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Événements et sécurité

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Dominique Boullier
, 
Stéphane Chevrier
, 
Stéphane Juguet

Chapitre 3. Une manifestation Nantes le 29 janvier 2009

Full text

1La manifestation est une des pratiques citoyennes les plus courantes pour des motifs très variés et avec des modalités très différentes selon qu’il s’agisse d’une manifestation intersyndicale nationale comme celle du 29 janvier 2009, l’une des plus importantes en effectifs dans toute la France depuis 20 ans, ou d’une manifestation paysanne, étudiante, d’avocats, de pompiers ou de… policiers ! La ville en est affectée sérieusement puisque ce sont les voies de circulation qui sont occupées, ce qui peut poser des problèmes de cohabitation. Le climat de ces manifestations peut changer du tout au tout selon les événements en cours de défilé et l’attention des forces de l’ordre comme celle des organisateurs est à son maximum, précisément parce que les organisateurs ont bien du mal à exercer leurs prérogatives d’organisateurs face à une foule et à des groupes qui ont toute liberté pour « se » manifester.

1/ LA MANIFESTATION INTERSYNDICALE DU 29 JANVIER 2009 À NANTES

13h30 : le rassemblement

2La manifestation se met progressivement en place. En tête de manifestation, les ouvriers de la raffinerie de sucre « Beghin Say » prennent position. Cette usine est actuellement en sursis. En novembre 2008, le groupe Tereos, propriétaire de l’usine, avait annoncé la fermeture du site. Cette annonce avait provoqué une levée de boucliers de la part des salariés, qui avaient manifesté à plusieurs reprises, mais aussi de la part des élus locaux. Aujourd’hui, cette colère reste vive comme en témoigne l’énergie que les manifestants, siglés de l’autocollant CGT, déploient pour faire entendre leurs revendications.

3La responsable de la CGT, très excitée comme en témoigne son débit de parole, s’empresse de dire que l’affluence est « énorme » :

« Au plus fort du CPE, à Nantes, nous attendions 25 000 mais je pense que nous serons plus aujourd’hui. Nationalement, ils annoncent 70 % de grévistes chez les instituteurs et un peu moins dans le secondaire. C’est des chiffres énormes. Les chiffres de la Poste sont également significatifs. Il y a 80 bureaux de poste fermés sur le département soit plus de la moitié. Il y a beaucoup de cadres parmi les grévistes. C’est majoritairement une manif de salariés même si nous trouvons également beaucoup de jeunes ».

4Sur place, deux mondes s’affrontent : l’intersyndicale très organisée s’oppose à des groupuscules de manifestants dont l’organisation est plus anarchique :

« Nous avons un souci avec les jeunes. Ils restent en tête de manif. Il va falloir réagir. […] Tous ceux qui s’associent à ce mouvement doivent se mettre derrière la banderole intersyndicale. Les jeunes essayent toujours de faire le forcing pour prendre la tête. […] Nous avons prévu une équipe de sécurité mais je ne sais pas où elle se trouve actuellement. »

5Concernant le tracé du parcours, le délégué précise qu’il est calé en fonction de l’affluence des personnes. « A priori, aujourd’hui, on fait la grande boucle pour éviter que le serpent se morde la queue c’est-à-dire que la tête de manifestation rencontre la queue de la manifestation. » L’objectif est d’étirer au maximum le parcours pour éviter des collisions.

14h30 - 15h00 : prise de parole des porte-parole (délégués) des syndicats.

6L’ambiance, bien que très revendicative, reste « bon enfant ». Devant la banderole de Beghin Say, un camion prend place. Il est équipé d’une sono et de plusieurs micros. Les représentants/délégués de l’intersyndicale (FO, CGT, CFDT…) se succèdent pour faire un discours. La remorque du camion sert pour l’occasion d’estrade.

7La sono est très défectueuse. Le message est inaudible malgré l’énergie des orateurs. La responsable locale de la CGT tient en main un unique document : son discours. La CGT ne dispose pas de feuille de route, ni de plan de la ville.

8Avant même que le défilé ne démarre, le carré de tête est difficile à identifier. Des artistes ont réussi à leur voler la vedette. Ils semblent s’être volontairement désolidarisés du cortège pour gagner en visibilité. Ces intermittents du spectacle maîtrisent également l’art de la mise en scène : un cordon de gardes du corps encercle une voiture décapotable. À l’intérieur de cette voiture, deux personnages portent des masques représentant Nicolas Sarkozy et Carla Bruni. Un troupeau de moutons suit la voiture en bêlant. Ils réussiront à retenir l’attention des journalistes. La CGT, rapidement, s’adresse à leur leader pour les inviter à rentrer dans le rang.

14h40 : le défilé se met en route.

9Les choses prennent enfin leur place. Le cortège peut se mettre en marche. Nous quittons rapidement le Cours des 50 otages pour nous engouffrer dans des ruelles très étroites. Les facteurs d’ambiance, en raison de la topographie des lieux (canyon, réverbération…) sont amplifiés. Les slogans retentissent, interpellent les habitants qui s’agglutinent aux balcons. Munis d’un appareil photo, quelques-uns tentent d’immortaliser l’évènement. D’autres s’empressent de fermer leurs fenêtres, un peu effrayés par cette vague humaine qui gronde. La foule semble être sous pression. Dans ce climat, la CGT peine à contrôler la situation.

Tête de cortège de manifestation

10Le délégué CGT, muni d’un drapeau, ouvre la marche. Il est très concentré. Sa crainte : les débordements des jeunes qui peuvent en profiter pour casser une vitrine, tagger des murs… Nous passons devant un mur avec des affiches du Front National. Deux jeunes se font la courte échelle pour déchirer ces affiches. En même temps, la foule hue en guise d’acquiescement. À chaque bruit, le délégué fait un rapide diagnostic pour prendre la mesure du climat et jauger les risques. Les visages des syndicalistes qui tiennent la banderole sont crispés. La compilation des facteurs d’ambiance amplifiée par la morphologie des lieux et attisée par le comportement « déviant » de quelques manifestants, crée un climat hostile. Nous ne sommes donc pas dans une ambiance festive. Cette tension est palpable dans le débit de parole de nos interlocuteurs, les postures corporelles, les mouvements de tête des deux délégués de la CGT, les regards suspects des manifestants.

11Les responsables reconnaissent qu’il est très difficile de contenir les flux faute d’effectifs. Ils éprouvent des difficultés à réguler les flux, se « sentent vite débordés » par les jeunes qui, plus mobiles et plus autonomes, prennent position devant le carré de tête. Ce jeu de chaises musicales a des conséquences : ils ont du mal à rythmer l’écoulement de la manifestation. Régulièrement, la manifestation est stoppée dans son élan, en raison de ces problèmes de leadership, créant inévitablement « des répercussion à l’arrière. C’est pas bon car cela fatigue les gens » précise le délégué CGT.

12La police également semble agitée. Deux voitures de police ouvrent la manifestation. Un agent, qui circule à pied, se positionne en tête de cortège. Sa mission : prendre la mesure de l’évènement, prendre le pouls de la manifestation. Muni d’un talkie-walkie, il fait régulièrement un point d’étape au QG situé au commissariat. Cet agent ne dialoguera jamais directement avec les manifestants. Il échange constamment avec les deux agents de la SEMITAN (opérateur transports de l’agglomération nantaise) qui l’accompagnent et qui sont facilement identifiables avec leurs parkas verts et leurs talkies-walkies. Leur mission : éviter qu’un bus ne se fasse piéger dans la manifestation. Les conséquences peuvent être dramatiques : un chauffeur, pris de panique, pourrait très mal réagir et tenter de passer en force.

15h20 : conflit CGT / CNT – ne pas se faire voler la vedette.

13Soudain, quelques manifestants s’emportent et se disputent. Objet de la dispute : l’entêtement des jeunes de la CNT qui restent devant la banderole du carré de tête et obstruent le message. Ils sont rapidement séparés par le SO (Service d’Ordre) pour éviter que la situation n’explose. Pour remédier à ce problème de coordination, la CGT souhaite, lors des prochains évènements, prendre des mesures « plus fermes » : « il faudra muscler notre Service d’Ordre, être plus ferme sur la coordination. Ces débordements peuvent être très dangereux. (…) Quand les anars sont devant, ils peuvent dévier la manif. Ils peuvent donc faire intervenir la police et du coup casser la fête. Donc là, pour nous, c’est chaud. Notre intérêt, c’est que la manifestation se fasse dans le calme. Le principal problème avec ces groupuscules, c’est que je n’ai pas d’interlocuteur. Ce ne sont que des individualités. Il y a des meneurs mais ils ne nous écoutent pas. Nous ne pouvons pas dialoguer avec eux. Il y a un risque de casse, que tout parte en vrille. Le problème, c’est qu’ils ne respectent pas la règle ».

15h30 : place Graslin.

14La topographie des lieux change radicalement. La place Graslin est un espace aéré. Le bruit de la foule se diffuse donc plus largement. Du coup, la tension redescend. Les visages semblent moins figés. La manifestation devient étrangement plus silencieuse. La foule devient aussi moins compacte, moins « agressive ».

15L’aménagement de la place Graslin, qui fonctionne comme une double voie en raison de sa largeur, permet à la CGT de doubler les jeunes et de se (re)placer en tête de cortège. Pour réaliser ce coup de force, le carré de tête se sépare pour contourner la masse de jeunes en tête de cortège. Ils se reforment rapidement à la sortie de la place Graslin.

16Des membres de la CGT se disposent sur le côté pour empêcher les jeunes de contourner de nouveau la manifestation. Cette stratégie durcit le climat. La CGT semble à la fois inquiète du risque de débordements et satisfaite d’avoir regagné du terrain. Le cortège se met de nouveau en route. Le climat redevient tendu mais la situation semble sous contrôle.

15h45 : le comptage.

  • 1 Les délégués, pour prendre la température de l’évènement, pour faire un pronostic sur la jauge, se (...)

17Au passage sous un pont, un premier bilan sur le nombre de manifestants est réalisé : « Regarde ! », m’interpelle le délégué CGT, « la queue du cortège n’a pas encore quitté la place. C’est énorme. J’ai rarement vu autant de manifestants à Nantes », se réjouit-il. Nous disposons d’un premier indicateur tangible qui permet de se rendre compte de l’étendue de la manifestation1.

18Un militant de la CGT vient le voir. Il se plaint du manque de fluidité de la manifestation. « Elle ne va pas assez vite. Beaucoup de manifestants n’ont toujours pas démarré. Il faut accélérer le pas ! » Problème : la CNT, placée juste derrière le carré de tête, crée volontairement des bouchons, et soudain se met à courir. Ce « petit jeu » entrave la fluidité. Ce qui évoque une analogie avec les ralentissements lors des départs en vacances et leur fonctionnement en accordéon. Nous retrouvons les mêmes difficultés pour garantir une vitesse constante pour éviter ce phénomène d’accélération/décélération.

16h10 : Cours des 50 otages

19Au passage de la manifestation devant l’armurerie qui se trouve au croisement du cours des 50 otages et de la rue du marais, un employé s’empresse de baisser le rideau de fer. La tension semble être redescendue. Cette chute de tension s’explique encore par la géographie des lieux. Cette artère du Cours des 50 otages est très spacieuse. Les paroles et les bruits se font moins puissants et se diluent dans l’immensité de l’espace. Précédemment, nous circulions dans des rues plus étroites qui agissent comme des caisses de résonance, amplifiant les bruits, les cris, les slogans et attisant les émotions. Les flux étaient également plus compressés, contraignant la CGT à créer des barrages pour éviter les débordements. Lorsque nous arrivons sur l’avenue, le défilé semble avoir trouvé son rythme de croisière.

