« Si les sciences sociales peuvent donner prise à l’idéologie, même lorsqu’elles s’attachent à suivre un cours normal, cela est dû à deux raisons. La première, commune aux sciences de la nature et aux sciences sociales, est qu’elles proposent par la force des choses des images de la réalité qui s’écartent de la réalité. L’autre est propre aux secondes : elle réside dans ce qu’on peut appeler leur exotérisme ».
Raymond Boudon, L’Idéologie, ou l’origine des idées reçues (1986)

La fin de l’histoire ?

1Enthousiasme débordant et liesse pour les uns, désarroi et profonde amertume pour les autres : c’était dimanche soir, dans les rues de Paris et d’ailleurs, l’habituel spectacle des soirs de second tour d’élection présidentielle – ou de finale de la Coupe du monde de football. À la télévision, en revanche, les images étaient nettement plus inattendues : on voyait un grand enthousiasme se manifester aussi du côté de la candidate socialiste pourtant assez nettement battue, tandis que, une fois n’est pas coutume, les vainqueurs faisaient des efforts, visiblement surhumains pour certains d’entre eux, pour ne pas paraître trop « arrogants » ou « triomphateurs », et se montrer suffisamment « généreux » et « rassembleurs », selon les consignes expressément données par leur leader.

2Voilà qui en dit long sur le professionnalisme de nos hommes et femmes politiques et sur leur capacité à ce que Goffman appelle « la maîtrise des impressions ». Car ce n’est pas parce que le couperet des résultats de l’élection est tombé que le monde s’arrête et que les stratégies électorales doivent cesser net. Seul Lionel Jospin a pu paraître le penser en 2002. Cette fois, au contraire, il est apparu vital aux yeux de Ségolène Royal – comme à ceux de François Bayrou quinze jours plus tôt – de ne pas faire figure de battue et de rester « combative », pour avoir une chance de mobiliser ses troupes pour les législatives. De même est-il apparu crucial à Nicolas Sarkozy, pour les mêmes raisons, de ne pas sembler trop jubiler et de se montrer, autant que possible, « modeste » et « concentré » en vue de la « tâche immense » qui s’annonce et pour la réalisation de laquelle l’obtention d’une très large majorité parlementaire fait figure de nécessité technique.

3Nouvelle réconfortante donc : la politique continue. Cette vilaine « politique politicienne », si souvent décriée et si nécessaire pourtant, si utile à la communauté politique, si injustement opposée à la soi-disant politique « noble »1.

4Comme l’a écrit le philosophe Claude Lefort :

« Tant que l’aventure démocratique se poursuit et que les termes de la contradiction se déplacent, le sens de ce qui advient demeure en suspens. La démocratie se révèle ainsi la société historique par excellence, société qui, dans sa forme, accueille et préserve l’indétermination, en contraste remarquable avec le totalitarisme qui, s’édifiant sous le signe de la création de l’homme nouveau, s’agence en réalité contre cette indétermination, prétend détenir la loi de son organisation et de son développement, se dessine secrètement dans le monde moderne comme société sans histoire ».

5De ce point de vue, il est au moins une phrase prononcée dimanche soir place de la Concorde par notre nouveau Président de la République qui peut faire consensus, y compris chez ses plus farouches adversaires : « Le mot “fatalité” ne fait pas partie de mon vocabulaire ». C’est suggérer que le sarkozysme lui-même n’est pas une fatalité et qu’il revient à chacun, dans notre démocratie, de changer le cours de l’histoire à venir, c’est-à-dire de préserver l’indétermination dans nos futurs rapports sociaux, « en contraste remarquable avec le totalitarisme » selon l’expression de Lefort. Un totalitarisme dont le propre est de naturaliser l’histoire sous forme de lois absolues, de fin « obligée » ou de hiérarchie « naturelle », de sorte que les sciences sociales – dans leur version authentique – pourraient être définies comme le mode de pensée le plus contraire à l’idéologie totalitaire.

68 mai 2007

Références

• Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, tome 1, Paris, Minuit, 1973
• Claude Lefort, Essais sur le politique (xix^e-xx^e siècles), Paris, Le Seuil, 1986.

Militantisme et sciences sociales

7L’Histoire avec un grand H n’a pas de fin, tant du moins que nous serons suffisamment nombreux à y veiller. La petite histoire de ce blog, en revanche, en a bien une : conformément aux buts qu’il se fixait, puisque la campagne présidentielle 2007 vient de s’achever, ce présent article est le dernier que je publierai ici. Qu’il me soit permis, à cette occasion, de remercier fraternellement (pour reprendre un concept républicain) toutes celles et tous ceux qui ont participé à l’« intellectuel collectif » que fut ce blog éphémère, en le lisant régulièrement et parfois en alimentant la discussion qui s’y déployait par leurs commentaires. Je le dédie à ses plus fidèles visiteurs et commentateurs et au-delà, à tous les amoureux des sciences sociales.

8PS : on m’a quelque fois reproché ici – et ces reproches vinrent même parfois du milieu des sociologues professionnels – de ne pas m’être davantage engagé politiquement, c’est-à-dire, pour parler clairement, de ne pas avoir fait de ce blog la machine anti-Sarkozyste qu’il aurait fallu qu’il soit. C’est n’avoir pas compris en quoi ce blog fut hautement militant. Pas le genre de militantisme qui consiste, pour peu que l’on bénéficie du statut symboliquement privilégié d’universitaire ou de chercheur, à ériger ses croyances privées en vérités publiques, censées être d’autant plus indiscutables par les citoyens ordinaires qu’elles se présentent – ce qui est une tromperie – comme fondées sur la science. à dire vrai, le militantisme dont il s’est agi ici, était beaucoup moins politiquement correct. Il a consisté, à la petite échelle de ce blog, à essayer de promouvoir la place des sciences sociales dans le débat public. Il a consisté, en d’autres termes, à essayer de suggérer, avec souvent beaucoup trop de maladresse, en quoi ces sciences peuvent avoir quelque intérêt pour l’appréhension « à chaud » de ce qui nous arrive collectivement. (Une appréhension qu’on ne saurait confondre avec une enquête en sciences sociales, dont les moyens et la temporalité diffèrent du tout au tout !). Ce militantisme-là a visé à signaler des modes de raisonnement qui ne sont pas ceux auxquels nous recourons le plus spontanément dans la vie ordinaire – par exemple, quand nous réagissons à un événement politique qui nous affecte. Il a aussi visé à mentionner, parfois, des travaux scientifiques reconnus – d’où le respect ici manifesté pour les classiques de la sociologie les plus passés de mode –, dans l’espoir de donner peut-être aux lecteurs l’envie de les lire ou de les relire, et ainsi d’en faire quelque chose par eux-mêmes et pour eux-mêmes.

9Que ce genre de militantisme-là soit vain et que les sciences sociales, en ce qui les distingue du militantisme politique, soit un projet aujourd’hui dépassé et devenu sans utilité civique, voilà qui est fort possible. Que des sociologues professionnels eux-mêmes n’y croient plus, cela montre leur maturité et leur modernité. Cependant, nous sommes encore quelques uns, c’est là notre malheur et notre inaptitude à la vie contemporaine, à continuer à y croire.

108 mai 2007

Références

• Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, La Découverte, 2003 [1919].
• Cyril Lemieux, La Sociologie sur le vif, Paris, Presses des Mines, 2010.