Gouvernement Fillon : du travail d’équipe ?
p. 53-55
Texte intégral
1« J’en ai marre d’être confrontée à une armée de lâches ! » Pour qu’elle lance ce cri dans les colonnes du journal Le Monde, la semaine dernière, il fallait que les nerfs de la secrétaire d’État à l’Écologie, Nathalie Kosciusko-Morizet, aient été mis à rude épreuve. Depuis quelques jours qu’était débattu à l’Assemblée le texte de loi sur les OGM, il est vrai que ses collègues de la majorité parlementaire ne l’avaient guère ménagée. Aussi Mme Kosciusko-Morizet en avait-elle gros sur le cœur, lorsqu’elle a précisé devant les journalistes du Monde de qui était composée cette armée de lâches dont elle parlait : essentiellement, du président du groupe UMP à l’Assemblée, Jean-François Copé, qui « essaie de détourner l’attention pour masquer ses propres difficultés au sein du groupe », et de son propre ministre de tutelle, Jean-Louis Borloo, qui « se contente d’assurer le minimum ». Quelques heures après cette sortie, comme il était prévisible, la secrétaire d’État a dû faire machine arrière, accusant Le Monde d’avoir déformé ses propos et présentant ses excuses publiques à messieurs Copé et Borloo. C’est ce qui a permis au Premier ministre de déclarer : « L’incident est clos. »
2« Clos » peut-être. Mais néanmoins fort instructif. On trouverait chez le sociologue Erving Goffman tout un arsenal conceptuel pour l’analyser en détail. Dans son célèbre ouvrage paru en 1959, La Mise en scène de la vie quotidienne, Goffman fait en effet remarquer que le monde social tend le plus souvent à être divisé en deux espaces connexes : il y a d’un côté, la scène ; et de l’autre, les coulisses. Par exemple, il y a d’un côté la salle du restaurant, et de l’autre, les cuisines du restaurant. Or, le comportement des acteurs change, parfois du tout au tout, lorsqu’ils passent des coulisses à la scène, et vice versa. Lorsque le serveur entre dans la salle du restaurant en venant des cuisines, il adopte l’attitude serviable et attentionnée qu’attendent les clients. Mais revenu en cuisines, il peut se relâcher complètement, et proférer par exemple des insultes, ou des propos désobligeants, à l’égard de tel ou tel client. C’est ce qui fait dire à Goffman que notre comportement est régional. Or, ce caractère régional nous fait courir un risque : celui de nous tromper de région et notamment, de nous laisser aller sur la scène à des attitudes qui ne sont acceptables qu’en coulisses. Imaginons par exemple un serveur qui se met à dire devant les clients tout le mal qu’il pense de certains d’entre eux, ou qui leur révèle ce que Goffman appelle un « secret inavouable », c’est-à-dire une information typique des coulisses – comme par exemple le fait que le poisson qui leur est servi n’est pas frais. On assisterait, dans ce cas, à ce que Goffman appelle une rupture de représentation. C’est pour éviter ce type de rupture que les serveurs de restaurant prennent soin généralement de se chamailler en coulisses, et non pas sur scène. En cela, ils forment ce que Goffman appelle une équipe, c’est-à-dire un ensemble d’acteurs qui doivent coordonner l’impression d’ensemble qu’ils donnent à un public.
3L’approche goffmanienne nous permet de comprendre que l’incident Kosciusko-Morizet ne tient pas au fait que la secrétaire d’État a traité de « lâches » certains de ses collègues. De tels propos, en effet, sont monnaie courante dans le monde politique. La rupture de représentation est venue, plus exactement, du fait que de tels propos furent tenus sur scène, et non pas, comme il se doit, en coulisses. De la même façon, ce qui a posé problème, ce n’est pas le fait que l’équipe gouvernementale a été désunie face à la question des OGM. Car ce type de désunion est extrêmement banal, et même, en un certain sens, normal au sein d’un gouvernement. Ce qui a posé problème, c’est plutôt le fait que l’équipe gouvernementale s’est montrée désunie sur la scène.
4Mais le plus intéressant d’un point de vue goffmanien, est sans doute la manière dont le gouvernement a tenté de réparer les dégâts. Ainsi le Premier ministre, M. Fillon, est-il allé jusqu’à dire que l’épisode Kosciusko-Morizet « doit servir d’exemple ». « Les opinions peuvent et doivent s’exprimer jusqu’au moment où les arbitrages sont pris » a-t-il affirmé. Même éloge de la divergence du côté de l’Élysée où un conseiller a affirmé que le débat entre ministres, même un peu vif, doit être conçu comme le « signe de l’expression des talents ». Bref, nous serions passés dans un monde où les clients auraient dorénavant la possibilité de voir les serveurs se chamailler, et où ces derniers auraient dorénavant le droit de leur révéler que le poisson qu’ils mangent est avarié. Une nouvelle norme de communication politique, caractéristique de ce qu’il est convenu d’appeler le sarkozysme, serait ainsi en train de s’imposer dans laquelle les contradictions internes de l’action gouvernementale seraient non seulement exhibées en public, jusqu’à un certain point, mais encore systématiquement mises en scène dans la représentation que le pouvoir veut donner de lui-même. Une façon de montrer aux clients mécontents qu’il existe toujours, au sein de l’équipe des serveurs du restaurant, celui ou celle qui pense comme eux et qui, comme eux, trouve que le poisson qu’ils mangent n’est pas très frais. Même si cela ne saurait être une raison suffisante pour ne pas finir son assiette.
515 avril 2008
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le Design : l’objet dans l’usage
La relation objet-usage-usager dans le travail de trois agences
Sophie Dubuisson et Antoine Hennion
1996
La nature a-t-elle un prix ?
Critique de l’évaluation monétaire des biens non-marchands
Martin Angel
1998
Reconnaissance et usages d’Internet
Une sociologie critique des pratiques de l’informatique connectée
Fabien Granjon
2012
Sur la piste environnementale
Menaces sanitaires et mobilisations profanes
Madeleine Akrich, Yannick Barthe et Catherine Rémy (éd.)
2010
Communiquer à l’ère numérique
Regards croisés sur la sociologie des usages
Julie Denouël et Fabien Granjon (dir.)
2011
Le vin et l’environnement
Faire compter la différence
Geneviève Teil, Sandrine Barrey, Pierre Floux et al.
2011