1Le match de football était d’emblée un terrain chaud pour une étude des climats urbains. Tous les médias fondent régulièrement sur les incidents à répétition qui se déroulent avec les supporters, en France et dans d’autres pays. La sécurité est devenue une obsession pour chaque match de foot au point que de nombreux responsables regrettent cette dénaturation de « l’esprit de la fête » du football. Le climat d’un match de foot dépend pourtant beaucoup du jeu, de la qualité de la prestation, pense-t-on. Mais quand on l’étudie de près, on se rend compte que ce n’est plus vraiment le cas tant les moyens mis en place sont démesurés en équipement (grilles, vidéo, etc.) et en personnel (forces de l’ordre, stewards, etc.). Pourtant, cet événement continue d’attirer des foules et de changer le climat de toute une ville à intervalles réguliers. Les deux matchs que nous avons observés (Football Club de Nantes/Olympique de Marseille (OM), comme terrain principal et Paris-Saint-Germain/Racing Club de Lens comme terrain secondaire) se sont particulièrement bien déroulés du point de vue de l’ordre public mais les méthodes et les incidents que nous avons pu relever sont des indicateurs suffisants pour comprendre les enjeux du climat dans une telle enceinte. Nous aurons plusieurs histoires plus précises à raconter après avoir restitué l’histoire générale du match Nantes/Marseille, à partir de plusieurs points de vue, ici rassemblés uniquement comme aide à la compréhension.

2Les conteneurs et les contenants seront les concepts principaux mobilisés dans cette recherche et le stade de football se prête bien à cette première élaboration. L’histoire de la bagarre en tribune Loire permettra de voir qu’on ne peut pas tout voir et à quel point les tris des publics sont importants. L’analyse des techniques de communication et de l’omniprésence de la vidéo permettra d’en pointer les avantages et les inconvénients, en discutant ce fantasme du panoptique, alors que les professionnels pratiquent plutôt ce que nous appellerons une composition médiatique. L’histoire « billet s’il vous plaît » mettra en évidence un incident récurrent qui peut d’ailleurs s’étendre à d’autres événements payants, lié au contrôle de la régularité des clients, de la lutte contre la vente à la sauvette ou contre la repasse, et des effets en cascade sur toute l’organisation et sur l’ensemble du climat. Le tri des publics à travers ces billets, mais aussi à travers d’autres dispositifs, sera analysé comme un point clé pour gérer cette climatisation problématique, surtout avec des supporters qui construisent leur opposition comme un match dans le match.

1/ UNE HISTOIRE DE MATCH ORDINAIRE : FC NANTES/OLYMPIQUE DE MARSEILLE AU STADE DE LA BEAUJOIRE

3Les matchs ont plusieurs avantages par rapport à tous les événements qui peuvent affecter une ville : ils sont programmés longtemps à l’avance, ils se déroulent dans un lieu spécialement conçu pour cela et bien clos, ils sont organisés par des professionnels parmi lesquels des spécialistes de la sécurité. Le FC Nantes qui accueille l’OM, c’est toujours une affiche et l’on sait plusieurs jours à l’avance que le match se déroulera à guichets fermés, soit 36 000 spectateurs. Ces informations sont échangées lors des réunions préparatoires le lundi et le mercredi, jour du match, mais des échanges de courriers ont eu lieu entre les clubs, avec les services de police, etc. L’ambiance probable est appréciée en fonction de ce qui vient de se passer dans chacun des clubs. Les deux clubs ont perdu et ont besoin de se refaire une santé, les supporters de Nantes ont été récemment en conflit avec le club, ceux de l’OM sont toujours considérés comme « chauds ». Malgré cela, le match n’est pas qualifié de rencontre à risques. Pourtant, sur le PV de la réunion préalable au match, on constate que 539 stadiers (ou personnels de contrôle équivalents) sont mobilisés (selon le standard du « dispositif 35 000 »1, qui varie selon la jauge, en comptant 35 stadiers NATS, société privée de sécurité), sans compter les 35 stadiers qui encadrent les supporters marseillais (1 000 sont annoncés). Il faut encore ajouter les effectifs des services de secours (63 dont 51 secouristes) et les effectifs des fonctionnaires de police (2 groupes de la Compagnie Départementale d’Intervention), une compagnie de CRS (CRS 52), une compagnie de gardes mobiles venant de Vannes, deux équipes de trois personnes de la Brigade Anti-Criminalité (BAC), une brigade canine, 5 Officiers de Police judiciaire (OPJ) et 6 motards de la police nationale. Même si tout ce personnel se fait discret, le délégué de la Ligue de Football Professionnel (LFP) ne manque pas de regretter devant nous que les matchs de foot nécessitent ce type de démonstration de force.

4Les réunions de préparation indiquent à la fois que tout est pris en compte mais que certains points risquent d’être plus sensibles que d’autres. Le match se joue à 19h en semaine ce qui crée un climat particulier car le public arrive directement en sortant du travail, à la fois moins alcoolisé mais aussi au dernier moment, créant un risque de bouchons à l’entrée lors des palpations. Plus préoccupant, les billets vendus aux clubs de supporters visiteurs risquent de circuler et d’être revendus, ce qui peut créer des zones de contact entre supporters mal répartis dans les tribunes, contacts qui peuvent dégénérer. Ce sera l’obsession principale de la soirée.

5Tout le personnel est convoqué à 17h mais la fouille minutieuse du stade a été effectuée auparavant. Les grilles n’ouvrent qu’à 17h30, avec une animation prévue pendant l’attente sur la pelouse. Les boutiques et commerces ambulants sont déjà présents et font cuire la viande, l’odeur de type fête foraine met en condition pour la soirée. Les supporters arrivent en avance. Ceux de Marseille font allusion à leur dernière visite à Nantes, lorsqu’ils se sont fait éliminer de la coupe de France par Carquefou (« la honte »). Ils tiennent à gagner.

6Les forces de police et de gendarmerie se garent sur « le stabilisé » (parking non goudronné) sur lequel doivent arriver les cars des supporteurs visiteurs. Leurs véhicules se gareront de façon impeccable et bien ordonnée, les voitures et bus des supporteurs se rangeront en face mais de façon moins protocolaire. Les supporteurs savent à quoi s’en tenir puisqu’ils se retrouvent sur un terrain grillagé avec une seule entrée et une seule issue vers le stade, avec deux demi compagnies de CRS et de Gendarmes mobiles en face d’eux. Bref, ils sont attendus, même si l’effet troupeau n’est pas aussi fort qu’à l’arrivée des supporteurs visiteurs au Parc des Princes. Les supporteurs arrivent en ordre dispersé, car l’OM présente la particularité d’avoir des supporteurs dans toute la France (la liste en a été donnée avant la réunion avec le détail des véhicules, mais ce seront souvent des véhicules personnels). L’ambiance est à la fête avec alcool et joints en quantité, revente de billets et jeu de ballon en attendant le match. Les policiers sont parfois tout près des supporteurs et leur font des remarques pour les calmer gentiment.

7Dès que les portes s’ouvrent, le climat et les attitudes, des forces de l’ordre notamment, vont changer, car la préparation est terminée, il faut se concentrer. Une visite est organisée dans l’enceinte du stade pour permettre aux intervenants de prendre physiquement leurs repères, au-delà des cartes qu’ils ont déjà consultées mais qui ne leur serviront plus pendant l’intervention. Cette visite est conduite au pas de charge. Trois personnes accompagnent le commandant de CRS : le capitaine de l’escadron de Gendarmes mobiles qui ne connaît pas le site, l’officier de liaison en charge de diffuser les consignes au sein de son unité mobile et le commissaire en charge de la liaison entre le Poste Central de Commandement et la compagnie de CRS.

8Quatre points chauds sont identifiés :

1. la boutique du FC Nantes qui, en raison de sa dimension symbolique, peut devenir une cible pour les Marseillais ;
2. le haut de la tribune Loire des supporteurs nantais qui peuvent jeter du haut des projectiles contre le bus des joueurs nantais : « Juste ici, au dessus de cette tribune, nous avons eu un problème. Des supporteurs s’amusaient à jeter des pierres sur les bus des joueurs. Si cela se reproduit, il faut se positionner là pour protéger les joueurs et rejoindre la tribune par cet escalier qui part juste derrière le local technique. » ;
3. la sortie des cars de joueurs et des V.I.P ;
4. le tunnel : « En fin de match, nous vous demanderons certainement de vous poster en dessous du tunnel, surtout si Nantes a perdu car certains supporteurs déçus pourraient vouloir canarder le bus des joueurs de l’OM. Il faudra aussi penser à protéger les officiels. »

9Le dispositif mis en place reste impressionnant, car les forces de l’ordre sont non seulement alignées en piquetage sur le terrain stabilisé mais elles se positionnent aussi en haut de l’entonnoir qui constitue l’entrée, le long d’un escalier qui leur permet un surplomb du meilleur effet psychologique. Ils sont disposés en trois rangées, en haut de l’escalier là où se déroule la fouille, en arrière pour surveiller la fouille, en réserve sur une autre ligne pour intervenir en cas de besoin. De fait, la police se retrouve ainsi à l’intérieur du stade, enceinte privée, mais c’est avant tout le sens pratique qui justifie ces placements. Les palpations sont réalisées par les gendarmes mobiles et non par les stadiers de Marseille et ce point avait été explicitement précisé lors des réunions, ce qui constitue clairement une marque de défiance. Deux stadiers nantais femmes font la palpation des femmes (comme l’indique un panneau). Les sacs sont interdits alors qu’ils sont autorisés dans les autres tribunes. Des supporteurs marseillais seront refoulés de la tribune Loire à cause de leurs couleurs affichées et rapatriés vers la tribune des visiteurs mais ils devront laisser leurs sacs à l’entrée.

10Les supporteurs attendent l’ouverture des portes et vont ensuite se répartir dans la tribune qui leur est réservée. La zone visiteurs est divisée en deux parties séparée par une grille basse en son milieu. Face au stade, à gauche côté tribune océane, s’installent les supporteurs les « plus engagés » et les « noyaux durs ». En bas dans le triangle les Winners sur la gauche avec les MTP et à droite les Yankees. Ils arborent les drapeaux habituels Che, Kaos, etc. en haut au-dessus de l’entrée quelques membres du noyau dur des Dodgers. Sur la grille centrale, de jeunes supporteurs assis à cheval sur la grille haranguent les autres supporteurs. L’un d’eux, qui se mettra à circuler pour pousser d’autres supporteurs à chanter et encourager, sera calmé par les stadiers marseillais. En début de match, l’un des leaders muni d’un mégaphone rappelle que tous doivent venir au prochain match de coupe d’Europe contre l’Atletico, venir avec des amis, et encourager tout le monde à venir. L’objectif est annoncé : « casser de l’Espagnol partout dans Marseille » ! Les visiteurs sont parqués et ils se chargent de se chauffer, surtout pour les jours à venir apparemment. Les joueurs marseillais viennent les saluer près de la tribune au moment de l’échauffement sur la pelouse et cela contribue à les mettre dans l’ambiance. Les frontières sont renforcées avec le reste de la tribune où pourraient être présents des supporteurs nantais : une grille, des rangées inoccupées, des stadiers pour faire le contrôle.

11Tout ce dispositif de grilles, de circuit fermé en entonnoir, de forces de police, est en fait consacré à contenir 836 personnes (chiffre officiel après match) alors que les 35 000 autres spectateurs pénètrent par quatre entrées réparties tout autour du stade. Tramways à fréquence élevée, rocade, parkings spéciaux auxquels s’ajoute le parking d’un grand centre commercial voisin, se retrouvent mobilisés pour canaliser cette foule : toute une ville converge tranquillement puis plus rapidement car le public nantais arrive tard ce mercredi soir, comme prévu. Les palpations sont réalisées à l’entrée principale par quinze stadiers du FC Nantes, qui font ouvrir les sacs. L’heure avançant, le public attend plus longtemps pour la palpation, mais la fouille devient plus rapide, elle ne dure plus que deux secondes au lieu de quatre, parfois on passe juste les mains le long du buste. Des femmes et des enfants passent sans être fouillés. Néanmoins, les jeunes, particulièrement ceux qui portent des capuches, plusieurs couches de vêtements, ceux qui sont en groupe, sont fouillés systématiquement. Le dispositif sera allégé sur ordre du responsable de la sécurité pour permettre à tous de rentrer avant le coup d’envoi, et malgré cela, les entrées continueront jusqu’à la mi-temps. Le dispositif, qui relève de la méfiance vis-à-vis des supporteurs, est étendu à tout le public mais finit par devenir plus symbolique dès que la pression monte. Les stadiers connaissent les spectateurs. Malgré l’effet de seuil très marqué par les barrières et la fouille, le public s’est, semble-t-il, habitué et ne proteste que très rarement (protestation qui le rendrait aussitôt suspect).