Passage sous le pont: la manifestation se regarde manifester

16h20 : la préfecture

20La présence des forces de l’ordre est ici très visible. C’est la seule fois où nous croiserons visuellement les CRS qui, tout au long du parcours, ont fait le choix de rester très discrets. Cette invisibilité des CRS s’explique ainsi selon le responsable CGT: « C’est une manière de ne pas mettre de l’huile sur le feu. Dès que les jeunes voient du bleu, c’est clair, ils voient rouge » plaisante-t-il. Plus nous approchons de la préfecture, plus les visages se crispent. Ce point de passage obligé en raison de sa fonction symbolique est aussi un point critique qui nécessite le déploiement d’un cordon de sécurité. Quelques CRS sont positionnés derrière des barrières qui ferment l’accès à la préfecture. Pour éviter tout risque de débordement, la CGT a sollicité l’aide des dockers pour contenir d’éventuels dérapages. Mais, « les dockers refusent de jouer ce rôle de flic. Ils ont un mauvais souvenir du CPE (contrat premier embauche). » C’est le Service d’ordre de FO qui finira par assurer ce rôle d’encadrement. Le carré de tête dépasse la préfecture. Très vite, l’ambiance redevient détendue. La fin de manifestation se fait sentir. La foule s’étire, devient moins compacte, le pas ralentit. Les jeunes de la CNT se sont remis devant la CGT qui ne réagit plus. Le jeu n’en vaut plus la chandelle. En fin de manifestation, les règles semblent se desserrer. Soudain, une bande de jeunes se rue sur des palissades en fer et tape du poing. Un énorme vacarme fait sursauter la foule. L’agacement se lit sur les visages des manifestants. Cette tension est accentuée par le bruit du froissement de tôle. Ces attitudes déviantes participent à créer un climat qui, par un effet de mimétisme, tend à se propager. Personne ne réagit mais la CGT, malgré son maigre effectif, reste très vigilante pour éviter les dérapages.

17h00 : terminus

21L’Hôtel-Dieu annonce la fin de manifestation. Nous apercevons au loin la queue de la manifestation qui n’a pas encore quitté la Place du Commerce. « C’est du jamais vu » s’exclame le délégué. Dès que nous sommes à des intersections ou à des endroits qui permettent de gagner en visibilité sur l’étirement de la manifestation, notre agent de police qui circule à pied fait un point de situation pour donner la physionomie et l’étendue de la manifestation. Arrivés dans un grand parking, les manifestants se détachent progressivement dans le calme. Nos délégués se réunissent pour faire le point. « Mission accomplie » soupire le délégué CGT. « Et sans pépin… mais c’était chaud. […] Il faut que lundi nous puissions faire le point sur notre SO et le parcours, qui n’est plus adapté » conclut un des syndicalistes.

2/ LA FOULE DANS TOUS SES ÉTATS

Physionomie de la foule

22Les mouvements de foule font l’objet d’une caractérisation propre par les forces de l’ordre. La physionomie de la foule est déclinée suivant une typologie exclusivement construite sur la violence et le degré de menace qu’elle inspire. Les forces de l’ordre établissent une gradation dans la violence qui va de la manifestation paisible, « bon enfant », à l’émeute urbaine que nous avons pu rencontrer lors de la manifestation de Saint-Nazaire. Les types de foules sont appréhendés comme des stades d’évolution qu’il convient de contrôler pour éviter les débordements. La préoccupation des forces de l’ordre est de pouvoir « jauger » la foule, d’en prendre la température afin de déployer les moyens et les procédures adaptés pour maintenir l’ordre public.

23Pour décrire la foule, les forces de l’ordre utilisent implicitement deux métaphores : celle de la physiologie et celle de la thermodynamique.

La métaphore physiologique

24La métaphore physiologique est contenue dans l’étymologie du mot foule. Celle-ci est d’abord perçue comme une « chose » potentiellement menaçante qu’il convient de maîtriser, d’encadrer et de contrôler. Les foules sont considérées comme des acteurs, avec des comportements, des émotions et même des intentions. Cette personnalisation de la foule est perceptible à travers la rhétorique des CRS. La foule a une physionomie, un visage qui varie en fonction du contexte et de l’humeur, du public. La foule a des comportements. Elle gronde, crie, s’agite, se calme. La foule met en équivalence, en co-présence des acteurs humains très différents. La foule se conjugue donc au pluriel. Ses contours sont à géométrie variable.

25Lors d’une manifestation encadrée par un service d’ordre, la foule est généralement disciplinée. Cette foule se distingue des « groupuscules de jeunes » que nous avons croisés lors des Transmusicales dont les comportements déviants en raison d’une forte consommation d’alcool focalisent l’attention des forces de l’ordre. Ces groupuscules sont jugés par nature peu structurés, instables, donc potentiellement menaçants pour l’ordre public. Ces comportements contrastent fortement avec ceux des manifestants qui forment une foule compacte, artificielle, organisée, structurée, intégrée dans l’espace et le temps. À l’inverse, comme nous l’avons vu lors des nuits de la place Saint-Michel à Rennes, l’absence d’organisation de ces collectifs constitués par leur simple co-présence pose la question du contenant. Faute de cadre, ces électrons libres ont du mal à « se contenir ». Pour « maîtriser » ces groupuscules, les forces de l’ordre construisent un conteneur artificiel : un périmètre au sein duquel ces déviances sont tolérées mais ne peuvent produire un contenant.

26En cas de dérive, le but ultime des forces de l’ordre est de provoquer la dispersion. Cette charge incombe généralement aux CRS. La priorité reste la dissolution de la masse. Lors de cette opération d’évacuation, une ouverture est laissée à l’arrière pour le reflux ou la fuite des derniers rebelles. Cette stratégie est un moyen d’éviter que la tension s’envenime et se fixe sur place.

La métaphore thermodynamique

27Nous nous sommes volontairement emparés de la terminologie issue des sciences physiques, relatives à la thermodynamique des gaz, pour décrire les mouvements de foule. La foule, à l’image de l’eau, peut exister sous différents états : gazeux, liquide, et solide.

État gazeux : la mise en ordre

28Dans un gaz, les molécules sont très éloignées les unes des autres. Cet état gazeux est perceptible lorsque les manifestants se rendent par exemple à une manifestation. Ils ne se sont pas encore « soudés » entre eux pour former une foule compacte et dense. Lorsque la manifestation se termine, les corps se desserrent après s’être compactés. Les corps se détachent pour redevenir des entités autonomes. Les manifestants retrouvent leur liberté de circulation. Ils ne sont plus contraints par le mouvement de la foule. Cet état « gazeux » de la foule nous donne également des indications sur le climat de la manifestation. Progressivement, la température redescend. La vie urbaine retrouve son rythme. L’espace public retrouve ses droits. Tous les comportements rentrent dans l’ordre.

29En fin de manifestation, cet état gazeux peut être propice à un climat d’entropie. Les forces de l’ordre doivent donc maintenir leur vigilance pour éviter que des groupes isolés de casseurs exploitent ce désordre inhérent au délitement de la foule pour agir.

État liquide : une manière d’évacuer les conflits

30À l’état liquide, les manifestants s’apparentent à des molécules qui sont encore « libres » : elles se baladent, se rapprochent progressivement, s’attirent entre elles et forment une masse organique. Nous retrouvons cette situation lorsque la manifestation se met en place puis progressivement en route. Les corps des manifestants se lient entre eux, forment un cortège, ils s’échauffent mutuellement en chantant des slogans. La force d’attraction de la foule est, à ce stade, importante. Pour pouvoir se mettre en mouvement, cette foule ne doit pas être totalement compacte. Chacune des personnes reste libre de ses mouvements, mais la pression monte. À ce stade, la foule est encore « déformable », flexible…

31Une fois le cortège en route, la foule devient plus disciplinée. Les corps qui la composent doivent rentrer dans les rangs ce qui nécessite la présence des SO (services d’ordre). « La moindre perturbation peut être fatale », nous dit un syndicaliste s’efforçant de contenir les débordements des mouvements anarchistes qui tentent de se positionner à la tête du cortège.

32Nous retrouvons cet état liquide lors de l’évacuation d’un stade auprès le match de foot se déroulant à La Beaujoire. Pour décrire la situation, les CRS évoquent la mécanique des fluides :

« le risque majeur est de bloquer l’écoulement de la manifestation. Il faut éviter les points de cristallisation pour éviter que le comportement "se durcisse". Assurer l’écoulement des flux est une manière d’éviter qu’une "situation s’envenime et dégénère". Maintenir la fluidité, c’est éviter que les tensions se cristallisent, que les conflits éclatent ».

État solide : risque de durcissement des conflits

33Lorsqu’une situation se fige, le climat se durcit, l’ambiance se dégrade. De même, lorsqu’une manifestation s’arrête, les zones de tensions potentielles se multiplient :

  • avec les automobilistes qui ne supportent pas de rester à l’arrêt ;
  • entre les manifestants dont les esprits s’échauffent.

34À l’état solide, l’eau prend la forme de la glace. Filons la métaphore. Lorsque la foule se fige, les relations deviennent également plus glaciales. Inversement, le climat devient plus chaud, plus pesant. Le risque majeur est de ne plus pouvoir contenir cette pression. Pour éviter que ces zones de tension s’installent (effet cocotte minute), la foule doit rapidement se remettre en marche. À Rennes, les ravers avaient dû négocier avec la police un temps de stationnement sur la place de Bretagne qui ne devait pas excéder quinze minutes. L’objectif est d’éviter que la manifestation se cristallise.

35Dans un système fermé (type stade), l’énergie de la foule est plus difficile à canaliser. L’évacuation des flux est donc capitale. D’où cette stratégie des CRS qui consiste à laisser des portes de sortie pour que les manifestants ou les perturbateurs puissent s’échapper ou s’enfuir. Objectif : éviter le durcissement de l’affrontement. Cette posture des CRS tranche avec l’entropie relative des supporteurs et des manifestants qui s’agitent. À l’état solide, les molécules sont rangées de façon très précise, très ordonnée, géométrique. Pour les CRS, c’est une manière de mettre en scène l’ordre public qui s’oppose à ce climat d’entropie. Pour se protéger, les CRS font corps, c’est-à-dire s’enchaînent les uns aux autres : ils peuvent encore bouger, s’agiter mais ils agissent comme un seul homme. Ils ne doivent pas se laisser emporter par leurs émotions, conserver de la distance à l’égard du contexte et garder leur sang froid.

3/ LE MAINTIEN DE L’ORDRE, UN MÉTIER D’EXPERT

36L’État impose une pédagogie de la retenue – qu’on désigne par l’expression de « violence contenue » – centrée sur une stratégie de modération optimale à l’égard des « agresseurs ». L’une des qualités des agents de maintien de l’ordre est donc la maîtrise de soi. Leur objectif principal est de maintenir l’ordre public en régulant les comportements « des citoyens momentanément égarés ».

37Le maintien de l’ordre est régi par plusieurs principes qui vont donner lieu à autant d’objectifs de formation qui ont :

  • un but moral pour développer le sens de la discipline, le sens du devoir, l'esprit de solidarité, le sens de la légalité, le respect de la dignité humaine ;
  • un but physique pour procurer la stabilité émotionnelle indispensable au cours des opérations de maintien de l'ordre ;
  • un but technique pour acquérir les réflexes nécessaires pour qu'en toute circonstance la mission de maintien de l’ordre s’accomplisse avec le minimum de dommages pour les parties en présence.

