Débordements
| , , ,Avec les armes de la sociologie de l’innovation : critique d’un travail récent d’économie expérimentale sur l’innovation et la propriété intellectuelle
Texte intégral
1La propriété intellectuelle n’a pas le vent en poupe, du moins celle qui est présentée et justifiée comme un mécanisme nécessaire à l’innovation et donc une institution centrale pour la croissance économique. De partout les analyses critiques s’accumulent pour dire au bout du compte que ce « mal nécessaire » n’est sans doute pas si nécessaire, tandis que le mal, lui, peut être beaucoup plus douloureux que ce que les économistes pensaient jusque-là.
2On sait que l’attribution d’un droit de propriété sur une connaissance et la façon dont ce droit de propriété est revendiqué, reconnu et respecté sont des aspects essentiels des institutions qui régissent la production et la distribution des savoirs. La propriété intellectuelle vise à créer une identité perpétuée de l’œuvre et à y associer un auteur ou un créateur comme « propriétaire » ; ce qui confère à celui-ci le pouvoir d’en maîtriser la circulation. Depuis fort longtemps, les économistes ont pensé qu’il s’agissait d’un mécanisme essentiel d’incitation, offrant à l’inventeur la possibilité de revendiquer un usage exclusif de son invention ; ce qui lui permettra de récupérer une rente économique en fixant un prix supérieur au coût marginal. L’efficience statique est certes sacrifiée mais les vertus incitatives du mécanisme compensent cette perte. Cependant, on observe depuis quelque temps un changement massif d’opinion sur cette question. Ce changement est dû pour une part à l’observation empirique de la dérive du système, qui débouche sur des situations où les modes d’usage de la propriété intellectuelle créent plus d’obstacles à l’innovation qu’ils n’en lèvent. D’autre part, ce changement d’opinion est forcément lié aux analyses empiriques et théoriques des situations dans lesquelles il semble que l’on puisse fort bien se passer des brevets et autres droits de propriété sans que l’innovation en souffre. C’est de ces analyses dont il sera question dans la suite de l’article.
La propriété intellectuelle – mécanisme essentiel à l’innovation : un argument malmené
Des spillovers importants ne semblent pas aller contre l’innovation
3Une première mise en cause vient de l’observation empirique des communautés d’innovateurs et de contributeurs qui ont connu un essor récent dans toute une série de domaines d’activité. Or ces communautés fonctionnent selon des règles particulières d’accès et de partage de la connaissance et des informations produites, sans que ces règles ne viennent pénaliser les performances d’innovation et de développement des produits dans le cadre de ces communautés (Von Hippel & Von Krogh, 2003). Et le fait que la protection de l’accès aux nouveautés puisse être elle-même l’objet d’un droit juridique – une licence GPL par exemple – ne change rien à l’affaire. Ces cas rompent avec l’idée selon laquelle sans protection exclusive et appropriation privée, les individus ne sont pas incités à produire des connaissances et à innover. Von Hippel et bien d’autres malmènent en somme cette pseudo-justification de la propriété intellectuelle : pourquoi investir en temps et en effort pour produire des connaissances si le fruit de cet investissement est immédiatement accessible aux autres, qui sont alors en mesure de profiter d’une innovation à laquelle ils n’ont pas contribué ? En fait, on voit bien que d’autres motivations et plaisirs – que ceux qui ressortent de la possession privée et de l’exclusion des autres de l’usage de sa propre idée – sont activés et expliquent cette concomitance au niveau systémique entre spillovers riches et performances d’innovation significatives.