12Les forces de police ne sont pas seulement chargées de la surveillance des entrées des supporteurs. Elles doivent aussi sécuriser tout le secteur et interpeller les vendeurs à la sauvette. Or, le commandant de CRS ne partage pas ce point de vue et considère qu’il est en position de maintien de l’ordre. Il sera rappelé à l’ordre par le commissaire Directeur Départemental de la Sécurité Publique (DDSP) adjoint, pour qui tout fonctionnaire de police est tenu d’intervenir lorsqu’il y a un délit. Le commandant s’exécutera de mauvaise grâce en avisant sa hiérarchie. Il parviendra cependant à obtenir de ne pas faire les procédures, pour les deux personnes qu’ils interpelleront et conduiront au poste de police à l’intérieur du stade.

13L’ambiance monte dans le stade, le speaker annonce le nom des joueurs qui se font copieusement insulter par les supporteurs adverses selon un rituel désormais bien établi. Le Poste central de commandement (PCC) est lui en place avec ses 36 caméras mais il perçoit le tout de façon assourdie, se fiant plutôt à la vidéo et aux liaisons par talkie-walkie (car il reçoit toutes les fréquences grâce à un scan) et par téléphone portable. Six caméras sont enregistrées en permanence pour la Ligue Nationale de Football (LNF) en cas d’incidents. On peut voir ainsi les supporteurs marseillais commencer à se mettre torse nu, à s’installer sur la grille qui sépare leurs deux zones, et grâce au zoom des caméras, il est aisé de reconnaître les personnes une par une. Certains ont passé leur temps à se « mettre minable » avant d’arriver dans leur minibus, très bien pourvu en alcool de toutes sortes (par ailleurs, l’odeur d’herbe sera permanente dans la tribune). L’un des supporteurs est fameux, Rachid Z., il se tiendra dos au terrain, haranguant son groupe de supporteurs, les Dodgers, pendant quasiment tout le match. Mais les caméras surveillent aussi la tribune Loire, en haut, où se placent notamment les Urbans. L’opérateur vidéo les connaît tous très bien car il s’occupait auparavant du déplacement des supporteurs et peut ainsi repérer aisément ceux qui seraient interdits de stade.

14Deux fumigènes partent aussitôt après le coup d’envoi dans le centre de la tribune de Marseille et le PCC s’efforce de repérer qui a pu les allumer, mais c’est souvent trop tard car l’image est très vite floue à cause de la fumée. En fait les auteurs sont délibérément cachés par des drapeaux qui se lèvent avant l’allumage. Un stadier vient prendre les fumigènes et les écraser. Du côté de la tribune Loire, les chauffeurs sont en place derrière les buts avec leurs mégaphones, tout le monde est debout et le restera pendant tout le match. Un tifo2 (grande banderole) a été déployé du haut de la tribune, ce qui suppose une organisation en bonne entente avec le club. L’autre compétition est en cours, celle qui va permettre de se rendre visibles face aux adversaires, face aux autres groupes de supporteurs nantais et face aux caméras. Les slogans seront souvent des insultes rituelles vis-à-vis des Marseillais mais les réactions des supporteurs se limitent à une zone située derrière les buts. Les supporteurs se « chaufferont » aussi réciproquement avec des pogo3.

15La tension descend très nettement à l’extérieur et les forces de police, totalement immunisées du bruit par la barrière du stade, vivent dans un autre monde. Ils en profitent pour prendre un repas. Pourtant, dans le PCC et parmi les responsables, on ne comprend pas encore pourquoi les cars de supporteurs marseillais annoncés ne sont toujours pas arrivés, ce qui crée un doute permanent, qui ne sera jamais levé car les cars n’arriveront pas et seuls 895 supporteurs marseillais seront présents au lieu des 1500 annoncés lors des réunions ! Les entrées tardives continuent et certains supporteurs marseillais ont été refoulés car ils ont présenté des billets sans talon. Ces billets leur avaient sans doute été revendus à travers les grilles par des spectateurs : ils tenteront, pendant toute la première mi-temps, de parlementer et d’entrer sans payer les 50 euros d’un nouveau billet.

16Cette durée très longue et très tardive des entrées crée un effet de transition rapide avec le « dispositif mi-temps » qui oblige tous les stewards à se repositionner. Pendant ce temps, à la 44^e minute, Nantes a marqué, ce qui a immédiatement pour effet de rassurer le personnel de sécurité vis-à-vis du comportement possible des supporteurs de Nantes, même si au moment du but lui-même, les supporteurs se précipitent vers le bas de la tribune, se collant les uns aux autres, face aux joueurs venus les saluer. Les stadiers sont habitués et ne bronchent pas. Effet paradoxal donc, satisfaction qui fait monter une brève excitation pour ensuite la faire retomber, au point même d’endormir des supporteurs qui seraient satisfaits sans être euphoriques.

17À la 65^e minute, l’OM égalise et cela contribue à rééquilibrer les forces de tension éventuelles, les buts ayant été marqués dans les deux cas dans des situations de jeu claires et indiscutables. Mais en fait cela générera une courte bagarre dans la tribune Loire. En effet, dans cette tribune, des supporteurs marseillais sortent au grand jour en agitant leurs écharpes, ce qui a le don d’énerver leurs voisins. Des coups partent, avant même que l’on puisse les voir sur les caméras du PCC, on constate un mouvement très rapide des stadiers nantais en jaune qui se précipitent vers la zone d’incidents et qui sortent les supporteurs « mal triés ». Tous les stadiers se sont répartis dans la tribune. Les stadiers de la société privée sont ceux qui interviennent avec les méthodes les plus « musclées ». Ce qui était craint, ce mélange des publics, a bien produit un cocktail explosif : les tickets vendus à la sauvette, peut-être, une fouille insuffisante en raison des entrées tardives probablement, tout cela a produit cette échauffourée, unique durant tout le match. L’incident est tellement rapidement maitrisé que la plupart des spectateurs ne l’auront même pas remarqué. Cependant, au PCC et pour la police, la situation peut encore dégénérer et une discussion s’engage pour savoir s’il faut disposer des policiers en arrière des tribunes. Ils conviennent de placer seulement les stadiers pour l’instant (car les effets de la présence policière sont parfois contre-productifs). Près de la tribune des supporteurs marseillais, des supporteurs nantais les excitent en criant « la prison pour S. », le supporteur marseillais arrêté en Espagne, ce qui génère des insultes et une course vers la grille pour des menaces. À la fin du match, les supporteurs marseillais se jetteront, voire se battront entre eux, dans la fosse, pour récupérer les maillots que les joueurs leur ont lancés. Les stadiers devront en séparer deux qui s’acharnent sur le même maillot.

18Dès la moitié de la seconde mi-temps, c’est la sortie qui se prépare. L’ambiance peut encore basculer pour un incident de jeu, pour un changement de score, il faut être vigilant, mais dans tous les cas, les flux qui vont se présenter seront beaucoup plus concentrés dans le temps. Avec cette différence que toutes les issues sont ouvertes pour permettre l’écoulement le plus rapide (sans les palpations notamment qui ralentissent les entrées). Les tramways sont prépositionnés et partiront toutes les trois minutes avec trois cents personnes à chaque fois, car les rames sont doublées. Certains spectateurs sont sortis avant la fin du match et courent pour éviter d’être pris dans les embouteillages de fin de match. Les CRS ont mis leurs boucliers car la sortie est, selon eux, plus risquée. Cependant, les supporteurs des deux camps peuvent se croiser du regard au-dessus du tunnel et ils en profitent pour s’insulter copieusement, sous l’œil des CRS qui sont très attentifs à ces points chauds identifiés préalablement. Leur seul objectif consiste à assurer la fluidité pour éviter tout contact prolongé. Une foule arrêtée est davantage susceptible de changer de nature selon les contacts qui peuvent avoir lieu. Les gendarmes forment un rideau à l’entrée des supporteurs marseillais ce qui empêche toute visibilité des autres supporteurs. Les supporteurs visiteurs seront gardés « en cage » jusqu’à ce que tout le public soit parti de façon à éviter tout contact, soit 20 minutes au plus tôt après la fin du match, ce qui est assez rapide, mais crée un climat étrange pour les supporteurs qui doivent faire face à un stade vide, sans autre but que d’attendre le départ, vague par vague, une partie de tribune après l’autre. L’effet dépressif est certain. Un couloir est constitué en fermant les grilles qui permettraient de faire le tour du stade, une seule voie est ouverte, vers le stabilisé où sont stationnés les cars des supporteurs marseillais. La décision est prise dans un échange entre le responsable de la sécurité du stade et le commissaire qui décide in fine : « on peut lâcher », une fois seulement qu’il a bien été vérifié avec la vidéo qu’il n’y a plus personne dans les circulaires autour du stade. Alors que les supporteurs nantais se répartissent dans les buvettes extérieures au stade et resteront près d’une heure pour certains, les visiteurs doivent rentrer aussitôt dans leurs bus.

19Le stade est entièrement silencieux, moins de trente minutes après la fin du match, les stadiers ont fait le tour de tous les sièges, les lumières ont été diminuées puis éteintes. Les cars des joueurs partent à 21h32, le responsable vidéo coupe les caméras. A 22h tous les responsables sécurité du FC Nantes se retrouvent pour faire un debriefing. Les conflits avec les Marseillais, la centaine de personnes qu’il a fallu déplacer de tribunes, les problèmes de billets, tout cela ne renforce pas la confiance dans l’organisation interne de l’OM. On apprend que cinq interventions de secouristes ont eu lieu, dont une crise d’asthme. Bref, une soirée très tranquille, avec un résultat nul qui a calmé tout le monde. Mais est-ce le but du jeu ?

2/ CONTENEUR ET CONTENANT : LA VILLE, LE STADE, LE MATCH ET LES CLUBS DE SUPPORTEURS

20La préoccupation des organisateurs comme celle des services de police ne porte guère sur le match, sur sa qualité, sur la satisfaction éprouvée. Tant de facteurs entrent en jeu pour faire d’un match « la fête du football » comme on l’entend rituellement dans les commentaires médiatiques. Sur le terrain, le match peut être bon ou mauvais, gagnant ou perdant, tout se passe comme si, sur une autre scène, se déroulait un autre match. Certes, les responsables de la sécurité tiennent compte du résultat et lorsque au parc des Princes, Lens se fait battre 3 à 0, on peut sentir tout de suite que les supporteurs lensois « ont pris un coup sur la tête » et ne sont même plus en état de se rebeller, de provoquer, de s’enflammer à nouveau. Lorsque Marseille égalise, c’est bien à ce moment que certains supporteurs marseillais jusqu’ici fondus dans la tribune Loire au milieu des Nantais, sortent leurs couleurs et provoquent immédiatement un début de bagarre vite étouffée. Certains se souviennent aussi de grandes soirées de bonheur total, d’euphorie, lorsque leur équipe non seulement gagne mais le fait en beauté et d’autant mieux que l’adversaire s’est bien battu, jusqu’au bout avec un 4-3 qui fera date et dont on parlera longtemps comme « match de folie », « pur bonheur », etc. Bref, il ne faut jamais oublier que l’attracteur de toute cette mobilisation, c’est bien un match de football et qu’il est supposé donner du plaisir, de la peine, des attentes, des déceptions, des moments forts instantanés et des analyses répétées lors de longues conversations pendant toute la semaine qui précède et celle qui suit. Le football, plus que tous les autres sports, a su déclencher des passions et surtout les maintenir vives, à un niveau de masse, et c’est en cela surtout qu’on doit le considérer comme le sport le plus populaire. La retransmission des matchs à la télévision n’y a rien fait, au contraire, le public se déplace encore en masse, voire plus qu’avant, à l’exception de certains pays comme l’Italie où le mode de diffusion quotidien et les violences régulières ont commencé à faire baisser les entrées. Le cœur de centaines de milliers de personnes bat à l’unisson des scores de leur équipe préférée, qu’elles soient supporteurs ou seulement habitantes de la ville, qu’elles se déplacent au stade ou qu’elles se contentent de regarder les matchs à la télé. Cet attracteur puissant qu’est le match de foot possède donc un pouvoir de contagion qui fut porté à son sommet lors de la coupe du monde 1998 en France. La zone de contagion à prendre en compte n’est donc jamais la seule enceinte du stade mais bien tous les espaces où des conversations ont eu lieu concernant ce match, cette équipe. Les bars, les bureaux, les machines à café, les usines, tout espace possède un moment et un endroit privilégié pour faire circuler cette passion et mettre le public en tension pour la semaine suivante. Il se parle de foot, sans doute, mais de bien d’autres choses : de sa fierté ou de sa honte d’être supporteur ou supposé supporteur, de justice dans les matchs puisque l’arbitrage fait partie des commentaires les plus fréquents, de justice encore mais au sens du droit lorsque les affaires du foot sortent des pages sportives pour occuper celles des faits divers, de préparation de la sortie du samedi soir, voire du déplacement lorsqu’on est supporteur. Le public est en permanence concerné par le foot, qu’il aille au stade ou non. Notre vie est désormais tissée de moments ou d’images de foot, qui se glissent dans nos souvenirs, dans nos vies ordinaires, amoureuses, professionnelles, familiales, de voisinage. Et le foot sert de métaphore à une quantité d’analyses de la vie commune, voire de la vie personnelle, comme l’a fait François Bégaudeau dans son premier roman, « Jouer juste » (un supporteur du FC Nantes, ce n’est pas un hasard !).

