« Ce sont les journalistes de grande notoriété qui sont obligés de faire face à des exigences particulièrement cruelles pour leur personne. Car ce n’est pas une petite affaire que de fréquenter les salons des puissants de la terre, apparemment sur un pied d’égalité, d’être en général et même souvent adulé, parce que l’on vous craint, et d’avoir en même temps parfaitement conscience que dès que l’on aura franchi le seuil de la porte, votre hôte sera peut-être obligé de se justifier devant ses invités de fréquenter les “morveux de la presse” ».
Max Weber, Le Savant et le politique (1919)

Qu’est-ce qui a gaffé avec Chirac ?

1Le Président Chirac expliquant récemment à des journalistes américains que le problème de la bombe iranienne est peut-être moins la bombe elle-même que les risques de prolifération qu’elle engendrerait, et Ségolène Royal confessant à un journaliste canadien son attachement à l’idée d’un Québec souverain, ont commis ce faisant, nous dit-on, des « bourdes » et des « gaffes ». Mais que faut-il entendre par là ? Qu’est-ce au juste qu’une gaffe politique ? D’aucuns semblent estimer qu’il s’agit d’une maladresse sur le contenu politique de ce qui est dit. Mais il semble beaucoup plus juste d’y voir une mauvaise appréciation, de la part de l’orateur, de la situation d’énonciation où il se trouve. Soit quelques exemples anciens :

« Aux législatives de 1986, François Léotard offre une place dans sa voiture à une journaliste de Libération. Il a “la crève”, il en a “plein les bottes” et se met à “déconner” avec son ami Philippe Vasseur. Il chante, paraît-il, l’Ave Maria en arabe, avoue que l’affection d’une seule femme ne lui suffit pas et autres gaudrioles. Le lendemain, il s’étrangle de fureur en lisant ses propos retranscrits dans Libé. Il s’estime piégé. Depuis, la journaliste n’est plus en odeur de sainteté » (L’événement du Jeudi du 11 février 1988).

2Ou bien encore :

« Mme Edith Cresson a dû s’expliquer, mardi 18 juin, au micro d’Europe 1, sur les propos qui lui sont prêtés par l’Observer du 16 juin et selon lesquels elle estimerait que 25 % des Américains, des Britanniques et des Allemands sont homosexuels [...] Le Premier Ministre a affirmé à propos de cette “soi-disant interview” qui met en émoi la presse britannique: “Je ne me souviens pas très bien de cette conversation si elle a eu lieu”. Mme Cresson a observé que cette éventuelle conversation aurait eu lieu en 1987, à un moment où elle n’était pas ministre. Tout en précisant qu’elle “aime beaucoup l’Angleterre”, Mme Cresson s’est étonnée que cette interview “sorte d’un tiroir” quatre ans après, jugeant le “procédé pas très fair play” » (Le Monde du 19 juin 1991).

3Ou encore :

« Au cours de la soirée du second tour, TF1 avait laissé ouverts en permanence les micros et les caméras enregistrant les hommes politiques, à leur insu évidemment. Le subterfuge nous valut d’entendre distinctement Jack Lang, attendant de passer à l’antenne, prier une de ses collaboratrices d’aller appeler sa femme Monique “pour qu’elle demande immédiatement à Kouchner de dire un petit mot sur moi, un homme original qui a réussi à se faire élire dans un département traditionnel”. Le procédé pouvait apparaître moralement des plus surprenants, mais était-il encore bien l’heure de parler de morale ? » (Le Monde du 10 avril 1993).

4Dans ces trois cas, la gaffe pointe vers le fait que les interactions entre hommes politiques et journalistes se jouent sur plusieurs scènes dont le degré de publicité varie. Certains propos et certaines attitudes (Léotard riant des Arabes, Cresson stigmatisant les homosexuels, Lang manipulant le public) ne résistent pas à l’épreuve d’être rendus publics car ils affectent un tiers. Ils peuvent, en revanche, fort bien être jugés adaptés et convenables – plaisants par exemple, ou déployant une analyse politique particulièrement réaliste – dans des situations dont le degré de publicité est plus faible : conversation privée autour d’un déjeuner, discussion à bâtons rompus, brainstorming à visée stratégique, etc.

