« Le lecteur n’a pas conscience, en général, de subir l’influence persuasive presque irrésistible du journal qu’il lit habituellement. Le journaliste, lui, aurait plutôt conscience de sa complaisance envers son public dont il n’oublie jamais la nature et les goûts. Ce dont le lecteur a encore moins conscience : il ne se doute absolument pas de l’influence exercée sur lui par la masse des autres lecteurs. Elle n’en est pas moins incontestable. Elle s’exerce à la fois sur sa curiosité qui devient d’autant plus vive qu’il la sait ou la croit partagée par un public plus nombreux ou plus choisi, et sur son jugement qui cherche à s’accorder avec celui de la majorité ou de l’élite. »
Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule (1901)

Les limites de l’hypnose

1Depuis quelques semaines, un certain nombre d’organes de presse se sont essayé à mettre au jour les relais dont bénéficie le candidat de l’UMP, Nicolas Sarkozy, dans l’univers des médias. Ainsi par exemple, ce dossier du Nouvel Observateur du 29 janvier (« Comment Sarko met la presse sous pression »), cet article de Raphaëlle Bacqué dans Le Monde du 20 février (« Vingt-cinq ans d’investissement dans les médias »), cet « Arrêt sur images » du 11 février consacré aux « reporters en Sarkozie » ou encore, cet article signé Nicolas Cadène publié début février sur Agoravox. Entre autres…

2Le fait qu’un candidat bénéficie de « soutiens » et de « relais » parmi les journalistes et les dirigeants de presse peut-il avoir in fine un véritable impact sur l’élection ? La réponse semble positive, à l’évidence. Et pourtant, il n’y a là rien de très évident. Comme l’a suggéré le sociologue Stuart Hall dans un article pionnier, ce n’est pas parce que les récepteurs sont soumis à un message orienté qu’ils adopteront nécessairement l’orientation de ce message. à côté de cette « lecture hégémonique », Hall distingue au moins deux autres types de lectures possibles : celle qu’il appelle « oppositionnelle » (plus certains médias me font l’effet d’être pro-Dupont, plus cela me conforte dans mon vote anti-Dupont) et la lecture « négociée » (mon adhésion est renforcée seulement pour une partie des idées de Dupont que me « vendent » certains médias, de sorte que, par exemple, au lieu de voter Dupont, je voterai Durand qui va plus loin que Dupont sur ces idées-là). Vient ici à l’esprit l’exemple du référendum sur la Constitution européenne en 2005 : que, de l’avis de beaucoup, les médias dominants aient privilégié le camp du « oui » n’a pas empêché le « non » de l’emporter. De même, il y aurait quelque illusion à s’imaginer que le fait que le Front national soit contenu à 5,2 % des temps de parole sur France (selon Le Monde du 3 mars) suffira à l’empêcher d’être au-dessus des 10 % le soir du 22 avril prochain.

3Une fois reconnu que le modèle dit de la « seringue hypodermique » (autrement dit, l’idée selon laquelle il suffirait d’injecter médiatiquement à la masse des électeurs certains produits politiques pour les voir tous voter en conséquence) ne rend pas compte des effets réels des médias, on pourrait être tenté d’en conclure à une certaine innocuité des parti pris politiques des journalistes. Ce serait aller beaucoup trop vite en besogne ! Que les effets des médias sur le vote ne soient pas nécessairement ceux que certains espèrent et que d’autres redoutent, ne signifie pas qu’il n’y a pas d’effets mais plutôt qu’ils sont très difficiles à évaluer et à mesurer sérieusement, et à anticiper exactement.