21L’événement que constitue le match n’est donc en rien une surprise ou un OVNI dans l’opinion publique. Il ponctue un continuum de stimuli auquel est soumis tout habitant d’une ville, d’autant plus lorsqu’il a l’intention d’aller au match en question. Qui a prise sur cette montée de la tension, de l’attente ? Personne à vrai dire, mais on sait que les médias sont souvent mis sur la sellette lorsqu’on leur reproche de faire monter la pression entre le PSG et l’OM avant chaque match pour mieux « vendre du papier ». Les dirigeants, les joueurs, les commentateurs, tous ceux qui peuvent avoir accès aux médias peuvent contribuer à modifier le climat d’une rencontre, au-delà de son enjeu sportif. Mais les organisateurs et les services de sécurité passent toute la semaine à tenter d’apprécier ce climat, non pas tant du point de vue du public en général mais de ce public spécifique, les supporteurs, qui peuvent faire basculer l’ambiance d’un match. Les notes de service font état de cette appréciation, faite au doigt mouillé, dira-t-on, mais qui s’appuie sur l’expérience et qui prend en compte de nombreux facteurs : les réservations (à Nantes, on sait qu’on va jouer à guichets quasi fermés), les annonces de déplacement des supporteurs visiteurs (pour Marseille, c’est très difficile, car il en vient de toute la France), les conséquences des matchs précédents (ils ont perdu, ils doivent se racheter mais en même temps le climat n’est pas catastrophique ni désespéré ni pour l’une ni pour l’autre équipe). Lors des réunions, un diagnostic commun a été établi : match important (notamment pour son affluence) mais sans risques. Les forces de police ont adapté leur dispositif en fonction de ce critère, qui finalement reste difficile à argumenter, à préciser et qui repose uniquement sur ces échanges d’informations. Les services départementaux de l’information générale (SDIG) – ex Renseignements Généraux – des divers départements qui suivent les clubs de supporteurs contribuent à diffuser les informations issues des clubs visiteurs. Ils ont, par exemple, annoncé pour le match PSG-Lens : « projet d’invasion de la pelouse par les supporteurs lensois en cas de défaite ». Ce seul avis mobilisera les esprits pendant tout le match, notamment lorsque les supporteurs s’installeront à cheval sur la balustrade, prêts à sauter pour envahir le terrain.

22La ville elle-même va se sentir mobilisée autour de ce match et ce ne sont plus seulement les conversations qui la font vibrer, mais le réseau de transport urbain qui commence à s’affoler. Qu’il s’agisse de foot devient alors secondaire, l’attracteur n’est plus le foot mais le stade en tant qu’espace polarisant les flux pendant quelques heures. Certes, la ville n’est pas tout entière affectée et peut continuer une vie normale dans une partie de son territoire. Mais depuis les gares, les stations de métro, les stations de tramway et de bus, jusqu’aux autoroutes, voies rapides et rues adjacentes, le secteur est connu comme « à éviter » dans ces heures-là pour qui n’est pas concerné par le match. Certes, 36 000 personnes qui se regroupent dans un même endroit, ce n’est pas rien dans une ville de 400 000 habitants. Mais c’est plutôt l’unanimité dans les services de transports, les municipalités, les habitués du trajet qui doivent se détourner, etc., qui peut étonner. Tout le monde semble admettre que l’espace public puisse être entièrement envahi par ces passionnés d’un sport. Certes les riverains du Parc des Princes, qui doivent subir l’interdiction de stationner dès le matin de chaque match, ne cessent de se plaindre auprès du commissaire du XVI^e arrondissement. Le contrat local de sécurité spécifiquement consacré au Parc des Princes a fait participer ces riverains mais ce « public affecté » doit malgré tout subir.

23Toute la ville est ainsi réorientée, retournée, focalisée vers le stade, ou au contraire fait tout pour s’en détourner. L’emplacement du stade dans la ville devient un enjeu majeur qui va contribuer à affecter un large public ou non et qui va faire de toute la ville un conteneur ou seulement un lieu de passage. Un conteneur devra être capable de capter, de tenir et de maintenir les corps dans un même espace, en créant une forme de bulle, isolant du reste de la ville, permettant au collectif de sentir ses propres frontières et de participer à un même événement. Le Parc des Princes et La Beaujoire sont dans des situations différentes de ce point de vue. Un stade urbain comme le Parc exige que tout le cadre urbain environnant se transforme en conteneur. Les circulations sont coupées régulièrement, les forces de police occupent l’espace urbain jusqu’à plusieurs centaines de mètres autour du stade, les stations de métro sont spécialement mises en surveillance ou fermées pour les retours. La Beaujoire n’a plus le même caractère urbain qu’avait le stade Marcel Saupin, tout près du centre, comme l’est encore le stade Mayol à Toulon par exemple. Le lien entre le stade et sa ville a changé. La ville ne fait plus conteneur, c’est uniquement le stade qui remplit ce rôle car il est assez excentré et proche des grandes circulations, rocades et terminus du tramway. Les axes urbains sont donc mis à contribution pour orienter, pour drainer, et l’enjeu se transforme en termes de gestion de flux, et purement de flux, puisque toute vie urbaine semble absente aux alentours du stade. Ce qui n’est pas tout à fait vrai cependant, puisque le parking d’un hypermarché voisin est mis à contribution par les spectateurs qui ne veulent pas approcher de trop près le stade et qui préfèrent ensuite marcher. Les dispositifs monofonctionnels mis en place (les parkings spéciaux du stade) sont ainsi contournés en partie par ceux qui vont exploiter la mixité des fonctions possibles d’un parking, pour le commerce et pour le stade. En dehors de ce cas unique, tout le reste jusqu’au tramway lui-même constitue un espace dédié au match. Placé en périphérie, le stade peut disposer d’un espace pour s’étendre et l’on voit bien sur notre plan, le côté intégré de tout l’espace, à l’exception de ce parking de l’hypermarché. Le stade doit faire conteneur à lui tout seul et agréger les flux fort bien connectés par de grands tuyaux que sont la rocade et la ligne de tramway.

24La figure du stade est ici celle d’un appendice qui pousse sur le flanc de la vie urbaine et qui, à intervalles réguliers, ponctionne des flux passionnels pour les recycler à l’aide de systèmes de dérivation que sont les grands axes.

25Nous constaterons, dans tous les autres événements, un couplage nettement plus étroit avec la ville. Le zoning constitue un choix urbain majeur des années 1950 à 1970. La séparation des fonctions fut considérée comme une libération vis-à-vis des nuisances de la production industrielle et ensuite comme l’unique moyen pour drainer des clients en masse dans des hypermarchés, inventés en France comme modèle entièrement dépendant des flux automobiles. Les mondes industriels et les mondes marchands se sont constitués leur territoire et ont découplé leur activité de la vie urbaine. Ce fut ensuite le cas des zones de loisirs, avec les stades et les multiplexes délocalisés dans des zones dédiées. Le rôle du sport et du cinéma dans le climat urbain en a été changé, au profit d’un découpage du public en tranches : le supporteur vient supporteur mais ses qualités d’habitant, de gourmet en quête de restaurant, de flâneur urbain, etc., sont portées disparues. Il ne se définit plus que selon un attribut, celui de supporteur, on peut dire ainsi qu’il est entièrement possédé par le stade. La gestion de la sécurité en est facilitée puisque tout l’espace peut être plié aux exigences de cette sécurité, sous forme de gestion du trafic, de clôture et de surveillance des lieux, de focalisation de l’activité dans un temps limité. Les buvettes devant le stade de la Beaujoire ne durent guère et ne peuvent faire illusion quant à leur statut urbain, elles sont présentes là pour des impératifs fonctionnels avant tout (il faut manger et il faut boire), le cadre de l’expérience restant celui du stade.

26Il est donc nécessaire de qualifier les stades selon leurs degrés d’urbanité pour comprendre comment la ville peut être affectée par ce type d’événement. Le stade fait bulle comme l’avait bien dit Sloterdijk mais il peut contribuer à faire de toute la ville (ou d’un quartier entier) une bulle s’il est profondément inséré dans son cadre urbain, et il inclura alors dans sa bulle tout un public affecté, par exemple les riverains. Mais le stade peut aussi faire « bulle appendice » et, dans ce cas, ce sont ses qualités propres de conteneur qui seront seules à même de soutenir l’épreuve du public. La tension sera reportée sur les connecteurs, sur les voies qui créent l’accessibilité pour des flux de masse. Nous verrons que ce cas de figure est exactement celui d’un festival comme les Transmusicales lorsqu’il se déplace vers la périphérie rennaise. Dans tous ces cas, la ville est affectée en tant que dispositif d’accessibilité et ce sont les moyens de transports qui sont les points de tension maximale.

27Cela se constate très nettement dans le rythme de la concentration des effectifs de police. Et cela d’autant plus qu’ils sont habilités à intervenir de leur propre chef sur l’environnement extérieur au stade alors qu’à l’intérieur, des règles propres à une enceinte privée s’appliquent4. Dès lors, une fois que le public est entré, le relâchement voire le soulagement est très net. Les forces de police ont géré les accès, ainsi que les incidents reliés à ces contrôles d’accès que sont les billets revendus à la sauvette notamment. L’observation faite lors des Transmusicales le confirme : dès lors que l’espace de l’événement a statut d’appendice extérieur à la vie urbaine, tout le stress se focalise sur les accès. Le stade crée une autre centralité provisoire, découplée de celle de la ville. Mais, du coup, c’est l’accessibilité, autre qualité urbaine essentielle selon H. Lefebvre, qui doit être partagée et se retrouve mise sous pression. Tous les incidents, dans les deux événements étudiés, vont se créer à ces points d’articulation qui assurent la transition entre l’espace urbain et l’espace privé de l’organisateur. Les services de police se retrouveront devoir faire conteneur à leur tour pour garantir un espace qui au-delà du stade, ne possède plus de cadre à exploiter. Ainsi les parkings très ouverts ont dû être clos par un grillage tout autour du terrain stabilisé qui accueille les visiteurs. Ces supporteurs-là auront l’expérience très nette de passer de nasse en nasse, sous surveillance, et aucun espace de liberté ne leur sera laissé. Le cas sera encore plus marqué à Paris en raison des traditions de rivalité violente entre supporteurs. Dès leur arrivée au péage de l’autoroute du Nord, des motards encadrent les bus de supporteurs. À leur arrivée près de Roland Garros, tout le périmètre est quadrillé et ils ne peuvent s’échapper. C’est en véritables défilés de « bagnards » qu’ils se rendent au stade, encadrés par leurs stadiers, puis par deux rangs de CRS, précédés par les gardes à cheval (bien connus pour impressionner le public, notamment lorsqu’il est dans un état second comme le « supporteur aviné moyen » sortant de son bus !). Le but est d’éviter à tout prix les contacts avec les supporteurs du PSG et à un moment, un contact est possible en effet malgré la séparation créée par les forces de police. L’idéal serait en fait un tunnel ou une entrée des bus de supporteurs dans un souterrain du stade pour qu’ils ne soient en contact avec personne. On peut dire de ce fait que depuis leur embarquement dans les bus au départ de leur ville, les supporteurs extérieurs sont entièrement cadrés par des conteneurs successifs sans possibilité d’en échapper. Le stade commence dans le bus et les rangs de policiers fonctionnent eux aussi comme des conteneurs.