5Ainsi en va-t-il pour la gaffe de Chirac : ce qu’il dit de la possession de la bombe par l’Iran est ce qui se dit, et ce qui peut être dit, entre hommes de pouvoir et spécialistes de géopolitique dans des arènes non publiques. Son erreur n’a pas résidé dans son jugement sur la bombe iranienne mais dans son jugement sur le degré de publicité de la situation où il s’exprimait : des journalistes de l’International Herald Tribune et du New York Times faisaient partie du petit comité. Or, on sait que de manière générale, les journalistes anglo-saxons sont beaucoup moins enclins que leurs confrères français à enclencher tacitement la règle du off et plus prompts à publiciser les situations où les hommes politiques se sont aventurés à parler librement.

6Le problème est que l’existence de situations à faible degré de publicité est une nécessité de la pratique dans les relations journalistes/hommes politiques. Or, ces situations où prévaut une certaine intimité, soit sur le mode plaisant (blagues douteuses, moments de détente), soit sur le mode de l’évaluation réaliste des situations (évocation sans ambages de calculs stratégiques, propos « réalistes », voire cyniques) sont un inépuisable réservoir pour les journalistes qui veulent dénoncer des soi-disant « gaffes » : il leur suffit de transférer en public de tels propos qui ont été tenus dans des contextes d’énonciation non publics ou moins publics. C’est pourquoi aucun homme politique, quel que soit son degré de maîtrise et sa compétence interactionnelle, n’est jamais à l’abri d’une gaffe. Il suffit que certains de ses propos privés soit obligeamment rendus publics par les médias pour faire de lui un « gaffeur »1.

7La vraie question est donc de savoir si ceux des membres du public que ces problèmes de gaffes intéressent et/ou indignent, sont capables d’admettre la légitimité dans le travail politique de l’existence d’espaces de moindre publicité. Sommes-nous aptes à épouser une vision plus complexe mais aussi plus réaliste du travail politique que celle qui consiste à s’imaginer que les hommes politiques devraient en privé tenir le même genre de propos qu’ils tiennent en public ? Notons que ce n’est pas une exigence que nous nous imposons à nous-mêmes dans la vie quotidienne.

8Si l’on admet qu’il est normal que les hommes politiques puissent dire, en privé, des choses qu’ils ne diraient pas en public, la divulgation au public de tels propos privés ne devrait plus être un motif de si grande stupéfaction. Nous devrions toujours nous attendre à ce qu’existe un décalage entre scène publique et propos privés, et cela ne devrait pas nous surprendre outre mesure, ni nous indigner en tant que tel. Cela n’enlève rien – au contraire ! – au caractère discutable, voire dans certains cas inadmissible, de certains propos privés qui sont rapportés au public. Mais le but ne devrait-il pas être, précisément, de discuter publiquement ces propos discutables, ou dans certains cas, de redire exactement pourquoi ils ne peuvent être admis (y compris en privé !) plutôt que de simplement s’offusquer qu’ils aient été tenus ? Par exemple, pourquoi ne pas discuter publiquement du fait que, comme le dit Jacques Chirac, le problème de la bombe iranienne est peut-être avant tout celui des risques de prolifération qu’elle engendrerait ? Et pourquoi ne pas discuter publiquement de notre attachement à la souveraineté du Québec qu’a exprimé dans un coin de porte à un journaliste qu’elle ne connaissait pas, Ségolène Royal ?

93 février 2007

Références

• Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, tome 1, Paris, Minuit, 1973 [1959].
• Christian Le Bart, « Lois et invariants d’un genre : pour une sociologie des gaffes politiques », in S. Bonnafous, P. Chiron, D. Ducard, C. Lévy (dir.) Argumentation et discours politique : Antiquité grecque et latine, Révolution française,Monde contemporain, Rennes, PUR, 2003.

