Un président élu par les médias ?
|Deuxième partie. Jours d’élection
Chapitre 11. Le débat de l’entre-deux-tours
Texte intégral
« Depuis que la solidarité étroite et naïve des organisations primitives a cédé la place au décentrement, qui fut le résultat immédiat de l’élargissement quantitatif des cercles sociaux, il semble que les efforts des hommes en direction des autres, l’adaptation des uns aux autres, ne sont possibles qu’au prix de la concurrence, c’est-à-dire en luttant à la fois pour éliminer un rival et pour séduire un tiers. […] Il semble que bon nombre d’intérêts, qui maintiennent finalement la cohésion sociale de chaînon en chaînon, ne sont vivants que si la lutte concurrentielle est assez désespérée et assez violente pour les imposer au sujet ».
Georg Simmel, Le Conflit (1908)
Le triomphe de la civilisation ?
1On se souvient qu’en 1994, le journaliste Paul Amar s’était attiré de sévères critiques après avoir offert à Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie, dont il s’apprêtait à animer le débat télévisé, des gants de boxe. Les deux duellistes eux-mêmes s’étaient offusqués de ce geste qu’ils jugèrent « déplacé » et « scandaleux ». Quoiqu’il en soit, l’épisode nous en dit long sur la tension centrale au cœur de tout duel télévisé qui risque fort d’être à l’œuvre, ce soir encore, dans les échanges qui vont opposer Nicolas Sarkozy et Ségolène Royal.
2D’un côté, que les compétiteurs sachent manifester un minimum d’agressivité l’un vis-à-vis de l’autre est une attente très forte non seulement parmi les journalistes comme Paul Amar mais encore parmi les militants et beaucoup de membres du public. Il suffit en effet que les agressions rituelles se fassent rares entre débatteurs, et le débat sera facilement jugé « terne », « soporifique », « ennuyeux », « trop policé ». Tel fut le cas en 1995 entre Lionel Jospin et Jacques Chirac. Ainsi, en allumant notre télévision ce soir, beaucoup d’entre nous espérerons assister à une « passe d’armes » mémorable, à un « moment fort » où des formules tranchantes comme des poignards, et des mots qui « tuent » (« Vous n’avez pas le monopole du cœur », « Vous êtes l’homme du passif », « Mais vous avez parfaitement raison, monsieur le Premier ministre », etc.) frapperont juste, « riveront le clou », « terrasseront », « feront plier un genou à terre ». L’idéal télégénique, de ce point de vue, sera effectivement le knockout : Amar avait raison sur ce point.
3D’un autre côté cependant – et c’est ce qui autorise à parler de tension –, il est attendu dans ce type de débat que l’agressivité reste maîtrisée et la violence contenue, de sorte que les attitudes manifestées demeurent empreintes d’une parcelle minimale de la dignité et de l’élévation de vue qu’exige la fonction présidentielle briguée. Qu’un duelliste ne parvienne plus à porter ses attaques dans une forme civile, qu’il se laisse aller à trop de brutalité verbale, qu’il tape « sous la ceinture » (par exemple, en s’en prenant à des caractéristiques physiques ou biographiques de l’adversaire), qu’il ne respecte pas les règles de l’argumentation (en coupant sans cesse la parole et en semblant ne pas prêter attention à ce que son vis-à-vis a à dire) ou qu’il s’énerve trop vite devant les « chiffons rouges » agités sous ses yeux, et il sera facilement jugé comme trop méprisant, trop arrogant ou comme « perdant ses moyens », sinon « la face ». C’est là, au fond, que résida l’erreur de Paul Amar en 1994 : avoir gravement sous-estimé, à travers une assimilation trop directe entre débat télévisé et combat de boxe, la très grande importance qu’attachent les débatteurs comme le public, à l’euphémisation de la violence.