28Une fois dans le stade, la qualité de conteneur du stade est assez évidente. Nous insisterons cependant sur le fait que ce conteneur est en même temps un dispositif de tri des publics qui seront contenus très précisément dans leur espace particulier. Cette méthode des tris se retrouvera dans tous les événements, entraînant des séparations entre publics et des regroupements plus ou moins étanches entre eux selon les événements. Il faut donc considérer que le conteneur global ne suffit pas à constituer un public homogène car la diversité du public ne disparaît pas comme par enchantement par la seule co-présence dans le même conteneur. C’est vrai pour le match de foot, c’est aussi vrai pour la manifestation où apparaissent de nombreux sous groupes encadrés qui vont jouer le rôle de conteneur. Le stade présente des qualités techniques préarrangées pour organiser ce tri, voire pour le contraindre et créer ainsi des groupes totalement étanches. C’est le cas des tribunes visiteurs totalement fermées par des grilles et séparées de tout contact avec des supporteurs adverses. Il a fallu renforcer cette clôture interne en laissant des rangs libres, et en plaçant des stadiers pour contrôler cette absence de contact. Le football est le seul sport collectif à procéder ainsi par mise en cage des supporteurs adverses, et cela dans tous les stades en Europe au moins. C’est dire que nous sommes passés à un autre enjeu. Le conteneur joue un rôle essentiel car le contenant que constitue le match de foot, que nous avons jusqu’ici appelé attracteur, ne suffit en rien à orienter les passions pour produire du collectif.

3/ THÉORIE DES CONTENEURS ET DES CONTENANTS

29Il convient ici de faire une pause théorique pour reprendre les acquis de travaux de psychanalystes comme Didier Anzieu surtout, sur cette question des conteneurs et des contenants.

30D. Anzieu définit ainsi la distinction conteneur/contenant :

« À la suite de R. Kaës, je distingue le conteneur – dépositaire passif, mais non nocif, cuvette, sein-toilettes, simple récipient – et le contenant – réceptacle actif, sein-bouche nourricier, qui assimile le contenu, l’investit libidinalement, le restituant sous forme élaborée, par exemple en le nommant, le mimant, l’expliquant, le dédramatisant, le racontant ». (Anzieu, 1997, p 27.

31Sur le même thème, nous retrouvons une forme de distinction proche chez Bion, lorsqu’il distingue les éléments-bêta, « non intégrables, non digérés » (le modèle de la digestion est très présent dans le modèle de Bion) et les éléments-alpha intégrés à l’inconscient sous formes de traces mnésiques. Il précise que deux éléments permettent cette intégration, l’attention et la notation. Nos propres travaux sur l’attention dans le contexte des jeux vidéo et de l’économie numérique, nous ont permis de réexploiter le travail de T. Ribot à la fin du xix^e siècle qui distinguait les deux propriétés de l’attention : l’intensité et la durée. La définition de Bion met sous le label « attention » la dimension de l’intensité et donc de l’éveil, pur stimulus qui n’est pas digéré alors que la « notation » exploite la dimension durée, pour aboutir à ce stockage qui fait contenant par mémorisation. De même, D. Winnicott a distingué dans plusieurs travaux, la fonction de holding de celle de handling. La mère peut parfois manifester une compétence de holding (elle tient bien ses enfants, dit-on parfois) sans que cela se traduise automatiquement par du handling, c’est-à-dire par un soin particulier, qui est là aussi une dimension de l’attention au sens du « care » cette fois-ci. Il reste essentiel de bien tenir matériellement si l’on veut espérer prendre soin mais cela ne garantit pas la qualité du care. Il nous semble possible de prolonger cette tradition théorique, avec une certaine prudence cependant. Car dans les deux cas, c’est la différence que fait B. Latour entre intermédiaire et médiation qui se trouve posée. La distinction entre conteneur et contenant relève finalement de la même opposition, entre une forme de passivité du conteneur-intermédiaire qui se contente de déplacer les choses ou les énergies sans les affecter et une activité propre au contenant-médiation qui fait traduction, qui transforme.

32La distinction que nous souhaitons faire dans toute cette recherche sur la ville-événement s’inspire de ces diverses approches. Le stade, en tant que cadre bâti, est un conteneur, qui peut faire son travail plus ou moins bien et, en cela, la distinction entre stade urbain et stade appendice est importante, car le travail de tenure, de bien tenir, sera plus ou moins assisté par la ville ou non. Mais l’insertion dans la ville permet de réaliser une autre connexion plus directe avec le handling, avec le care, car toute la ville est organisée pour offrir des attracteurs, pour mobiliser l’attention et pour constituer ainsi un contenant, qui oriente les passions, les suscite et ne se contente pas seulement de canaliser les corps comme autant de molécules dans un tuyau. Dans tous les cas, l’articulation entre conteneur et contenant est tout à fait importante et plusieurs cas de figure peuvent être explorés qui seront appuyés sur nos observations dans chacun des événements.

33Notons tout d’abord qu’il existe bien des situations de contenant sans conteneur : un espace libre, non cadré par le bâti, par des humains chargés de faire service d’ordre, peut suffire à accueillir un contenant lorsqu’une mobilisation collective se produit autour d’un attracteur suffisamment puissant. Les qualités des attracteurs qui vont faire contenants sont alors décisives et l’on parle de magnétisme de leaders, de vedettes ou d’événements particuliers qui par leur seule puissance émotionnelle suffisent à orienter tous les corps co-présents dans le même sens, partageant la même expérience. Le stade est évidemment très loin de ce cas, et tous les événements que nous étudions ici exploitent à leur façon les propriétés du cadre bâti.

34Plus souvent, nous observons dans les villes contemporaines, des conteneurs sans contenants : c’est la condition des non-lieux par excellence que décrit M. Augé. La « ville sans qualités » est finalement plus répandue qu’on ne le pense, et l’on continue à la produire toujours plus vaste et toujours plus uniforme dans tous les territoires à l’échelle de la planète. Le cas des hubs, des aéroports est le plus parlant de ce point de vue, et la situation de transit, fonctionnellement abstraite de tout autre statut (sauf de celui de consommateur qui doit frénétiquement profiter du duty free) ne peut justifier cette incapacité à produire du contenant. Cet exemple nous permet cependant de préciser notre pensée. Contenant ne veut pas dire pour autant « animateur » en personne, attraction qui excite ou polarise comme notre point précédent aurait pu le laisser croire. Il est certes question d’âme, sans nul doute, comme dans animation. Mais les qualités des lieux peuvent à elles seules constituer un contenant. Une place urbaine pourra dans certains cas ne pas fonctionner comme conteneur, lorsque ses propriétés bâties ne permettront pas de cadrer la vie urbaine, c’est le cas de la place de la République à Rennes qui sera longuement étudiée plus loin et qui est avant tout un hub, un lieu de transit. Mais certaines places, grâce aux qualités de leur cadre bâti fonctionnent immédiatement comme conteneur et ce n’est pas un hasard si la place Saint-Michel à Rennes est préférée à la place Sainte-Anne pour faire durer la fête toute la nuit : elle est petite, ovoïde, de hauteurs voisines. Bref, elle contient bien les corps qui peuvent s’y sentir tenus, retenus, contenus. Mais elle n’offre rien en termes de contenant, de force attractive pour elle-même. Elle n’a pas d’âme pourrait-on dire et il faudra une grosse énergie aux fêtards pour créer des attracteurs qui feront tenir l’attention toute la nuit. Ce n’est pas le cas d’autres places urbaines qui non seulement font bien leur travail de conteneur mais qui deviennent même contenant en dehors de toute attraction organisée : le seul fait d’être dans un lieu historique suffit à créer cet effet de contenant qui exploite toutes les ressources de la mémoire pour peupler le lieu des attracteurs qui en font un contenant. La place de Sienne est de ce point de vue un exemple extraordinaire dont les effets ne s’expliquent pas seulement par l’excellence des qualités de conteneur de corps qu’elle propose. Les bâtiments, les événements qui s’y déroulent régulièrement (le Palio), l’histoire qui y affleure partout, produisent du contenant durable sans attracteur ni stimuli délibérés. La place fait ici médiation et non plus seulement intermédiaire, elle nous change de l’intérieur, elle offre une expérience qui nous transforme.

35Des situations d’évolutions entre conteneur et contenant peuvent être prises en compte pour mieux comprendre ce qui s’y joue. Il est aisé d’observer la dissolution d’un contenant en pur conteneur. C’est le cas classique du lieu d’événements qui se vide, comme nous le constatons pour le stade. Le stade sans match de foot n’est qu’un pur conteneur, ce qui n’est pas rien mais ne permet pas de comprendre sa vie interne. Il redevient conteneur lors du retour à la normale, à la neutralité, à la dimension fonctionnelle. L’effet peut être émouvant, surtout lorsqu’on a connu une grande émotion. On éprouve alors comme une perte d’âme, quelque chose se vide, on se demande même où a pu passer l’esprit qui s’était manifesté pendant un instant ? Cet esprit des lieux peut en revanche rester attaché à ces lieux (qui deviennent des lieux de mémoire précisément) et continuer de hanter ces lieux (comme on peut le ressentir dans les camps de concentration). Le stade peut ainsi être éprouvé sous une forme nostalgique par les joueurs ou par les spectateurs qui auront vécu un moment historique.

36Mais ce retour à l’état de conteneur peut être plus dramatique dans le cas de la dégénérescence des espaces qualifiés ou des institutions qui se sont épuisés ou ont été sabotés et qui finissent pas laisser un goût de cendres : il ne reste que l’enveloppe, tout l’esprit qui a pu exister est parti, non pas au terme d’un retour prévu à la normale mais au terme d’un épuisement, d’une dégénérescence, d’une pathologie, pourrait-on dire. Le retour du contenant au conteneur est alors analogue à la mort, l’âme (pneuma, le souffle) disparaît, l’enveloppe charnelle apparaît pour ce qu’elle était, un réceptacle matériel qui ne pouvait pas tenir grand-chose à lui tout seul. Mais le conteneur-corps a une vie autonome, il peut survivre végétativement même lorsque l’âme est partie, même lorsque le contenant de la personne s’est défait. Peut-on en dire autant d’un espace, d’un cadre bâti, qui survit à des pertes de contenants ? Sans doute, même sans fantôme, même sans mémoire, un espace peut continuer à bien faire son travail de conteneur (grâce à des propriétés topographiques spécifiques) qui vont permettre de le réinvestir. La réhabilitation, qui constitue le leitmotiv des politiques urbaines contemporaines, ne serait d’ailleurs possible que lorsque cette fonction de conteneur est réalisée correctement. C’est ce que dit en creux la politique de démolition : les années 1960-70 ont créé des masses de conteneurs sans qualités, disqualifiés et disqualifiants. S’ils ont pu parfois accueillir des contenants selon les groupes ou les événements qui les ont occupés, ils les ont désormais perdus et il est fort probable que leurs mauvaises qualités de conteneurs rendaient quasiment impossible la production de contenants, d’une âme du lieu.

37Les mauvaises qualités d’un conteneur peuvent en effet toucher par contamination les humains qui se trouvent alors « empêchés d’habiter ». Nous retrouvons ici la différence entre « loger » et « habiter » qu’a théorisée notamment J. Gagnepain. Loger consiste à produire un conteneur pour les corps, habiter émerge d’une focalisation de l’attention qui permet de prendre soin de soi, du cadre bâti et du collectif en même temps. Le public qui habite est concerné, il est aussi habité par les lieux et contribue à l’émergence du contenant. Car le soi est réciproque ou plutôt transductif, selon le terme de G. Simondon. Le contenant transforme à la fois le conteneur et les corps qui étaient contenus, en public concerné, concentré, orienté et c’est leur orientation, leur concernement qui définit ce statut de contenant au lieu. On peut donc considérer que les dimensions de contenant des espaces urbains émergent comme une prolongation de la compétence d’habiter qui se constitue par couplage d’un public et d’un cadre bâti, dès lors que certaines qualités sont « rassemblées », au sens d’Heidegger parlant de la Chose. Ce que produit alors ce couplage, c’est du « contentement », contenant transposé dans le climat partagé par des esprits co-orientés (quand bien même il s’agit de rage, ou de protestation, car le public a dès lors le sentiment que son travail de rage et de protestation est bien fait).

