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Un président élu par les médias ?

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Cyril Lemieux

Première partie. Élections et médias : ce que la sociologie peut en dire

Chapitre 3. Internet : quel pouvoir ?

Texte intégral

« Nous disons d’un homme qu’il possède un grand pouvoir, comme si le pouvoir était un objet qu’il transporte dans sa poche. Cet emploi est une relique qui date de l’ère où dominaient les représentations magico-mythiques. Le pouvoir n’est pas une amulette que l’un possède et l’autre non ; c’est une particularité structurelle des relations humaines – de toutes les relations humaines ».
Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ? (1970)

Les blogs changent-ils quelque chose à cette campagne présidentielle ?

1Ce lundi à 19 heures, au grand auditorium de la Bibliothèque nationale de France, l’Institut national de l’audiovisuel (INA) organise un débat sur le thème « L’Internet et l’élection présidentielle de 2007 ». Autour des universitaires Guilhem Fouetillou et Thierry Vedel et des blogeurs David Abiker et Nicolas Voisin, il y sera surtout question du phénomène que constitue le développement, au cours de la présente campagne, des blogs politiques tenus par des citoyens et par les candidats eux-mêmes.

2Il ne viendrait à l’idée de personne de nier que la blogosphère est bel et bien un phénomène en expansion dont l’influence sur la présente campagne présidentielle comme sur la vie sociale en général, sans devoir être exagérée, ne peut pas sérieusement être niée. Il se pourrait cependant que l’on se trompe de beaucoup sur le type d’influence qui est ici en jeu. En effet, les blogs en général, les blogs politiques en particulier, ne sont pas assimilables à des mass media. Le taux de fréquentation de la plupart d’entre eux suffit à en attester : il est souvent inférieur à 1 000 visites par jour. Même les plus fréquentés de ces blogs citoyens et politiques – ceux, très rares, qui dépassent les 25 000 visites par jour – ne peuvent soutenir la comparaison avec les audiences des grands titres de la presse écrite et a fortiori, avec celles des médias audiovisuels : rappelons que plus de 7 millions et demi de téléspectateurs regardent tous les soirs le journal de TF1 ! à quoi il faut ajouter que les blogs sont victimes d’un taux de mortalité extrêmement élevé. Il s’en crée un nombre croissant tous les jours, mais la plupart deviennent assez vite inactifs ou peu entretenus et s’éteignent sans faire de bruit.

3On peut donc l’affirmer, quitte à décevoir : les blogs n’ont pratiquement aucun effet direct sur le grand public et sur le plus grand nombre des électeurs. De là à dire qu’ils sont sans effet du tout, il y a un pas… à ne pas franchir. Pensons à cette formule du sociologue américain Michael Schudson : il se pourrait, dit-il, que « le véritable pouvoir des médias » réside finalement davantage « dans la perception qu’ont les experts et les décideurs de ce que le grand public est influencé par les médias, plutôt que dans l’influence directe des médias sur le grand public ». Et si cette remarque valait également pour les blogs ? Si leurs principaux effets étaient observables du côté des experts et des décideurs ? C’est-à-dire, en l’occurrence, des journalistes, des spécialistes en communication politique, des candidats et de leur entourage qui croient souvent dur comme fer que les blogs influencent le grand public et qu’ils font vivre, au sein de la population générale, d’intenses débats politiques – prenant ainsi pour une représentation crédible des mouvements d’idées qui agitent le « pays réel », l’avis émis par une fraction limitée de celui-ci (les blogeurs et leurs visiteurs) caractérisée par un haut niveau de diplôme et un mode de vie urbain.

4Les débats entre blogeurs sont peut-être intenses mais ils n’occupent certainement pas la « population générale ». Leurs effets directs les plus tangibles ne sont pas repérables dans le « grand public » mais plutôt parmi les conseillers en communication politique et les journalistes des médias traditionnels. Et s’ils ont bel et bien in fine des effets sur la population générale, c’est surtout indirectement, en ce qu’ils inspirent les cercles des experts et des décideurs dans la façon dont ceux-ci s’adressent au « grand public ».

510 février 2007

Références

  • Michael Schudson, The Power of News, Cambridge, Harvard University Press, 1995.
  • Viviane Serfaty, dir., L’Internet en politique. Des États-Unis à l’Europe, Strasbourg, PUS, 2002.
  • Thierry Vedel, « Les blogs et la politique : la démocratie en kit ? » in X. Greffe, N. Sonnac, dir. Culture Web. Création, contenus, économie numérique, Paris, Dalloz, 2008, p. 61-78.