Garder son calme pour éviter que le climat ne dégénère

38Lors d’une manifestation, le « sang-froid » ou le « calme » des troupes est indispensable pour rester vigilant en vue de pouvoir s'adapter à tous les scénarios. Par exemple, à Rennes, face à des jeunes enivrés, la police a appris à accepter « le sacrifice » d’un rôle ingrat qui les amène à « un haut sentiment du devoir ». En effet, ils ont appris « à encaisser » les insultes, à ne « pas répondre aux provocations ». Ils ont appris à ne plus prendre au premier degré les agressions dont ils sont l’objet. Les injures perdent leur charge provocatrice. Ce n’est plus telle personne singulière qui s’en prend à eux personnellement, mais un individu parmi d’autres et qui aurait tout aussi bien pu se défouler sur un collègue. Cette manière de dépersonnaliser la relation de confrontation est capitale pour ne pas s’engouffrer dans le conflit, pour faire en sorte que le climat ne dégénère pas.

39Le maintien de l’ordre ne repose pas exclusivement sur cette dose d’abnégation des forces de l’ordre. Rennes a aussi été le théâtre d’interventions plus musclées comme en témoigne l’évacuation de la place des Lices. Après avoir pris position autour de la place, les forces de l’ordre ont adopté une posture de fermeté. Lors de cette intervention, la mise en scène donne l’impression d’une troupe soudée et infranchissable. Les corps, contrairement à l’étape précédente où ils étaient volontairement invisibles, se sont rigidifiés et se montrent plus menaçants. Cette solidification des corps donne à l’escadron une allure « autoritaire ». Les forces de l’ordre agissent également comme des automates, comme des machines « inhumaines ». L’effet d’intimidation est immédiat. L’uniformité des gestes commence dès la descente des cars. Une manière de se conditionner, nous dit un CRS : « Il faut que tout le monde descende d’un pas décidé en sachant où aller ! ». Ce comportement inflexible, nous le retrouvons lors d’une manifestation qui tourne mal. Cette mise en scène des corps refroidit souvent les ardeurs des manifestants hostiles. Les forces de l’ordre restent donc imperturbables, muettes face aux provocations. Les consignes sont claires : proscrire tout « relâchement », exiger un « silence total », rester « calme et impassible », avoir « une attitude qui en impose ».

40Devant ces manifestants qui s’agitent, il faut « se montrer ferme, énergique ; ne manifester aucune nervosité, aucun signe d’impatience, aucune marque de fatigue ; rester indifférent aux cris, menaces, injures et même aux applaudissements ». Cet affichage de fermeté est un moyen d’éviter la confrontation.

Gestion de la temporalité

41Si l’essentiel des interventions est effectivement constituée par des stratégies défensives, le maintien de l’ordre est occupé majoritairement par des temps d’attente. La formation vise à inculquer cette capacité de résistance (au temps, à la chaleur ou au froid, à l’énervement). Mais celle-ci a ses limites. Comme tout individu prisonnier d’une situation à risque, les CRS en arrivent à vouloir en découdre. « Nous sommes conditionnés pour cela », ironise un commandant. Le cumul de la fatigue (attente dans les cars et dans les dispositifs statiques, faim, injures, ennui…) peut conduire à des crispations. Pour contrer ces risques de défoulement, les officiers ont progressivement mis au point des techniques spécifiques qui ont pour fonction de maintenir les forces de l’ordre dans une discipline contenue. Par exemple, la notion de « réserve » constitue une notion clé du maintien de l’ordre. Le repos est perçu comme la condition d’équilibre d’agents qui doivent demeurer autant que possible « maîtres de soi », « sans esprit de vengeance ». Ainsi, lorsque les unités doivent intervenir dans un contexte « extrêmement hostile », le commandement tente dans la mesure du possible de relever l’escadron afin que « la charge ne soit pas une décharge ». La technique du décrochage (relève) est un moyen de décompresser.

4/ L’ÉCHO D’UNE MANIFESTATION -SAINT-NAZAIRE 29 JANVIER 2009 (ENTENDUE DEPUIS LA SALLE DE COMMANDEMENT DE NANTES)

42Cette histoire est un peu étrange car elle se déroule à distance, à Saint-Nazaire, alors que nous sommes dans la salle de commandement de l’hôtel de police de Nantes. C’est aussi le cas pour tous ceux que nous observons qui doivent se contenter de ces informations qui arrivent par des canaux de communication divers et qui vont remettre en cause cette atmosphère de manifestation si tranquille à Nantes.

43L’hôtel de police vient d’emménager dans de nouveaux locaux très modernes et spacieux.

44La salle de commandement est très grande car elle peut comporter jusqu’à une vingtaine de postes, tous orientés vers le mur du fond sur lequel est projetée une très grande carte, qui affiche les positions des véhicules par géolocalisation. Mais cette grande salle est la salle du 17 pour tout le département, c'est-à-dire pour les trois zones police de Loire-Atlantique qui sont Nantes, Saint-Nazaire et La Baule.

45La salle pour le maintien de l’ordre (MO) est nettement plus petite, c’est le bureau du chef, le major présent depuis plusieurs années. Juste à côté se trouve le bureau de son adjoint arrivé à Nantes en même temps que lui. Normalement le chef et son adjoint travaillent chacun dans son bureau, mais lorsqu’il s’agit d’un gros maintien de l’ordre, ils se mettent ensemble pour partager l’audio et l’adjoint prend son PC portable pour tenir la main-courante. Ils ont pris l’habitude d’utiliser des casques et des micros personnels, ce qui change beaucoup la façon de travailler et l’ambiance dans la salle. On entend en effet seulement ce qu’ils disent et non les messages de leurs interlocuteurs qui arrivent sur la conférence 32 qui est spécialisée pour le MO. Pour nous rendre service et nous permettre de suivre tous les échanges, le major décide de passer en mode haut-parleur.

46L’autre salle réservée aux situations de crise n’a pas été ouverte, tout se passe donc dans « l’intimité ».

Équipement de la salle (en fait un bureau)

47Trois écrans sont présents sur son bureau, l’un est éteint, l’autre sert à la bureautique puis sera positionné sur les caméras de la ville de Nantes, accessibles par le web. Le troisième écran affiche le système Pégase, présent dans 30 salles de commandement en France en 2008 et qui permet de suivre la position des véhicules. À Nantes, contrairement à Rennes, tous les véhicules sont géolocalisés. Ils s’affichent à l’écran avec un petit véhicule et leur nom en-dessous. Quand on demande l’information sur ce véhicule, on obtient une fiche complète des propriétés du véhicule, de son personnel et le cas échéant de son engagement.

48Les téléphones et appareils radio (dont des talkies-walkies) sont très nombreux dans la salle pour le MO, il se crée ainsi un environnement sonore très riche de connexions sélectives avec tous les niveaux hiérarchiques et avec les autres institutions (ex : la Semitan, organisateur des transports publics).

L’irruption de Saint-Nazaire

49La manifestation de Nantes a suivi son cours, la BAC a signalé « soixante-dix à quatre-vingtS individus place Royale » sans autre remarque particulière puis un feu de carton, « des petits rigolos ». Les temps morts s’allongent, les comptes-rendus sont espacés. Est signalée une fanfare installée port Communeau, qui a pour effet de ralentir et de bloquer le cortège. Personne ne remonte plus la rue de Strasbourg.

50Le chef est avisé par la superviseuse de Saint-Nazaire, qui dispose d’une salle identique sur place, qu’une section CRS serait prise en tenailles entre deux groupes de manifestants hostiles et qu’elle a dû faire usage de grenades lacrymogènes. L’information est transmise sans plus de détails.

51Pendant ce temps, à Nantes, un « groupe de lycéens » est entré en masse à la FNAC et a fait un tour dans les rayons en faisant du tapage apparemment. Ces affaires sont relativisées car ce qui se passe à Saint-Nazaire commence à occuper l’esprit du major.

52C’est surtout le ton du commissaire de Saint-Nazaire, marqué par l’anxiété, qui inquiète : « on est projectés par la foule, on envoie des grenades ». Ils le font à partir de la sous-préfecture où ils se sont repliés. Le chef fait son analyse aussitôt : « Ils ont dû avoir une faille dans leur dispositif pour se retrouver ainsi pris en tenailles… C’est pas bon ». Mais il ne dramatise pas en prévenant le commissaire à la préfecture de Nantes : « Alors vous vous faites chier à la pref, hein ? À Saint-Nazaire, eux, ils s’ennuient pas ». Il lui explique la situation en ajoutant que les groupes de manifestants ont dû profiter de l’occasion pour « se faire du flic ».

53Le ton alarmiste du commissaire de Saint-Nazaire monte encore dans ses appels : « Tentative d’intrusion, tentative d’intrusion ». « Combien sont-ils ? ». « Je n’ai pas le temps de compter ». « Mais à peu près dix, cent ou mille ? ». « Une bonne centaine, mais il y a deux mille personnes autour ».

54Les messages font passer un véritable stress dans la salle, d’autant plus qu’ils sont entrecoupés de blancs complets avec absence totale d’indices. Le talkie-walkie du commissaire de Saint-Nazaire est le seul cordon qui le relie au centre. Le chef a l’air de contrôler, mais il est désormais debout, il a passé la conférence 32 à son adjoint, qui est mobile et parle plus souvent dans la grande salle pour ne pas déranger. Le personnel qui travaille dans la grande salle entend nettement le ton des appels de Saint-Nazaire et s’est rapproché pour écouter (trois personnes). Le commissaire est entièrement submergé par l’émotion : « jet de pavés, jet de pavés », « Je demande un approvisionnement en projectiles, urgent, nous sommes à court de projectiles ».

55Le chef prend la décision d’envoyer deux groupes CDI (Compagnie Départementale d’Intervention) pour Saint-Nazaire. Il a vérifié auparavant auprès de son collègue adjoint que tout se passe bien sur Nantes et il en a parlé avec le DDSP sur son téléphone portable. Le chef demande une précision à la superviseuse de Saint-Nazaire : « oui, il y a bien une autre section CRS présente à Saint-Nazaire, mais elle est au commissariat sans munitions, elle est en train de recharger ».

56Lors des appels successifs depuis Saint-Nazaire, on comprend (mais il faut interpréter) que quelques-uns des cent manifestants plus virulents tentent d’escalader les grilles et de forcer les portes. Elles ne seront vraiment sécurisées qu’au bout de longues minutes. Des jets de white spirit sont aussi mentionnés.

57Saint-Nazaire : « Lancer de grenades défensives détonnantes pour éviter l’invasion » (Ils sont canardés avec des bouteilles et des pavés).

58La situation s’aggrave encore : « Il y a urgence, on n’a plus de munitions à l’intérieur de la sous-préfecture ». Le commissaire de Saint-Nazaire demande l’intervention des gendarmes mobiles de Saint-Nazaire.

59Le chef demande des explications, il a pris la main, même si la superviseuse de Saint-Nazaire continue à faire le relais, mais il manque de précisions pour comprendre vraiment la situation et parfois le commissaire est totalement dans l’action et ne peut pas prendre le temps de faire un diagnostic précis. Il fournit quand même ces détails : « On n’est pas protégés, on est à l’extérieur de la sous-préfecture sans moyen de protection. On est attaqués sur une autre porte de la sous-préfecture ». Ce qui est aussitôt suivi d’une demande de renfort : « Demandez à La Baule de nous envoyer un maximum de grenades. On a trois blessés dans les forces de l’ordre ». D’autres informateurs (que nous n’avons pas pu identifier) annoncent que des jeunes sont en train de dépaver la rue et d’apporter les pavés dans des poubelles roulantes devant la sous-préfecture.