Journalistes politiques : que ferions-nous à leur place ?

10Cette semaine, deux journalistes politiques du Monde, Philippe Ridet et Isabelle Mandraud, se sont risqués dans les colonnes de leur journal à nous raconter le premier, « Ma vie avec Sarko » (c’était lundi), la seconde, « Ma vie avec Ségo » (mardi). Peut-être Philippe Ridet a-t-il eu envie de se justifier (y compris et d’abord à ses propres yeux) suite à sa participation il y a quinze jours à l’émission « Arrêt sur images » consacrée aux « Reporters en Sarkozie ». De son côté, Isabelle Mandraud mentionne explicitement dans son article le fait d’avoir été présentée, la semaine suivante dans la même émission, comme une des « journalistes amies » de la candidate PS et ce, même si Daniel Schneidermann, souligne-t-elle, précisa : « On pourrait avoir l’impression que Mandraud et Degois [journalistes à France Inter] sont des journalistes conniventes mais leurs articles sont normalement critiques ».

11Ainsi donc, il semble que la critique des journalistes, quand elle est un tant soit peu précise et étayée et ne tombe ni dans l’anathème, ni dans l’injure, ait une réelle portée sur les intéressés. Qu’elle soit capable, autrement dit, de provoquer le souci, de la part des « mis en cause » de se justifier et d’apporter des explications publiques. Articles d’auto-justification donc ? Mais c’est précisément ce qui fait leur force et leur intérêt ! Se situant, et pour cause, à mille lieux des approches pesamment dénonciatrices qui, trop souvent, se satisfont de caricaturer les rapports entre les journalistes et les deux candidats « actuellement en tête dans les sondages » et de nous en livrer une vision finalement peu éclairante, ces deux témoignages nous donnent accès à de tels rapports à travers une approche disons plus compréhensive (au sens sociologique du terme) qui nous permet, in fine, de nous poser une question intéressante : « Que ferions-nous à leur place ? ».

12Oui, que ferions-nous face à un Nicolas Sarkozy qui, comme nous le montre Philippe Ridet, conduit aussi savamment ses interlocuteurs journalistes à tomber dans le piège de la proximité avec les sources et sait tout autant, à d’autres moments, activer vis-à-vis d’eux la menace d’une rupture de coopération ? Que ferions-nous vis-à-vis d’une Ségolène Royal qui « peut être manipulatrice », nous dit Isabelle Mandraud, avec cependant, l’habileté de n’être jamais « familière » ?

13Comme l’a écrit Max Weber, « non seulement “comprendre” ne veut pas dire “pardonner”, mais en général la simple compréhension de la position de l’autre ne nous conduit pas d’elle-même à l’approuver ». Ainsi, ce n’est pas parce que ces deux témoignages nous offrent la possibilité de mieux comprendre comment des journalistes en viennent à se retrouver dans des situations déontologiquement troubles (c’est-à-dire aussi : qui les troublent eux-mêmes du point de vue déontologique) que nous allons mettre en péril notre capacité à dénoncer les manquements à la distanciation professionnelle auxquels de telles situations peuvent les mener. Seulement, mieux nous comprenons les logiques de ces situations, plus nous nous donnons les moyens de convertir nos indignations en une réflexion proprement politique concernant les moyens (démocratiques) d’éviter que des situations si troubles ne se reproduisent.