Des formes de propriété intellectuelle moins « formelles »
4Dans la continuité de cette première attaque, certains ont entrepris d’identifier des modes d’existence de la propriété intellectuelle non formels, c’est-à-dire qui ne sont pas adossés à des systèmes juridiques et judiciaires permettant la délimitation des droits et leur protection. Le fonctionnement de la propriété intellectuelle repose alors non plus sur un outil juridique et un système pénal mais sur la puissance d’une communauté adhérant à une norme sociale de reconnaissance et de respect de la propriété intellectuelle. C’est la capacité de cette communauté professionnelle à identifier les fraudeurs et les mauvais comportements et à les punir qui devient centrale. Dans des contextes assez particuliers (les chefs de cuisine, les magiciens), les vertus de ces formes semblent s’imposer (Fauchart & Von Hippel, 2008 ; Loshin, 2007). Elles permettent aux créateurs un contrôle effectif sur la circulation de leur œuvre grâce au respect par tous les membres de la communauté de règles simples, telles que : tu ne dévoileras pas à d’autres un secret qui t’a été confié personnellement. La capacité à différencier les connaissances « grand public » souvent publiées dans des ouvrages (livres de recettes gastronomiques et livres de tours de magie) et les secrets professionnels est un élément important du fonctionnement de ces formes de propriété intellectuelle. Le système est donc informel et non codifié, souple, peu coûteux et relativement efficace dans sa capacité à créer une identité perpétuée de l’œuvre et à permettre à son auteur d’en contrôler la circulation. Mais sa fragilité est aussi évidente. Lorsqu’une communauté grandit et s’internationalise, on peut raisonnablement penser qu’il fonctionnera plus difficilement. On peut aussi suggérer que ce système fonctionne là où la question de l’appropriation privée de l’invention ou de la création n’est pas le problème central de l’économie de l’activité considérée (cette question ne conditionne pas la source principale des revenus engendrés par l’activité).
Copier prend du temps : quand la théorie rejoint la pratique !
5Les attaques viennent aussi de la théorie économique, qui est parvenue à tirer toutes les conséquences théoriques d’une caractéristique de l’innovation que l’on connaissait depuis longtemps : le processus d’imitation est une activité complexe qui prend du temps, les connaissances tacites sont difficiles à reproduire et l’offre de copies ne se constitue pas instantanément. C’est pourquoi être le premier inventeur signifie bénéficier au moins temporairement d’une possession exclusive. Avoir la première copie est un actif qui commande un prix positif même dans le cadre d’un marché concurrentiel (Boldrin & Levine, 2008). Ce prix reflète la valeur présente des futurs flux d’utilité marginale pour les « consommateurs impatients ». L’inventeur récupère le bénéfice de son invention durant la seule période où l’offre de copies n’est pas encore disponible. L’équilibre concurrentiel incluant un prix positif sur la première copie est donc compatible avec la non restriction de l’offre de copies supplémentaires. Comme l’observe avec humour Paul David (communication personnelle), « this is my favorite exemplification of modern economics, which is able to show that something that has been working in practice – for centuries, before book privileges and copyright – also can work in theory ».
6Il y aurait certes beaucoup à dire sur la démarche de Boldrin et Levine, notamment leur inattention et leur peu d’intérêt envers les données empiriques (voir à ce propos la critique implacable de Scherer, 2009). L’argument technique qu’ils développent est cependant utile en rafraîchissant la discussion théorique sur la relation entre propriété intellectuelle et appropriation privée des bénéfices issus de la création et de l’invention.
7La stabilité de l’équilibre caractérisé par une absence de contrôle sur l’imitation et la reproduction de l’invention par d’autres est cependant influencée par deux facteurs. Premièrement, l’imitation doit rester complexe et coûteuse pour que la période d’appropriation par l’inventeur soit suffisamment longue (Samuelson & Scotchmer, 2001).
8Deuxièmement, pour certains biens dont une fonction essentielle est de conférer un statut, une position sociale (vêtements, biens de consommation de luxe), c’est l’imitation qui relance la demande de nouvelles créations. L’imitation est donc par elle-même, assez paradoxalement, une incitation à l’innovation (Raustiala & Sprigman, 2006). L’équilibre caractérisé par l’absence de contrôle sur l’imitation en est renforcé.
Libérer la connaissance : un mécanisme créateur de valeur privée
9Une autre perspective de remise en cause du rôle de la propriété intellectuelle dans l’innovation est celle qui montre que la libération de la connaissance est un mécanisme qui peut créer de la valeur privée. Libérer signifie (aban)donner cette connaissance, la céder sans contrepartie directe, sous des formes qui la rendent en outre utilisable par d’autres. Autrement dit l’acte de donner sa connaissance ne revient pas seulement à renoncer à tirer partie de sa valeur privée en échange d’autres choses mais elle peut être une pure stratégie d’augmentation de cette valeur.