4En réalité, tant que nous chercherons à soulever le problème de la responsabilité journalistique en termes uniquement conséquentialistes (c’est-à-dire à partir, d’abord, d’un questionnement sur les effets des discours médiatiques sur le comportement électoral), les journalistes à qui nous aurons des reproches à faire, pourront toujours nous renvoyer à l’existence, au sein du public, de lectures oppositionnelles ou négociées, c’est-à-dire à l’existence d’un sens critique du public que celui-ci est susceptible d’activer pour se défaire de la soi-disant « hypnose » médiatique. Et ces journalistes n’auront même pas tort ! C’est pourquoi on peut juger plus impérieux et efficace de soulever la responsabilité journalistique d’abord et avant tout en termes déontologiques : c’est par rapport à des faits clairement observables (à savoir : des infractions à leurs règles de distanciation professionnelle) que certains journalistes méritent d’abord d’être critiqués et cela par principe, c’est-à-dire indépendamment même des effets, ou de l’absence d’effet, que peut avoir leur manque de distanciation sur le vote de leurs concitoyens.

56 mars 2007

Références

• Stuart Hall, « Codage/décodage », Réseaux, n°68, 1994 [1973].
• Daniel Dayan, « Les mystères de la réception », Le Débat, n°71, 1992.

Esprit critique (du téléspectateur) es-tu là ?

6Le problème des sondages, c’est qu’ils posent aux gens des questions que les gens ne se posaient pas forcément jusque là, mais auxquelles ils répondent tout de même – grâce, notamment, à cette superbe invention que sont les questions « fermées ». De ce point de vue, le sondage de TNS SOFRES sur « La confiance des Français dans les média » qu’a publié au début de cette semaine La Croix – comme c’est le cas, chaque année, depuis vingt ans – repose sur un présupposé pour le moins discutable : que les gens qui regardent la télévision, écoutent la radio, lisent les journaux ou surfent sur le Net, se posent la question de la confiance qu’ils peuvent accorder aux informations qu’ils reçoivent et que cette question est importante pour eux. Après avoir réglé nos achats à la caisse du supermarché, relisons-nous en détail le ticket de caisse pour vérifier qu’on ne nous a pas volés ? Nous pouvons le faire sans doute quand quelque chose nous paraît bizarre (le montant est plus élevé que ce que nous avions prévu, par exemple). Mais sinon ? C’est un des apports de la philosophie et de la sociologie dites « pragmatiques » que d’avoir montré que c’est seulement en situation de trouble que nous nous lançons dans ce que le philosophe John Dewey appelait une « enquête ». La plupart du temps, nous ne remettons pas en doute le monde qui nous entoure, ni les informations qu’on nous communique, si nous n’avons pas de « bonnes raisons » pour cela.

7Que mesure par conséquent un sondage comme celui de la SOFRES ? Il ne nous dit rien de la distance critique effective des sondés, c’est-à-dire de leurs troubles réels face à un journal télévisé, une émission de radio ou un article de journal. Mais il enregistre en revanche ce que l’on pourrait appeler un impératif de scepticisme : nombre d’entre nous savons bien que dire que « les choses se sont passées vraiment comme le journal les raconte » ou qu’affirmer que les « journalistes sont indépendants des pressions des partis politiques et du pouvoir » est la meilleure façon de passer pour naïf et pas très bien informé aux yeux de notre interlocuteur. On va par conséquent toujours trop vite lorsqu’on déduit chez ceux qui se livrent à une déclaration publique d’esprit critique, l’existence d’une attitude effectivement et constamment critique. Sous ce rapport, les sondages sur le manque de crédibilité des médias (ou plus exactement l’interprétation de ces sondages qui domine dans les médias) idéalisent la figure d’un citoyen critique et inquiet vis-à-vis du problème de sa propre crédulité.

