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Le libre marché n’était donc qu’une idéologie ?
p. 79-80
Texte intégral
1Jeudi dernier, à Washington, la commission chargée du contrôle de l’action gouvernementale auditionnait l’ancien président de la Réserve fédérale américaine, monsieur Alan Greenspan, pour recueillir son avis sur la crise financière actuelle. Le président de cette commission, Henry Waxman, s’est montré particulièrement cruel : il a rappelé à monsieur Greenspan les propos que celui-ci avait tenus dans le passé, selon lesquels « des marchés libres et concurrentiels sont de loin, et sans équivalent, la meilleure façon d’organiser les économies ». La réaction de Greenspan fut inattendue : il a reconnu que la crise actuelle faisait vaciller en lui les croyances ultra-libérales auxquelles, durant toute sa vie professionnelle, il s’était accroché avec ferveur. « Oui, j’ai trouvé une faille dans mon raisonnement » a-t-il expliqué. « Je ne sais pas à quel point elle est significative et durable, mais cela m’a plongé dans un grand désarroi. » Il est allé jusqu’à admettre « avoir fait une erreur en croyant que le sens de ses propres intérêts, notamment chez les banquiers, était la meilleure protection ». Monsieur Waxman, impitoyablement, a alors porté l’estocade : « En d’autres termes, vous trouvez que votre vision du monde, votre idéologie, n’était pas la bonne, ne fonctionnait pas ? » « Absolument, a répondu Greenspan. C’est précisément la raison pour laquelle je suis choqué aujourd’hui. »
2Comment un homme peut-il se tromper durant si longtemps ? Voilà qui repose le problème des fondements de l’idéologie et plus largement, de l’adhésion aux idées fausses. Ce débat a connu un point culminant au cours des années 1960 lorsque dans un ouvrage retentissant, L’Opium des intellectuels, le sociologue Raymond Aron avait entrepris de définir l’idéologie comme un système d’idées fausses. L’acteur social qui adhère à une idéologie est nécessairement dans l’erreur, soutenait Aron, qui avait visiblement en tête les horreurs nazies et staliniennes. Cette erreur, ajoutait-il, s’explique par le fait que l’acteur est alors soumis au fanatisme, c’est-à-dire à des forces qui échappent entièrement à son contrôle. De l’autre côté de l’Atlantique, l’anthropologue Clifford Geertz, excédé par cette conception irrationaliste de l’idéologie, répondit du tac au tac que selon lui, une idéologie, cela n’est ni vrai, ni faux : c’est simplement une représentation du monde qui a un sens au sein d’une culture donnée. L’adhésion des acteurs à une croyance idéologique, loin d’être une attitude irrationnelle, est pour eux un moyen utile, et cohérent avec leurs ressources culturelles, de se mobiliser, en réactivant des normes partagées. Vingt ans plus tard, le débat devait rebondir une nouvelle fois, avec la publication d’un livre de Raymond Boudon intitulé L’Idéologie. Boudon entend se démarquer de Aron, en considérant, comme Geertz, que l’idéologie mérite une explication rationnelle. Mais il se démarque aussi de Geertz en considérant, comme Aron, que l’idéologie mérite toujours d’être dénoncée comme une idée fausse. Bref, l’idéologie, selon Boudon, est bel et bien une erreur collective mais c’est une erreur produite de manière rationnelle par des êtres rationnels. Ainsi, l’idéologie ultra-libérale du « marché libre », si elle est une erreur manifeste, n’est pas pour autant une croyance dépourvue de raison : Greenspan et ses amis y ont cru des années durant parce qu’ils étaient convaincus par les résultats impressionnants que donnait le marché libre, du point de vue de l’enrichissement capitaliste. Leur erreur venait simplement du fait que certains éléments objectifs leur avaient échappé, en particulier le fait qu’il existait, en réalité, une régulation étatique, sans laquelle le marché réputé libre qu’ils avaient sous les yeux n’aurait jamais pu fonctionner. L’idéologue Greenspan n’est donc pas un être irrationnel. N’en déplaise à Aron, ce n’est pas un fanatique. L’explication de son erreur est à la fois plus banale et plus inquiétante : Greenspan est, comme chacun d’entre nous, quelqu’un qui peut avoir d’excellentes raisons de croire à certaines idées fausses.
328 octobre 2008
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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