60Le chef appelle alors le Centre Opérationnel de Groupement (Gendarmerie) pour faire une demande officielle d’envoi des gardes mobiles, mais il ne reçoit pas de réponse officielle.

61« J’ai des instructions pour dégager la rue », il va demander d’envoyer l’autre demi-compagnie empêcher les jeunes de continuer à dépaver. Le DDSP intervient par téléphone et demande de récupérer du monde à La Baule. Réponse du chef : « C’est en cours ».

62Les renforts en munitions et en personnel deviennent nécessaires. Le chef décide qu’il faut faire partir un véhicule (de Nantes) avec matériel et GLI (Grenades Lacrymogènes Instantanées). Il faut aussi des motards pour la protection du convoi. Le chef adjoint donne le numéro direct des motards qui sont sur place à Nantes, il les connaît par cœur. Il faut aussi gérer le remplacement des effectifs qui partent. La Brigade Surveillance des Transport en Commun a été mise en alerte par le commandant qui est à la préfecture. Ils patrouillent habituellement dans les tramways et les gares. Ils ont de l’équipement de MO (des boucliers) alors que les autres (police secours) n’ont que des casques. Le commissaire a appelé le Service Sécurité et Proximité (police en tenue), il va mettre sous pression tous ceux qui restent dans les bureaux qui vont prendre leur matériel MO. « On va tenir le point avec le Service Général déguisé en MO ».

63Le ton du commissaire de Saint-Nazaire est un peu plus calme : « Pour le moment, on tient le terrain, les manifestants sont à cent mètres, place des quatre horloges ».

64Seulement quelques instants après, il demande sur un ton très alarmiste : « Les effectifs de la Baule, ils se magnent ? »

65Pendant ce temps, un problème a surgi au commissariat Olivier de Clisson (cf. le récit ci-après). Mais le climat de Saint-Nazaire mobilise l’attention et surtout des forces supplémentaires puisqu’ils doivent y aller en renfort. Il est clair que le chef ne peut pas se permettre d’avoir un front sur Nantes en même temps car il n’aura plus les forces, et surtout pour un motif aussi limité d’interpellation d’un jeune en état d’ébriété.

66Un nouveau souci préoccupe les esprits : trouver des plans de Saint-Nazaire pour les Compagnies Départementales d’Intervention… qui sont déjà parties ! Plusieurs personnes courent dans toute la salle pour en trouver car tout vient d’être déménagé. Puis il faut encore sélectionner les bonnes cartes et les porter aux unités qui vont partir.

67Les échanges radio vont alterner dès lors entre le commissaire de Saint-Nazaire et les CDI qui annoncent leur avancement tout le long de l’autoroute. « On est encore sur le périph de Nantes ! » avec les sirènes en arrière-plan. Le commissaire est informé de cette avancée par le chef, il trouve que 45 minutes c’est très long et il craint que son problème d’urgence ne puisse être résolu de cette façon.

68Finalement le chef peut lui annoncer que deux unités du PSIG (Peloton de Surveillance et d’Intervention de la gendarmerie) vont au soutien (mais certains ne sont pas casqués). En fait le commissaire le savait déjà par un autre canal.

69Autre préoccupation : les forces qui partent de Nantes doivent être remplacées au fur et à mesure et on demande aux véhicules de police d’aller se placer là où étaient les CDI, avec une grande précision. Ces unités se déplacent rapidement et doivent même abandonner le traitement d’un incident près du tramway, car la priorité est désormais l’affaire de Saint-Nazaire et ses conséquences sur Nantes.

70Soudain, le commissaire de Saint-Nazaire annonce : « Barricades à Saint-Nazaire ».

71Ce mot seul semble faire changer la perspective : faut-il envoyer là-bas aussi la compagnie de gendarmes mobiles présente à la préfecture de Nantes ? Un problème sérieux de répartition des forces se pose. À Saint-Nazaire, le matériel est épuisé, les gendarmes mobiles ne sont pas tous casqués, la situation n’est pas à l’avantage de la police.

72Les informations reçues au PC indiquent 1 000 manifestants à Saint-Nazaire et des jets de cocktails Molotov. Les chiffres sont approximatifs : 500 ou 1 000. L’hostilité serait due à une consommation d’alcool. Selon le commissaire de Saint-Nazaire, les manifestants ne seraient pas des « jeunes » mais des « ouvriers casseurs ». Plusieurs personnes sont interpellées. Plusieurs blessés (quatre) chez les manifestants (pied sur une grenade) et un blessé parmi les forces de l’ordre. Le DDSP adjoint demande « un point » : « plusieurs centaines d’ouvriers casseurs passablement alcoolisés ». Pendant ce temps, l’histoire en cours devant le commissariat Olivier de Clisson doit être gérée mais va se dégonfler.

73Les manifestants chantent la Marseillaise à Saint-Nazaire. Le chef passe sans cesse de Saint-Nazaire à Nantes. L’adjoint du DDSP demande si le ministère de l’intérieur a été informé.

7419h -la BAC arrive à Saint-Nazaire et fait des interpellations. Il faut les « responsables » après la casse et les agressions. Vers 19h10, la BAC intervient : deux interpellations. Une deuxième barricade est en feu à cinquante mètres de l’autre. Le trafic radio reprend de manière plus intensive. On approche de l’affrontement. 100 à 150 manifestants avec jets de projectiles.

7519h15 : les gardes mobiles arrivent. Premier jet de cocktails Molotov. « Les ouvriers du port, c’est pas des petits lycéens qui se carapatent dès qu’on leur rentre dedans ». Le DDSP vient d’arriver, il a donné l’ordre de charger. « Il faut dégager sinon on va y passer la nuit, il faut grenader massivement… sinon, ils vont faire le bal toute la nuit. Il reste le noyau dur. Ils vont faire les cons un bout de temps ».

76Première sommation vers 19h30. 19h37 : grenadage.

77À Saint-Nazaire seront intervenus ce soir là : un escadron de GM (à demeure à Saint-Nazaire), trois groupes CDI (déplacés de Nantes), deux BAC, un escadron GM de Luçon (déplacé de Nantes), vingt-deux PSIG, deux sections de la CRS 32. La CRS 9 (Rennes -59 hommes) viendra se positionner plus tard en alignement du commissariat (en réserve).

Les suites de Saint-Nazaire

78Quatre condamnations à de la prison ferme seront prononcées par le tribunal le 2 février en comparution immédiate et quatre autres à de la prison avec sursis le 10 mars. La procureur de Saint-Nazaire était allée sur place pendant la manifestation pour voir ce qui s’y passait et elle s’en est servi dans ses réquisitions pour montrer que la police avait été prise dans un traquenard. En appel, l’un des manifestants sera relaxé des délits d’attroupement illicite et faits de rébellion et son avocat utilisera notamment cet argument : « Pour qu'un attroupement devienne illicite, le protocole doit être suivi scrupuleusement par les forces de l’ordre. Il faut que soient effectuées des sommations régulières, et que les personnes visées par ces sommations les aient entendues ».

Compte rendu d’un organe de presse web alternatif (Bellaciao) :

79« La manifestation du 29 janvier a regroupé énormément de monde, 18 000 selon la Police, 25 000 selon les organisateurs. La tête du cortège en arrivant à la sous-préfecture a trouvé porte close, le sous-préfet refusant de recevoir la délégation. Des altercations avec les flics à propos de l’accrochage de banderoles sur les grilles protégeant le bâtiment ont échauffé les esprits.

80Les CRS, habituellement discrets, et planqués dans les jardins du sous-préfet sont sortis arrogants, et se sont mis à arroser de lacrymogènes la manifestation qui défilait toujours à 16h30, obligeant le défilé (comprenant de nombreux enfants) à refluer vers la mairie.

81Devant cette agression, plusieurs centaines de manifestants ont chargé les CRS, les obligeant à rentrer dans la sous-préfecture, dont le portail a été défoncé. Ce n’est qu’à 20h30 que les CRS sont parvenus à calmer la colère populaire, grâce au renfort des BAC locales, puis des gendarmes mobiles arrivés de Nantes. Un manifestant a été grièvement blessé, atteint aux jambes par une bombe sonore à déflagration. 15 personnes ont été interpelées. »

Compte-rendu par l’intersyndicale dans un communiqué

82« Jeudi 29 janvier, 25 000 salariés du public et du privé, chômeurs, retraités, lycéens... de la région de Saint-Nazaire ont répondu à l’appel intersyndical interprofessionnel de manifestation. Le défilé s’est déroulé dans une ambiance déterminée mais sereine de la Place de l’Amérique latine à la sous-préfecture.

83Pourquoi, dans ce contexte, l’ordre est-il donné d'exhiber une quinzaine de CRS aux portes de la sous-préfecture quand l’habitude était de ne pas les exposer, dans le souci d’éviter provocation et crispation ?

84Pourquoi l’ordre a-t-il été donné de lancer les gaz lacrymogènes sur l’ensemble des manifestants présents sur les lieux alors qu’aucun incident majeur n’est constaté ?

85Après avoir provoqué la colère et l’indignation de par une attitude irresponsable, qu’espéraient les donneurs d’ordres en repoussant progressivement les manifestants vers la zone commerciale (Ruban bleu) la plus proche ? »

5/ COMMANDER À L’AVEUGLE, AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS

86Pour gérer le climat d’une manifestation, mieux vaut disposer de capteurs qui indiquent l’évolution de la température. Or, si l’on se place dans la salle de commandement de l’hôtel de police, les capteurs en question semblent se résumer aux communications radio et téléphoniques que nous avons déjà observées lors des autres événements. Les cartes ne servent guère (cependant le chef de salle passera sur la carte de Saint-Nazaire lorsque « ses » effectifs seront sur place), le suivi des véhicules avec géolocalisation n’est pas très utile pour prendre des décisions et les caméras vidéo sont limitées aux sites de transport. La voix devient donc le vecteur essentiel : « La voix est le thermomètre pour le CIC », nous dit-on lors de la séance de restitution de nos observations. C’est pourquoi lorsque le commissaire qui dirige les opérations à Saint-Nazaire intervient avec des expressions chargées d’émotion et d’inquiétude, le chef de la salle de commandement est obligé d’en tenir compte. Il sait que la situation est grave, mais pour autant, il ne peut pas se laisser aller à l’émotion, la diffuser à ses autres interlocuteurs ni prendre des décisions en se laissant gouverner par elle. C’est pourquoi sa première intervention vers ses collègues qui protègent la préfecture de Nantes se fait sur le mode de la plaisanterie, pour indiquer qu’à Saint-Nazaire, eux, au moins, ils ne s’ennuient pas. Façon habile de donner l’information sans pour autant dramatiser.

87Le climat d’un événement affecte donc les humains et peut ricocher très loin hors des bases de l’événement ; ceux qui ont suivi des matchs ou des émeutes à la radio ou à la télévision ont ainsi été pris par les émotions alors qu’ils en sont très éloignés. La zone d’affection émotionnelle d’un événement peut donc être très étendue, dépendant des vecteurs de transmission. Or, la radio véhicule très bien ces émotions puisque c’est la voix qui rend compte, alors qu’aucun autre vecteur ne peut contredire cette unique source d’information, comme c’était le cas à Saint-Nazaire.

