Le Congrès de Versailles : un splendide sociodrame
p. 61-62
Texte intégral
1Au château de Versailles, hier, vers 14h, des élus du Parti socialiste se sont rassemblés devant la salle du Jeu de paume pour dénoncer ce qu’ils ont appelé la « pratique sarkozyste » du pouvoir. En cause : l’inauguration, prévue une heure plus tard, d’une nouvelle pratique institutionnelle, celle par laquelle, depuis la révision constitutionnelle intervenue en 2008, le chef de l’État est autorisé à s’adresser directement aux parlementaires réunis en Congrès, sans qu’ils aient la possibilité de lui répondre. Une innovation sous la Ve République et même, à vrai dire, une première depuis 1848. Pour protester contre ce qu’ils qualifient de « simulacre de débat » et de « remise en cause du régime », les élus du PS avaient donc choisi d’investir un lieu hautement symbolique : le Jeu de paume est l’endroit où, il y a 220 ans, jour pour jour, les députés du Tiers État refusèrent de se soumettre au Roi. C’est ce que n’a pas manqué de rappeler le président du groupe socialiste à l’Assemblée, Jean-Marc Ayrault, en invoquant les noms de Sieyès et de La Fayette. Quelques instants plus tard, M. de Raincourt, le président du groupe UMP au Sénat, lançait une contre-attaque, déplorant : « Le train de la modernité démocratique est en train de passer, et les socialistes refusent de monter dans le wagon. » À 15h précises, le train de la modernité sarkozyste arrivait en gare de Versailles, et les révolutionnaires du Jeu de paume écoutèrent bouche cousue le discours présidentiel, en affichant une défiance ostentatoire.
2Que dirait de tout cela un Persan ? S’il a parcouru l’ouvrage que l’anthropologue Georges Balandier publia en 1980 sous le titre Le Pouvoir sur scènes, sans doute identifiera-t-il sans mal l’une de ces « mises en scènes sociales » dont sont coutumières les communautés humaines et à travers lesquelles elles se donnent une représentation de ce qu’elles sont ou de ce qu’elles entendent être. Selon Balandier, aucune société ne peut échapper à la nécessité de ce genre de représentation théâtralisée d’elle-même. C’est ce qui lui est apparu lorsqu’il a étudié en détail le malaki, une fête annuelle du peuple Bakongo au Zaïre. Cette fête exalte la force des lignages et ravive les alliances à travers un rituel où les personnages, les biens et les symboles qui constituent la société kongo sont mis en scène, et où leurs relations hiérarchiques sont rejouées. Il s’agit, nous dit Balandier, d’un sociodrame – une dramatisation du social – qui est à la fois un moyen de remettre à neuf les rapports sociaux et d’exposer quelque chose comme une théorie que la société kongo produit sur elle-même. Selon l’anthropologue, toutes les sociétés sont contraintes de recourir à ce procédé dramatique qui fonde ce que l’on peut dénommer une « théâtro-cratie ». Car, au fond, tout pouvoir implique une représentation, c’est-à-dire une mise en scène, un décorum, un cérémonial et des pompes, qui permettent de rendre visible à tous le fait que la personne du dominant est autre que celle de ses sujets. Balandier nous rappelle par exemple que dans les palais africains d’autrefois, existaient une étiquette et un protocole extrêmement rigoureux destinés à entretenir ce type de différenciation statutaire. À tel point que les premiers voyageurs occidentaux, parvenus dans ces royaumes africains, identifiaient la personne des souverains, à partir de la place que ces derniers occupaient dans ce que Balandier appelle le « spectacle du pouvoir ».
3Eh bien, à Versailles, hier, le spectacle du pouvoir fut riche et complexe. D’un côté, une mise en scène et un décorum très élaborés permettant au président de la République d’apparaître aux yeux de tous comme « la » personne supérieure, et de rappeler ainsi, à chacun d’entre nous, l’étendue des pouvoirs que nous n’avons pas, et dont le chef de l’État, seul, dispose. De l’autre, une mise en scène plus improvisée certes, mais à la symbolique non moins éprouvée, celle donnée par les opposants socialistes, réunis d’abord au Jeu de paume puis recevant le discours du chef de l’État dans une attitude de défi très travaillée. L’ensemble de ces acteurs a ainsi produit un splendide sociodrame, c’est-à-dire aussi, si l’on suit Balandier, une théorie en acte de la société française. Que nous dit cette théorie ? Elle nous parle d’une société entièrement bâtie sur une contradiction, car passionnément attachée au principe de la hiérarchie des pouvoirs et continuant néanmoins à être excitée par l’idée d’égalité.
423 juin 2009
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