14Ridet pointe vers un tel travail politique lorsqu’il écrit dans son article que les techniques de communication d’un candidat comme Nicolas Sarkozy ont fait naître en réponse, chez nombre de journalistes, « un nouveau type d’articles politiques où le descriptif du dispositif médiatique équilibre le message ». Il n’est pas certain que cette façon de nous montrer les coulisses du dispositif « équilibre » en quoique ce soit les fautes commises sur la scène (en particulier, l’infraction répétée à la règle de conservation de l’initiative journalistique). Mais le fait est : tout article ou reportage dans lequel les journalistes nous expliquent comment ils travaillent concrètement (comment ils rencontrent des difficultés, comment ils les gèrent, etc.) est la meilleure façon de nous aider, nous membres du public, non seulement à les critiquer plus intelligemment que nous ne sommes tentés de le faire, mais encore à enclencher, entre nous et avec eux, une réflexion sur les meilleures façons d’améliorer le respect qu’ils se doivent et surtout, qu’ils nous doivent, à leurs règles de distanciation professionnelle.

1523 février 2007

Référence

• Max Weber, « Essai sur le sens de la « neutralité axiologique » dans les sciences sociologiques et économiques » in Essais sur la théorie de la science, Paris, Pocket, 1992.

L’art et la manière de domestiquer les journalistes

16Intimidation, séduction, frustration : l’éventail des techniques de pouvoir dont se servent les hommes et femmes politiques pour « domestiquer » les journalistes et obtenir d’eux le résultat qu’ils veulent, est large. De l’intimidation, le Canard Enchaîné de la semaine dernière nous donne un bon exemple :

« La scène, révélatrice des relations entre les médias et le ministre-candidat [Nicolas Sarkozy] se déroule mercredi 24 janvier. Une petite foule de journalistes radio, télé et presse écrite attend Sarko, qui doit arriver d’une minute à l’autre à la réunion de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME). Qui va oser, le premier, poser la question grossière à Sarko sur l’article du Canard, paru le matin même ? On se regarde, on s’interroge gravement, on hésite… Et voilà Sarko qui déboule. Finalement, au milieu de la bousculade, n’écoutant que son courage, c’est une journaliste qui se dévoue. Et elle balance juste, d’une voix hésitante : « On peut vous demander, s’il vous plaît, pour l’enquête sur les proches de Ségolène Royal ? ». La réponse de Sarko est connue : « C’est tellement ridicule, il faut qu’ils gardent leurs nerfs, surtout qu’ils restent calmes… ». Et excusez-moi encore de vous avoir demandé pardon, monsieur le ministre-candidat ! » (Le Canard Enchaîné du 31 janvier 2007).

17L’intimidation consiste à faire comprendre à l’interlocuteur que la coopération risque d’être rompue s’il persiste dans la direction où il s’est engagé. En l’occurrence, le journaliste est invité à anticiper la perte qu’entraînerait, dans sa relation aux candidats et à leur entourage, une attitude trop ouvertement critique de sa part. La crainte de la rupture de coopération se traduira par exemple dans la façon d’interviewer un candidat en prenant soin de ne pas poser d’emblée « la question qui fâche » ou de ne pas se montrer trop insistant dans l’obtention de réponses, notamment en évitant les relances. Au passage, on comprend que plus le candidat est « petit », plus le journaliste peut se sentir autorisé à se montrer critique, mordant ou condescendant à son égard, les effets d’une éventuelle rupture de coopération étant pour lui d’autant plus réduits. Il y a là le principe d’une inégalité de traitement dont les décomptes chronométriques sont par définition incapables de donner la mesure.

18L’anticipation des ruptures joue le plus souvent vis-à-vis de la hiérarchie et des pairs : c’est sa relation avec ses supérieurs et une partie de ses confrères que le journaliste peut mettre en péril en se montrant vis-à-vis de certains candidats plus critique que « nécessaire », et ce sont eux, plus encore que les candidats, qui peuvent avoir un effet intimidant. Dans ce cas, le journaliste peut craindre notamment de se voir reprocher d’avoir trahi par son comportement un parti pris idéologique, c’est-à-dire d’avoir enfreint une règle de neutralité et de distanciation fondamentale (en l’occurrence, celle qui consiste à séparer faits et commentaires).

19Le même numéro du Canard Enchaîné nous donne un bon exemple de la façon dont une autre technique de pouvoir est employée, de la part des hommes politiques : la séduction.