8Est-ce à dire que ces sondages ne nous apprennent rien ? Sans doute pas, si nous savons y détecter l’ambivalence entre moments non troublés et moments de trouble qui caractérise toute pratique de consommation d’information. Prenons la télévision, média (d’après le sondage) le moins crédible (ce qui ne l’empêche pas d’être le plus consommé : ce qui est déjà, en soi, un indice d’ambivalence). La SOFRES présente les résultats en opposant 51 % de personnes très ou assez sceptiques à 48 % de personnes très ou assez confiantes. Mais on pourrait lire les mêmes résultats selon un autre découpage : il n’y a que 16 % de sondés pour faire preuve d’une attitude radicale, c’est-à-dire pour déclarer que les choses, soit « se sont passées vraiment comme la télévision les montre » (6 %), soit qu’elles « ne se sont vraisemblablement pas passées du tout comme la télévision les montre » (10 %). 83 % des sondés font preuve d’une confiance ou d’un scepticisme beaucoup plus mesurés (« Les choses se sont passées à peu près comme la télévision les montre » (42 %), « Il y a sans doute pas mal de différences entre la façon dont les choses se sont passées et la façon dont la télévision les montre » (41 %)). Autrement dit, une écrasante majorité de répondants exprime une forme d’ambivalence dans son rapport à l’information télévisée. Ni paranoïa totale, ni confiance aveugle. C’est plutôt sain !

917 février 2007

10PS : la crédibilité d’un sondage se mesure d’abord à son taux de « sans réponse ». Plus celui-ci est élevé, moins la question posée correspondait à une question que les sondés se posent effectivement et plus, par conséquent, le sondage est artefactuel. Ainsi dans ce sondage SOFRES-La Croix, la question sur la crédibilité d’Internet reçoit-elle un taux de sans réponse de 50 %. Aussi le principal enseignement du sondage sur ce point ne devrait pas être qu’Internet est peu crédible (ce que la plupart des commentaires journalistiques ont pourtant conclu) mais plutôt que prendre connaissance de l’actualité via Internet ne fait pas (encore) partie de la pratique d’un très grand nombre de gens1.

Références

• John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, Paris, PUF, 1993 [1938].
• Albert Ogien, Louis Quéré, dir., Les Moments de la confiance, Paris, Economica, 2006.
• Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Le Seuil, 1983.

Oui, les médias font l’élection !

11On apprend qu’un journal de droite s’apprête à organiser un grand concours auprès de ses lecteurs autour de la question « Qui sera la Présidente ? ». Par le moyen décalé du divertissement, ce journal entend ainsi interpeller le public – plus particulièrement ses lectrices – sur un enjeu politique national : qui sera la première dame de France, c’est-à-dire la femme du futur président ? Mieux : il promet à ceux qui devineront à l’avance le résultat de l’élection, des prix en espèces d’un montant très conséquent. Dénaturation du débat politique ? Mais au fond, ce journal ne fait que riposter à l’un de ses confères qui a lancé il y a quelques semaines un « concours-référendum » plus spectaculaire encore : les lecteurs étaient invités à dire, parmi quarante-cinq noms de parlementaires et de ministres, quelle est « la personnalité qui, dans l’état actuel, leur semble réunir le plus de chances d’être élue Président de la République ». Ce journal a même fait coller dans les grandes villes des affiches publicitaires qui appellent aux urnes et montrent les visages des principaux prétendants à la magistrature suprême. On dit encore qu’un autre quotidien, à très grand tirage, prépare pour son édition du lendemain de l’élection un numéro spécial qui offrira dans des pochettes-surprises, le portrait à conserver du nouveau président !

12On l’aura compris : ces faits n’ont pas lieu dans la France d’aujourd’hui mais dans celle de… décembre 1912. Une époque où les femmes n’étaient ni électrices, ni éligibles, et où le Président (ce fut en l’occurrence Raymond Poincaré) était élu par les députés et sénateurs réunis en Congrès à Versailles. Les trois journaux concernés sont par ordre d’apparition L’éclair (qui promet pas moins de 25 000 francs de prix aux gagnants de son concours), Excelsior (quotidien illustré tirant à 100 000 exemplaires) et Le Petit Parisien (plus de 1,4 million d’exemplaires).

