Faut-il dépénaliser le droit des affaires ?

p. 65-67


Texte intégral

1Le 30 août dernier, invité à l’université d’été du MEDEF, Nicolas Sarkozy a annoncé « vouloir rendre aux Français le goût d’entreprendre ». Mais, a-t-il ajouté, « comment y parvenir si au risque financier s’ajoute systématiquement le risque pénal ? Si la moindre erreur de gestion peut vous conduire en prison ? ». Une semaine plus tard, le 6 septembre, dans un discours au tribunal de commerce de Paris, le président de la République enfonçait le clou : « La pénalisation à outrance de notre droit des affaires est une grave erreur […] Je veux y mettre un terme ». C’est ainsi que jeudi dernier, un mois après ces déclarations présidentielles, la Garde des sceaux, Rachida Dati, a installé un groupe de travail réunissant des magistrats, des avocats et des chefs d’entreprise, qu’elle a chargés de réfléchir à la dépénalisation du droit des affaires. Alors même qu’éclatait un nouveau scandale EADS, la ministre s’est dite préoccupée d’un « risque pénal excessif, qui pèse sur l’attractivité économique de la France ».

2Pour les sociologues, les moments de pénalisation ou, comme ici, de dépénalisation sont particulièrement intéressants à analyser. De tels moments, où la définition de la norme juridique change officiellement, ont en effet beaucoup à nous dire sur la façon dont est en train d’évoluer une société. On peut penser par exemple aux travaux du sociologue américain Howard Becker. La déviance, souligne-t-il, ne réside pas dans l’acte déviant lui-même mais plutôt dans la réaction collective que suscite cet acte. Ainsi, comme il le montre, fumer de la marijuana n’est pas déviant en soi. C’est même la norme dans certains groupes sociaux comme les Indiens Navajos ou les jazzmen, que Becker a étudiés de près. Cela explique qu’aux États-Unis, fumer de la marijuana n’était aucunement un délit dans l’Amérique des années 1930. Pour que cet acte devienne déviant, il a fallu le travail politique de ceux que Becker appellent des entrepreneurs de morale qui ont lutté pour que leur définition de la norme, et donc de la déviance, soit inscrite dans le droit, et devienne ainsi la référence officielle pour toute la nation américaine. Nous assistons à ce phénomène aujourd’hui avec le groupe de travail mis en place par Rachida Dati. Notre président de la République se revendique l’ami personnel des milieux d’affaires français. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que ce groupe particulier, celui du grand patronat français, se comporte par l’intermédiaire du Président en entrepreneur de morale, en cherchant à faire inscrire dans le droit de la République sa conception particulière de la norme et de la déviance. C’est-à-dire, en l’occurrence, en cherchant à dépénaliser certains actes de la vie économique qui étaient jusqu’alors considérés officiellement comme déviants. Comme par exemple : présenter des comptes qui ne sont pas tout à fait exacts ; oublier parfois de déclarer sa main d’œuvre ; ou profiter un peu d’informations boursières exclusives auxquelles on a la chance d’être initié.

3À côté de la lecture politique à laquelle nous invite la sociologie d’Howard Becker, on peut être tenté de trouver chez Émile Durkheim une lecture de la dépénalisation peut-être plus profonde, car adossée à une véritable théorie de la modernité. On sait en effet que dans sa première grande œuvre, De la division du travail social, Durkheim s’est servi des évolutions du droit comme d’un analyseur du passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes. Il a soutenu que plus la division du travail social est poussée, moins le droit répressif suffit pour réguler les rapports sociaux, et moins il est efficace. Ce type de droit est alors appelé à perdre du terrain au profit de ce que Durkheim appelle le droit restitutif, qu’on voit s’épanouir avec le développement du droit civil et du droit commercial. Et effectivement, à bien y regarder, la vie économique, en France, s’avère de nos jours très peu soumise, en fait, au droit répressif. Contrairement à ce que suggère notre président de la République. Ainsi, en 2005, les délits économiques et financiers représentaient 1,5 % de l’ensemble des condamnations pénales enregistrées dans notre pays, soit 9 000 condamnations sur un total de 592 000. C’est extrêmement peu. En outre, dans plus de 80 % des cas, il s’agissait d’abus de biens sociaux, c’est-à-dire d’utilisations délibérées de fonds d’une entreprise à des fins personnelles : on est loin des simples « erreurs de gestion » involontaires qui, selon notre président de la République, suffisent dans notre pays à mener en prison des chefs d’entreprise.

4Force est de constater que, comme Durkheim l’avait anticipé, le droit répressif est déjà, à ce jour, très minoritaire dans la régulation de notre vie économique. Nombre de sanctions pénales qui sont prévues par la loi, ne sont jamais appliquées. Or, c’est précisément ce qui justifie, dit le gouvernement, la dépénalisation : à quoi bon conserver des règles pénales si elles s’avèrent sans utilité pratique ?

5Au fond, dépénaliser le droit des affaires peut signifier, d’un point de vue durkheimien, deux choses très différentes. Cela peut vouloir dire d’abord : volonté de réduire le droit répressif au profit d’un droit restitutif, par définition mieux adapté à la modernité des rapports sociaux. Dépénaliser, dans ce cas, ne signifie pas « moins de droit ». Cela signifie au contraire un droit toujours plus efficace, car toujours mieux en prise avec celles des pratiques qui ont un besoin impérieux d’être régulées. Mais dépénalisation peut vouloir dire tout autre chose. Cela peut vouloir dire triomphe de ce que Durkheim appelait « l’anomie ». Dans ce cas, le droit répressif est tout simplement remplacé par… une absence de droit ! Ou, autrement dit, par la loi du plus fort. Comme le montre Durkheim, cette seconde perspective constitue une pathologie typique de la modernité. Ses effets sur la vie économique et sociale sont tout bonnement catastrophiques.

69 octobre 2007


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