10On peut citer notamment les stratégies industrielles d’entreprises qui souhaitent imposer leur nouvelle technologie en tant que standard de marché et pour cela doivent persuader les autres de l’adopter (la meilleure persuasion consistant à céder celle-ci gratuitement) (Shapiro & Varian, 1999). Il y a aussi le cas où divulgation et révélation de la connaissance déterminent la formation d’un capital de réputation, qui pourra ensuite être valorisé sous de multiples formes (récompense scientifique, subvention de recherche mais aussi offre d’emploi) (Dasgupta & David, 1994 ; Stephan, 2010 ; Lerner & Tirole, 2002). Ce cas est celui de la publication scientifique ou encore celui de la contribution technologique gratuite d’un développeur de logiciel à un projet commun.
11Dans certains cas, l’inventeur est aussi celui qui bénéficie d’une information exclusive portant sur d’éventuels changement de prix relatifs qui seraient consécutifs à l’application généralisée de l’invention. Un exemple caricatural serait l’inventeur du moulin à eau qui devine que la diffusion de son invention déterminera une augmentation de la valeur des terrains traversés par un cours d’eau. Il lui reste donc à acquérir tous ces terrains, avant de révéler son invention et de la généraliser (Hirshleifer, 1971).
Le coup de grâce ?
12C’est de l’économie expérimentale que semble être venu le coup de grâce ! Les travaux de Meloso et al. (2009), publiés dans Science, ont pour objectif de prouver expérimentalement qu’un mécanisme à la Hirshleifer est supérieur à un mécanisme de brevet pour soutenir l’innovation. C’est à cette contribution que nous souhaitons consacrer la seconde partie de cet article. En effet, on découvre là des travaux passionnants qui s’efforcent de reproduire en laboratoire les conditions et les processus d’innovation pour comparer différents systèmes d’incitation.
L’innovation simulée dans un laboratoire
Les fondements de l’expérience
13Dans cette expérience une alternative à la prise d’un brevet est proposée aux innovateurs. Il s’agit de l’établissement d’un système de marché qui leur permettra d’obtenir une compensation monétaire sans revendiquer la propriété intellectuelle sur la découverte. L’élément clé de l’expérience est d’introduire des marchés pour les items qui peuvent potentiellement devenir des composants cruciaux d’une future découverte. Il s’agit donc d’un marché sur les micro-découvertes intellectuelles qui précèdent l’élaboration de la solution finale. Chacun, durant l’expérience, peut posséder des parts de ces items et les échanger sur un marché anonyme avant que la découverte ne soit effectuée. Ainsi, les agents qui pensent qu’un certain item est probablement un élément clé de la future découverte seront incités à investir dans celui-ci, tandis qu’ils essaieront de vendre leur part d’items dont le potentiel semble moins grand. Les incitations sont indirectes : les innovateurs sont récompensés quand ils sont les premiers à identifier quels items permettront de résoudre un problème important ; la compensation prend ici la forme d’un accroissement du prix des parts sur ces items. Les innovateurs ont en outre une grande incitation à révéler leur découverte pour que le prix des parts s’ajuste en leur faveur le plus rapidement possible. On retrouve ici une version à peine remaniée de l’argument de Hirshleifer exposé auparavant.
14Dans l’article de Science les auteurs prennent l’exemple de la mise au point du béton. Celui-ci est fait de différents éléments tels que le gypse, l’eau, la chaux, etc. On a pu observer depuis fort longtemps que l’addition de cendres volcaniques rendait le béton beaucoup plus durable et étanche. Avec un système de brevet, l’inventeur de ce nouveau béton aurait reçu un droit de monopole pour profiter de son invention. Dans un système fondé sur un marché, toutes les personnes qui auraient découvert les propriétés additives de la cendre volcanique dans le cas du béton pourraient acquérir des parts dont la valeur se serait accrue avec le prix des cendres volcaniques. Après l’annonce de la découverte (que l’inventeur s’empresserait de faire), la demande pour la cendre volcanique augmenterait au fur et à mesure que son usage en tant que nouvel additif se répandrait, et donc le prix des cendres volcaniques s’envolerait. Les inventeurs seront donc récompensés indirectement pour leur découverte, grâce à l’accroissement de la valeur des parts qu’ils auraient acquises auparavant sur le composant essentiel.
15Alors que dans un système de brevet, seul le vainqueur est récompensé et celui-ci a la possibilité de vendre son produit à un prix de monopole, on ne retrouve aucun de ces défauts dans le système fondé sur un marché.