13Exhumer ces faits des archives où ils sommeillaient nous permet de mesurer en quoi, exactement, l’on peut dire que les médias, dans nos démocraties de masse, font l’élection. Moins par leur capacité à imposer pour qui voter (car ils n’ont sur ce point qu’une efficacité relative) que par leur pouvoir, beaucoup plus avéré, de faire entrer dans nos esprits qu’un vote va avoir lieu et que ce vote concernera chacun d’entre nous, même ceux (la quasi totalité des Français en 1913)2 qui ne voteront pas. En d’autres termes, comme l’avait bien vu le sociologue Gabriel Tarde, le premier effet politique des médias, c’est de nous synchroniser, c’est-à-dire de susciter au même moment entre une masse d’individus qui ne se connaissent pas et ne se rencontreront jamais, un intérêt commun pour quelque chose et, ajoute Tarde, la certitude pour chacun que cet intérêt est partagé par d’autres. Une idée que reprirent dans les années 1970 les sociologues américains Mc Combs et Shaw quand ils affirmèrent que « les médias ne nous disent pas ce qu’il faut penser mais ce à quoi il faut penser ».

14Pour parvenir à cette synchronisation nationale des attentes, la gamme des procédés commerciaux qu’utilisent aujourd’hui les médias – de la promotion qu’ils font pour leurs pages et émissions politiques « spéciales » à la publication massive de sondages « exclusifs » – s’esquisse déjà en 1913 à travers l’emballement de la presse autour des candidats « en vue », l’organisation de ces proto-sondages d’opinion que sont les concours ou encore, la distribution au public d’images d’épinal à collectionner. Mais il y a plus : l’exemple de 1913 nous montre en quoi les logiques capitalistes, tangibles à travers la concurrence féroce que se livrent alors les quotidiens, contribuent à faire des médias des entreprises commercialement intéressées à intéresser le public à la chose publique. C’est au demeurant cet aiguillon marchand qui suscite bien souvent notre malaise face au traitement médiatique de l’actuelle campagne présidentielle et nous conduit à identifier, chez les journalistes qui nous en parlent, un étrange mélange de motivations civiques et mercantiles. Au fond, l’élection de 1913 suggère que si les médias modernes n’avaient pas d’intérêt commercial à nous parler des élections (mais seulement, pour le faire, une motivation civique), ils n’en parleraient pas ou du moins, pas autant. Or, s’ils n’en parlaient pas ou pas autant, que resterait-il de la possibilité de synchroniser la nation et d’y procéder avec succès à des élections au suffrage universel ?

1523 mars 2007

16PS : Ce billet a été écrit en collaboration avec l’historien Benoît Lenoble, auteur d’une thèse intitulée Le journal au temps du réclamisme. Presse, publicité et culture de masse en France, 1863-1930 (Université de Paris 1, sous la direction de D. Kalifa, 2007).

Références

• Gabriel Tarde, L’Opinion et la foule, Paris, PUF, 1989.
• Maxwell E. McCombs, Donald L. Shaw, « The Agenda-Setting Function of Mass Media », Public Opinion Quarterly, vol. 6 (n°2), 1972, p. 176-187
• Benoît Lenoble, « L’autopromotion de la presse en France (fin du xix^e-début du xx^e siècle) », Le Temps des médias , n°2, 200 , p. 29-40.

Est-ce la personnalité des candidats qui nous fait voter pour eux ?

17Jugeant il y a quelque temps mon article sur le lien entre François Bayrou et le baron Munchausen « complètement stupide »3, un internaute qui signe « jmb » avançait : « Les électeurs s’intéressent à Bayrou en fonction de ce qu’ils trouvent dans son programme, tout simplement ». Vous serez peut-être déçu, jmb, d’apprendre que François Bayrou lui-même ne partage pas votre vision des choses. Dans un ouvrage qui sort aujourd’hui en librairie sous le titre Confidences et qui est la reprise des cinq heures d’entretien que le candidat de l’UDF a donnés à Nicolas Voisin et Julien Villacampa sur POLITIC’Show, il explique en effet (si on en croit du moins Libération de samedi dernier) : « Jacques Séguéla a dit deux choses essentielles. Article premier : les gens votent pour une personne, pas pour une idée. Article deux : les gens votent pour une idée, pas pour un programme. L’homme ou la femme qu’on va choisir, c’est d’abord un homme ou une femme avec son parcours ».

