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Pourquoi les crises économiques ne sont jamais seulement économiques
p. 77-78
Texte intégral
1Depuis la spectaculaire faillite de la banque Lehman Brothers, nous assistons jour après jour à l’aggravation de ce qui pourrait devenir à terme, selon certains prophètes de malheur, la plus grande crise économique que le monde a eu à affronter depuis 1929. Déjà, il apparaît que la déroute du système financier se répercute massivement sur l’économie réelle. Les États-Unis sont en quasi récession. Les banques ont restreint leurs crédits. Les consommateurs vont désormais hésiter à s’endetter et, par conséquent, ils consommeront moins. Bref, tout laisse prévoir un ralentissement brutal de l’économie mondiale, dont même les exportations chinoises ne sortiront pas indemnes.
2Mais les conséquences ne seront pas qu’économiques : elles seront aussi d’ordre moral et cognitif. C’est cet aspect des choses qui intéressait Émile Durkheim lorsque dans les années 1890, il élabora le concept d’anomie. Anomie est un terme construit à partir du grec nomos, qui signifie la loi, et du préfixe privatif « a ». Anomie veut donc dire : absence de loi, dérèglement. Dans son ouvrage sur Le Suicide, paru en 1897, Durkheim considère que certains suicides peuvent être dits « a-nomiques », dans la mesure où ils résultent d’un dérèglement social qui fait que certains acteurs sont soudain privés de ce sur quoi reposaient jusqu’alors leurs certitudes morales et leur compréhension du monde. L’exemple que prend Durkheim est celui de la crise financière de 1882 qui avait été provoquée par le krach de l’Union générale. Dans les mois qui avaient suivi, on avait assisté à une augmentation du taux de suicide. C’est, dit Durkheim, que toute crise financière produit de l’anomie. Le dérèglement qu’elle provoque est cognitif, lorsque les fortunes qu’on croyait éternelles fondent en un clin d’œil. Et qu’il devient impossible de classer les entreprises et les produits selon leur « vraie » valeur, puisque cette valeur est devenue totalement changeante et aléatoire, et que les outils et les critères habituellement utilisés pour la fixer, se révèlent inopérants. Le dérèglement est également moral : lorsque des petits épargnants qui avaient amassé péniblement des économies les voient partir en fumée, tandis que des spéculateurs peu scrupuleux parviennent, eux, à tirer profit de la crise, en jouant sur le manque de régulation des échanges.
3L’approche durkheimienne peut nous aider à comprendre ce qui va arriver dans les mois qui viennent. D’abord, elle nous rappelle que tout ordre collectif, aussi solide puisse-t-il nous sembler, a toujours quelque chose de fragile. L’idée que nous serions protégés de tout risque d’anomie, du seul fait qu’en Europe, nos institutions sont robustes, constitue en cela une redoutable illusion. Ensuite, Durkheim souligne en quoi l’économie est avant tout un phénomène social. Il nous montre que la question du fonctionnement des marchés ne peut pas être isolée de celle du maintien de l’ordre collectif. Ainsi quand certains affirment que la seule motivation des êtres humains serait de vouloir atteindre le bien-être économique, ils se trompent de beaucoup. Car ce à quoi les êtres humains aspirent également, et tout autant, c’est à ne pas être confrontés à l’anomie. Autrement dit : à ne pas avoir à subir un dérèglement moral et cognitif complet de leur existence. Or, les mécanismes marchands, en eux-mêmes et par eux-mêmes, s’avèrent incapables d’empêcher de tels risques d’anomie.
4Au fond, ce que la crise dans laquelle nous entrons va nous montrer durant les prochains mois, ce sont les limites des raisonnements strictement économiques. Et c’est l’importance qu’il y a à ne pas oublier que les institutions et les règles collectives qu’elles garantissent sont au moins aussi importantes pour notre bien-être personnel que la perspective de profits matériels.
523 septembre 2008
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La sociologie sur le vif
Ce livre est cité par
- Vachée, Cécile. Dansac, Christophe. (2013) L'animation socioculturelle professionnelle, quels rapports au politique ?. DOI: 10.4000/books.cse.334
- (2012) Livres reçus. Questions de communication. DOI: 10.4000/questionsdecommunication.7056
La sociologie sur le vif
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