Élections municipales : comment les villes ont perdu l’essentiel de leur pouvoir
p. 51-52
Texte intégral
1La campagne pour les élections municipales, dont c’était ce dimanche le premier tour, a été l’occasion de célébrer le pouvoir des communes en matière de politique économique. Les candidats ont affirmé se distinguer sur le plan de la gestion des finances locales, de la politique fiscale et des stratégies de développement économique. Célébration, aussi, du pouvoir des communes en matière de maintien de l’ordre : les candidats s’opposant parfois, sur ce plan, au sujet de leurs projets de vidéosurveillance et de développement de la police municipale.
2En réalité, ce pouvoir économique et policier des municipalités est extrêmement faible si on le compare à ce qu’il fut à un moment donné de notre histoire. Mais il y a plus : s’il est aujourd’hui si faible, c’est précisément parce qu’il a été, à un moment donné de notre histoire, très fort. Cet étrange paradoxe, on en trouve l’analyse dans un petit texte posthume de Max Weber, publié sous le titre Die Stadt (La Ville). Dans cet ouvrage, Weber se pose à nouveau la question qui parcourt toute son œuvre : pourquoi le capitalisme est-il né en Occident, et seulement là ? Pourquoi pas en Chine, ou en Inde, qui connaissaient un niveau de développement économique comparable, sinon supérieur ? Selon Weber, la ville – la ville occidentale dans la forme qu’elle a prise en particulier au Moyen Âge – fait partie de la réponse. C’est dans cette ville médiévale que se sont développées des libertés bourgeoises, c’est-à-dire une certaine autonomie politique et juridique de la commune. Les villes du nord de l’Europe, en particulier, ont abrité l’essor d’associations d’entraide entre marchands et de ghildes, c’est-à-dire de groupements professionnels dont les membres revendiquèrent avec succès le droit de déterminer collégialement les politiques économiques de la cité. Le contraste avec la Chine est saisissant, nous dit Weber. Car la ville chinoise, à la même époque, se définit par son absence de statut politique autonome. Elle n’est en rien une commune libre et ne s’y développe pas une bourgeoisie porteuse d’une activité politique fondée sur des groupements professionnels. La ville arabe, elle non plus, n’a jamais connu ce type de gouvernement par les corporations.
3Pour Weber, la ville médiévale occidentale, lorsqu’elle fut le lieu d’une gestion bourgeoise affranchie de la tutelle seigneuriale, a joué un rôle central dans la rationalisation des conduites et des institutions économiques en Occident. Car elle a encouragé le développement de comportements politiques orientés avant tout vers la défense des intérêts économiques de la collectivité. C’est nous rappeler au passage que loin d’être un produit du capitalisme, l’existence d’une bourgeoisie est ce qui a permis le développement du capitalisme. Reste qu’une fois ce capitalisme éclos, ce fut de plus en plus dans le cadre institutionnel de l’État, dont il alimentait le financement, et non plus dans celui de la ville, qu’il se développa. Partout en Europe, au xviie et xviiie siècle, l’administration des villes se trouve ainsi concurrencée par l’administration étatique, puis progressivement supplantée. C’est la fin de ce que Weber appelle « l’intermède historique » qu’aura constituée l’autonomie politique des villes bourgeoises.
4Assistons-nous aujourd’hui à une résurgence de cette autonomie perdue ? Évidemment pas. Car nos villes sont désormais encadrées par deux Léviathan qu’elles contribuèrent elles-mêmes à enfanter. Le premier, c’est l’État, qui dispose sur tout le territoire du monopole de la violence légitime, et en a donc dépossédé les villes, il y a trois ou quatre siècles, en détruisant leurs fortifications et leurs forces militaires, et en leur interdisant d’avoir un droit propre. Certes, nos villes sont aujourd’hui administrées par des élus locaux, et non pas directement par des agents de l’État. Mais il n’en reste pas moins que l’État veille à la légalité de cette gestion politique locale et la contrôle réglementairement et juridiquement. Quant au second Léviathan, c’est le capitalisme. Ce capitalisme né dans les murs de la cité bourgeoise, et grâce à elle, et qui, dorénavant, soumet les activités productives et commerciales des villes à la force de ses réseaux mondiaux. Certes, dans la plupart des villes, on trouve toujours des groupements professionnels locaux qui pèsent sur les décisions municipales en matière économique. Ils sont bien loin, cependant, d’avoir la puissance des ghildes du Moyen Âge. Car dorénavant, le vrai pouvoir économique est clairement celui des grands groupes industriels et des firmes internationales qui, par définition, ne sont plus attachés à une ville en particulier mais jouent plutôt, à tout instant, de la concurrence entre elles.
511 mars 2008
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