« Lors d’un rendez-vous d’Europe 1, le 28 janvier, le codirecteur de la campagne de Ségolène Royal, Jean-Louis Bianco, s’était permis de moquer les conceptions libérales d’un proche de Nicolas Sarkozy, Franck Tapiro. Dans un chat sur Internet avec la rédaction du magazine Stratégies, le publicitaire de l’UMP estimait qu’il faut « thatchériser la France ». « Ridicule » a jugé Bianco. Réaction immédiate de Jean-Pierre Elkabbach, animateur de l’émission et pédégé d’Europe 1 : « En même temps, Tapiro ce n’est pas notre maître à penser… ». « Notre » ? Blanc à l’antenne. Et brouhaha dans le studio, les invités de Bianco s’étonnant bruyamment de l’aveu de « JPE ». Si Sarkozy cherche un nouveau porte-parole, Elkabbach est dispos… » (Le Canard Enchaîné du 31 janvier 2007).

20Ce récit souligne en quoi la séduction que le personnel politique peut exercer sur certains journalistes (avec les cycles de don et de contre-don qu’elle implique) tend à limiter l’aptitude de ces derniers à honorer, en public, les règles de la distanciation professionnelle – empêchant, en l’occurrence, le PDG d’Europe 1 de respecter à l’antenne un minimum de distanciation énonciative vis du camp politique « ami ». C’est ainsi que des interviewers se trouvent parfois dans l’incapacité de se montrer suffisamment pugnaces vis-à-vis de ceux qui sont devenus des proches et dont ils partagent intimement la vision du monde ; que des dirigeants de chaîne ou de rédaction – dont certains ont bénéficié à des moments-clés de leur carrière d’appuis politiques – en viennent à trouver naturel d’ouvrir à leurs « amis » l’accès aux plateaux TV et de leur donner tous les moyens de mettre en valeur leur message politique ; ou encore, que des reporters, sympathisant avec la personne de certains candidats et trouvant que leurs idées relèvent du « bon sens » ne peuvent plus s’empêcher de le faire sentir dans leur rapport des faits.

21Aux deux grandes techniques de pouvoir – intimidation et séduction – utilisées pour « domestiquer » les journalistes, on peut encore en ajouter une troisième, la frustration, consistant à maintenir l’interlocuteur dans un état d’indécision. Il s’agit, pour l’homme politique, de ne pas fermer complètement aux yeux du journaliste la possibilité d’une relation privilégiée, tout lui en envoyant régulièrement des signaux répulsifs. Cette technique aboutit à différer les réponses données aux sollicitations d’autrui et à conserver vis-à-vis de lui une certaine réserve et un certain mystère. Elle tend dès lors à obliger le journaliste à faire preuve de patience et d’une attitude plus conciliante ou, à défaut, à endosser lui-même la responsabilité d’un éloignement ou d’une rupture. Ainsi, par exemple, lorsqu’un homme politique pratique avec un journaliste la langue de bois, il ne rompt pas purement et simplement la coopération. Cependant, il ne permet pas non plus que s’installent entre eux intimité et réciprocité.

22Trois remarques peuvent être faites au sujet de ces techniques de pouvoir. En premier lieu, il faut souligner qu’elles n’ont rien d’un mécanisme imparable et sont toujours susceptibles d’échouer. C’est ce qui se produit pour peu que le destinataire a de fortes raisons de rester insensible aux raisons qu’on lui donne d’être intimidé, séduit ou frustré. En second lieu, force est d’admettre qu’aucun individu n’a le monopole de l’usage de ces techniques. Ainsi, si les hommes politiques y recourent massivement face aux journalistes, les journalistes ne manquent pas d’y recourir eux aussi face aux hommes politiques. En troisième lieu, on ne saurait cependant négliger que tous les individus sont loin d’avoir les mêmes chances de réussir à atteindre leurs fins lorsqu’ils emploient de telles techniques. Cela s’explique, dans la mesure où les ressources matérielles et positionnelles qu’ils peuvent engager à l’appui de cet emploi, sont très inégalement réparties entre eux.