4On songe à Norbert Elias et à la façon, notamment, dont il a analysé, avec son collègue Eric Dunning, le phénomène du sport moderne. Il y voit un espace dans lequel des dispositifs autorisent, en l’organisant socialement, l’expression libératrice de nos pulsions agressives – pulsions que la plupart du temps, nous sommes amenés à contrôler, processus de civilisation (c’est-à-dire aussi : de monopolisation de la violence physique légitime par l’état) oblige. Comme le montre Elias, même cet espace de défoulement est soumis au processus de civilisation dont il semble, pourtant, prendre le contre-pied. Les sports modernes, depuis leur naissance à la fin du xixe siècle, n’ont en effet cessé d’évoluer dans le sens d’une codification et d’une réglementation toujours plus poussées, qui interdisent de plus en plus drastiquement les coups dont on juge qu’ils attentent à l’égalité stricte entre concurrents ou qu’ils encouragent, dans les sports de combat et de contact notamment, un usage sauvage et incontrôlé de la violence.
5En somme, le débat de ce soir va être, lui aussi, un grand moment de civilisation au sens d’Elias. La violence y sera certes présente, parce que voulue et attendue par le principe de l’affrontement public, mais elle sera, en un sens, méconnaissable car maîtrisée et euphémisée à l’extrême. Comme dans le sport moderne, de nombreux dispositifs techniques et réglementaires – chronométrage précis des temps de parole, présence d’arbitres-journalistes, interdiction des « plans de coupe » et autres prises de vue « déloyales »… – aideront les deux compétiteurs à maintenir leur lutte dans une forme civile et réglée, en les obligeant en particulier à laisser l’autre s’exprimer, à ne pas l’invectiver et à argumenter « en toute généralité » plutôt qu’à s’en prendre à sa personne. Pour les deux duellistes, une première façon de perdre ce débat sera, par conséquent, de ne pas avoir suffisamment libéré ses pulsions agressives, de ne pas « y être allé à fond » (par exemple, en se laissant « marcher dessus » sans rien dire ou en ne profitant pas d’un moment de faiblesse de l’adversaire). Mais une seconde façon de perdre, plus efficace encore, sera d’avoir trop libéré ses pulsions et surtout, de ne pas les avoir libérées en respectant minimalement les formes requises par tout affrontement civilisé. C’est aussi pourquoi l’essentiel du jeu va consister à faire chuter l’autre en dehors du cadre de la maîtrise de soi.
62 mai 2007
Références
- Norbert Elias, Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, Paris, Fayard, 1994 [1986].
- Noël Nel, À fleurets mouchetés. Vingt-cinq ans de débat télévisé, Paris, La Documentation française, 1988.
Le débat Sarkozy-Royal ne fait que commencer
7Qui a gagné ? Qui a perdu ? Comme dans tous les débats télévisés de l’entre-deux tours des élections présidentielles, depuis qu’ils existent, les avis étaient fort partagés hier soir au moment où l’émission s’acheva. Même en 1974, l’idée selon laquelle François Mitterrand avait perdu face à Valéry Giscard d’Estaing ne s’imposa pas immédiatement. De même, en 1981 et en 1988, l’idée selon laquelle il avait eu le dessus face au même VGE puis à Jacques Chirac mit quelque temps à devenir évidente pour tout le monde. Pourtant, qui, aujourd’hui, viendrait la contester ?
8Voilà qui souligne le rôle crucial que vont jouer, cette fois encore, les verdicts journalistiques dans la dotation à l’événement auquel nous avons assisté hier soir, d’une intelligibilité et d’une inscription mémorielle que, par définition, il ne comportait pas lui-même. C’est ainsi que, dès l’émission terminée, médias audiovisuels et gazettes ont produit un gigantesque effort collectif de mise en jugement de ce qui venait de se passer, faisant émerger de manière non concertée la structure de pertinence de l’évènement, cherchant à déterminer sa signification, à évaluer sa portée et à dire, en somme, ce qui s’était réellement passé, ce qu’il faut en penser, ce qu’il faut en retenir, et ce que l’Histoire en retiendra.
- 1 Voir, sur cette question, « La mort de Jean Baudrillard n’a pas eu lieu », (p. 99-100).