38Mais lorsque l’on assiste à la disparition du contentement, le contenant s’effondre. Le conteneur apparaît pour ce qu’il était, un pur dispositif de contention. C’est l’expérience par laquelle peuvent passer les supporteurs qui peuvent finalement transformer pendant un moment le cadre bâti extrêmement clos qui leur est assigné en « chaudron magique » pour générer un contentement qui laisse les autres spectateurs ébahis et quelque part envieux d’une telle capacité de joie. Mais lorsque le match a été moyen ou nul, qu’aucun souvenir ne peut prolonger cet état de contenant, le conteneur apparaît brutalement comme une « cage à singes ». C’est un dispositif de contention qui fait s’effondrer tout contentement et qui provoque ce que Sloterdijk appelle une « dépression dans la chambre interne », puisqu’aucun stress ne peut tendre le désir. Mais c’est alors le dispositif lui-même qui peut devenir le prétexte à la tension, la cible qui peut servir à combattre la dépression qui est pire que tout pour un supporteur. Dès lors, on ne peut plus « se contenir » ! La réaction devient violente face à cette contention. C’est ce que nous observerons dans les soirées rennaises lorsqu’aucun attracteur suffisant ne permet de garder l’esprit collectif actif : ce sont les forces de l’ordre qui se transforment en cible et alors qu’elles sont supposées agir seulement comme conteneurs, simples canalisateurs des corps, elles se retrouvent devenir la cible qui reconstitue un attracteur fort et qui peut reconstituer du contenant, contre la police, ce qui leur suffit pour contrer la dépression.

39Dans les quartiers périphériques, il est aisé de comprendre que le cadre bâti mal approprié pour faire contenant laisse émerger rapidement l’impression de contention. C’est ce qui fait réagir.

40En insistant sur la différence que fait un contenant, parce qu’il fait médiation en mettant en mouvement les collectifs co-présents, nous ne voulons en aucun cas dévaloriser les fonctions de pur conteneur. Car l’état de foule sans qualités est bien plus difficile à traiter que celui de collectifs mobilisés autour d’objectifs précis (match de foot, manifestation, spectacle, qui font contenant). Il devient nécessaire de traiter les espaces et les flux pour les rendre vivables indépendamment de toute hypothèse de contenant qui pourrait émerger. La fonction de sécurité est épurée au niveau de la gestion des flux des corps et la sécurité civile est aussi concernée pour garantir la survie dans de tels espaces (d’où les conditions d’accès des secours à préserver).

41Enfin notons avant d’y revenir plus loin, que la situation où des conteneurs se transforment en contenants suppose l’intervention de professionnels le plus souvent : le travail de l’organisateur d’événement consiste vraiment à produire ce contenant, ou tout au moins à créer les conditions pour qu’il émerge car après tout, l’opération n’est jamais garantie. Cet art de faire faire l’expérience de l’espace habité ensemble est très provisoire dans le cas des événements mais il dit sans doute beaucoup de ce qui peut faire âme durable dans les villes. On serait bien avisé d’y penser lorsqu’on parle de développement durable en oubliant allègrement que le moral des troupes est essentiel à l’affaire, à la mobilisation, à la participation. Or, rien n’est plus difficile que de faire contenant durablement à l’échelle d’une ville : on peut le faire lors d’un événement, on peut le faire dans certains lieux, porteurs d’une âme particulière, mais faire tenir une ville dans une climatisation partagée qui mobilise des « mythologies immersives » comme le dit Sloterdijk, est un art rarement présenté dans les manuels. Et comme l’avait déjà proposé Lippmann, cet effet de concernement du public est toujours intermittent, éphémère et focalisé.

Un cas de contenant fort : les Transmusicales

42En anticipant un peu sur notre prochaine partie, explorons dans un cas particulier, celui des organisateurs des Transmusicales, en quoi peut consister cet art du contenant. Les Transmusicales sont remarquables de professionnalisme mais ce terme est réducteur pour comprendre comment les organisateurs-fondateurs (et ce double statut est important) ont su transformer un conteneur de médiocre qualité (le parc des expositions près de Rennes) en contenant, après avoir fait de même avec la salle de la Cité et avec le Liberté, salles de spectacles plus classiques du centre ville. Il est certain que leur capacité à générer des attracteurs grâce aux groupes et au rythme des concerts, c’est-à-dire à leur travail propre de la programmation, garantit une émergence de contenant. Mais il ne faut pas oublier que ce travail de production de contenant doit être relié à deux dimensions.

431/ D’une part ils ont su faire un travail de reprise du conteneur pour lui donner des qualités nouvelles (les couleurs, les espaces de transition, les bars et autres espaces). L’espace de concert reste globalement un conteneur de faible qualité compensé par la puissance d’attraction de la programmation artistique qui va faire contenant. On peut cependant faire l’hypothèse que l’absence de requalification des points d’accès des bus, situés place de la République considérée comme « un non lieu », incapable de générer du conteneur de qualité car trop marqué par le transit, constitue le point faible en termes de qualité du conteneur. Il en résulte l’incapacité à faire émerger un contenant. Le transport est traité de façon purement fonctionnelle. Le bus comme conteneur peut fonctionner si la capacité de l’organisateur du transport à contenir le public avec de la qualité est manifeste. Dans ce cas, il sera respecté, comme un simple conteneur, mais au moins respecté. Lorsque les conditions se dégradent au point que le public est entassé, les participants se retrouvent dans la contention alors que leur attente est orientée vers le contentement. Il devient dans tous les cas urgent de requalifier cette fonction de transport pour faire un choix : soit la Société de Transport de l’Agglomération Rennaise (STAR) prend cette responsabilité et elle devra alors offrir un service de qualité équivalente à ce qu’elle propose à tous les voyageurs, y compris en y imposant sa discipline habituelle, ce qui sera évidemment difficile. Soit on admet que le public traite cet espace comme un élément du contenant à venir, puisque ce sont ces spectacles des Transmusicales (Trans) qui le mettent en mouvement dès l’instant où il fait la queue pour monter dans les bus. Dans ce cas, il n’est plus client de la STAR mais pris en charge par les Trans, ce qui doit se traduire dans le prix du billet mais surtout dans un effort de qualification des espaces et des temps de transport, exactement comme ils ont su le faire pour les conteneurs du parc des expositions.

442/ D’autre part, le contenant est certes constitué par la programmation artistique elle-même mais aussi par l’image symbolique des organisateurs-fondateurs, capables de faire du handling et non seulement du business, ce qui est une façon de porter la critique sur la marchandisation, qui ne serait pas un contenant de qualité. En réalité la relation entre contenant et marchandise est plus compliquée. Car une relation à une marque constitue un contenant très puissant qui dépasse la marchandisation. C’est précisément lorsqu’on la traite de façon instrumentale qu’elle apparaît comme un pur conteneur, fonctionnel et non mythique et de ce fait disqualifiable.

45Dans ces conditions, le mythe « Transmusicales » constitue un fort contenant psychique (notamment avec son effet transgénérationnel). Le vocable Trans est parfait pour générer tous ces effets, y compris ceux des « transports » en commun. L’image que l’on donne des raves sabote toute tentative de construction de contenant, alors que les ravers, aussi peu organisés soient-ils, travaillent sans cesse à le produire, à maintenir eux aussi une tradition, en constituant un conteneur de qualité à travers le cercle produit par la disposition des sound systems. Mais ce travail ne suffit pas et la manifestation des ravers à Rennes en 2008, conduite avec une discipline surprenante, représente une tentative pour reconstituer un contenant, proche des procédés institutionnels classiques, gardant un petit côté rebelle mais devenu particulièrement « gentil » car reproduisant les modèles des contenants que sont les manifestations revendicatives. On peut faire l’hypothèse qu’il n’existe qu’un répertoire de contenants limité, de même qu’il n’existe qu’un répertoire des formes de conteneurs dépendants de la topographie (la qualité reste cependant toujours unique et non reproductible de façon garantie). La manifestation est un type de contenant qui possède ses codes, codes qui doivent être respectés sous peine de générer des débordements. Débordements qui sont l’antithèse du cadrage mais aussi du contenant mais manifestent en même temps son existence. Il n’existe de débordements que là où il y a un contenant. Sinon, il n’y aurait que du conteneur et les attracteurs ne seraient pas présents. Les incidents sont alors organisés pour produire des attracteurs et refaire du contenant.

46L’appel à la police et aux pompiers fait partie de ce processus : en l’absence d’attracteurs, il vaut mieux provoquer la contention, pour y trouver un certain contentement dans l’opposition. On fait apparaître qu’il existe un « métacontenant », qui est l’autorité de l’État et la loi (que nous ne voyons pas mais que nous avons intériorisé comme une évidence naturelle – il y a de l’État et donc de la police comme limite). Dès lors, on peut provoquer des débordements puisqu’il y a contenant que l’on va déqualifier comme un pur conteneur (qui ne fait que de la contention) alors qu’auparavant, face à l’absence de contenant, il ne pouvait y avoir aucun contentement puisque le désir errait. Les forces de police ont très bien compris la mécanique et la demande du public et ne veulent plus servir de contenant de substitution. Or, il a existé une époque où la ville de Rennes était connue pour offrir de façon garantie un contenant de substitution, celui des forces de l’ordre toujours prêtes à riposter les jeudis soirs. Cette politique fonctionnait en couple parfait avec une recherche de contenant, quitte à ce qu’il soit fait de contention, et cela suffisait à provoquer du contentement. Cela explique l’intelligence de l’opération Dazibao5 qui consiste à créer des attracteurs qui se transforment en contenants, à travers des activités nocturnes variées dans des lieux éclatés et exceptionnellement ouverts la nuit. Avec le temps, le caractère d’artefact de l’opération risque cependant de la réduire à un statut de conteneur, c'est-à-dire que ces opérations ne permettront plus de mobiliser attention et attentes de façon reliée, mais serviront seulement à occuper le temps. Dazibao n’est pas une opération de programmation comme les Transmusicales et n’a pas sa force mythologique – il lui faudra trouver un second souffle.

47La relation conteneur/contenant est donc évolutive mais elle est toujours couplage plus ou moins réussi. Dans tous les cas, il s’agit bien de penser comment nous parvenons à nous sentir « à l’intérieur de », selon l’expression de Sloterdijk et donc à loger et/ou à habiter. La matérialité du conteneur ne tient guère longtemps si elle n’est pas couplée à l’énoncé du contenant, ce qui permet de retrouver ici la généalogie du dispositif selon M. Foucault. Les modes d’appui, d’étayage, de l’un sur l’autre sont très variables, leurs évolutions aussi et rien n’est a priori garanti, ce qui crée toute l’incertitude des professionnels, organisateurs ou responsables de la sécurité. Insister sur ce couplage conteneur/ contenant, c’est d’une certaine façon redire ce que dit D. Anzieu dans d’autres termes (puisqu’il parle de contenus, cette fois-ci), quand il précise que

« la relation contenant-contenu est affectée de deux illusions : celle d’un contenu sans contenant (la colombe évoquée par Kant qui s’imagine qu’elle volerait plus vite sans la résistance de l’air qui la soutient) ; celle d’un contenant sans contenu (ensemble vide) ». (Les contenants de pensée, p 33).

48Notons, en passant, à quel point la colombe correspond bien au moderne qui « prétend n’avoir jamais été à l’intérieur » comme le définit Sloterdijk.

Définitions provisoires

49En résumé, voici les définitions provisoires que nous pourrions donner des conteneurs et de contenants.

50Le conteneur est une forme matérielle permettant de circonscrire des entités physiques dispersables, atomisées, dans un même espace qui tend à se clore. Lorsqu’il se limite à cette opération, le conteneur produit de la contention qui n’a d’autre ressort que la contrainte physique réalisée par les dispositifs techniques. On peut dire alors que les êtres sont tenus (holding) mais ne sont pas contenus (handling), qu’ils sont dedans mais qu’ils ne sont pas à l’intérieur, c’est-à-dire qu’ils ne font pas l’expérience d’un intérieur, qu’ils logent (dans l’espace de l’autre) mais qu’ils ne l’habitent pas.