236 février 2007

Références

• Cyril Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000, en particulier p. 445-450.
• Michael Schudson, avec Elliot King, « Le mythe de la popularité de Reagan », Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 10 n°37, 1997 [1995], p. 97-116.

Comment résister aux sirènes du sarkozysme ?

24Mercredi dernier, Arlette Chabot, en compagnie de Gilles Leclerc, recevait Ségolène Royal pour une émission spéciale d’« À vous de juger ». La directrice de l’information de France 2 ne fut pas avare en interruptions, demandes pressantes, commentaires avant ou après les réponses fournies. Un style d’interview que d’aucuns jugeront assez pénible tant il peut donner au public l’impression que les rôles se trouvent régulièrement inversés et que la candidate, celle qui a « des idées pour la France », c’est la journaliste plutôt que l’invitée. Enfin, pour clore l’émission, un lapsus : Arlette Chabot demanda à Mme Royal si celle-ci « n’appréhendait » pas trop le débat du 2 mai prochain avec Nicolas Sarkozy, avant de se reprendre : « Je veux dire, comment appréhendez-vous ce débat ? La prise, et non pas la crainte ».

25Jeudi soir, la même Arlette Chabot, toujours en compagnie du même Gilles Leclerc, recevait Nicolas Sarkozy dans le cadre de la même émission. Il y eut des interruptions, mais bien moins fréquentes. Il y eut des demandes pressantes mais bien moins nombreuses. Il y eut des commentaires avant ou après les réponses fournies mais très peu. Il y eut des acquiescements à ce qui était dit. Il n’y eut pas de question finale sur une éventuelle « appréhension » ou « crainte ». Un style d’interview que d’aucuns jugeront assez énervant tant il peut donner l’impression que la journaliste abandonne soudain le rôle de la sévère examinatrice scolaire pour celui du passe-plat.

26Pour expliquer cette différence de traitement, une première explication, assez simple, vient à l’esprit : le cœur d’Arlette Chabot bat à droite (puisqu’il faut bien, en effet, qu’il batte quelque part). Pourtant, il n’y a pas ici, véritablement, de vidéo qui trahirait une quelconque allégeance comme ce fut le cas avec Alain Duhamel – à qui Mme Chabot demanda à cette occasion de se retirer de l’antenne2. Les détracteurs se contentent d’un faisceau d’indices convergents : « En novembre dernier, elle organise un vrai “sarkothon”: près de trois heures programmées juste avant que les règles du CSA empêchent de donner autant de temps à un seul candidat » (Le Nouvel Obs Télé du 29 mars) ; elle a oublié de poser à Nicolas Sarkozy, lors d’un précédent « à vous de juger » la question qui fâche au sujet de « l’affaire de l’île de la Jatte » (Le Canard Enchaîné du 14 mars) ; un plan oublié par le réalisateur l’a montrée un jour faisant la bise à Jean-François Copé, l’actuel ministre du budget ; quant à sa fameuse question vacharde à Jacques Chirac durant la présidentielle 1995 (« Vous n’avez pas l’intention de renoncer ? »), elle est interprétable, et fut interprété par le destinataire, comme une manifestation patente de balladurisme (Edouard Balladur, dont Nicolas Sarkozy fut si proche).