18Qui est dans le vrai, de « jmb » ou du tandem Bayrou-Séguéla ? Le premier semble tomber dans le piège de l’ethnocentrisme de classe : universaliser son propre rapport à la politique en imaginant, par exemple, que parce que soi-même et les gens que l’on côtoie passent beaucoup de temps à lire la presse, à s’informer en détail sur les candidats et leurs programmes et à avoir des discussions politiques, c’est le cas de tout un chacun. Cette tendance à extrapoler sur la société dans son ensemble depuis l’emplacement social où l’on se trouve, est sans doute la chose du monde la mieux partagée : c’est aussi pour cela qu’elle est le principal obstacle contre lequel la sociologie, depuis au moins Le Suicide de Durkheim, a eu à se constituer. Sur ce point, l’un des apports majeurs de cette discipline concernant les comportements de vote, est d’avoir montré qu’il existe des variations sociales persistantes dans le degré de « compétence politique » des électeurs et dans les intérêts pratiques qu’ils investissent vis-à-vis de l’activité politique professionnelle : tout le monde ne s’y intéresse pas, et ceux qui s’y intéressent, ne s’y intéressent pas tous au même degré, selon les mêmes modalités.

19Mais précisément, voilà qui indique aussi, à l’inverse, les limites de la doctrine Séguéla, consistant à soutenir que tout un chacun jugerait d’abord en fonction de la « personnalité » des hommes et des femmes qui se présentent à son suffrage. Car non seulement l’élévation du nombre de diplômés fait qu’un rapport « bien informé » à la politique (de type « jmb », c’est-à-dire propice à valoriser l’examen des programmes) tend à se développer au sein de nos sociétés – même si, répétons-le, il est loin d’être dominant – mais encore et surtout, n’en déplaise aux publicitaires, que le « choix » d’un candidat n’a jamais été du même ordre que celui d’un paquet de lessive. Raison pour laquelle le vote ne se fait pas en priorité sur l’apparence extérieure (le packaging) des candidats. L’imaginer, c’est oublier une fois de plus l’ancrage social des électeurs. Ainsi, celui qui a été élevé dans un milieu marqué à gauche (par exemple), et vit et travaille dans un milieu marqué à gauche, est doublement limité dans sa capacité à choisir la lessive « Philippe de Villiers » (par exemple) plutôt qu’une lessive estampillée à gauche. Non seulement il ne sera pas disposé à trouver dans ce candidat une personnalité attractive et charismatique (ce que quelqu’un issu d’un milieu marqué par le traditionalisme catholique aura plus de chances de reconnaître) mais encore, si jamais cela commençait à être le cas, son milieu d’appartenance risque fort d’exercer sur lui une force de rappel importante, qui, débutant par des sanctions diffuses et d’aimables moqueries, pourra se terminer par un processus de rupture et d’exclusion.

20Des déplacements de voix sont donc tout à fait possibles, et c’est pourquoi, effectivement, la personnalité, les idées et les programmes peuvent jouer un rôle non négligeable – et même d’une certaine façon, décisif, lorsque les scores sont très serrés, comme cela fut le cas le 21 avril 2002. Mais ces déplacements de voix n’en demeurent pas moins beaucoup plus limités dans leurs amplitudes que ce que nous laissent entendre les publicitaires. Ils sont retenus tout à la fois par notre trajectoire sociale et par le travail de notre entourage (familial, amical et/ou professionnel) pour nous rappeler à l’ordre lorsque nous « dévions » exagérément dans nos intentions de vote. Ce que suggère la sociologie (et c’est pourquoi on aime à l’oublier ou à vouloir qu’elle n’existe pas), c’est en somme que le principe de nos votes individuels est toujours plus collectif que nous ne sommes spontanément portés à le croire.

