L’évaluation des ministres par un cabinet d’audit : Max Weber l’avait prévue
p. 43-45
Texte intégral
1« Tous les objectifs politiques de Nicolas Sarkozy sont chiffrables. » C’est ce qu’ont expliqué la semaine dernière les consultants du cabinet privé Mars & Co qui ont conçu, à la demande du président de la République, un nouveau dispositif d’évaluation permettant de juger l’action de chaque ministre, tous les trimestres, sur la base de trente indicateurs chiffrés. Par exemple, les performances du ministre de l’Éducation nationale seront évaluées, entre autres, sur le nombre d’heures supplémentaires réalisées par les enseignants. Celles de sa collègue de l’Enseignement supérieur sur le nombre d’universités ayant opté pour la nouvelle gouvernance. Celles du ministre de l’Identité nationale sur le nombre d’étrangers en situation irrégulière expulsés. Cette nouvelle façon de procéder en étonne certains, en révolte d’autres. Mais le fait est que les arguments qui lui sont opposés sont particulièrement peu articulés, et faibles. Pourquoi ?
2Il se pourrait que ce soit pour des raisons décrites, il y a plus d’un siècle, par Max Weber, des raisons que résume un concept central dans son analyse de la modernité : la rationalisation. Au sens de Max Weber, la rationalisation d’une activité, c’est l’importance croissante que prend en son sein ce qu’il appelle les actions rationnelles selon une fin. Autrement dit, les actions qui résultent du fait que l’individu confronte méthodiquement la fin qu’il poursuit aux moyens dont il dispose, et aux conséquences prévisibles de ses actes. Cette façon d’agir, comme le montre Weber, cultive un lien étroit avec les instruments qui permettent de mesurer et de comptabiliser les activités sociales, tels que les livres de compte, les recensements, les statistiques, les calculs de taux ou les calculs de performances. Weber montre par ailleurs que la rationalisation entraîne mécaniquement que nos autres façons d’agir prennent une place moins centrale dans notre vie. Diminue ainsi la part de ce qu’il appelle le comportement traditionnel, qui correspond, en gros, à ce que nous nommons ordinairement l’habitude ou la routine. Diminue aussi la part de ce qu’il appelle le comportement affectuel – autrement dit, les réactions irréfléchies fondées sur les liens affectifs et sur la susceptibilité. Diminue enfin la part de ce qu’il appelle l’action rationnelle selon une valeur, qu’il définit comme le fait « d’agir au service absolu d’une conviction sans tenir compte des conséquences prévisibles de ses actes ». En définitive, la rationalisation d’une activité se manifeste dans le fait que ces trois types d’agir – selon la tradition, selon l’affectivité et selon des convictions absolues – sont de plus en plus jugés comme des comportements fautifs, qui trahissent un manque de professionnalisme.
3C’est parce que la rationalisation s’est accélérée dans la société française ces dernières années, c’est parce que l’agir rationnel selon une fin et les instruments de comptabilité et de chiffrage occupent une place désormais prépondérante dans l’ensemble des activités professionnelles que le nouveau dispositif d’évaluation de l’activité gouvernementale rencontre aujourd’hui si peu d’opposition et paraît si peu anormal. Que lui opposer en effet ? Une apologie des façons d’agir traditionnelles et de la routine ? On parlera d’immobilisme. Un éloge des actions fondées sur l’affectivité et la subjectivité ? On criera à l’irrationalisme. Un plaidoyer pour les actions rationnelles selon une valeur, qui font primer les convictions sur les résultats ? On évoquera un discours incantatoire et un coupable manque de réalisme.
4Faut-il voir pour autant le nouveau dispositif d’évaluation gouvernementale comme un progrès ? L’analyse wébérienne de la rationalisation, par ses ambivalences, nous met en garde contre une telle conclusion. Car le triomphe de l’agir rationnel selon une fin, c’est aussi la perte de vue des valeurs qui justifient cette fin. Il faut absolument parvenir à 25 000 expulsions d’étrangers en situation irrégulière par an : c’est dans le fait d’atteindre cette performance que se trouve désormais redéfini le devoir de chaque fonctionnaire de police. Cette logique comptable disqualifie les scrupules moraux, considérés comme autant d’obstacles à la bonne réalisation du chiffre. Tout fonctionnaire qui fera jouer ses convictions contre cette logique du chiffre sera vu désormais comme manquant de professionnalisme. C’est ainsi que l’évaluation comptable de nos activités professionnelles peut facilement conduire à un appauvrissement de notre personnalité morale et de notre conscience politique, et, selon l’expression de Max Weber, à un désenchantement du monde. Ce n’est pas un problème qui se pose seulement dans l’évaluation de l’action du gouvernement. Plus profondément, c’est un problème qui se pose à chacun de nous, face à l’emprise croissante de la rationalisation et des évaluations comptables dans notre vie professionnelle.
58 janvier 2008
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