51Le contenant est une polarisation interne à ces entités qui oriente leur attention et leur énergie, polarisation pré-arrangée ou non, mais qui dans tous les cas, modifie l’état collectif des atomes corporels pour en faire un public immergé dans une mythologie qui dépasse toujours le moment donné. Lorsque le contenant fait bien son travail, il produit du contentement, qui en retour, générera des attentes comme potentiel. C’est pourquoi le contenant n’est pas une contention mais un rattachement à des références au-delà de l’espace physique, ce qui rend paradoxalement plus aisé le travail du conteneur, puisqu’à ce moment les entités présentes habitent (s’approprient) et sont habitées.

52La question des seuils d’une part et celle des connexions internes à la ville qui permettent de gérer les accès à cet intérieur d’autre part deviennent alors décisives, car ce sont les moments et les lieux de la mutation des êtres éparpillés en flux massif tout d’abord, puis en public passionné. Double mutation qui ne semble pas toujours pensée à sa juste valeur, comme nous le verrons avec plusieurs incidents lors des autres événements.

4/ LA TRIBUNE LOIRE OU L’ILLUSION DE LA VISIBILITÉ

53Reprenons donc le récit de ce match somme toute très tranquille en nous attardant sur le montage présenté ci-dessus. Nous avons vu à quel point le match de foot peinait à produire un vrai contenant qui mobilisait un public dans un sens unique. Très souvent, le stade reste à l’état de conteneur, sans déclencher de passions, ou à la rigueur en déclenchant quelques réactions entre publics. Car c’est au sein de ces publics, dans certaines parties du stade que se joue l’ambiance, que se joue la climatisation. Tous les amateurs de foot le savent bien : vivre un match en tribune présidentielle, assis confortablement, sans un cri, avec une excellente visibilité, auprès de voisins convenables que l’on peut même retrouver aux salons à la mi-temps n’a rien à voir avec l’expérience du même match dans les tribunes populaires, debout, poussé vers le bas à chaque événement marquant, immergé dans un tintamarre assourdissant de chants et de slogans permanents, inquiet de savoir si les insultes et l’excitation des quelques voisins imbibés ne vont pas finir par dégénérer, mais en même temps participant animé par la démesure des remarques, des commentaires et des réactions à tout incident ou action de jeu. Dès lors, il est légitime de se demander si le conteneur stade ne recèle pas en fait plusieurs contenants très différents, dont le match de foot lui-même n’est que la mise en scène officielle. C’est pourquoi le tri des publics sera important, car il s’agit de créer les conditions pour que le travail des clubs de supporteurs débouche sur la création d’un contenant qui produira du contentement. Le match peut être bon ou mauvais, un bon club de supporteurs devra savoir animer et donner de l’âme à l’expérience collective. Les tifos qu’on déploie, les écharpes qu’on montre ensemble et en rythme, les fumigènes, les sauts collectifs et les pogo sont tous des moments de chauffage collectif qui ne peuvent se dérouler avec succès que s’ils sont organisés dans un entre-nous particulier. Entre-nous des supporteurs d’un club contre l’adversaire mais aussi entre-nous des supporteurs de tel ou tel club de supporteurs qui peuvent à l’occasion très violemment régler des comptes entre eux. C’est pourquoi, au Parc des Princes, le kop de Boulogne6 et la tribune Auteuil sont idéalement éloignés pour éviter toute rencontre. Le style, le langage, le positionnement politique, tout finit par opposer les supporteurs et c’est à qui prendra le leadership (D. Bodin, 1999, 2003). Dans la terminologie et les concepts qui sont les nôtres ici, il apparaît clairement que ce ne sont plus les organisateurs du match de foot qui proposent le contenant, car ce contenant est rarement suffisant à produire du contentement. Ce sont bien les clubs de supporteurs qui vont organiser ce contenant, et de ce point de vue, ils sont devenus des professionnels des passions footballistiques, les seuls à même de les susciter et de les contrôler. On comprend mieux pourquoi les clubs veillent très attentivement à leur activité et que le public extérieur puisse avoir le sentiment d’un double langage vis-à-vis de ces clubs de supporteurs. Avoir des spectateurs, c’est une chose, cela permet de remplir le conteneur qu’est le stade en même temps que les caisses. Mais avoir un public, c’est autre chose. Or, ce ne sont pas les animations avant match ni même la qualité du jeu qui bien souvent permettent de créer ce public. On comprend alors pourquoi, pour être sûr de produire du contentement qui lui-même produit un public, certains clubs sont prêts à acheter à prix d’or certains « artistes du ballon rond » car un seul passement de jambe de Ronaldinho peut provoquer un tel frisson de plaisir dans tout le stade que l’investissement est alors rentabilisé. Plus souvent, ce sont les clubs de supporteurs qui feront ce travail et ils le feront comme de vrais professionnels, avec leur matériel, leur logistique, les responsabilités, leurs principes.

54Le principe de tri des publics est distribué dans l’espace. À l’entrée comme à la sortie, l’expérience des spectateurs nantais et des supporteurs nantais diffère totalement de celle des supporteurs visiteurs. Cette impression « d’être chez nous », répétée par les responsables de la sécurité est clairement partagée par les spectateurs. Même s’ils sont fouillés à l’entrée, en raison du retard à l’arrivée des spectateurs, le dispositif sera allégé. Est-ce à ce moment que se glisseront des intrus dans la tribune Loire ? Nul ne le sait mais le seul incident notable de ce match dans le public sera provoqué par ce mélange des publics. Racontons d’abord l’histoire qui est un effet de ces mesures pour comprendre surtout comment peut être perçu et géré un incident aussi bref.

Ça chauffe en Tribune Loire !

55Lors du briefing des stadiers de la tribune Loire avec leurs chefs d’équipe, à 17h15, la consigne avait été claire : « pas d’écharpe OM ». L’entrée dans le stade se fait à 17h30, précisément, devant les grilles principales. Leur ouverture une à une se fait dans le calme, sans bousculade. Il y a du monde, mais les gens attendent relativement espacés. À l’entrée, les six grilles sont entrouvertes, laissant à peine passer de front deux personnes. À l’intérieur, deux stadiers, un homme et une femme, dont la tâche est de vérifier les billets, qu’ils découpent. Un court « bonjour » et « bon match » ponctue chacune de leurs rencontres. Ils sont d’ailleurs davantage affairés à la reconnaissance des billets qu’à celle de leurs détenteurs.

56Une dizaine de mètres nous sépare d’une deuxième rangée de stadiers, debout en haut des marches. Ici, la file d’attente est un peu plus longue, avec un tri pour les femmes qui sont nettement moins nombreuses. C’est un peu plus dangereux aussi, les spectateurs attendent dans les escaliers, l’équilibre est plus précaire. La palpation est rapide, en deux secondes, et peu approfondie.

57Les spectateurs se dirigent ensuite facilement entre les panneaux pour regagner leur tribune respective. La tribune Loire est barrée par une série de grilles, laissant deux, peut-être trois, courts espaces pour le passage. Devant, quelques stadiers s’affairent à une seconde fouille (qui a priori n’a pas lieu dans les autres tribunes), plus minutieuse, et surtout à un tri entre supporteurs marseillais et nantais. Certains supporteurs, affichant ostensiblement leur appartenance marseillaise (maillots, écharpes) sont invités par les stadiers à les retirer (cacher dans un sac, maillot sous un pull), les déposer à une consigne, ou alors sont conduits dans la tribune opposée.

58Une certaine sélection semble s’opérer. Dans les groupes cumulant insignes nantais et marseillais, les porteurs des seconds sont invités à les cacher. Certains stadiers, hésitants, redirigent ces spectateurs vers un stadier plus expérimenté, qui en dernier recours décidera de l’accès au stade, au « faciès » semble-t-il. Les spectateurs « refoulés » sont invités à patienter, le temps de constituer un groupe d’une quinzaine de personnes, pour être accompagnés dans une autre tribune, par la personne en charge des stadiers. Ils arrivent à une grille, haute de trois mètres, gardée par d’autres stadiers. Les supporteurs sont introduits de l’autre côté, trois par trois, soit le nombre de gendarmes présents pour les fouiller. Cette fouille est beaucoup plus importante que celle opérée pour l’entrée dans la tribune Loire : il faut vider ses poches pour être intégralement fouillé, pendant presque trente secondes et par des gendarmes.

59Dans la tribune Loire pendant ce temps, les drapeaux aux couleurs nantaises avaient été prédisposés sur les sièges, prêts à l’usage. La musique est assez forte. Le haut parleur est placé juste au dessus du kop, et crache tantôt les derniers hits, tantôt les paroles du speaker, suivis par le kop, notamment lors de l’énonciation de la fiche de match, dont les prénoms marseillais seront ponctués d’« enculé », et les noms nantais repris en chœur.

60Les stadiers, côte à côte, sont placés face aux spectateurs et ont les yeux rivés sur eux (comme ce sera le cas pendant tout le match), à moins de trois mètres des premiers. Ils ne semblent pas spécialement menaçants, plutôt vigilants. Deux d’entre eux sont placés en retrait pour, semble-t-il, avoir une vue d’ensemble, et assis sur des tabourets. Ceux-là ont des talkie-walkies branchés à leurs oreilles. Lors du match, lorsque ces stadiers fixent tous du regard un même endroit, le public suit. De même que lorsque ceux-ci interviennent. Leur couleur fluo les met en évidence.

61La foule est plus importante que prévue et le chef des stadiers s’inquiète, car on ne circule pas assez bien dans la tribune. « Il suffit d’un but pour que ça explose à mon avis... ».

62Juste à l’entrée des joueurs, les spectateurs se mettent debout, et ce jusqu’à la mi-temps. C’est le moment que choisissent les leaders pour tenter de faire augmenter les encouragements. Munis de mégaphones, ils haranguent le kop à tour de rôle, dans une compétition affichée avec leurs homologues Marseillais : « on est chez nous, on veut pas les entendre. » Les insultes fusent : « marseillais, enculés », « marseillais, j’ai niqué ta mère… », etc. Ces insultes semblent même servir à cristalliser l’attention, quand celle-ci tombe, et se révèlent plus efficaces que n’importe quel autre chant. Elles sont utilisées pour remobiliser les troupes. Seules les deux parties situées juste derrière les buts participent à cette mise en scène, malgré les encouragements des leaders envers les parties situées plus à l’extrémité. La frontière est d’ailleurs nette.

63Une première bagarre éclate lors du premier but à la 44^e minute, mais elle passe inaperçue dans le mouvement de foule vers le terrain, vers les joueurs venus saluer leur public. Les stadiers en bas de la tribune font « ceinture » afin d’anticiper tout débordement. Les oreillettes fonctionnent à tout va, le chef steward fait des signes avec ses mains à ses stadiers afin d’empêcher la foule des premiers rangs « d’exploser ». Ils forment ainsi un bloc uni devant les spectateurs.

64En deuxième mi-temps, à la 54^e minute, le chef steward reçoit un ordre du PC. Immédiatement, il dirige ses hommes ainsi que les NATS (société privée de sécurité) vers le lieu de friction. Tel un chef d’orchestre, il fait signe avec les mains et les bras levés et dirige ses hommes vers le lieu, il utilise aussi un sifflet : l’intervention se déroule en moins de 30 secondes ! Les NATS extraient un homme de la tribune. Fin de la tension... Les stadiers retrouvent leurs postes et le match suit son cours. Nous apprendrons plus tard que deux spectateurs côte à côte en sont venus aux mains car l’un des deux a exhibé son maillot de l’OM à côté de son voisin nantais.

65A la 59^e minute, après l’égalisation marseillaise, le public perçoit soudain des regards inquiets de la plupart des stadiers vers un point fixe pendant 45 secondes. Quelques rumeurs circulent : des Marseillais se seraient introduits dans la tribune. De longues secondes s’écoulent avant que quatre ou cinq stadiers placés sur la pelouse finissent par intervenir après avoir circulé dans les rangs car ils ne parvenaient pas à localiser le lieu du problème. Ce sont d’ailleurs eux qui finiront par indiquer la localisation exacte des fauteurs de trouble. Ils mettront 3 minutes pour y arriver et maîtriser les trois jeunes en train de se battre. Ils seront extraits de force par les NATS. L’un d’eux reviendra quelques instants plus tard. Le Poste Central de Commandement (PCC) ne voit que le mouvement général des stadiers, en direct à travers la vitre, car les caméras n’étaient pas prépositionnées à cet endroit et lorsque l’opérateur veut les diriger vers le lieu de l’incident, celui-ci est déjà terminé.

