Le président de la BCE est-il un héros ?
p. 83-84
Texte intégral
1On a appris la semaine dernière que frappés par la crise, et obligés de satisfaire aux exigences de la Banque centrale européenne, plusieurs pays européens allaient entreprendre de réduire les salaires de leurs fonctionnaires. C’est le cas de l’Irlande, de la Lettonie et de la Hongrie. Et prochainement peut-être de la Roumanie. En Irlande, les traitements dans la fonction publique baisseront de 7 %. Le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, a vivement encouragé ces baisses de traitement. Elles sont nécessaires, selon lui, pour que ces pays en difficultés retrouvent leur compétitivité. Relatant ces informations, le journal Le Monde titrait samedi dernier « Fonctionnaires : l’Europe brise le tabou des salaires ». Ainsi donc, la baisse du salaire des fonctionnaires constituait en réalité, dans les pays d’Europe, un tabou. De là à en conclure que ceux qui veulent aujourd’hui le briser, comme Jean-Claude Trichet, doivent être regardés comme des hommes d’une grande bravoure et d’une lucidité héroïque, il n’y a qu’un pas. Qu’est-ce, en effet, qu’un tabou ? Pour le sens commun, c’est un interdit rituel que rien ne justifie, sinon notre penchant pour la superstition. Un interdit qui paralyse notre pensée et notre action depuis des temps immémoriaux. Un interdit, qui plus est, dont la transgression provoque en nous des réactions affectives outrées, violentes et irrationnelles. De quel courage, par conséquent, doit faire preuve le président de la BCE pour oser mettre à bas le tabou du salaire des fonctionnaires !
2En réalité, la théorie anthropologique du tabou, sur laquelle les journalistes du Monde semblent s’appuyer, peut être qualifiée de rudimentaire. Cela fait belle lurette en effet que, parmi les ethnologues, le tabou n’est plus compris comme le résultat d’une croyance irrationnelle. C’est l’enseignement majeur d’un livre que l’anthropologue britannique Mary Douglas publia il y a plus de quarante ans, et qui fut traduit en français sous le titre De la souillure. Dans cet ouvrage, Douglas part du principe que le comportement des peuples primitifs est tout aussi rationnel que le nôtre. C’est donc en vain qu’on chercherait l’origine de leur penchant pour le tabou dans une quelconque aberration mentale de leur part. Le tabou s’explique bien plutôt par sa fonction sociale : il est une notion qui sert aux individus de ces sociétés à maintenir les valeurs de leur communauté contre un danger permanent de dislocation sociale et politique. Ainsi, explique Mary Douglas, dans nombre de ces sociétés, lorsqu’un homme meurt sans raison apparente, ses proches recourent volontiers à un schéma explicatif d’ordre moral, du type : si cet homme est mort, c’est parce qu’il avait offensé les ancêtres, ou parce qu’il avait enfreint un tabou. Un acte expiatoire, qui suppose un rituel de purification, s’ensuit alors généralement. Pour éviter de connaître le même sort, toute la communauté est finalement exhortée à obéir aux lois que l’homme décédé est réputé avoir enfreintes. Bref, la mort de cet homme devient une occasion de rappeler à tous les normes auxquelles leur communauté doit rester attachée. L’idée de tabou est l’opérateur essentiel de ce rappel. Mary Douglas fait à ce sujet l’hypothèse que si les sociétés primitives recourent tant à la notion de tabou, c’est qu’en l’absence d’un État et donc, d’un appareil juridique fort, elles n’ont guère que ce moyen pour signaler à leurs membres qu’il y a des normes à respecter inconditionnellement, faute de voir la société se disloquer.
3Qu’est-ce que cela change d’envisager la notion de tabou à la façon de Mary Douglas plutôt qu’à la façon des journalistes du Monde ? Cela conduit d’abord à cesser d’associer tabou et irrationalité. Cela permet, ensuite, de comprendre que lorsque que quelqu’un se félicite de briser un tabou, il est au moins aussi judicieux de vanter son courage que de porter attention aux équilibres sociaux qu’il est en train de détruire.
410 mars 2009
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