88Pour un professionnel de la coordination comme le major chef de salle, il n’est pas question de se laisser affecter, même s’il ne dispose pas d’une procédure toute prête pour répondre à la situation (comme c’est le cas dans certains métiers du transport ou même chez les sapeurs-pompiers). Il ne peut pas se réfugier derrière cette procédure, il doit inventer des solutions, trouver les moyens de qualifier la situation tout en restant imperméable à ces émotions (sans pour autant ignorer le fait que si le commissaire manifeste cet état d’inquiétude, c’est déjà significatif de quelque chose qu’il faut prendre en compte). Les termes employés peuvent l’aider à cette qualification et lorsqu’il entend « ouvriers », il sait aussitôt que ce n’est pas le même type de problème que « étudiants » ou « jeunes », surtout lorsqu’il connaît la tradition de Saint-Nazaire. Les termes eux-mêmes peuvent varier selon les personnes et sa connaissance des profils individuels des personnels qui sont sur le terrain peut l’aider à ajuster son analyse, selon qu’il s’agit de quelqu’un qui a tendance à dramatiser ou, au contraire, qui reste très sobre. Qualifier un climat à l’aveugle, c’est-à-dire sans image, avec seulement les ressources de la langue, paraît plus compliqué à première vue. En réalité, c’est aussi une garantie pour obliger tout le monde à expliciter ce qui se passe. Ce travail d’explicitation est donc une contrainte qu’impose le chef à la fois pour des raisons de documentation de la situation, pour lui permettre de prendre une décision, mais aussi pour des raisons légales, de traces, de comptes rendus qui permettront de justifier l’intervention devant la justice si nécessaire. Le chef de salle demande à plusieurs reprises le nombre de manifestants devenus agresseurs de la sous-préfecture, et le commissaire aura bien du mal à lui répondre, lui qui est dans le feu de l’action. Or, c’est précisément ce type de retour « objectif » qui pourrait l’aider, lui aussi, à redonner des proportions au risque qu’il affronte. Mais tous ces éléments d’information sont peu de choses pour qualifier la situation de crise qui par définition est imprévue et qui se déroule en accéléré. La foule vient de muter à Saint-Nazaire, elle s’est transformée en émeutiers et les comptes rendus des sites alternatifs disent explicitement qu’ils ont bien chargé les CRS. Ils fournissent cependant une tout autre histoire quant à l’origine des incidents. Le chef de salle, lui, a pris les événements en cours de route, lorsque sa collègue de Saint-Nazaire lui a transmis les informations indiquant que la situation dégénérait. Dès lors, il n’est plus temps de trouver des causes, des justifications ou des responsabilités et de porter des jugements, car l’heure est à l’action. Le CIC commande donc de ce point de vue à l’aveugle, car il intervient souvent une fois que la crise est enclenchée, comme on l’a vu pour les incidents de République à Rennes lors des Transmusicales, pensant même qu’ils se sont calmés. Le chef de salle, en raison de son expérience, précise aussitôt qu’il a dû y avoir « une faille dans leur dispositif » car il n’est vraiment pas prévu qu’une compagnie de CRS se retrouve prise en tenailles de cette façon par les manifestants. Mais il en reste là et passe aussitôt au traitement du problème. On constate d’ailleurs que plusieurs problèmes d’articulation entre les demi-compagnies, avec les gendarmes mobiles, etc., contribuent à ce cycle de désarticulation que nous avons déjà étudié : l’autre demi-compagnie est partie recharger, puis on manque de munitions, les Sections d’Intervention de La Baule n’ont pas tout leur équipement, etc. Lors des communications, toutes les solutions seront examinées les unes après les autres, le chef sera obligé de constater qu’il faut envoyer des renforts, pour les munitions d’abord mais finalement pour le maintien de l’ordre dans son ensemble. N’ayant que le canal du commissaire présent sur Saint-Nazaire, il ne pouvait pas prendre de décision plus tôt.

89Le CIC est donc toujours dépendant des observateurs de terrain mais aussi des décideurs de terrain. Qui proposent cependant des stratégies qui doivent être validées par le DDSP. Les décisions importantes ne sont jamais prises seulement sur le terrain ni dans le CIC mais par le DDSP, après un aller-retour entre ces interlocuteurs. Cela signifie que le DDSP doit décider en fonction d’informateurs sans jamais avoir accès au terrain, ce qui est la règle de tous les commandements. La qualité de la transmission des informations sur le climat, de même que la qualité des échanges sur les solutions possibles sont décisives pour prendre la meilleure décision. L’emploi détaillé des forces sur le terrain et la mise en œuvre de la décision est du ressort des chefs de service présents sur place. Le cas du procureur de Saint-Nazaire qui s’est déplacé sur le terrain durant la manifestation mérite cependant d’être signalé, car c’est ce qui lui a permis de justifier ses réquisitions sévères, puisqu’il pouvait témoigner personnellement de la charge des manifestants contre les CRS. Dans ce cas, on reconnaît une utilité à l’expérience de visu, mais c’est un cas tout à fait atypique. Comme dans tous les métiers, le sens des situations se construit dans les échanges qui supposent de faire confiance à des porte-paroles (Akrich, Callon, Latour, 2006) qui sont autant d’interprétations différentes voire contradictoires. Instituer la méfiance serait toutefois pire que tout car ce serait rendre impossible toute coopération et surtout ce serait croire que l’on peut agir avec de l’information complète, sur la base de sources indiscutables. Or, vecteur humain ou non-humain, les canaux d’information formatent toujours les données transmises et pré-arrangent les interprétations possibles. Tout l’art du chef de salle sera précisément de concilier ces différentes versions pour effectuer la conversion mentionnée par l’un des responsables, ce qui doit produire idéalement cette synthèse évoquée par un responsable : « il faut qu’on se filme l’événement » (sous-entendu dans sa tête). Ce retour de la métaphore de l’image dit bien le travail nécessaire à partir du vecteur radio mais aussi l’intérêt de devoir faire cette synthèse dans une fiction « vraie » et appuyée sur des indices plutôt que sur une supposée objectivité de l’image qui parlerait d’elle-même, c’est-à-dire depuis son angle de vue (partiel), sa position (particulière), son tempo (alerte déclenchée à un moment donné et sans histoire), etc.

6/ LA PLACE DU DROIT DANS LA PRAGMATIQUE DU MAINTIEN DE L’ORDRE

90La manifestation et le suivi du travail des salles d’information et de commandement permettent de mieux comprendre pourquoi le droit est convoqué en permanence dans la gestion d’un événement, notamment sous forme des demandes de justifications des interventions que pourront diligenter les juges. En cela, le droit se révèle être en permanence en décalage climatique, ce qui est certainement sa fonction politique et sociale vitale, y compris pour sa propre cohérence.

91Pour simplifier, nous pourrions dire que le droit est froid alors que le climat qu’il va avoir à traiter peut être très chaud. Il se doit même de rester froid, en étant de ce point de vue voisin du travail de distanciation fait par les coordonnateurs de la sécurité dans les CIC. Or, l’actualité nous le montre tous les jours, tout est fait en permanence pour convertir la justice en mode de traitement à chaud des infractions ou des crimes, que ce soit par l’accélération des comparutions (ce qui sera le cas pour les manifestants de Saint-Nazaire) ou pour la compassion à démontrer vis-à-vis des victimes au travers des jugements. Autant de tentatives de sortir le droit de son « congélateur » puisque l’on critiquera la lenteur de la justice pour traiter des dossiers de plusieurs années, qui ont l’effet paradoxal de réchauffer des passions qui avaient pu se calmer. Le droit possède une machine à refroidissement extraordinaire, son code de procédures qui, obligeant à agir toujours dans les formes, empêche toute action impulsive sous l’emprise de l’événement lui-même ou d’autres passions. De plus, les nécessités de l’enquête ralentissent le processus mais encore plus, les possibilités d’appel et de pourvois qui sont autant de façon de repasser toute décision dans le filtre refroidissant de la cohérence interne au droit (Latour, 2003). Il serait donc aisé de considérer que le droit et la climatisation d’un événement sont deux mondes ou deux activités très éloignés dont la rencontre est improbable.

92De même, si l’on considère le travail constant d’explicitation exigé par le droit, à travers des formalismes écrits dans notre culture juridique, on mesure l’écart qu’il peut y avoir avec le caractère tacite de l’appréciation du climat, avec l’absence de codification qui permettrait ensuite de justifier si nécessaire toutes les actions conduites. On « sent » une situation, on ne « sent » pas un jugement, on l’entend, on le lit et on l’exécute ou on le subit.

93Comment, dès lors, les professionnels peuvent-ils gérer cette contradiction : l’exigence de formalisme et de références explicites fait partie de la formation de base pour tous les services de police alors qu’ils doivent intervenir dans un contexte d’appréciation informelle, à chaud, d’indices flous ? Autant en police judiciaire, on pourrait considérer que le code de procédure pénale permet d’encadrer de façon détaillée chacun des actes du fonctionnaire de police, autant dans la sécurisation puis le maintien de l’ordre, les codes semblent embryonnaires ou tout au moins peu écrits. Pourtant, face à ce risque, des doctrines d’emploi ont été élaborées qui permettent de cadrer l’action des forces mobiles notamment. Ces doctrines tiennent autant lieu de repères d’efficacité et de protection des personnels que de cadres juridiques : ainsi, lorsque les CRS refusent d’intervenir à moins d’une demi-compagnie, là où les gendarmes mobiles peuvent descendre au niveau du peloton, ils visent avant tout les conditions de réussite de leur action, refusant par définition de se mettre en situation d’échec possible. Ce que ne font pas les forces de police urbaine, souvent mises à contribution avec un nombre insuffisant de fonctionnaires et contraintes de se retirer parfois mais sans avoir à respecter des seuils fixés a priori.

94Les modalités de construction d’un régime de justification des interventions méritent d’être décrites en détail car ce sont elles qui vont conditionner une bonne part des décisions des forces de police et en tous cas, toutes leurs communications. Trois phases peuvent être distinguées :

  • avant : où l’enjeu principal sera de cadrer ;
  • après : où l’enjeu principal sera de maîtriser ;
  • au bon moment : où l’enjeu principal sera de contrôler.

Avant : cadrer

95Tout le travail de coordination fait avec tous les acteurs partenaires d’un événement relève de ce travail de cadrage. Toutes les réunions, les comptes rendus, les dossiers par événement permettent de constituer des appuis conventionnels, au sens de la théorie des conventions (Orléan, 1994), c’est-à-dire des accords explicites qui vont aider à la coordination des acteurs en rendant naturels et indiscutables certains points d’appui pour l’action. La qualité de ces comptes rendus importe pour que tous les acteurs se sentent pris en compte et que l’accord puisse faire « force de loi », au sens figuré mais parfois au sens littéral, lorsque des responsabilités seront éventuellement recherchées pour savoir qui a failli : le partenaire qui n’a pas respecté ses engagements écrits dans le compte rendu sera dans une position nettement plus difficile vis-à-vis de la justice.

96De même, la répartition des espaces et la clarification des responsabilités permettent de faciliter le travail d’articulation et de produire de la procédure. C’est le cas notamment des stades ou des spectacles en enceintes avec organisateurs, où des règlements nationaux peuvent s’appliquer pour indiquer jusqu’où les forces de l’ordre peuvent intervenir (cas de la loi Alliot Marie pour les stades).

97La répartition des rôles peut s’étendre à d’autres partenaires qui sont cependant difficilement tenus légalement par ce type d’accords car ils ne sont en rien des professionnels ou des responsables légaux des foules qu’ils vont convoquer. Les clubs de supporteurs peuvent être associés à certaines décisions mais cela ne garantit rien quant à leur application. C’est le cas aussi des syndicats organisateurs de manifestations ou même des ravers qui peuvent jouer à plein leur rôle d’organisateurs responsables mais qui ne sont en rien légalement engagés par le comportement des manifestants et des sound systems. Ce sont donc ici des modalités diplomatiques qui permettent de suppléer les impossibilités de cadrage juridique, mais dans un état de sécurité (juridique) nettement plus faible, voire inexistant.