L’expérience elle-même
16Dans l’expérience, les auteurs utilisent le problème de la musette comme représentation type d’un processus de découverte intellectuelle. Les participants à l’expérience doivent remplir un container avec 10 à 12 items ; les containers ont une contrainte de poids : ce qui signifie que, en règle générale, tous les items ne sont pas adaptés ; chaque item a une valeur spécifique ; l’objectif est de maximiser la valeur totale des items qui peuvent entrer dans le container. Les expérimentateurs proposent 8 variations du problème, qui se distinguent selon le degré de difficulté. Dans le contexte du système de brevet, le premier à découvrir la solution optimale est récompensé par une somme d’argent (66$). Dans ce contexte, la découverte est immédiatement annoncée publiquement ; mais la nature de la solution n’est pas révélée si bien que les autres participants peuvent continuer à chercher durant un certain temps. Cependant seul le premier inventeur est récompensé. Dans l’autre contexte, chaque participant reçoit un nombre égal de parts pour chaque item du problème, ainsi que des liquidités. Ils peuvent échanger ces parts sur une plate-forme électronique anonyme durant une période de temps prédéfinie. Le temps alloué au déroulement de l’expérience est le double de celui accordé dans le premier contexte car les individus ont ici à accomplir deux tâches : résoudre le problème et échanger leurs parts (pour sécuriser leur futur gain). Les premières transactions sont effectuées après une centaine de secondes. Après la fermeture du marché, chaque part d’un item qui faisait partie de la solution optimale permet de recevoir un dividende de 1$ ; les parts sur les items ne faisant pas partie de la solution optimale restent sans valeur. L’allocation initiale de liquidités est organisée de telle sorte que les dividendes payés au terme de l’expérience (entre 60 et 68$) soient proches de ce qui est accordé au vainqueur dans le système de brevet ; ceci afin que les incitations dans le système de marché soient légèrement atténuées par rapport au premier système. Dans le système de marché, le paiement total est distribué parmi les participants en fonction du nombre de parts sur les items de la solution optimale que chacun détient à la fin de l’expérience. Ainsi, un participant qui est parvenu à la solution du problème obtiendra au maximum la même compensation que le vainqueur dans l’autre système s’il a été capable d’acheter toutes les parts correspondant aux items de la solution et de vendre les autres (une situation très improbable).
17Dans chaque expérience, les participants doivent résoudre 4 variations du problème dans un contexte de brevet et 4 variations dans un contexte de marché.
Résultats
18Il n’y a pas de grande différence dans le fait de trouver la solution correcte. Les deux systèmes sont donc équivalents dans leur capacité à faire émerger la solution optimale par les participants. Cependant, dans le système du marché, un nombre plus important de participants trouvent la solution optimale. L’explication pourrait tenir à ce que dans le système de brevet, seul le premier découvreur est récompensé et l’annonce publique de la découverte décourage les autres de continuer. Dans l’autre système, chacun peut être récompensé. En outre, les échanges de parts sur les items dans le système du marché fournissent des informations qui peuvent faciliter la résolution du problème pour ceux qui n’auraient jamais trouvé la solution optimale sans ces informations. Le système fondé sur un marché de micro-découvertes intellectuelles a donc des vertus informationnelles que l’autre système ne possède pas.
19En conclusion, le système du marché semble supérieur car il permet d’éviter plusieurs désavantages associés à un système fondé sur les brevets : le système du marché est plus juste car chaque personne qui trouve la solution optimale pourra être récompensée ; en outre, il ne crée pas de propriété intellectuelle ni d’exclusion ni de prix de monopole puisque la solution optimale est placée dans le domaine public. Au-delà de toute une série de nuances et de précisions qu’il faut lire attentivement (par exemple l’efficience du système de marché dépend de la volonté des participants à commercer), la conclusion est sans ambiguïté : le système fondé sur un marché de micro-découvertes intellectuelles, qui opère avant que l’invention principale ne soit accomplie, fonctionne mieux que le système fondé sur le brevet pour promouvoir l’innovation.