66Des écharpes et maillots de l’OM ont été exhibés dans la tribune « Loire » au moment où l’OM a égalisé et immédiatement les supporteurs se sont battus. À l’arrivée des forces de sécurité, un seul accepte de coopérer et ramasse son écharpe marseillaise alors que les deux autres continuent.

67Les spectateurs placés en contrebas avaient, semble-t-il, localisé depuis bien plus longtemps ces « infiltrés » : un leader les fixait, ainsi qu’un certain nombre de spectateurs qui se sont retournés (pour faire presque dos au terrain) le temps de deux chants vers eux. Les bras d’honneur fusaient, sans pour autant que personne semble se diriger vers eux.

68C’est après coup que le responsable sécurité, présent dans le Poste Central de Commandement (PCC) peut demander des explications au chef steward : « on vient d’éviter une bonne baston » et il enchaîne en demandant des renforts derrière la tribune Loire, car il reste inquiet depuis le début. Finalement, après échange entre le responsable sécurité et le commissaire, les forces CRS et les Gendarmes mobiles sont laissés sur le stabilisé tandis que des policiers de la Compagnie Départementale d’Intervention (CDI) seront placés en arrière. L’opérateur vidéo du PCC connaît bien les stewards et les supporteurs, il trouve qu’ils ont tendance à s’inquiéter abusivement et à demander des renforts de police qui risquent de créer l’effet inverse de celui attendu.

« Quand on regarde tous les gens dans la tribune et particulièrement le coin où sont les leaders des supporteurs et les plus dangereux, ils sont tous à regarder le match, ça veut dire qu’ils ne préparent rien ».

69Le dernier incident sera du même acabit. Deux supporteurs « adverses », placés au premier rang et sur la gauche du kop, brandissent leurs écharpes. Immédiatement, quelques stadiers se ruent vers eux. Sans faire usage de violence, sans même les toucher, ils parlementent quelques instants. Ils reviendront sur leur base, une à deux minutes plus tard, sans que les « Marseillais » n’aient eu à quitter les lieux.

L’organisation du PCC

70L’incident de la tribune Loire s’est déroulé en moins de trois minutes et les décisions ont toutes été prises localement par le chef steward. Pourtant il existe un PCC situé au-dessus de la tribune présidentielle et des loges des journalistes, qui devrait permettre de tout voir et de tout suivre. En fait, de l’intérieur du PCC, l’incident est amorti par un effet quasi aquatique. Nous sommes, certes, immergés dans le stade et toutes les vidéos à disposition renforcent cette impression, mais nous sommes en même temps totalement coupés de l’ambiance du stade et surtout toujours dans l’impossibilité d’agir. Notre perception depuis la bulle du PCC de l’incident de la tribune Loire se résume à un mouvement fluo vers un point à gauche de la tribune : les stadiers courent tous vers un même endroit, une agitation incertaine et silencieuse s’ensuit brièvement, les caméras se positionnent alors sur le lieu de l’incident mais arrivent après la bataille, et les communications en talkie-walkie sont elles-mêmes reprises sous forme de compte-rendu une fois l’incident réglé. Il faudra un certain temps avant d’obtenir une explication détaillée sur les origines de l’incident. Un débat aura lieu à ce moment sur la radio pour savoir s’il faut renforcer la présence policière en arrière des tribunes, à ce moment le PCC a repris la main et joue son rôle de coordinateur et de lieu de décision. Mais tout le temps de l’incident (qui n’a duré que 3 minutes), ce lieu supposé fonctionner comme un panoptique est resté en suspension, en retard, dans le silence et sans prise sur la situation.

71Cet effet est un peu inquiétant car la confiance que l’on met dans les équipements et les systèmes d’action préarrangés semble ébranlée. En fait, elle ne l’est que pour l’observateur extérieur qui pense que ces systèmes doivent permettre de tout voir au moment crucial et pour aider à décider rapidement. Or, sur ces deux points, l’illusion panoptique est sans aucun doute un artefact de l’observateur, car les professionnels qui sont dans le PCC connaissent leurs limites et ont appris à faire avec : ils ne voient pas tout et surtout pas avant que les incidents n’éclatent, et ils ne décident pas tout, et surtout pas du détail de l’intervention à chaud. Nous allons chercher à comprendre ici ce que fait un PCC et quels sont les rôles spécifiques de chacun des médias qui sont mobilisés, en partant des pratiques des professionnels. La vidéo notamment apparaîtra comme une technologie limitée qui doit faire partie d’une composition médiatique pour atteindre un niveau suffisant de traçabilité.

72L’attente panoptique est certes une tendance naturelle chez l’observateur extérieur mais il faut dire aussi que tout est fait pour laisser croire qu’en entrant au PCC, on accède au centre du monde, l’œil et la main à la fois d’un centre tout-puissant.

73Le PCC du FC Nantes dispose de baies vitrées sur le stade dans une position de surplomb. Le PCC est bien « central » et bien « de commandement » si l’on constate que tous les organes de décision y sont présents, à l’exception de l’arbitre et des entraîneurs.

74Toutes les places sont attribuées. Face au terrain on trouve :

• un poste pour la police ;
• le poste du régulateur des communications (avec radio, téléphone et PC portable) ;
• le poste du DDSP (directeur départemental de la sécurité publique) ;
• le poste du procureur ;
• le poste du délégué à la sécurité du FC Nantes.

75Ces postes ont une vue directe sur le stade, au-dessus des journalistes (ce qui permet de voir sur leurs écrans les actions de jeu au ralenti, qui est la seule façon de savoir ce qui s’est passé car les personnes présentes au sein du PCC regardent rarement le match en direct).

76Un opérateur vidéo de la police pilote un PC et deux écrans tandis que l’opérateur vidéo FC Nantes pilote lui aussi un PC et toutes les baies d’enregistrement qu’il visualise avec deux écrans posés sur la table au dessous des douze écrans de contrôle visibles par tous.

77Des sièges sur le côté droit permettent d’accueillir d’autres personnes, dont le représentant du préfet. À droite de ce site, séparée par une baie vitrée, la partie sécurité civile regroupe les pompiers, les responsables secouristes et les médecins. Les deux pièces communiquent par l’arrière et ne sont pas fermées. Deux autres pièces voisines regroupent des fonctions clés de l’ambiance : le speaker qui est enfermé dans une petite pièce (mais qui est directement joignable) et l’éclairagiste qui permet de décider les éclairages de toute la zone de la Beaujoire (les décisions d’éclairage sont prises depuis le PCC). À l’arrière de ce site, a été aménagé un ancien couloir, élargi, avec des sièges et des postes prédéfinis pour en faire une « cellule de crise ». Dix places supplémentaires sont installées avec toutes les prises nécessaires pour les téléphones avec ADSL et les PC, avec des fenêtres qui donnent sur le PCC ainsi qu’une porte pour faciliter la communication. Des écrans plasma ont été installés pour permettre de suivre les informations de la télévision si nécessaire, car en cas de crise les médias diffusent des informations qu’il est important de suivre). La cellule de crise peut faire monter l’arbitre en cas d’envahissement de terrain par exemple, pour prendre la décision à plusieurs. Arrivés à ce point, les stadiers arrêtent leur mission et la police prend en charge le maintien de l’ordre.

78Une crise de ce type a eu lieu en 2008 quand Nantes a joué contre Toulouse, lors de la dernière journée du championnat. Le match a été arrêté par l’arbitre après l’envahissement du terrain et n’a pas repris. Les forces de l’ordre ont fait remonter les stadiers pour qu’ils poussent la foule mais les dégâts ont été énormes (sièges notamment). Le préfet était présent, mais la cellule de crise n’était pas encore constituée. De toute façon, le match n’aurait pas pu reprendre car tout le terrain était jonché d’éclats de verre ou d’objets. C’est donc l’expérience qui a conduit à enrichir le dispositif, même si la LNF (Ligue Nationale de Football) semble désormais exiger ce dispositif de cellule de crise dans tous les stades. La LNF a aussi exigé un dispositif d’enregistrement permanent avec six caméras que le délégué vient inspecter avant le début du match. Là encore, expérience oblige, puisque ces caméras vont filmer notamment les couloirs des vestiaires où des incidents ont lieu régulièrement. La vidéo sert ici à produire des preuves, des pièces à conviction, pour l’après coup juridique, mais ne sert en aucun cas pour l’intervention à chaud. Ce compte-rendu « pour plus tard » modifie considérablement la supposée intention panoptique puisqu’il s’agit de traces et non de signal d’intervention.

79Ce dispositif du PCC paraît cependant ressembler à un modèle panoptique en raison de la présence de tous ces services coordonnés au plus près : ce serait oublier un peu vite tous les correspondants sur le terrain qui sont dotés de capacités d’action autonomes complètes. Là encore, le PCC ne sera sollicité qu’après coup. Nous reviendrons plus loin sur ce point.

5/ L’ILLUSION PANOPTIQUE : LE RÈGNE DE LA VIDÉO VS. LA COMPOSITION MÉDIATIQUE

80Le PCC pourrait prétendre à la fonction de panoptique par le seul fait qu’il mise tout sur la vidéo et cela de façon massive.

81Trente-six caméras sont disposées dans et autour du stade, fixes et mobiles. Douze écrans de contrôle sont alignés au fond à gauche de la salle et peuvent être observés par toutes les personnes présentes dans le PCC. Quatre écrans sont placés au premier plan sur la table et pilotés par les deux opérateurs (FC Nantes et police). Une carte interactive du stade permet de voir le positionnement de toutes les caméras et de sélectionner celles qui vont s’afficher sur l’écran des opérateurs et sur les écrans de contrôle. Ces opérateurs peuvent aussi imprimer des photos si nécessaire (de qualité moyenne) et enregistrer des séquences à volonté sur le système d’enregistrement situé à gauche de l’opérateur du FC Nantes (indépendamment de l’enregistrement des données LNF qui tourne, lui, en permanence).

82Quatre écrans sont placés en hauteur et face au terrain et servent de témoins pour les autres personnes présentes dans le PCC. Un PC portable est piloté par la police et sert de main courante, pour noter toutes les communications et tous les événements significatifs (il n’existe donc pas de trace automatisée).

83Mais la vidéo n’est qu’un élément du dispositif et nous verrons qu’elle n’est pas l’élément décisif pour la coordination.

84Ce dispositif est certes impressionnant mais fait pâle figure en comparaison de celui du Parc des Princes, qui reste sans doute le prince des parcs en ce qui concerne la vidéosurveillance ! Dans la bulle du Parc des Princes, située dans un angle et ayant vraiment la forme d’une bulle, ce sont 106 caméras fixes et 45 caméras sur dômes orientables qui peuvent être exploitées, ainsi que quatre totems situés derrière les buts pour filmer les tribunes de face. La centrale est sous la responsabilité du PSG avec un opérateur qui observe, dos au terrain, quatre rangées de quinze écrans chacune. Six autres écrans sont réservés pour la Police Judiciaire (PJ) et le procureur, côté face au terrain et dix écrans sont exploités par la DDPU (Direction Départementale des Polices Urbaines de Paris) située face au terrain. Ces écrans sont avant tout destinés à suivre la régulation de la circulation extérieure qui demande autour du Parc des Princes une coordination très fine selon les entrées et les sorties des divers publics.

85Comment suivre autant d’écrans à la fois ? Certes, les opérateurs sont expérimentés, mais l’attention humaine a ses limites. La question se déplace lorsque l’on admet qu’une bonne part de l’activité vidéo vise un enregistrement et non un pilotage d’intervention. Tout ce que filment les caméras est enregistré, même lorsqu’on ne les visionne pas en direct. La baie centrale n’enregistre pas les mêmes caméras selon les configurations. Il y a trois types de configurations : avant, pendant et après le match. C’est pourquoi l’opérateur jongle entre intérieur et extérieur. Tant qu’il y a du monde à l’extérieur, il ne peut pas passer à la configuration « pendant » et lors du match, l’arrivée tardive des spectateurs l’empêche de basculer assez tôt en position « pendant le match ».