98La responsabilité des organisateurs officiels de spectacles est, elle, clairement engagée et définie par la loi et dans des règlements sur les Établissements recevant du public (ERP) par exemple. De nombreuses zones frontières subsistent qui relèvent de règlements internes à une fédération par exemple (cas des fumigènes lancés par des supporteurs du club visiteur, où la sanction est assumée par le club qui reçoit) ou qui sont peu traitées (cas des sas de bus pour arriver aux Transmusicales dont la responsabilité est en théorie celle de la STAR mais qui affecte nécessairement la responsabilité des Transmusicales et qui dépend d’ailleurs de leurs décisions). Enfin, tous ces cadrages sont facilités lorsqu’ils sont pris en charge dans le cadre d’une relation commerciale (un billet est vendu à un spectateur qui, de ce fait, change de statut), ce qui permet notamment de trier et de cadrer les publics. Lorsque des dispositifs techniques (portillons, badges, bracelets, etc.) permettent d’expliciter « en dur » ces catégories, la coordination entre acteurs s’en trouve – en théorie – facilitée et les anticipations sur les litiges juridiques correctement pré arrangées. Tout cela qui n’existe quasiment pas pour une manifestation de rue et rend les situations beaucoup plus difficiles à anticiper.

99Mais on peut voir à quel point « l’investissement de forme » (Thévenot, 1986) que constitue la coordination préalable entre les partenaires d’un événement demande un travail considérable, qui s’appuie sur l’expérience, sur les erreurs passées, sur la permanence des personnes, sur leurs bonnes relations, sur la loi et sur les règlements réellement applicables, etc. Tous les appuis qui auront été construits en amont mobiliseront tous les cadres juridiques existants et permettront de préparer l’intervention du droit en cas de litige ou de conflit d’attribution de responsabilité.

Après : maîtriser

100L’enjeu de l’intervention est celui de la maîtrise d’une situation que l’on n’a pas pu contrôler, ce qui est précisément l’art du maintien de l’ordre. D’une certaine façon, un maintien de l’ordre réussi c’est, selon les spécialistes, celui où il n’y a pas besoin d’intervenir. C’est dans l’intervention que se logent les plus grands risques de contradiction avec le droit, car on intervient toujours à chaud. C’est pourquoi toute la préparation est décisive et la capacité de décider le moment de l’intervention relève, lui, d’une justification possible. Nous y viendrons avec l’art du moment opportun, le kairos. Lorsque l’intervention est enclenchée, le changement climatique a déjà eu lieu, l’on (organisateurs ou forces de l’ordre) n’a pas pu le prévenir, et il faut désormais prendre acte du changement d’état de la foule ou de la quasi-foule pour la refroidir et la faire rentrer chez elle. Ce qui pour autant ne veut pas dire qu’il faut se lâcher et perdre tout contact avec le droit, bien au contraire. En effet, il faut non seulement maîtriser la foule mais aussi et surtout maîtriser l’exercice de la violence de la part des forces de l’ordre elles-mêmes. La riposte doit rester proportionnée et chaque responsable veille à la gradation de l’intervention selon les forces des opposants. Tout le monde sait que la seule vue des boucliers suffit à faire fuir une manifestation d’enseignants, alors que pour des manifestations ouvrières comme à Saint-Nazaire, il faut à coup sûr user des grenades lacrymogènes une fois que la situation a dégénéré. Les chefs de service responsables des interventions veillent à bien mentionner qu’ils n’ont pas fait usage des lacrymogènes, ce qui est déjà un signe de la retenue dont ils ont su faire preuve. Dans le cas de Saint-Nazaire, ce qui nous a surpris au sein du CIC Nantes est le fait d’arriver en pleine crise, au moment où la demi-compagnie qui s’est fait piéger a déjà été obligée de « gazer », ce qui ne laisse que supposer une autre histoire longue avant. Lors de l’incident que nous verrons plus loin au commissariat Olivier de Clisson, la foule s’est déjà regroupée devant le commissariat et commence à se montrer hostile pour demander la libération des deux jeunes ivres arrêtés par la police municipale. C’est bien parce que leur intervention a été décidée du point de vue de la police urbaine à contretemps et hors de toute analyse du contexte que la situation est très vite arrivée à ce point de tension. Ces jeunes n’auraient jamais dû être arrêtés dans le contexte de la manifestation, nous diront les responsables. Une fois l’affaire ainsi engagée, l’interpellation faite, la foule mobilisée, il faut encore veiller à anticiper les justifications qui vont être demandées si un drame arrive. L’expérience de la police de Nantes l’incline à être très prudente puisque les juges lui ont reproché quelques semaines auparavant d’avoir relâché sans surveillance quelqu’un qui était ivre et qui est mort noyé quelques minutes plus tard. Dès lors, il faut « se border », demander directement au parquet, qui a fait connaître ses critiques lors de cette affaire, ce qu’il convient de faire en telle situation, à chaud cette fois-ci. Cette opération n’est pas neutre puisqu’il s’agit d’impliquer le parquet dans une décision de façon à se couvrir. Ce type de pratique est ici très explicite mais la quasi-totalité des échanges radio qui ont lieu durant ces interventions relèvent de ce souci. Le commissaire qui dirige la charge des CRS place Saint-Michel à Rennes veille à rappeler le CIC pour préciser qu’il a bien donné les sommations. Tout cela pour éviter toute utilisation contre la police lors d’un litige éventuel devant les tribunaux ou devant l’inspection générale des services par exemple. « Il faut insister sur la bande sonore pour justifier et expliquer les conditions, pour graver les choses dans le marbre » (l’image est assez forte pour un enregistrement désormais numérique). « Parfois même, on suscite des instructions », nous disent-ils pour bien montrer ce souci de se couvrir et surtout de fermer les portes pour toute procédure à venir. « Nous vivons avec la hantise de l’accident difficile à expliquer, parce que l’on n’aura pas pris les mesures pour anticiper. C’est ce qui explique la surabondance des communications ». Cet « après intervention » est donc présent à l’esprit de tous durant toutes les phases d’action et oblige les forces de l’ordre à sortir du régime de l’habitude (ou du proche, de la routine, de la familiarité) mais aussi à sortir du régime du plan (on applique des consignes ou une stratégie dont le critère unique est l’efficacité). Chaque situation étant unique et imprévisible, toutes les décisions doivent au contraire être justifiées publiquement (sur les ondes radio enregistrées) au nom de l’analyse de la situation et des multiples critères qu’il faut combiner au moment de prendre la décision. L’évolution vers des caméras portées par des personnels de l’identité judiciaire est déjà réalisée, on voit désormais apparaître des caméras sur le casque, discrètes et coûteuses, le seul inconvénient étant le dispositif d’alimentation, qui alourdit encore trop le porteur. Les formats de la justification publique sont en cours d’évolution pour atteindre cette supposée objectivité de l’image, qui demandera un temps de réglage non négligeable, tant la fausse évidence des images peut être trompeuse.

101Pendant l’intervention, un des critères par exemple qui vient interférer avec l’efficacité pure de l’action est celui qui exige de « garder toujours le potentiel pour tenir un groupe ». « Plus on interpelle, moins on peut assurer le maintien de l’ordre lui-même », nous disent les responsables au moment du debriefing. En effet, cela mobilise du personnel et on ne peut pas dégarnir aussi facilement les forces d’intervention proprement dites. Or, la responsabilité de la police serait aussi engagée si elle était conduite à mettre son personnel en péril. Les CRS ont très bien intégré cette règle puisqu’ils ne s’engagent pas dans des interventions où ils pourraient perdre la partie, ce qui leur donne une rigidité regrettée par la police urbaine. On comprend d’autant mieux l’état d’inquiétude du commissaire de Saint-Nazaire, car ce ne sont plus les manifestants qui pourraient être les victimes mais ses propres troupes – de quoi traumatiser durablement ces intervenants.

Le bon moment : le kairos

102L’art du maintien de l’ordre consiste à mettre en place les dispositifs nécessaires pour éviter de voir le climat se dégrader à tel point que seule l’intervention est possible. Pour cela, toutes les petites décisions prennent leur importance en réaction à l’évolution du climat. Nous l’avons décrit en détail dans le cas des feux de la place Saint-Michel à Rennes, où il s’agit de ne pas en faire trop mais de faire quelque chose une fois que le risque a été jugé réel. Le bon moment de l’intervention, minimale dans ce cas, puisqu’il s’agit de permettre aux sapeurs-pompiers d’éteindre le feu, doit être apprécié finement ainsi que le dosage de l’intervention elle-même. Engager trop de forces pour protéger les pompiers ferait interpréter l’intervention sous un autre statut, c’est pourquoi les CRS viennent protéger les pompiers sans leur équipement de MO, ce qui pourrait être risqué dans d’autres circonstances mais qui se révèle ici bien dosé. L’art du kairos était cultivé et honoré chez les Grecs qui le représentaient sous forme d’un jeune homme qui s’enfuit et à qui il manque toujours les mèches arrières des cheveux -on cherche toujours à l’attraper, mais il s’échappe. Il s’agit bien d’un rapport au temps qui s’écoule, au temps opportun, qui fait changer la nature d’un phénomène d’un instant à l’autre. Aucune règle, aucune procédure ne peut enfermer ou codifier le kairos a priori. Cet art relève véritablement du sens du climat, de la perception fine et experte de la combinaison de multiples facteurs. L’expérience passée joue beaucoup pour mieux anticiper les conséquences de ses actions (cf. les incendies de Rennes ou la noyade de Nantes). La relation avec le droit, avec les exigences de justification sont aussi présentes au moment de décider une action ou de préparer l’intervention. Malgré la complexité des qualités d’un climat, il faut être capable d’identifier les indices et les qualités qui permettront de justifier l’action conduite au moment où elle est conduite.

103Les juges ne sont pas seuls présents comme acteurs potentiels dans la situation : la presse aussi joue son rôle. Tous (organisateurs compris) craignent sans doute moins la réalité des faits ou des incidents éventuels que leur reprise dans la presse. Sans parler des critiques vis-à-vis de certains organes de presse délibérément orientées (la police se sent toujours visée de ce point de vue), il suffit aussi que ces incidents et l’action éventuellement minime de la police soit mentionnée pour que le climat change, pour que l’événement qui se prolonge ou qui se répète devienne chargé de tensions et de règlements de compte. C’est ce que l’on observe lorsque le lieutenant C. de Rennes évoque la nécessité d’éviter une intervention trop lourde dès la première soirée, car une fois diffusée dans la presse, elle craint de produire un effet de tension durable, qui pourrait « programmer » les fêtards à la « guéguerre » avec la police. La responsable des Transmusicales craint ce halo qui peut déteindre sur toutes les Transmusicales même lorsque l’organisateur n’y est pour rien, comme dans le cas d’une rave qui s’est déroulée en 2007 à cinquante kilomètres de Rennes. Toutes les organisations syndicales craignent aussi ces « dérapages » et « provocations » de certains « groupuscules » qui « desservent tout le mouvement », comme le rappelle le responsable CGT lors de la manifestation du 29 janvier 2009 qui donne lieu au jeu du chat et de la souris avec la CNT en tête de cortège.