Les blogeurs : des intellectuels frustrés ?

6Les médias traditionnels sont unanimes, qui leur consacrent dorénavant reportages, rubriques et émissions spéciales : les blogs resteront comme l’une des grandes innovations de cette campagne présidentielle. Quant à expliquer pourquoi ces étranges « journaux intimes en public » rencontrent un tel succès, sinon par leur audience du moins par leur prolifération, les médias traditionnels ne nous le disent pas vraiment. Ni d’ailleurs les blogs eux-mêmes.

7Pour expliquer que ce nouvel espace d’expression a « pris » (et qui plus est, pour expliquer la forme qu’il a prise), il peut être utile de se tourner vers une autre période de notre histoire : celle où, dans les années qui précédèrent la Révolution, on assista à travers le Royaume à une démultiplication de pamphlets et de libelles porteurs d’une radicalité politique nouvelle. Des historiens comme Robert Darnton et Roger Chartier ont défendu l’idée qu’il existait un lien entre cette prolifération d’écrits séditieux et la surproduction du système universitaire, effective à partir des années 1760. Lors même que de plus en plus d’individus acquéraient des compétences lettrées, ils étaient, par un effet mécanique, toujours plus nombreux à voir se fermer devant eux les places et les revenus qu’une telle formation avait légitimement pu leur laisser espérer. Ils étaient, par conséquent, toujours plus nombreux à se voir contraints de rechercher des emplois moins prestigieux et moins rémunérateurs et/ou de se réfugier dans la « bohême littéraire », en tant qu’« avocat sans cause »ou« écrivain sans position »(ce que nous appellerions aujourd’hui : « intello précaire »). De là un profond sentiment d’injustice vis-à-vis d’une société qui s’était montrée incapable de leur fournir un emploi à la hauteur de leur capacité, et une critique radicale, nourrie théoriquement et véhiculée par l’écrit (ces révoltés étant d’abord et avant tout des lettrés), du système de privilèges dont ils avaient été exclus.

8Et si cette thèse des « intellectuels frustrés » (alienated intellectuals, selon l’expression d’un autre historien, Mark Curtis) trouvait un écho dans la France d’aujourd’hui ? Une France qui connaît elle aussi un désajustement entre le nombre croissant de ses diplômés et le type d’emplois qui leur est offert. Si cette thèse expliquait, au moins en partie, le succès des blogs citoyens ? On comprendrait alors pourquoi ce mode d’autoproduction, d’autoédition et d’autopromotion qu’est un blog, attire à lui quantité de personnes diplômées (jeunes le plus souvent) qui ne peuvent, dans leur métier « alimentaire » ou parce qu’elles sont rejetées des carrières intellectuelles ou artistiques auxquelles elles aspiraient, déployer leurs véritables talents et leur compétence et s’en trouvent frustrées – le nouvel espace d’expression leur permettant d’éprouver leur vraie valeur et d’obtenir un début de reconnaissance, fût-ce devant un cercle étroit de pairs. On comprendrait également pourquoi une large part de la blogosphère se fédère autour d’un radicalisme critique dont la cible favorite est l’establishment politique, journalistique et intellectuel, ses arrogances et sa fermeture. On comprendrait en somme qu’avec les blogs citoyens, il est moins question de narcissisme (n’en déplaise à l’analyse psychologisante dominante) que de recherche de la reconnaissance sociale à laquelle on estime avoir droit, et qu’il est moins question de rejet viscéral des élites (n’en déplaise à ces dernières) que du sentiment que la distance sociale entre elles et soi, a quelque chose d’arbitraire et d’immérité.

9Si jamais ce parallèle osé entre la France d’aujourd’hui et celle des années 1780, telle que la nous décrivent Chartier et Darnton, avait quelque pertinence, cela voudrait dire que nous sommes peut-être entrés, sans nous en apercevoir, dans une période pré-révolutionnaire.

1013 avril 2007

Références

  • Roger Chartier, « Espace social et imaginaire social : les intellectuels frustrés au xviie siècle », Annales ESC, vol. 37(n°2), 1982, p. 389-400.
  • Robert Darnton, Bohème littéraire et Révolution, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1983.
  • Dominique Cardon, Hélène Delaunay-Téterel, « La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leurs publics », Réseaux, n°138, 2006, p. 15-71.

Internet sonne-t-il le glas de la sphère privée des personnalités publiques ?

