Jérôme Kerviel ou l’envie de bien faire
p. 73-75
Texte intégral
1On a appris jeudi dernier qu’un trader de 31 ans était accusé d’avoir fait perdre, à lui seul, près de 5 milliards d’euros à la banque qui l’employait, la Société générale. Sur France Info, le PDG de cette banque, M. Daniel Bouton, avait du mal à qualifier son employé indélicat : « Cet escroc, ce fraudeur, ce terroriste, je ne sais pas » a-t-il balbutié. « Escroc » ne semblait guère convenir puisque, selon M. Bouton, « ce salarié n’a tiré aucun profit personnel de ses actes de malveillance ». « Fraudeur », à l’évidence, s’imposait mais laissait sur sa faim pour les mêmes raisons : pourquoi frauder si on n’en tire pas d’avantage personnel ? Quant à « terroriste », cela aurait voulu dire que le jeune homme avait été mû par la volonté idéologique de saboter les institutions du capitalisme, ou qu’il aurait cherché à affaiblir la Société générale, par exemple pour le compte d’une banque concurrente désireuse de lancer prochainement une OPA. En l’état actuel de ce que nous savons, cela ne paraît pas très vraisemblable. La question reste donc entière : quelle était sa motivation ? Pourquoi avoir monté cette fraude gigantesque qui ne lui rapportait rien, et va lui valoir, peut-être, cinq ans de prison ? Ne trouvant pas de réponse à cette énigme, certains médias nous parlent déjà d’un « trader fou ». Des dirigeants de la Société générale évoquent, eux, quelqu’un de « très perturbé ».
2Il est courant, dans la vie ordinaire, de décréter « fous » ceux dont les motivations nous échappent. L’objectif de la sociologie, qu’elle n’atteint pas toujours, est au contraire de retrouver la raison des comportements qui nous paraissent irrationnels. C’est ce que Max Weber appelle faire de la « sociologie compréhensive ». Comment procéder en l’occurrence ? En partant par exemple du constat que ce jeune trader était un individu en forte ascension sociale. Un père artisan forgeron, une mère qui tenait un salon de coiffure, une enfance passée dans une bourgade de 8 000 habitants. Et puis le jeune homme obtient un master en finances, s’installe dans une banlieue chic, Neuilly, et touche un salaire qui dépasse largement ceux de ses parents. À quoi il faut encore ajouter cette ascension supplémentaire, et décisive, qui a eu lieu en 2005 : cette année-là, le jeune homme, qui travaillait jusqu’alors dans le back-office, c’est-à-dire dans les services chargés du contrôle et de l’enregistrement des transactions, accède au front-office, soit : aux services de gestion des portefeuilles d’actifs, rejoignant ainsi le cercle très fermé de ceux qu’on appelle les traders. Promotion enviable, notamment parce que les traders sont ceux qui, au sein de l’industrie financière, sont en position d’obtenir les bonus financiers les plus importants chaque fin d’année. Parfois, jusqu’à plusieurs millions d’euros1.
3Une indéniable ascension sociale et professionnelle donc. Cela veut dire une pression importante pour ne pas échouer et décevoir les attentes de ses parents. Cela veut dire aussi un effort constant pour se conformer aux mœurs et aux attitudes du groupe professionnel qu’il a la chance d’avoir rejoint, et dans lequel il ne se sent pas nécessairement légitime. « Il parle peu, répond souvent par oui, non aux questions » commente un des collègues du jeune homme, qui évoque une personnalité « effacée ». Difficultés d’intégration donc. Mais aussi, peut-être, la conscience de pouvoir faire aussi bien, sinon mieux que les autres. Pourquoi ne pas se le prouver à soi-même, et si cela marche, leur prouver aussi à eux ? En se faisant la main sur des sommes qui permettront des gains spectaculaires, la reconnaissance finale n’en sera que plus éclatante. Cela nécessite de prendre quelques risques, bien sûr. Mais ils sont largement virtuels. Car l’important, c’est de trouver la martingale qui rapportera le jackpot à l’entreprise : alors, même s’il y a eu irrégularité, on s’arrangera. De fait, on peut se poser la question : si ce jeune homme avait rapporté 5 milliards d’euros à sa banque, comment ses dirigeants auraient-ils réagi ?
4En somme, ce jeune homme ne serait pas quelqu’un de fou ou d’anormal, mais plutôt quelqu’un prêt à tout pour être reconnu comme conforme par ses pairs et ses supérieurs. Bien sûr, cette hypothèse ne vaut pas grand-chose, puisqu’elle ne repose pas sur une véritable enquête sociologique mais sur une simple extrapolation à partir de quelques éléments lacunaires publiés ici et là par les médias. Cela suggère néanmoins qu’une analyse de ce genre, mettant en relation l’attitude apparemment incompréhensible du jeune homme avec ses origines sociales et le processus de son intégration professionnelle, serait possible. Cette analyse permettrait sans doute de comprendre pourquoi le jeune homme se refuse aujourd’hui encore à considérer qu’il a échoué. Comme l’a expliqué un des dirigeants de la Société générale : « Il ne parle pas des pertes. Il vit dans son monde, celui qu’il a créé, un monde où il n’a réalisé que des gains. » Un monde fictif, qu’il s’est fabriqué pour combler son besoin d’intégration sociale et de reconnaissance professionnelle bien plutôt que pour s’enrichir personnellement.
529 janvier 2008
Notes de bas de page
1 Voir « Un décret suffira-t-il à stopper la "folie" des bonus ? », p.85-86.
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