La double pauvreté des pauvres
p. 89-91
Texte intégral
1La semaine dernière, le haut commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, Martin Hirsch, a déploré que soient passées totalement inaperçues des statistiques, publiées en juillet dernier par l’INSEE, qui font apparaître une hausse importante du taux de pauvreté dans notre pays en 2005. Cette année-là – la dernière pour laquelle, à ce jour, de telles statistiques sont disponibles –, le taux en question est passé de 11,7 % à 12,1 %. « Pour être clair » a précisé le haut commissaire, cela veut dire que « 260 000 personnes sont devenues pauvres en 2005 ». Il s’agit, a-t-il ajouté, de « la hausse la plus significative depuis que ces statistiques existent ». « Le silence qui accompagne la publication de ces données est toujours surprenant » a poursuivi le haut commissaire. « Pas un journal ne les a reprises. Pas un acteur social ne s’en est saisi. Pas un responsable politique ne s’en est ému. » Effectivement, il y a de quoi s’interroger. Si les pauvres constituent en France un groupe social de près de 4 millions de personnes, comme en attestent les statistiques, pourquoi ne se font-ils pas davantage entendre ? Comment expliquer la faiblesse de la représentation politique d’un groupe numériquement aussi important ? Pourquoi un tel groupe, constitué de près de 6,5 % de la population française, n’est-il pas le très puissant lobby qu’il pourrait être ?
2C’est qu’en fait, ce groupe existe, mais sans exister. Plus exactement, il n’existe que d’un point de vue administratif. L’administration publique attribue en effet le statut de pauvre à certaines personnes, sans leur demander leur avis, à partir de ce qu’on appelle le seuil de pauvreté, qui est fixé dans notre pays à 50 % du revenu médian, c’est-à-dire en 2005 à 681 euros par mois. Le raisonnement est le suivant : si vous gagnez moins de 681 euros par mois, vous êtes considéré comme appartenant au groupe des pauvres. Si vous gagnez 682 euros, vous êtes peut-être pauvre, mais vous n’êtes pas considéré comme « un » pauvre. Encore que : au niveau européen, vous devenez bel et bien « un » pauvre puisque les institutions européennes ont fixé, elles, le seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian.
3Tout cela peut paraître un tantinet arbitraire. On comprend en tout cas pourquoi ce type d’approche quantitative n’entraîne pas que le groupe des pauvres ainsi constitué existe « pour soi », comme existent par exemple celui des agriculteurs, des instituteurs et des patrons de PME. En 1907, le grand sociologue allemand Georg Simmel avait déjà entrevu le problème dans un petit texte intitulé tout simplement Les Pauvres. Simmel s’y refusait à donner une définition de la pauvreté en termes de seuil objectif de revenu. Pour lui, la pauvreté n’est pas une propriété objective des personnes et de leurs revenus : c’est une propriété objective du type de rapport qui unit ces personnes au reste de la société. Autrement dit, la pauvreté, selon Simmel, doit se comprendre d’abord comme une relation sociale. Plus précisément, comme une relation sociale d’assistance. Le pauvre se définit par le fait qu’il est assisté par les non-pauvres ou du moins, dit Simmel, par le fait qu’il devrait l’être, selon les normes propres à la société considérée.
4Qu’est-ce que cette approche relationnelle change à l’affaire ? Eh bien, elle permet de combattre au moins trois idées fausses aujourd’hui assez courantes.
5D’abord, l’approche relationnelle de Simmel nous conduit à cesser de penser les pauvres comme s’ils formaient un groupe aux marges de la société. Il n’y a pas d’un côté les pauvres et de l’autre la société, avec au milieu un seuil de pauvreté fatidique séparant ces deux mondes de façon étanche. Simmel nous invite à comprendre que chaque non-pauvre est, qu’il le veuille ou non, dans une relation d’interdépendance avec les pauvres et non pas dans un pur rapport d’extériorité, comme il peut être tenté de se l’imaginer.
6En second lieu, l’approche relationnelle de Simmel nous conduit à cesser de penser les pauvres comme s’ils formaient un groupe homogène. Il n’existe pas une seule façon d’être pauvre, c’est-à-dire d’avoir besoin d’assistance pour vivre. Ainsi, entre le ménage d’un travailleur pauvre, un autre, touché récemment par le chômage et ayant des difficultés à boucler les fins de mois, un troisième, écarté définitivement du marché du travail en raison d’un cumul de handicaps, et un quatrième à la limite de la désocialisation et de la survie, il existe des différences considérables dont la catégorie administrative et médiatique « les pauvres » peine à rendre compte.
7Enfin, l’approche relationnelle de Simmel nous conduit à cesser de penser les pauvres comme s’ils formaient un groupe auto-organisé. Comme l’écrit Simmel, « le groupe des pauvres ne demeure pas uni par l’interaction de ses membres, mais par l’attitude collective que la société, en tant que tout, adopte à son égard. » C’est dire que les pauvres ne maîtrisent pas les instruments politiques de leur représentation collective. Ces instruments sont en des mains extérieures : l’État, l’INSEE, les associations caritatives. Là est peut-être la suprême pauvreté des pauvres : ils ont besoin des non-pauvres pour bénéficier d’une assistance et survivre matériellement. Mais ils en ont aussi besoin pour exister en tant que groupe, bénéficiant d’une représentation minimale dans l’espace public. C’est bien là ce qui explique qu’il soit si facile, et si tentant, de les passer sous silence.
84 août 2007
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