214 avril 2007

Références

• Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, 1991 [1897].
• Patrick Lehingue, « La “volatilité électorale”. Faux concept et vrai problème », Scalpel, n° 2/3, 1997, p. 123-177.
• Bruno Cautrès, Anne Muxel, Comment les électeurs font-ils leur choix ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.

Lire un certain journal fait-il voter pour un certain candidat ?

22L’idée de Télérama semblait plutôt intéressante : se demander si la consommation de certains médias et le vote pour tel ou tel candidat ont un lien et tenter de répondre à cette question de manière « objective », en demandant à l’Institut CSA d’isoler, dans le sondage « sortie des urnes » qu’il a réalisé lors du premier tour de l’élection dimanche dernier, les quelques questions relatives aux pratiques des électeurs en matière de lecture de la presse et d’écoute de la radio et de la télévision. Comment expliquer alors que le résultat publié par l’hebdomadaire soit si pauvre ?

23Produit d’appel annoncé en une, l’analyse du sondage « exclusif » nous apprend notamment que les médias dont les consommateurs sont les plus nombreux à voter pour Nicolas Sarkozy sont Le Figaro, Le Point, TF1 (et sa filiale LCI) et Europe 1, ceux dont les consommateurs sont les plus enclins à voter pour Ségolène Royal, étant Libération, Marianne, France 2 et France Inter. Que ces données ne soient pas (c’est le moins qu’on puisse dire) absolument contre-intuitives ne signifie pas qu’elles sont sans valeur. C’est précisément le mode d’évaluation journalistique des sondages que d’exiger qu’ils soient « surprenants » pour être « intéressants ». Du point de vue des sciences sociales, en revanche, des données statistiques, si elles ont été correctement produites, ont tout autant d’intérêt qu’elles contredisent ou non nos croyances et nos certitudes.

24Il n’en demeure pas moins que l’enquête publiée par Télérama est décevante aussi, et peut-être surtout du point de vue sociologique. En premier lieu, en effet, le choix de CSA (auquel acquiescent visiblement les médias qui lui commandent au prix fort sondages sur sondages) de ne jamais communiquer au public le taux des « sans-réponse » nous prive des données sans doute les plus riches de l’enquête4. En effet, que malgré l’ampleur inhabituelle de l’échantillon (5.006 personnes interrogées, soit cinq fois plus que dans les échantillons représentatifs habituellement utilisés par les instituts), des quotidiens (mais aussi des magazines, des chaînes de télé et des stations de radio) aux audiences pas totalement dérisoires ne figurent pas dans les tableaux présentés, faute – nous explique Télérama – de « significativité » statistique suffisante, en dit long sur le pourcentage sans aucun doute très élevé de personnes interrogées qui se déclarèrent incapables de répondre aux questions posées – par exemple, parce que, contrairement au présupposé de la question posée par CSA, elles ne lisent pas régulièrement de quotidien, ni d’hebdomadaire. Sans même parler (ce qui est encore un autre problème) de celles, sans doute plus nombreuses encore, qui y répondirent en surestimant leur intérêt pour les médias en général et pour l’information en particulier – par exemple, parce que ce qu’elles écoutent à la radio et à la télévision, ce sont bien moins les journaux et les émissions d’information (contrairement à un autre présupposé de la question posée par CSA) que les variétés, les jeux et les fictions. Il peut être utile, à ce propos, de rappeler que selon l’enquête INSEE « Participation culturelle et sportive » de 2003, seule une minorité de Français lit régulièrement un magazine d’information général (24 %) et une plus faible minorité encore, un quotidien national (8 %), ces taux s’avérant encore plus réduits si l’on considère le cas des inactifs non retraités (respectivement 16 % et 5 %) et des ouvriers (respectivement 15 % et 2 %).