104Cette recherche du kairos revient en fait à un souci bien connu des ergonomes de vouloir contrôler son activité, selon les termes qu’utilisait Rasmussen (1986). Il identifiait quatre modalités de contrôle selon leur degré de réflexivité et de complexité :

  • Par les automatismes : c’est le plus économique sur le plan cognitif puisqu’il s’agit seulement de réagir, en prenant appui sur des indices perçus qui déclenchent des actions réflexes. Toutes les situations d’intervention mobilisent ce type de compétence et de mode de contrôle, mais on voit bien qu’il est très dangereux de se fier à des routines lorsque les situations sont toujours uniques, jusque dans les détails de l’intervention. Un climat ne se régule jamais automatiquement. Des procédures ont certes été intériorisées (comme la méthode pour s’équiper en MO, qui permet de gagner du temps), mais elles ne sont pas toujours applicables et il faut être capable de saisir les moments où il faut déroger à l’automatisme, ce que nous avons appelé le débrayage (Boullier, 1999b).
  • Par les règles. Le droit en produit une partie, qui doivent être connues de tous et se traduisent souvent dans des procédures. D’autres procédures, purement organisationnelles, peuvent être mobilisées, pour aider à la coordination. Elles peuvent être adaptées avant chaque événement comme nous l’avons vu avec les réunions de préparation. Ces règles fonctionnent à base de calculs, de critères et de catégories qui ont été définies et qui permettent de générer des ordres sans difficulté. Le droit est lui-même une procédure et se retrouve donc entièrement sur ce mode de contrôle. Comme nous l’avons dit, rares sont les situations standards et fréquents sont les cas où il faut improviser rapidement, avec le risque de désarticuler les règles.
  • Par les connaissances. Lorsqu’automatismes et règles sont insuffisants pour donner prise sur une situation, il est nécessaire de remonter en généralité et de changer de mode de contrôle en mobilisant une analyse de la situation, pour tenter de la caractériser, de la faire entrer dans d’autres cadres ou de retrouver des principes plus généraux d’action qui peuvent s’appliquer. Pour cela, il faut procéder à un recueil d’informations nouvelles et d’indices. La capacité à comprendre l’enjeu de la situation mobilise des références très éloignées du terrain, telles que celles que nous avons évoquées sur les effets possibles de la presse, etc. Le droit peut aussi relever de ce mode de contrôle, mais il s’agit alors du droit comme discussion et comme jurisprudence, qui oblige à effectuer des transferts d’un contexte à l’autre pour rendre la connaissance mobilisable. Cette connaissance peut en effet circuler hors d’un environnement donné, même si on peut imaginer l’utilité de connaissances très locales permettant d’apprécier la situation plus finement.
  • Par les jugements. Une fois toutes ces possibilités de contrôle mobilisées, il est parfois nécessaire de prendre une décision qui ne sera ni l’application directe de la procédure, ni l’utilisation de la connaissance nouvelle éclairant soudain l’univers des possibles. La décision à prendre doit intégrer toutes ces dimensions et peser la valeur de chacun des choix. Ce sont bien des questions de valeur qui sont mobilisées, et la pondération des divers critères (efficacité, réputation, respect des règles, etc.) n’est jamais définie à l’avance, il faut toujours recalculer et pourtant intégrer tous ces critères très rapidement afin de produire une décision au bon moment. Il serait vain de penser que l’apport de nouvelles connaissances pourrait finir par faire disparaître l’incertitude qui préside à ce travail de climatisation. Il faut donc se risquer à un moment donné et si possible au moment opportun. Le droit n’est pas loin là non plus dans sa dimension de jugement, qui doit combiner plusieurs critères et attribuer une valeur pour aggraver ou atténuer le jugement.

7/ PETITES HISTOIRES POUR GRANDE MANIF

« L’attaque » de la FNAC

105La BAC signale 70 à 80 individus Place Royale. Mais aucune remarque particulière. Puis elle signale un feu de carton, « des petits rigolos ».

106Pendant ce temps, un « groupe de lycéens » est entré en masse à la FNAC à Nantes et a fait un tour dans les rayons en faisant apparemment du tapage. La BAC est entrée en nombre sans rien faire de particulier et du coup tous les jeunes sont sortis. Un peu plus tard, on signale que le même groupe refait la même opération dans le Mc Donald’s de la place du Commerce, puis dans les locaux de la Semitan au même endroit. « Il faut les surveiller, a dit le chef après la FNAC, car ils vont se mettre en confiance ». C’est le SDIG qui les a repérés et c’est la BAC qui interpelle.

107Toutes ces affaires sont relativisées par ce qui se passe à Saint-Nazaire.

Le « siège » du commissariat Olivier de Clisson

108La manifestation se termine progressivement mais dans la salle de commandement, une alerte est donnée sur un problème au commissariat Olivier de Clisson : « Les perturbateurs s’en prennent aux voitures ». L’information est un peu vague et personne ne sait d’où part cette histoire. Le chef se la fait raconter au fur et à mesure car il n’a pas été prévenu avant. Deux jeunes en état d’ébriété ont été interpellés par la police municipale et remis au commissariat qui les auditionne pour faire le PV. Pendant ce temps, la foule s’est amassée – deux à trois cents personnes – qui veulent faire libérer leurs camarades. Le chef est très embêté car il doit prendre une décision compliquée et cela dans le climat de Saint-Nazaire qui mobilise son attention. Il pense surtout aux forces supplémentaires qu’il va peut-être lui falloir sur ce commissariat alors qu’il doit « dégarnir » pour aller en renfort à Saint-Nazaire. Il est clair qu’il ne peut pas se permettre d’avoir un front sur Nantes en même temps car il n’aura plus les forces, surtout pour un motif aussi limité. Il semble d’ailleurs en vouloir un peu à la police municipale, car, comme à Rennes pendant les Transmusicales et dans un certain périmètre, l’alcool devient le maître qu’on ne peut pas interdire pendant cette période.

109Un autre élément est présent dans l’esprit du major. Il est d’accord pour relâcher les personnes, mais à condition de ne pas les laisser dans la nature car il craint la reproduction du problème rencontré à Nantes récemment (noyade de la personne après avoir été contrôlée par la BAC). Toute l’expérience est présente pour rendre la situation plus compliquée qu’il n’y paraît.

110Il vérifie auprès du commissariat qu’il n’y a pas de danger pour eux. Il lui est répondu que l’un des deux est en état avancé d’alcoolémie, l’autre moins. Il choisit de considérer cela comme une information rassurante. Après échange avec le parquet et avec le DDSP, et après avoir demandé si l’on a vérifié son identité, il demande de prendre contact avec des personnes dans la manifestation pour prendre en charge les deux personnes à leur sortie du commissariat. Sous cette réserve, ils seront libérés. Le fonctionnaire sur place craint de sortir pour demander un responsable, le major lui donne des conseils. Finalement, il obtient l’accord d’une responsable du syndicat SUD pour les prendre en charge. Le chef explique le fait de relâcher les deux jeunes par l’absence de forces disponibles et cela lui semble très raisonnable. Il a pris l’initiative de gérer cette affaire qui avait été traitée par son adjoint d’abord, il doit jongler entre les deux affaires qui, du point de vue des forces et des décisions, ont bien un lien, même si elles semblent séparées.

111Pendant ce temps, et malgré cet arrangement, cinquante manifestants du commissariat de Clisson « se rapprochent », annonce la radio. Le chef vérifie quelles sont les forces disponibles et décide d’envoyer l’équipe canine qui semble proche du lieu. Peu après, à la radio toujours, les cinquante manifestants sont devenus deux cents qui balancent des pétards. Sophie (nom de code) s’adresse à la circulation : « Un pôle de fixation malgré le fait que les deux jeunes aient été libérés. Ils sont pas mal alcoolisés. Ça peut dégénérer. Restez en alerte avec vos effectifs. Ils sont encore une cinquantaine ». « C’est la clientèle habituelle ».

112L’affaire se terminera tranquillement finalement. Le DDSP revient sur l’interpellation de deux militants alcoolisés de la CNT par des policiers municipaux : « Il ne fallait pas intervenir. Si on ne les relâchait pas, ils cassaient tout. Ils étaient 200, 300, ils rameutent et ça finit comme à Saint-Nazaire ».

8/ PRISES SUR UN MILIEU ET PRISES SUR UN PUBLIC

113Les « prises », selon le concept de Bessy et Chateauraynaud (1995), permettent de comprendre comment des professionnels ou des acteurs en général sont capables de mobiliser les cadres préétablis pour identifier une situation, pour la qualifier avec une grande probabilité de succès, tout en étant capable de s’adapter au caractère unique de la situation : régularité/reproduction et singularité/émergence ne sont en rien contradictoires.

114Les prises sont alors composées de plusieurs dimensions qui doivent combiner ces deux aspects : des repères qui sont construits par des réseaux de circulation institutionnels, langagiers et techniques d’une part et des plis qui sont expérimentés par les corps, par les sens et par les émotions, par le contact avec les matériaux eux-mêmes, d’autre part.

115Si l’on tente d’analyser les compétences de la police pour qualifier les situations dans toutes leurs dimensions, on constate qu’il faut toujours prendre en compte de façon symétrique en quoi l’offre présente des aspérités qui feront prise mais aussi en quoi l’état des êtres présents peut être qualifié pour rendre compte de la diversité des états qui les traversent et qui changent leur capacité à se saisir des prises ou à être pris.

116Nous distinguons deux grands états des situations selon que l’on traite de la dimension de conteneur, très liée aux propriétés physiques et matérielles, qui crée ainsi un milieu au sens écologique du terme, ou si l’on traite de la dimension de contenant, liée à la mobilisation symbolique de l’attention, qui crée ainsi un public.

117Pour la police, l’intervention ne se fait pas vis-à-vis d’un public (c’est le rôle des organisateurs du match de foot ou des Transmusicales) ni vis-à-vis d’un ennemi (ce qui serait nettement plus simple), ni encore vis-à-vis d’une foule matière première (comme on le fait dans les transports, où l’on gère des densités et des flux et où l’on dimensionne des conteneurs-tuyaux pour les faire s’écouler), ni sur un site bien défini (ce qui est le cas des stades par exemple, qui joue le rôle d’un conteneur marqué, ou encore du parc des expositions, qui de ce fait ne présente pas vraiment de difficulté en termes de maintien de l’ordre et de sécurisation, ou encore des raves qui finissent par se configurer comme un lieu de spectacle classique, avec la particularité des accès et des lieux d’hébergement).

118La situation en ville durant les Transmusicales ou dans une manifestation est donc particulièrement complexe pour retrouver des prises. Tout le travail consiste d’ailleurs à exploiter tous les dispositifs pour retrouver des prises sur cette situation véritablement informelle. Nous pouvons en identifier quatre :

Supposer une intention :

119Lorsque les ravers se transforment en organisateurs de manifestation, malgré les craintes de dérapages, les services de police se retrouvent dans un cadre connu. Ce serait la même chose si les manifestants avaient délibérément des intentions hostiles, car au moins serait-il possible de leur attribuer des intentions, de raisonner face à un ennemi de façon véritablement stratégique. C’est ce qui se passe à Saint-Nazaire où l’on bascule à un certain moment dans l’affrontement pur avec le mot d’ordre de « leur rentrer dedans ». Cette situation est plus claire et plus « aisée » à traiter, alors qu’avant d’arriver à ce stade, on ne sait pas comment elle peut se transformer. C’est pourquoi les intentions de la foule présente devant le commissariat pour libérer les manifestants arrêtés sont claires (obtenir cette libération, ce qui permet une négociation) mais peuvent se transformer rapidement en bataille rangée étant donné l’état d’alcoolisation. Or, aucune de ces pistes n’émerge dans les quasi-foules qui sont présentes place Saint-Michel. Cette ressource (supposer une intention) restera inexploitée.