11On a appris cette semaine que les directions de France 2 et de RTL venaient de décider de suspendre d’antenne, pendant toute la durée de la campagne électorale, un de leurs employés : le journaliste Alain Duhamel. Que lui reprochent-elles ? D’avoir rendu public – en novembre dernier mais cela n’a été révélé que récemment – qu’il voterait pour François Bayrou. Son erreur n’est pas de vouloir voter pour ce candidat-là (ou un autre) mais d’avoir mal estimé le degré de publicité de la situation où il l’a annoncé : un « débat privé » selon ses termes. Mais dans lequel il y avait quand même tout un parterre d’étudiants (c’était lors d’une conférence à Sciences-po Paris) et où, de surcroît, il était filmé – sans le savoir, il est vrai.

12Une première réflexion que l’on peut tirer de cette péripétie, est que la prolifération des instruments d’enregistrement visuel et sonore (caméscopes, appareils photos numériques, téléphones portables, etc.) couplée avec les capacités de diffusion d’Internet (lieu de mise en circulation rapide et planétaire de ces enregistrements) rend dorénavant particulièrement vulnérable au transfert en public d’attitudes « inavouables » tenues en privé, toute personnalité publique, quelle qu’elle soit et quel que soit le type de situation privée ou semi-privée où elle s’exprime. En somme, pour les personnes publiques, il n’existe plus, potentiellement, de coulisses – au sens que le sociologue Erving Goffman donnait à ce terme. C’est un enjeu, de ce point de vue, de savoir dans quel type de démocratie nous voulons vivre. D’un côté, en effet, on ne saurait nier que la publication en ligne de ce que disent et font de plus ou moins inavouable les personnalités publiques lorsqu’elles sont en privé (propos racistes, sexistes, grivois, injurieux, calculs stratégiques explicites…) augmente considérablement l’impératif de justification et de reddition de comptes qui pèse sur elles : on peut y voir un progrès démocratique. D’un autre côté, cependant, il se pourrait que le contrôle ainsi exercé sur la sphère privée des personnalités publiques ne soit jamais que le premier pas vers la suppression potentielle de ce type de sphère pour tout le monde : on peut y voir, cette fois, une menace pour les libertés publiques. Ajoutons que cette surveillance citoyenne nouvelle, exercée via Internet, a un effet paradoxal : elle tend à renforcer chez les personnalités publiques sur lesquelles elle pèse, le souci de contrôler toujours davantage leur communication. D’où une inaccessibilité accrue des journalistes aux coulisses, une plus grande maîtrise de la parole en privé et non plus seulement en public, et une moindre spontanéité dans les propos « privés ». L’exigence redoublée de transparence tend ainsi à produire, ironiquement, un renforcement de l’opacité.

13Second ordre de réflexion : avons-nous le droit de reprocher à un journaliste d’avoir des convictions et des préférences politiques ? La seule chose que nous sommes en droit et même en devoir d’exiger, n’est-elle pas que, malgré de telles convictions, ce journaliste soit en mesure de respecter en public les règles de distanciation professionnelle auxquelles il est tenu ? Ainsi Alain Duhamel, tout comme Béatrice Schonberg (France 2, épouse d’un ministre) ou Marie Drucker (France 3, compagne d’un autre ministre), méritent-ils d’être évalués exclusivement sur leurs prestations publiques. Si on admet ce point de vue, il aurait été de loin préférable que la demande que ces journalistes soient retirés de l’antenne, repose sur le constat d’infractions patentes qu’ils auraient commises à la distanciation professionnelle plutôt que sur le soupçon qu’ils en commettraient immanquablement à l’approche du scrutin. Plus important encore, il s’agirait de ne pas se focaliser sur ces trois journalistes-là : ce n’est pas parce que nous ne connaissons pas exactement les convictions et les attaches personnelles de la plupart de leurs confrères (et que nous n’avons pas nécessairement à les connaître) que ces derniers, à l’approche du jour de l’élection, vont respecter mieux que ces trois journalistes-là ne l’auraient fait, les règles de la distanciation professionnelle. Dans une saine démocratie, la vigilance critique vis-à-vis des journalistes ne doit-elle pas porter d’abord sur leur respect effectif de la morale professionnelle (c’est-à-dire sur leurs attitudes publiques) plutôt que sur leurs convictions intimes et leurs attaches personnelles ? Et cela même s’il est vrai que plus les secondes sont fortes chez eux, plus le premier peut leur être difficile.

1416 février 2007

Références

  • Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, tome 1, Paris, Minuit, 1973 [1959].
  • Yannick Barthe et alii, « Du lit de la tyrannie au droit à l’indifférence : la double signification du secret », Vacarme, n°25, 2003, p. 15-20.

