Rama Yade, victime de la société de cour ?
p. 59-60
Texte intégral
1Après la Garde des Sceaux Rachida Dati il y a quelques mois, c’était cette semaine au tour de la secrétaire d’État aux Droits de l’homme Rama Yade, de faire l’amère expérience de ce que perdre les faveurs du Président veut dire. La jeune femme aurait pu s’y attendre ! Comme l’ont expliqué les gazettes, elle a, il y a peu, « profondément déçu » Nicolas Sarkozy, en se refusant à porter les couleurs de l’UMP aux élections européennes de juin 2009. La sanction élyséenne n’a pas tardé, sous la forme d’une déclaration assassine du ministre des Affaires étrangères Bernard Kouchner. Manifestement autorisé à effectuer cet acte de dégradation statutaire, le French Doctor ne s’en est pas privé, allant jusqu’à qualifier d’ » erreur » le secrétariat de Rama Yade même si, s’empressa-t-il d’ajouter, « elle a fait, avec talent, ce qu’elle a pu ». La secrétaire d’État a semblé un peu tomber des nues, comme si elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. « Je ne peux pas avoir été punie » a-t-elle lâché à la presse. « Je ne demandais rien. » Rien, sauf de ne pas aller siéger au Parlement européen de Strasbourg, et de rester à Paris. « Cela prouve qu’elle n’a pas de sens politique » a commenté, impitoyable, un conseiller de l’Élysée interrogé dans les colonnes du Monde.
2C’est ainsi que fut disgraciée celle qu’on a longtemps présentée comme la protégée du Président. Disgrâce ? Protection ? Est-ce à dire qu’il nous faudra désormais recourir aux catégories politiques en vigueur sous l’Ancien Régime pour comprendre comment fonctionnent les sommets de notre État républicain ? Comme si le vocabulaire de la « vassalité » et de la « faveur » offrait dorénavant une grille de lecture plus éclairante que le lexique des fonctions institutionnelles et des prérogatives officielles. Admettons que tout cela n’est pas entièrement nouveau. Les sociologues politiques de notre pays le savent, qui ont pour livre de chevet l’ouvrage que le sociologue allemand Norbert Elias consacra dans les années 1930 au fonctionnement de la cour de Versailles sous Louis XIV. L’une des questions que se pose Elias dans ce livre est la suivante : comment se fait-il que Louis XIV parvienne si bien à se faire obéir et à se faire craindre de ses subordonnés ? Car il suffirait que les différentes fractions de la cour se dressent contre lui, et le monarque perdrait immédiatement toute capacité d’action. S’il parvient à éviter que ses subordonnés se liguent ainsi contre sa personne, c’est, nous dit Elias, qu’il sait parfaitement exploiter les antagonismes qui les opposent. En d’autres termes, le roi gouverne en s’érigeant en arbitre des équilibres de pouvoir au sein de sa cour. Il créé même, à cette fin, des institutions chargées de distribuer des distinctions, des charges honorifiques, des récompenses de toutes sortes – ce qu’Elias appelle des « fétiches de pouvoir » – ce qui lui permet de maintenir les jalousies et les tensions entre tous ceux qui peuvent prétendre à de tels fétiches. Elias montre également qu’une des tactiques privilégiées du monarque consiste à « protéger » les personnes qui, en raison d’une origine sociale moins noble, lui doivent entièrement leur situation à la cour et qui, sans lui, retomberaient dans le néant. Une autre de ses techniques consiste à disgracier ceux de ses subordonnés qui commencent à prendre trop de poids dans les équilibres politiques de la cour, à l’instar de l’infortuné Nicolas Fouquet. Ce système de protection et de disgrâce a l’avantage de permettre au roi d’obtenir un maximum d’effets politiques avec un minimum d’efforts personnels.
3En définitive, ce que la lecture de Norbert Elias suggère, c’est que le pouvoir des chefs d’État modernes, qu’il s’agisse de monarques absolus ou de nos présidents sous la Ve République, tient d’abord à leur faculté à entretenir, entre leurs subordonnés, des tensions et des concurrences et à s’ériger ensuite en arbitres de telles tensions, et de telles concurrences. Protéger des personnes qui leur doivent tout, disgracier celles qui croient pouvoir ne rien leur devoir, n’est donc pas seulement de leur part une attitude affective : c’est aussi et d’abord une technique de pouvoir, à cet égard parfaitement rationnelle, qui renforce méthodiquement les dépendances de leurs subordonnés à leur égard.
416 décembre 2008
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