Simuler l’innovation dans un laboratoire : un projet en question
20Les auteurs ont donc prouvé scientifiquement qu’un système utilisant un marché de micro-découvertes intellectuelles était supérieur au système de brevet. On peut cependant se demander : supérieur en quoi, pour quel type de fonction ? Pour soutenir l’innovation ? Ceci signifierait que ce qui est effectivement reproduit dans le laboratoire est le processus par lequel des individus innovent. Or il n’en est rien. Ce qui est reproduit dans le laboratoire est une approximation tellement lointaine et partielle de l’innovation que les conclusions retirées de l’expérience sont forcément discutables. Il me semble que cette expérience ne prouve absolument pas que le système basé sur un marché de micro-découvertes soit supérieur au système de brevet pour soutenir l’innovation.
21Dès le début de l’article on assimile l’innovation à la résolution d’un problème de découverte intellectuelle, à la découverte d’une solution optimale. Cette assimilation conduit à tenter de déterminer le meilleur mécanisme institutionnel pour optimiser l’allocation de ressources à cette activité sous deux conditions très particulières : 1/ c’est une chasse au trésor (il y a une solution unique, optimale) ; 2/ la résolution du problème intellectuel marque la fin de l’histoire de la genèse de l’innovation. Ces deux conditions ne reflètent évidemment pas la façon dont la plupart des innovations sont engendrées, mises au point et exploitées. Je m’appuierai notamment sur les travaux de Michel Callon pour le démontrer.
L’innovation comme découverte d’une solution optimale
22Un des aspects de la supériorité de la performance du système de marché par rapport au système des brevets est que ce dernier impose une logique de winner take all ; ce qui tendra à décourager la plupart des agents à entrer dans la course puisque la plupart d’entre eux ne tireront aucun bénéfice de leur effort, même dans le cas où ils auraient échoué de peu. Il n’y a pas plus de valeur positive à être deuxième que centième. Un défaut important du système des brevets est donc qu’il rend les gains associés à la découverte indivisibles, une vertu du système du marché est qu’il permet la plupart du temps de répartir ces gains. Le système des brevets est donc injuste et non incitatif. Cependant, ce défaut ne vaut que si, dans un contexte de recherche d’innovation, il n’y aurait effectivement qu’une solution optimale, un seul point d’arrivée. S’il y a beaucoup de solutions et donc beaucoup d’inventeurs potentiels, l’attaque contre un système qui ne permet pas de répartir les gains est sérieusement affaiblie. Or tous les travaux empiriques montrent que dans la plupart des cas, on se trouve dans un contexte de course où les points d’arrivée sont multiples et dans lequel les firmes en concurrence peuvent découvrir un très grand nombre de trésors différents. Cockburn et Henderson (1995), qui ont étudié de façon très approfondie les courses au brevet dans le cas des découvertes de médicaments, montrent que lorsque les firmes sont en concurrence pour la découverte d’un certain type de médicaments, les meilleures finiront toutes par découvrir quelque chose… mais quelque chose de particulier. Chacune découvrira une molécule ayant des effets thérapeutiques différents mais significatifs et chacune recevra un brevet. Donc, s’il est vrai que seul le vainqueur est récompensé par un brevet, il est très rare que la course à l’innovation se résume à une course de vélo avec un point d’arrivée défini ex ante et un vainqueur unique. Les firmes anticipent la possibilité qu’il y ait plusieurs vainqueurs (plusieurs choses à découvrir) et ne sont donc pas découragées par la menace du winner take all. Dans le monde expérimental créé par nos économistes, il est évident que le système de brevet est inférieur dans la mesure où la découverte est unique et où le principe du brevet rend les gains associés à celle-ci indivisibles alors que le système du marché permet la division de ces gains entre les plus méritants ; mais dans le monde réel, cet argument est moins fort car, même dans un domaine d’exploration bien circonscrit, il y a beaucoup de découvertes à faire.