Cinquième pouvoir ?

15Agoravox organisait ce samedi les premières assises du « journalisme citoyen » sous l’intitulé « Rencontres du Cinquième pouvoir ». L’expression mérite d’être prise au sérieux. Car si jamais elle est juste, elle signifie que nous sommes en train de vivre un changement majeur dans l’équilibre institutionnel de nos démocraties. Chez les penseurs du libéralisme politique (de Locke à Montesquieu), nos libertés individuelles n’étaient garanties que par le jeu de contrôle mutuel entre pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. On y ajouta, depuis l’affaire Dreyfus (dans le cas français), le pouvoir médiatique. Savoir si le pouvoir rhizomatique d’Internet peut à son tour être intégré dans cette matrice institutionnelle, c’est se demander non seulement à quelles conditions un tel pouvoir est en mesure de contrôler les autres mais encore et peut-être surtout, s’il peut lui-même être contrôlé par les autres. De la réponse apportée à la seconde partie du questionnement dépend le fait de savoir si Internet représente un plus, ou plutôt un moins, pour la liberté individuelle de chacun d’entre nous.

16Il est clair que le « journalisme citoyen » sur Internet se construit presque intégralement à travers une critique, souvent radicale, des quatre autres pouvoirs et tout particulièrement, du quatrième (les médias traditionnels). Plus précisément, c’est par une dénonciation du manque d’indépendance de ces quatre autres pouvoirs les uns vis-à-vis des autres que le cinquième cherche à faire reconnaître sa propre indépendance. [On notera au passage que cette très forte attente d’indépendance à propos des quatre premiers pouvoirs fait des internautes les plus critiques des chantres du libéralisme politique, qu’ils en soient ou non conscients]. Une première réflexion est possible sur ce plan : plus le cyberjournalisme citoyen se dégagera de son médiacentrisme, veillant à être aussi critique à l’égard des trois premiers pouvoirs qu’il l’est – à juste titre – à l’égard du quatrième, plus il gagnera en importance fonctionnelle au sein de nos démocraties.

17Il ne suffit pourtant pas d’être une instance critique pour prétendre trouver sa place dans un jeu institutionnel organisé selon les principes libéraux. Encore faut-il que ce pouvoir critique soit indépendant de ceux qu’il critique. Ainsi les liens qui unissent certains blogeurs et cyberjournalistes à des médias traditionnels (qui les hébergent, les promeuvent ou dont ils sont les salariés) ou encore à certains partis politiques (dont ils sont plus ou moins ouvertement militants ou sympathisants) constituent-ils de facto une limite à l’indépendance du pouvoir rhizomatique. En ce domaine, pour pouvoir parler de « cinquième pouvoir », font encore défaut les dispositifs qui permettraient d’imposer une incompatibilité statutaire et de la sanctionner.

18Enfin, Internet ne deviendra un cinquième pouvoir au sens libéral qu’à condition de pouvoir être à son tour tenu par la barbichette par les quatre premiers pouvoirs. Cela suggère que les instances législatives, exécutives et judiciaires puissent poser plus nettement des limites – légales, réglementaires et jurisprudentielles – à certaines dérives d’Internet (diffusion de fausses nouvelles, diffamation, atteinte à la vie privée, atteinte à l’image, etc.) qui ne sont pour l’heure pas réellement prises en considération par ces pouvoirs, ni non plus véritablement autorégulées par le pouvoir rhizomatique. Cela suggère également que les agents du pouvoir médiatique, au lieu de relativiser par des haussements d’épaule le caractère inexact, superficiel ou déontologiquement douteux de nombre d’informations circulant sur Internet, s’autorisent davantage à les dénoncer, en particulier, lorsque ceux qui les mettent en circulation, prétendent faire acte de « journalisme ».

19Il n’est pas certain que tous les internautes soient prêts à accepter de tels principes de contrôle mutuel. Il est en effet toujours tentant pour un pouvoir de critiquer les autres et d’estimer que s’agissant de soi, l’autorégulation suffit. C’est précisément ce dont souffrent aujourd’hui les médias traditionnels ! C’est aussi ce qui empêche Internet de mériter pour l’instant d’être appelé « cinquième pouvoir ».

2026 mars 2007

Références

  • Eric Brousseau, « Public and Private Governance of the Digital Space » in E. Brousseau, N. Curien, eds., Internet and Digital Economics, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, pp. 617-648.
  • Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Le Seuil, 2008.

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