Monitorer l’état physique de la foule en permanence :

120Pour récupérer des prises sur un phénomène aussi peu cadré, il est nécessaire de le surveiller « comme le lait sur le feu », pour comprendre dans quel état il se trouve à chaque instant. Les physionomies sont alors très importantes mais supposent d’avoir sur place des « capteurs humains » capables d'observer dans des endroits anticipés comme étant décisifs. Ils relèvent leur nombre, leur vitesse (pour une manifestation), leur organisation éventuelle en cliques, leur degré d’alcoolisation, voire toute autre activité dénotant un changement d’état d’esprit. La difficulté du traitement à distance est alors évidente, comme c’est le cas pour Saint-Nazaire, où l’on ne peut demander sans cesse des physionomies détaillées à un commissaire submergé par le stress et préoccupé d’action plus que d’information. Le rôle des policiers en civil du SDIG est important dans toutes ces situations pour pouvoir décrire le climat de l’intérieur. Ce sont des capteurs humains de première importance, d’autant plus qu’ils sont spécialisés et connaissent le milieu. L’absence de dispositif technique de monitoring standardisé est ainsi suppléée par ces professionnels qui évaluent en permanence les situations et les foules.

Réguler par les attracteurs :

121Les attracteurs sont à la fois des atouts car ils transforment une quasi-foule en foule, voire en public, ce qui la rend plus manœuvrable, mais ils peuvent aussi maintenir l’excitation et la présence de la foule pendant de trop longues heures. La fête ne devrait jamais finir pour certains et il n’est pas toujours possible d’attendre l’épuisement des participants (ce qui se fait dans les raves mais qui devient impossible car les « tonifiants » nécessaires permettent de tenir bien plus longtemps). Dans les lieux non-formalisés, il est étonnant de constater la capacité d’une foule à se trouver des attracteurs pour maintenir l’attention et créer une forme de contentement (cf. place Saint-Michel). On peut donc tenter soit d’éliminer préventivement ces attracteurs potentiels (enterrer totalement les poubelles la nuit, couper l’arbre…) mais ils s’en recréent toujours de façon imprévue, soit de les supprimer ou d’intervenir ponctuellement pour calmer ceux qui les créent (qui font de la batterie trop violemment ou des feux). Dans tous les cas, cela génère de la frustration et donc potentiellement une révolte, mais cela a pour effet durable de rendre ces moments et ces espaces plus vides et moins attractifs.

Produire ou défaire un conteneur :

122Les avantages d’un conteneur du type de la place Saint-Michel peuvent être discutés en face des inconvénients. L’avantage est avant tout de focaliser toute l’attention de la foule et donc de la surveillance sur cet espace et d’éviter une dispersion qui créerait plus de nuisance et de difficulté d’intervention. Dans le même temps, c’est parce que le conteneur est de qualité (taille réduite, forme ovoïde, mais ouverture possible) que les soirées durent plus longtemps. Pour le maintien de l’ordre pur, la place Saint-Michel est idéale puisqu’il est possible de fermer trois entrées pour repousser la foule vers un grand espace ouvert en descente. Dans tous les cas, ce qui produit un effet de conteneur donne par là-même aussitôt des prises supplémentaires aux forces de l’ordre. Leurs analyses des sites visent bien à maintenir les manifestations dans des cadres qui feront conteneurs, tout en veillant à fournir des échappatoires adaptées au volume de la foule. Conteneur ne veut pas dire contention mais plutôt, du point de vue des forces de l’ordre, canalisation vers la dispersion lorsque c’est nécessaire.

CONCLUSION : CE QUE FAIT UNE MANIFESTATION

123Il pourra apparaître étonnant pour le lecteur de ne pas avoir entendu mentionner les types de slogans, les textes des banderoles, les éléments précis des discours des organisateurs et finalement le motif même de cette manifestation énorme pour la période. C’est à la fois un effet direct de notre méthode qui s’intéresse plus à la manifestation de rue comme forme qu’à ses visées ou à ses « contenus ». On trouvera chez des auteurs reconnus comme Favre (1990), Filleulle (1997), Tartakowski (2008) ou Meyer (2004), des préoccupations qui classent a priori et en priorité la manifestation dans les répertoires d’action collective, de nature politique. Prenant pour critère l’organisation d’un événement en mouvement dans la rue, nous agrégeons pour notre part des phénomènes plus hétérogènes, les manifestations syndicales, les Gay Pride ou la manifestation des ravers, car nous explorons une autre facette de ces manifestations, facette encore indéfinie si ce n’est par des attributs extérieurs, comme le préconisait Durkheim.

124Dans tous les cas, la clarté de définition de ces événements n’est jamais garantie car ces très grandes manifestations sont aussi capables d’agréger des acteurs très hétérogènes, selon P. Champagne (1990) qui rappelait « le pouvoir mobilisateur des mots d’ordre […] qui sont suffisamment ambigus pour être acceptés par le plus grand nombre ». Ce qui reste essentiel dans le climat de la manifestation et qui est le critère de sa grandeur, c’est le nombre. Tout ce qui permet de mettre en scène ce nombre est utile, depuis les comptages que nous avons décrits, jusqu’à l’utilisation des prises du cadre bâti pour que la manifestation se donne à voir à elle-même. « La vision des cortèges à perte de vue crée, les témoignages sont nombreux sur ce point, un sentiment de force auquel rien ne semble pouvoir s’opposer et une sorte d’excitation, voire de véritable enivrement », Champagne, 1990, p. 256). Voilà exactement ce qui fait l’objet de ce travail, cet enivrement qui est un climat partagé, que l’on peut rendre visible et renforcer de cette façon. Un sociologue plutôt prompt à dénoncer les manifestations médiatiques, c’est-à-dire formatées par les médias, les faisant passer du monde civique au monde de l’opinion, pour reprendre les catégories de Boltanski et Thévenot (1991), peut malgré tout être sensible à ce climat et sa performativité. Pourtant, dans toute notre approche, nous avons peu vu la foule manifestante en tant que compositions d’individus à partir de leur expérience. Ce n’est pas faute de l’avoir suivie de près sur ce plan aussi. Aucun capteur, aucun indicateur ne permet de saisir et d’expliciter cette expérience de la manifestation – et dès lors de la piloter, de la parler, de la mettre en scène. Ce sont les organisateurs ou les forces de police qui sont les seuls capables de mettre des chiffres, de penser la totalité et les stratégies présentes, et par là de prétendre effectuer une climatisation. C’est pourquoi nous avons été conduits à hypertrophier leur rôle au détriment des manifestants « eux-mêmes ».

125Ce qui ne veut pas dire que les émotions aient été absentes comme nous l’avons vu à Saint-Nazaire ou auprès des organisateurs syndicaux. Les risques de perturbation étaient craints ou se sont réalisés. La bataille pour l’image reste bien un des enjeux des manifestations, comme le montre la « guéguerre » entre CGT et CNT pour occuper la tête de manifestation, ce qui constitute bien un élément de la « lutte pour l’imposition de sa vision de l’événement » (Champagne p. 224). Mais la climatisation des manifestations devient presque secondaire lorsqu’on assiste à ce succès phénoménal du point de vue du nombre, qui rappelons-le, est celui qui justifie d’abord la manifestation de rue. C’est au contraire un indice de la perte de la bataille du nombre et donc de l’attractivité de ces formes de mobilisation et des mots d’ordre qui peut expliquer le renforcement parfois démesuré des démonstrations de visibilité, que l’on observe parfois le premier Mai ou lors de manifestations peu fréquentées, avec force camions, sonorisations, cornes de brume, énormes ballons bien visibles des télévisions, déguisements de toutes sortes. Tout se passe comme si ce basculement vers une sorte de spectacle urbain (souvent télévisuel) compensait la perte d’influence en termes de nombre. Dans tous les cas, l’effet de spectacle urbain est bien l’élément qui affecte la ville et exerce une influence au-delà des participants. La Gay Pride ou les ravers de Rennes sont, de ce point de vue, très efficaces et ont pensé leur manifestation dans ce sens. La ville bénéficie ainsi d’une rencontre entre populations hétérogènes finalement très rare. C’est bien sa qualité d’accessibilité qui s’exprime et qui s’appuie sur les qualités de l’espace public.

126Il est certain que le traitement des manifestations en général relève du point de vue des autorités d’une vision sécuritaire et non d’une programmation culturelle. Cela rend la mise en valeur du spectacle moins percutante et tient avant tout à la faiblesse constitutive des collectifs qui organisent des événements urbains, qui malgré leur expérience, comme c’est le cas de la CGT, peuvent se retrouver débordés par le succès même de leur initiative. Ce ne sont pas des organisateurs professionnels d’événements, et sur ce plan, la différence est très nette avec les autres événements que nous avons observés. En conséquence, cela met une pression nettement plus élevée sur les forces de l’ordre qui doivent s’attendre à tout et qui ne peuvent disposer de relais fiables au sein même des foules et des organisations. Pourtant, une manifestation énorme peut se dérouler quasiment sans aucun incident avec une discrétion délibérée des forces de police, pendant qu’une autre à quelques dizaines de kilomètres, importante aussi pour la ville, finit par dégénérer en bataille rangée entre manifestants et forces de l’ordre. Le climat politique et les organisateurs n’étant pas fondamentalement différents. La tradition des dockers de Saint-Nazaire a pu laisser des traces dans les mémoires. Mais rien ne peut expliquer a priori un basculement aussi brutal, aussi difficile à prendre en charge, au point de marquer durablement les esprits des forces de l’ordre qui se sont retrouvées dans cette situation. Sans doute qu’un des capteurs ou qu’une des précautions habituelles n’a pas fonctionné et la désarticulation a commencé à faire son œuvre, au point d’aller jusqu’à l’émeute. En matière de sécurité, « on se méfie de l’eau qui dort » et l’on comprend que jusqu’au bout, personne ne crie victoire trop tôt.

127La manifestation peut ainsi changer de nature en un instant et c’est l’expertise des professionnels de sécurité et des organisateurs qui peuvent permettre de la rétablir dans sa visée première. Une ville qui est envahie par une manifestation est de ce fait en situation précaire et incertaine, pour une part excitée par la nouveauté, la masse, l’événement ou le spectacle, selon le point de vue, mais aussi inquiète d’être affectée alors qu’elle ne fonctionne théoriquement que comme conteneur. Nous l’avons vu dans les autres événements, dès lors que le contenant ne fonctionne plus, des attracteurs de substitution peuvent être trouvés très rapidement (des cibles comme les commerces ou comme le commissariat Olivier de Clisson par exemple) qui peuvent modifier complètement la polarisation des esprits et les orienter vers une mobilisation offensive.

128Faiblesse des organisateurs, faiblesse des conteneurs, voire faiblesse des contenants (les objectifs de la manifestation peuvent être jugés trop mous, pas assez motivants), tout se conjugue pour faire de ces événements des situations instables qu’il faut « surveiller comme le lait sur le feu », sans disposer d’appuis aussi construits que pour les autres événements.

Notes

1 Les délégués, pour prendre la température de l’évènement, pour faire un pronostic sur la jauge, se sont défini un certain nombre d’indicateurs construits à partir de leurs propres expériences. Ces indicateurs ne sont pas formalisés. Ils montent difficilement en généralité pour devenir des procédures. Parmi les informations qu’ils capitalisent, nous pouvons citer :

_ les informations récoltées in situ via le SDIG ;

_ les informations remontées par leurs propres « camarades » qui circulent dans la foule ;

_ les informations récoltées dans les média et par téléphone : TV, radio, Internet. Ces informations donnent des tendances.

List of illustrations

Caption Tête de cortège de manifestation
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Caption Passage sous le pont: la manifestation se regarde manifester
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