La découverte intellectuelle comme fin de l’histoire de l’innovation
23Dans le monde expérimental conçu par nos économistes, le fait de découvrir la solution optimale marque la fin de l’histoire de la genèse de l’innovation. Or, nous le savons bien, et cela notamment grâce aux travaux de Michel Callon et de ses co-auteurs, ce processus de découverte intellectuelle ne constitue qu’une petite partie de l’innovation ; certains contesteront même qu’il en fasse partie. Nous savons aussi que ce que le système de brevet s’efforce de sécuriser n’est pas l’investissement qui permet l’accomplissement de ce processus de découverte intellectuelle mais bien l’investissement qui va permettre la traduction de cette découverte intellectuelle en nouveau produit ou procédé. Or, cette phase-là n’est pas reproduite dans l’expérimentation ; on évalue donc les performances du système de brevet en lui confiant des tâches dans le laboratoire qui ne sont effectivement pas les siennes dans le monde réel ! Je me souviens de l’exemple du jeu de scrabble, proposé par Callon et Latour (1986), qui nous montre exactement ce dont ne traite pas l’expérience ici décrite : elle ne traite pas d’innovation ! Certes, dans un scrabble, trouver une combinaison de lettres pour faire le mot le plus long possible fait partie du jeu mais là n’est pas l’essentiel. Le problème principal est bien d’insérer cette combinaison sur le plateau. C’est alors que l’innovateur s’aperçoit qu’il n’y a aucun espace pour le mot tel qu’il a été créé sur le chevalet. En outre, on ne peut l’accrocher nulle part. En définitive, le mot magnifique issu du processus de découverte ne convient pas ; la solution élégante devra être changée, tordue et réduite pour pouvoir être mise sur le jeu, en exploitant aussi les cases comptant double ou triple. C’est ce qu’englobent en somme les processus et les coûts post-invention ; ceux qui ne seront supportés que si une certaine sécurité économique est créée pour les investissements permettant d’aller de l’idée au produit ; ce que le brevet peut offrir ; ce qui n’est pas reproduit dans l’expérience.
24D’ailleurs, pour nos économistes expérimentaux, un glissement sémantique est significatif. Dans leur langage, « prize system » et « patent system » sont des équivalents. Or, tandis qu’un prix peut effectivement être utilisé pour inciter à la découverte intellectuelle (le gouvernement s’occupant ensuite de développer les applications et d’exploiter commercialement la découverte), le système de brevet produit une organisation industrielle (une forme de monopole) qui vise un autre objectif que la seule découverte intellectuelle ; celui d’offrir à l’agent économique une certaine économie de l’innovation dans laquelle les coûts irréversibles qu’il doit engager pour développer les applications, nouer des alliances et commercialiser l’innovation, aient quelque chance d’être couverts. Or, si le principe du marché des micro-découvertes intellectuelles peut éventuellement permettre aux inventeurs de retirer un bénéfice de leur effort et ingéniosité, ses vertus s’arrêtent à l’instant même de la découverte finale puisque l’essence de ce système est de placer alors cette découverte dans le domaine public (pour accélérer l’accroissement des prix des biens correspondant aux items essentiels). Dès que la découverte est placée dans le domaine public, aucun entrepreneur privé ne souhaitera plus assumer les coûts de son développement ; or c’est là, d’une certaine façon, que l’activité d’innovation commence. Nos expérimentateurs n’ont pas vu, faute d’une représentation adéquate de l’innovation, que la performance d’un système de marché sur les micro-découvertes s’arrête au moment précis où le travail d’innovation commence !
Conclusion
- 1 Un numéro spécial de la Revue d’économie industrielle sur l’économie de la science, dirigé en comm (...)
25J’ai rédigé cet article en hommage à une certaine sociologie de l’innovation ; laquelle, au delà de son propre programme de recherche et des résultats obtenus, a aidé l’économie de l’innovation à progresser. Elle a contribué à cela en obligeant notamment les économistes à mieux observer les phénomènes qu’ils étudiaient. Grâce à une certaine proximité physique et intellectuelle, à certains moments et dans certains lieux, nos deux disciplines ont su s’interpeller, échanger, se défier aussi ; ce dialogue engendrant des avancées dans nos connaissances respectives de la dynamique de la science et de l’innovation qui, pour les économistes au moins, ont été significatives. Michel Callon fut sans doute le premier à entamer ce dialogue et la qualité et l’intensité des débats qu’il avait initiés entre les deux disciplines en France n’a, me semble-t-il, pas eu d’équivalent ailleurs1. Grâce lui en soit rendue ! L’article que je termine maintenant montre, certes, que son message n’a pas touché toutes les tribus d’économistes ; cependant, il a indiscutablement porté en influençant le groupe de ceux qui travaillent sur l’innovation.
Bibliographie
Références
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Notes
1 Un numéro spécial de la Revue d’économie industrielle sur l’économie de la science, dirigé en commun (Callon & Foray, 1997), ainsi que deux ouvrages (Callon et al., 1999 ; Foray & Mairesse, 1999), attestent de la vivacité de ce dialogue vers la fin des années 1990, notamment à Paris.
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