27Si ces interprétations restent discutables, du moins les faits sur lesquels elles reposent, sont-ils avérés. Et pourtant, on n’est quand même pas obligé de déduire de tels faits qu’Arlette Chabot fait sciemment de la propagande pour Nicolas Sarkozy. Une seconde thèse, plus subtile, consiste à dire qu’elle « penche » du côté Sarkozy quasiment malgré elle. Cette thèse en fera sourire plus d’un. Cependant, elle est sans doute plus réaliste. Arlette Chabot est une professionnelle qui souhaite vraisemblablement faire au mieux son métier, malgré ses éventuels penchants sarkozystes. Dans le portrait qu’elle lui a consacré mardi dernier dans Le Monde, Annick Cojean la dépeint ainsi comme « une intervieweuse pure et dure », à l’« exigence tourmentée » et à l’« intégrité inaltérable », « convaincue qu’à force de travail, de rigueur, d’ouverture, elle réhabilitera un domaine injustement méprisé [l’interview politique télévisée] ». L’éloge manque certes de distanciation et de nuance mais il indique quelque chose de sans doute bien réel : un désir chez Arlette Chabot de bien faire, d’être « irréprochable ». Si l’on prend cela au sérieux (on n’y est pas obligé, il est vrai), la question devient : comment quelqu’un dont l’objectif premier est d’être d’une « intégrité inaltérable » n’arrive-t-il pas à se montrer impartial ? Autrement dit : pourquoi Arlette Chabot ne parvient-elle pas à être la Arlette Chabot « pure et dure » qu’elle rêverait d’être ?

28Dans un essai intitulé Imperfect rationality : Ulysses and the Sirens, le philosophe Jon Elster a défendu l’idée que dans les occasions où nous cherchons à remédier à la faiblesse de notre propre volonté (akrasia chez Aristote), la méthode qu’il appelle « existentialiste », consistant à essayer de contrôler son comportement par un effort volontaire sur soi-même, n’est que très peu efficace. Ainsi ne suffit-il pas, généralement, de se répéter qu’on va arrêter de fumer pour y parvenir. De même ne suffit-il certainement pas à Arlette Chabot, en entrant sur le plateau d’« à vous de juger », de se dire « Je vais être impartiale » pour réussir à l’être. Sa capacité à contrôler réflexivement, d’elle-même, ses penchants et ses préjugés vis-à-vis de ceux qu’elle interviewe sera d’autant plus limitée qu’une interview est une interaction où l’attitude d’autrui peut tendre à « réveiller » en permanence de tels penchants et de tels préjugés.

29Elster pense que la seule méthode vraiment efficace pour vaincre l’akrasia, consiste à faire comme Ulysse vis-à-vis des sirènes : se faire attacher au mât du navire par ses camarades pour résister à l’appel des séduisantes femmes-poissons. Autrement dit, plutôt que de tabler sur ses propres forces, se donner des contrôles extérieurs à soi qui vous rappelleront le moment venu vos promesses et votre devoir en les retournant contre vous. Cela vaut pour celui qui essaie d’arrêter de fumer : il y parviendra d’autant moins difficilement qu’il l’a promis à ses proches et que ces derniers – si ce sont de réels amis – lui rappelleront sa promesse à chaque fois que ses mains taquineront de trop près un paquet de cigarettes. Cela vaut aussi pour la directrice de l’information de France 2 tentant d’obtenir son brevet d’impartialité journalistique.

30Voilà pourquoi critiquer Arlette Chabot, lui rappeler la promesse et le devoir auxquels elle s’est engagée professionnellement, est peut-être quelque chose de désagréable pour elle – comme pour Ulysse de se savoir attaché à un mât quand les Sirènes l’appellent – mais cela reste le meilleur service que nous puissions rendre à son désir d’« intégrité inaltérable ». C’est aussi pourquoi plus le droit à la critique se développera au sein des rédactions et à l’interface entre le public et les journalistes – plus l’organisation du travail dans les rédactions non seulement permettra ce droit mais encore encouragera et garantira son exercice effectif – plus l’objectif déclaré d’Arlette Chabot, celui de « réhabiliter un domaine [l’interview politique] injustement méprisé », pourra être collectivement atteint.

3130 avril 2007

Références

• Jon Elster, « La rationalité imparfaite : Ulysse et les sirènes », in Le Laboureur et ses enfants, Paris, 1986 [1984], p. 101-190.
• René Lefebvre, Alonso Tordesillas, dir., Faiblesse de la volonté et maîtrise de soi. Doctrines antiques, perspectives contemporaines, Rennes, PUR, 2009.