25Si le titre donné à ce dossier en une (« Dis-moi qui t’informe, je saurai comment tu votes ») ne correspond guère au contenu des pages intérieures, c’est ainsi que non seulement ceux qui ne votent pas (par construction du sondage « sorti des urnes »), mais encore ceux qui ne s’informent pas (que les sondeurs de CSA ont pourtant rencontrés) ont été ici systématiquement évincés. Combien plus intéressante que les chiffres publiés eut été, de ce point de vue, la fourniture au lecteur de Télérama (qui a lui même beaucoup plus de chances statistiques que la moyenne des Français, d’être un gros consommateur de médias et en particulier, de presse écrite) des données nous indiquant ce qu’ont voté ceux qui ne lisent régulièrement aucun quotidien, aucun hebdomadaire et n’écoutent aucune radio, se contentant (par exemple) de regarder la télévision.

26De là, une seconde déception renvoyant à un second présupposé de l’analyse journalistique de ce sondage : on y suggère un lien direct entre consommation des médias (« Qui t’informe ? ») et vote pour tel ou tel candidat (« Qu’est-ce que tu votes ? »), sans jamais s’interroger sur la possibilité d’une donnée intermédiaire qui rendrait prévisibles tout à la fois les pratiques de consommation des médias et le comportement électoral. C’est un peu comme si le Petit Parisien avait publié en 1898 une enquête sur les vagues de suicide que l’on constatait alors en été en titrant sur le lien direct entre température extérieure et taux de suicide – là où Durkheim montre que si l’on se suicide plus quand il fait plus chaud (c’est-à-dire en été), cela n’est pas dû à l’action de la chaleur sur le corps humain mais au fait que l’activité sociale est plus intense dans les périodes estivales (ce qui est vrai à son époque). Et bien, de la même façon, il n’est pas tout à fait exclu que la catégorie socio-professionnelle (CSP) des personnes interrogées rende particulièrement prédictible à la fois leur consommation préférentielle de tel ou tel média (ou leur absence de consommation) et que leur choix de tel ou tel candidat, et que cette prédictibilité soit plus grande encore si l’on prend en compte de manière combinée à la CSP, le lieu de résidence, l’âge et le sexe. C’est de cette vérification (ou infirmation) que nous prive Télérama, en gommant dans sa publication tout ce qui pourrait rappeler l’existence d’une stratification sociale, au profit d’une interprétation des résultats du sondage à partir de catégories exclusivement politiques.

27Il y a ainsi, dans la façon dont les médias (même les plus intellectuels) nous vendent des sciences sociales, beaucoup de fausse monnaie. Mais ne désespérons pas ! Les pages « Jeu de cartes » publiées ce mardi et ce mercredi dans Libération nous ont donné à lire de l’excellente analyse de cartographie électorale, permettant au lecteur de se poser des questions neuves et pertinentes sur le scrutin de dimanche dernier et donc aussi sur celui du 6 mai prochain : liens entre vote et CSP mais aussi entre vote et lieu de résidence, et entre vote et niveau de revenus. Les lecteurs, pour une fois, n’ont pas été pris pour des gogos à qui il faut absolument fourguer, pour avoir une chance de les intéresser, de l’aliment sondagier light (c’est-à-dire garanti 100 % dé-sociologisé) : les cartogrammes publiés étaient passionnants (oui, un cartogramme peut passionner !) et l’analyse qui les accompagnait, d’autant plus éclairante qu’elle offrait au lecteur des moyens de la contester – ce que des instituts comme CSA, en occultant le taux de sans-réponse, nous interdisent. Il est vrai que cette analyse n’est pas le fait de journalistes mais de deux chercheurs en sciences sociales qui connaissent leur affaire : le géographe Jacques Lévy et le démographe Hervé Le Bras.

2827 avril 2007

Références

• Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte, 2009.
• Emile Durkheim, Le Suicide, Paris, PUF, 1991 [1897].
• Hervé Le Bras, Une autre France. Votes, réseaux de relations, classes sociales, Paris, Odile Jacob, 2002.