l’ordre à l’égard des plus démunis. De l’autre, la réalité de pratiques policières dont l’ambition semble être de signifier à ceux des SDF qui sont en situation irrégulière que les associations caritatives ne sont plus, pour eux, un abri sûr. Double visage de la force publique, donc. Mais cette dualité n’a rien d’accidentel : l’ambivalence entre assistance et répression constitue, en Occident, depuis la fin du Moyen Âge, le fil conducteur de la gestion publique de la pauvreté. C’est ce que l’historien Bronislaw Geremek a montré, il y a une vingtaine d’années, dans un ouvrage intitulé La Potence ou la pitié. Dans ce livre, Geremek bat en brèche l’idée selon laquelle, à la charité médiévale à l’égard des pauvres aurait succédé, avec la modernité, un régime répressif : selon lui, l’ambivalence entre compassion et animosité à l’égard des mendiants et des vagabonds est présente dès le xiie siècle. Par la suite, à chaque époque, cette ambivalence va conduire à distinguer entre de « bons » pauvres, qu’il convient de secourir, et de « mauvais pauvres, qu’il faut réprimer. Selon quels critères cette distinction est-elle opérée ? Voilà précisément ce qui intéresse Geremek. Il montre ainsi que plus le capitalisme se développe au cours des xvie et xviie siècles, plus les critères qui servent à distinguer bons et mauvais pauvres ont partie liée avec l’éthique du travail. Le « mauvais » pauvre devient celui qui refuse de travailler, ou qui ne fait pas assez d’effort pour travailler. C’est ce qui, au xixe siècle, sera à l’origine de lois permettant d’incarcérer les mendiants au seul motif de leur oisiveté, ou de les obliger à travailler de force à des fins, disait-on, d’assistance et de réinsertion. Mais le « mauvais » pauvre, à l’ère du capitalisme industriel, c’est aussi celui qui, ne travaillant pas, ou refusant de travailler, peut être soupçonné de recourir pour survivre à des activités criminelles ou illégales. C’est ce qui justifiera, au xxe siècle, de doubler les politiques sociales à l’égard des plus pauvres d’une surveillance policière et judiciaire toujours plus étroite de leurs conduites.

3La lecture de Geremek nous invite à ne pas considérer seulement, ou isolément, l’assistance à l’égard des plus démunis dont nos sociétés se montrent capables. Le regard doit porter tout autant, et indissociablement, sur le souci répressif à l’égard de ces mêmes populations. Geremek nous invite aussi à comprendre ce qui se joue aujourd’hui même dans la distinction entre les « bons » pauvres, qui méritent des parkas, et les « mauvais » pauvres, qui méritent d’être traqués et reconduits à la frontière. Ce qui est en jeu ? Si l’on suit Geremek, c’est l’instauration au plan national d’une mentalité et d’une organisation du travail en phase avec les formes nouvelles que prend le capitalisme.

424 février 2009


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