9Comme l’a montré Paul Ricoeur – un des rares philosophes à s’être sérieusement intéressé aux contraintes du métier d’historien –, tout événement passé qui réussit à nous parvenir, est indissociable de sa mise en récit, de sorte qu’imaginer qu’il donnerait de lui-même, au moment où il s’est produit, son interprétation, c’est ne pas voir l’immense travail herméneutique qu’il réclame pour se tenir devant nous comme événement. Cette thèse n’a rien de constructiviste : l’événement n’est pas entièrement « construit » par ses commentaires et ses récits1, puisqu’il a bien eu lieu avant même qu’on ne le raconte, c’est-à-dire qu’on n’en transmette la mémoire et qu’on en tire une morale édifiante. Cette thèse dit simplement l’exigence de penser que le débat d’hier soir (par exemple) ne nous a pas donné de lui-même sa signification et elle nous incite, de ce fait, à considérer que cette signification est en train d’être produite maintenant, en particulier grâce aux multiples récits et jugements produits par les journalistes et par ceux à qui ils donnent la parole.
- 2 Voir « Les limites de l’hypnose » (p. 23-24).
10La suite du scénario est prévisible. Prochain moment décisif : le résultat de l’élection, au soir de dimanche prochain. Si Nicolas Sarkozy est élu, la thèse selon laquelle il a « bien joué » lors du débat d’hier sera accréditée rétrospectivement. (De la même façon que le 12 juillet 1998, grâce à la victoire de son équipe en finale de la Coupe du monde de football, Aimé Jacquet fut déclaré avoir fait les bons choix au cours de la phase préparatoire de cette épreuve, y compris par le journal L’équipe qui n’avait pourtant cessé de les vilipender). Si Ségolène Royal devient Présidente de la République dimanche, l’effet d’accréditation rétrospective sera sans doute encore amplifié : on nous expliquera que c’est grâce à ce débat que la candidate socialiste, en retard dans les sondages, a réussi à renverser la vapeur auprès de l’électorat. Publicitaires, conseillers en communication et journalistes glorifieront, une fois de plus, l’influence de la télévision sur le vote – que toutes les études empiriques tendent pourtant à relativiser2.
11Étape suivante : dans cinq ans, ou peut-être avant, lorsque l’entre-deux tours d’une nouvelle élection présidentielle arrivera, les télévisions rediffuseront, grâce à l’INA, les images d’hier soir, où nous redécouvrirons les visages déjà un peu oubliés de PPDA et d’Arlette Chabot et surtout, quelques instants-clefs – des sortes de raccourcis – qui seront censés fixer pour la postérité « ce qui s’était passé » ce soir-là. à coup sûr, auront été retenus les moments les plus « forts », au premier chef la « saine colère » de la candidate socialiste, même s’ils ne sont pas forcément les plus représentatifs de l’ensemble des deux heures quarante de débat.
12Dernière étape : nous aurons besoin, dès lors, pour comprendre ce qui s’est réellement passé hier soir (si cela nous intéresse), d’historiens, c’est-à-dire de chercheurs en sciences sociales aptes à comprendre un fait du passé sans se laisser piéger par les raccourcis simplificateurs et mythificateurs grâce auxquels sa mémoire se sera inscrite et nous sera parvenue. Nous pourrons mesurer une fois de plus, alors, que si les journalistes sont utiles pour attribuer à des évènements des significations qu’ils n’ont pas par eux-mêmes et ainsi les fixer dans des récits stabilisés qui se transmettent aux futures générations, les chercheurs en sciences sociales n’en sont pas moins irremplaçables pour reconstituer l’espace ouvert et conflictuel des significations qui entouraient l’évènement lorsqu’il survint et ainsi, pour rouvrir les débats qui ne font plus débat.
133 mai 2007
Références
- Patrick Champagne, « Qui a gagné ? Analyse interne et analyse externe des débats politiques à la télévision », Mots. Les langages du politique, n°20, 1989, p. 5-21
- Paul Ricœur, Temps et récit, tomes, Paris, Le Seuil, 1985.
Notes
1 Voir, sur cette question, « La mort de Jean Baudrillard n’a pas eu lieu », (p. 99-100).
2 Voir « Les limites de l’hypnose » (p. 23-24).
© Presses des Mines, 2010