L’Arche de Zoé : des enfants sans prix
p. 69-71
Texte intégral
1Dans un ouvrage intitulé L’Énigme du don, l’anthropologue Maurice Godelier a mis en évidence l’existence, dans toute société humaine, de trois catégories bien distinctes d’objets. Il y a d’abord ceux qui peuvent être vendus, c’est-à-dire les marchandises. Ces objets-là sont entièrement aliénables. Autrement dit, l’ancien propriétaire, en les cédant, y renonce complètement. Par exemple, si vous vendez un de vos vieux fauteuils sur eBay, vous ne pourrez pas interdire à l’acquéreur, une fois qu’il l’aura acheté, de faire ce qu’il veut avec : le peindre en rouge ou le lacérer à coups de couteau si ça lui chante. Ensuite, il y a les objets qui peuvent être donnés. Ceux-là restent en partie inaliénables, dans la mesure où quelque chose du donateur demeure à l’intérieur de la chose donnée. Par exemple, si vous offrez à un ami pour son anniversaire un livre qui vous a appartenu, vous vous attendez à ce qu’il ne le jette pas à la poubelle sitôt que vous aurez le dos tourné, ou qu’il ne le revende pas immédiatement sur eBay. S’il le fait, il vous offensera personnellement, car quelque chose de vous est resté associé à la chose que vous lui avez donnée. Enfin, il y a les objets qu’il ne faut ni vendre, ni donner, mais qu’il faut conserver, et transmettre. Ce sont les objets sacrés. Par exemple, cette bague qu’on se transmet de mère en fille dans votre famille depuis des générations. Il serait sacrilège de la vendre sur eBay pour vous faire un peu d’argent. Mais il serait tout aussi sacrilège de la donner à un de vos amis.
2Dans cette tripartition universelle des objets, où situer les enfants ? Est-ce que ce sont des objets sacrés, absolument inaliénables ? Est-ce que ce sont des cadeaux, qu’on peut se donner ? Est-ce que ce sont des marchandises, qu’on peut s’acheter ? Nous répondons spontanément que ce sont, à l’évidence, des objets sacrés. Et pourtant, l’affaire de l’Arche de Zoé, qui domine l’actualité depuis une dizaine de jours, nous suggère que les choses sont un peu moins simples. Dans cette affaire, les mots « trafic d’enfants » et « esclavagisme » ont été prononcés. Le président tchadien Idriss Déby est même allé jusqu’à affirmer que la motivation de l’Arche de Zoé était de « vendre » les enfants à des « ONG pédophiles » ou peut-être même, de « les tuer et de prélever leurs organes » pour en faire commerce. Au-delà de leur outrance, ces accusations suggèrent qu’il existe bel et bien, ou à tout le moins qu’il pourrait exister, une valeur marchande de l’enfant. C’est cette qualité marchande qui, précisément, fait scandale, puisqu’elle porte atteinte à l’idée que les enfants sont des objets sacrés, c’est-à-dire des objets qui doivent échapper au régime de la marchandise.
3En réalité, il existe un lien étroit, et paradoxal, entre la sacralisation des enfants, d’une part, et la tentation d’en faire commerce, d’autre part. C’est ce qu’a parfaitement mis en lumière, il y a vingt ans, la sociologue américaine Viviana Zelizer, dans un ouvrage où elle analysait la façon dont s’est constitué aux États-Unis, à la fin du xixe siècle, un marché des bébés. Jusqu’à cette époque, rappelle-t-elle, les bébés et les très jeunes enfants, étant donné qu’on ne pouvait pas les faire travailler, n’avaient strictement aucun intérêt économique. Ce n’était pas le cas en revanche des enfants abandonnés, plus âgés, que certaines familles paysannes achetaient, à vil prix, pour en faire leurs ouvriers agricoles ou leurs domestiques. Les choses changèrent à partir du moment où, au début du xxe siècle, s’imposa au plan juridique la vision « sacralisée » de l’enfant, propre à la classe moyenne des grandes villes américaines. On fit voter des lois limitant le travail des mineurs et instituant la scolarité obligatoire. C’est-à-dire qu’on affirma le caractère sacré de l’enfant, en lui déniant absolument toute valeur économique.
4Et voici le paradoxe : plus l’enfant était ainsi sacralisé, plus il avait un prix inestimable, aux yeux de ceux qui rêvaient d’être parents. Plus, par conséquent, il était susceptible de faire l’objet d’un commerce lucratif. C’est ce qui advint avec le développement, à partir des années 1930, d’un marché noir de l’adoption et des mères porteuses. Parallèlement à ce trafic illégal s’est développé aussi, et c’est peut-être là le plus intéressant, ce que Viviana Zelizer appelle un marché gris. Elle entend par là un marché où l’achat de l’enfant est prohibé mais où, en revanche, les honoraires professionnels sont admis pour tous les intermédiaires qui aident les parents à obtenir légalement leur enfant : avocats, médecins, spécialistes de l’adoption. Beaucoup d’argent circule de cette façon mais l’enfant lui-même n’est jamais directement acheté ou vendu, c’est-à-dire qu’il n’est jamais formellement assimilé à une marchandise.
5En somme, l’ouvrage de Zelizer montre que le statut d’objet sacré, même s’agissant des enfants, est fragile. En effet, plus nos sociétés considèrent les enfants comme des êtres sans prix, des êtres inestimables, plus certains individus, paradoxalement, peuvent être tentés de les commercialiser. Toutefois, comme le montre aussi Zelizer, l’enfant, dans nos sociétés, ne passe que rarement et incomplètement du statut d’objet sacré à celui de marchandise : c’est par le système d’un marché gris, c’est-à-dire par le biais de la rémunération des intermédiaires, et non pas par l’achat pur et simple de l’enfant, que se gèrent de nos jours la plupart des relations d’adoption. Formellement, l’enfant est donné à ses nouveaux parents comme un cadeau, même si les intermédiaires sont parfois grassement dédommagés. Cette nuance est capitale. San selle, l’adoption prendrait la forme d’un simple échange marchand accompli cyniquement. Ce qu’elle ne saurait être sans immédiatement perdre sa valeur et sa légitimité aux yeux des parents adoptifs et des intermédiaires concernés. Cela reste vrai même dans le cas, pourtant si troublant, de l’Arche de Zoé.
66 novembre 2007
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Design : l’objet dans l’usage
La relation objet-usage-usager dans le travail de trois agences
Sophie Dubuisson et Antoine Hennion
1996
La nature a-t-elle un prix ?
Critique de l’évaluation monétaire des biens non-marchands
Martin Angel
1998
Reconnaissance et usages d’Internet
Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée
Fabien Granjon
2012
Sur la piste environnementale
Menaces sanitaires et mobilisations profanes
Madeleine Akrich, Yannick Barthe et Catherine Rémy (éd.)
2010
Communiquer à l’ère numérique
Regards croisés sur la sociologie des usages
Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.)
2011
Le vin et l’environnement
Faire compter la différence
Geneviève Teil, Sandrine Barrey, Pierre Floux et al.
2011