86En raison de cet enregistrement permanent, toutes les caméras doivent être positionnées de manière pertinente afin de ne pas filmer n’importe quoi. Lorsque l’opérateur doit passer d’une caméra à une autre, il prend soin de laisser la précédente fixée sur un « bon plan ». Un plan serré sur une personne suspecte permettra en cas d’action une reconnaissance faciale, mais dans ce cas, le risque est de mobiliser une caméra inutilement sur une personne, voire sur du vide si celle-ci se déplace. Un plan trop large est tout aussi inutile car il ne permet ni d’enregistrer l’action, ni la reconnaissance. L’opérateur choisit donc des plans intermédiaires permettant d’enregistrer les actes, même si la reconnaissance n’est pas possible. Il choisit des lieux stratégiques, là où habituellement se déroulent les incidents : dans la tribune visiteur (derrière la banderole et près des barrières) et dans la tribune Loire (au fond, là où se mettent les anciens, et devant, là où se mettent les jeunes). Selon l’opérateur, les caméras qui filment les tribunes de face ne sont pas très utiles, car elles ne permettent pas de voir les gens qui se retournent. Généralement les personnes suspectes tournent le dos au terrain et lorsqu’elles s’apprêtent à agir, elles essaient de se cacher.

La production de traces

87Dans le cas de la tribune Loire, les caméras n’étaient pas positionnées sur cet endroit précis, qui n’est pas le plus à risque et de ce fait aucune trace réelle de l’incident n’a pu être conservée. Dans tous les cas, ces images sont détruites dans les 30 jours au maximum, selon les termes de la loi. La vidéosurveillance est alors un « au cas où », qui permet certes de fournir des données à l’enquête éventuelle mais qui permet aussi de « se couvrir », de fournir un compte-rendu documenté de son activité à une autorité de contrôle (qui pourrait être la justice). Tous les intervenants de la sécurité sont en permanence préoccupés par leur propre responsabilité et la justification de leurs actions qu’ils devront fournir. Sans tenir compte de cet impératif de justification, il serait difficile de comprendre la culture de la sécurité, car elle est en fait tout aussi importante que celle de l’efficacité en termes d’intervention. Comme pour la police judiciaire, rien d’étonnant à cela, car une procédure qui fournit toutes les informations sans respecter le code de procédure peut être attaquée par la défense et s’écrouler. Il faut « fermer les portes » comme on le dit en PJ, et cet impératif a été intégré par tous les intervenants de la sécurité et du maintien de l’ordre. Quand bien même l’action des services (ici internes au FC Nantes) a été efficace, si elle n’a pas respecté les règles fixées, si l’on ne peut pas rendre compte et justifier son mode d’action, elle sera mise en cause.

La vidéosurveillance pour cibler des individus a priori suspects

88Au Parc des Princes, la PJ et le substitut du procureur passent tout le match à scanner les visages à la recherche d’éventuels interdits de stade, qu’ils possèdent en fichier informatique mais aussi pour aller plus vite sous forme de classeurs qu’ils feuillettent au fur et à mesure. À Nantes, l’affaire est plus simple, puisque seulement six personnes sont interdites de stade et l’opérateur les connaît très bien puisqu’il a effectué pendant un temps l’accompagnement des supporteurs en tant que stadier. Dans ce cas, les photos des personnes sont prises et des interpellations sont ordonnées aussitôt. La police se faufile dans les rangs des supporteurs avec la photo papier à la main et récupère les suspects à la mi-temps pour les conduire au poste de police présent sous le stade. Toutes les photos prises et non utilisées pour une procédure sont aussitôt détruites. Le PSG possède un fichier photo de ses 20 000 abonnés et envisage de passer rapidement à la 3D et à la biométrie.

89Mais cette surveillance des « individus » (c’est ainsi qu’on les désigne) porte aussi sur des supporteurs un peu trop agités, ou au contraire peu intéressés au match, et qui sont donc suspectés de préparer quelque action pour troubler l’ordre. Lorsqu’on demande à l’opérateur vidéo du FC Nantes, comment il parvient à repérer quelqu’un susceptible de créer des problèmes, il nous explique :

« Je regarde les individus, on n’évite pas le délit de faciès, c’est vrai. Regarde là, le gars, il tourne le dos au spectacle, c’est un signe révélateur. Sa tenue aussi. Ils multiplient le nombre de tenues, quand ils allument le fumigène ils se couvrent le visage. Ça ne sert à rien d’avoir de jolies caméras en bas, c’est intéressant dans le cas où ils passent la barrière, mais ça ne sert à rien, car s’ils se baissent et tournent le dos au match on ne les voit pas, d’où les caméras du dessus et de profil. Ce n’est pas suffisant parce que les caméras du haut permettent de voir les actes répréhensibles, mais pour que ce soit une preuve juridique, cela nécessite des têtes. »

90Le travail est donc divisé entre « les faits » dans leur globalité, saisis par les caméras du haut et « les visages » qui nécessitent l’usage des caméras de face ou de profil. Mais tout ce travail est avant tout fait d’anticipation, qui elle-même mobilise une longue expérience, parfois très précise sur les noms et les visages, parfois seulement sur les physionomies ou les apparences. Il est assez impressionnant de voir à quel point ces caméras permettent de suivre pendant plusieurs minutes tous les faits et gestes d’une personne dès lors qu’elle est suspectée d’un projet de trouble encore indéterminé. Malgré leurs ruses, les supporteurs les plus à risque, souvent imbibés d’alcool, donnent tous les indices pour se faire repérer par avance. Ce que savent bien les opérateurs qui ne se contentent pas de cibler ces individus trop adéquats au profil type et de ce fait somme toute assez prévisibles. Leur effort sera au contraire de repérer des supporteurs apparemment anodins et discrets mais pouvant présenter un risque par des attitudes quasi imperceptibles qui dénotent par rapport à l’intérêt supposé pour le match.

91La climatisation repose ici sur la décomposition détaillée des profils et des comportements de quelques individus qui sont susceptibles de modifier l’état de la situation. Le tri des supporteurs a été fait à l’entrée, pourtant d’autres attributs plus fins dans les profils permettent de décomposer cette supposée unité selon un point de vue, celui de l’opérateur vidéo qui anticipe les incidents possibles. Aucune catégorie apparemment stable ne résiste à l’activité d’un point de vue (ou d’une monade) qui saisit le monde à sa façon. Toute l’expertise des opérateurs et des forces de sécurité ne suffit cependant jamais pour espérer anticiper sur tous les incidents, car bien d’autres facteurs peuvent intervenir pour créer un incident, comme ce fut le cas pour la tribune Loire, où les supporteurs concernés étaient soient très bien dissimulés, soit finalement assez ordinaires mais seulement placés au mauvais endroit.

La vidéosurveillance pour punir

92Malgré toute cette anticipation et ce savoir-lire dans les intentions des supporteurs, bien des incidents éclatent par surprise. C’est la troisième fonction de la vidéo qui doit servir à identifier les fauteurs de trouble ou à guider l’intervention. Ce fut le cas lors du match Nantes/OM, avec deux fumigènes allumés par les supporteurs marseillais (connus pour « leur culture fumigène » !). Lors du match PSG/Lens que nous avons observé, nous comprendrons vite que le responsable sécurité du PSG ait été furieux de voir que 6 fumigènes avaient été envoyés par les lensois car c’est le PSG qui a été condamné à une amende de 5 000 euros par fumigène, alors que ce sont les stadiers lensois qui auraient dû contrôler leurs supporteurs. On comprend mieux une certaine obsession par rapport à ces fumigènes, qui sont effectivement facteurs de risques par ailleurs. Lorsque, pendant le match de Nantes, les deux fumigènes partent de la tribune marseillaise, l’opérateur réagit très vite pour prendre une photo. Les stadiers interviennent aussi immédiatement. Pendant que les stadiers récupèrent les fumigènes, l’opérateur essaie de repérer celui qui les a allumés. La photo ne permet pas de visualiser de visage, le fumigène était déjà allumé, la photo est rouge. « Pour les fumigènes il faut aller très vite, si t’as pas la vidéo en l’espace de 3 secondes après, c’est flou très rapidement ». Il cherche alors dans les supporteurs marseillais une personne suspecte qui aurait pu l’allumer, il guette notamment ceux qui se déplacent, qui essaient de remonter discrètement. Généralement les supporteurs qui allument des fumigènes arrivent avec plusieurs couches de vêtements sur eux, emmitouflés dans une écharpe et dans leur capuche. Puis ils l’allument discrètement et le lâchent avant de remonter en enlevant au fur et à mesure leurs couches de vêtements, de façon à ne pas être reconnaissables sur les vidéos qui peuvent constituer des preuves juridiques.

93Dans le cas des fumigènes lensois au Parc des Princes, l’opérateur a pu cibler l’un de ceux qui l’a allumé mais seulement parce que d’autres fumigènes avaient déjà été allumés et que la zone à surveiller était plus restreinte. Mais la surveillance à la caméra fut très longue pour capter finalement la tentative d’allumage de fumigène. La personne est repérée après discussion entre l’opérateur PSG et la PJ, pour être bien sûr de désigner la bonne personne, à partir des indices concordants (un briquet pris et tendu vers un objet vers le bas, le fumigène jeté qui ne s’allume pas, le supporteur qui remonte et enlève sa capuche et se fond dans la foule). Le commissaire du XVI^e arrondissement présent pendant tout le match surveille le tout et lance la CO Parc (cellule opérationnelle) qui, à partir de ces infos, arrête trois personnes. Les trois supporteurs seront conduits dans le poste de police sous les gradins. Les personnes arrêtées sont des adolescents ivres, plutôt perdus et surpris de se faire arrêter, semble-t-il, et qui ne pourront certainement pas rentrer avec le groupe de supporteurs.

94Comme on le voit, ce sont des individus qui sont extraits du public, qui sont identifiés à condition que les circonstances soient favorables. L’intervention ponctuelle et ciblée est alors guidée mais elle doit surtout rester individuelle et en aucun cas elle ne prendre pour cible un groupe entier. La puissance d’investigation de la vidéo permet en théorie cela, tout au moins dans les conditions extrêmement cadrées et techniquement performantes des stades (qui doivent être les lieux les plus surveillés de France) : distinguer dans un public qui peut être globalement « chaud » les individus qui sont les facteurs de surchauffe et les isoler. Ce travail ne serait pas possible sans la vidéo mais il montre ses limites dès lors que tout le groupe est enflammé : c’est pourquoi le travail de dissuasion et de répression se fait le plus tôt possible. Dans tous les cas, l’action se fait après coup, si les informations recueillies sont suffisantes. Le PCC joue un rôle complet de captation d’information, de délibération, de décision et de pilotage de l’action. Nous verrons que ce cas est finalement très rare car dans les interventions dans les stades, il s’agit toujours d’actions ciblées sur des individus et non de maintien de l’ordre en général.

La gestion des foules

95Pour le maintien de l’ordre au sens de traitement des foules en général, la vidéosurveillance joue certes un rôle dès lors qu’elle permet de suivre les écoulements des flux à l’entrée et à la sortie du stade. Ce qui intéresse alors, ce sont les points de blocage, car une foule qui stationne est toujours plus dangereuse. Lorsque les palpations finiront par créer un goulot d’étranglement en raison de l’arrivée tardive des spectateurs, c’est le PCC et le responsable de la sécurité présent, qui prennent la décision d’alléger les procédures, s’appuyant sur les images vidéo pour faire un diagnostic du problème. De même, à la fin du match, ils décident de libérer les supporteurs marseillais seulement lorsque, grâce à la vidéo, ils auront pu vérifier qu’il n’y a plus personne dans les circulations autour du stade. La vision en jeu est très éloignée de celle que nous venons d’évoquer pour le suivi individuel des fauteurs de troubles. C’est bien la masse qui importe, les corps en mouvement, leurs vitesses d’écoulement, leurs densités et la performance du conteneur à évacuer son contenu, c'est-à-dire des corps agrégés. L’effet « chasse d’eau » que l’on verra encore mieux lors de l’intervention des CRS à Rennes à la fin d’une des nuits, est encore la meilleure expression pour qualifier cette évacuation. Tout ce qui peut retenir le public est facteur de risque. Les buvettes qui sont présentes sur le parvis du stade sont là pour ralentir le départ des spectateurs, mais en fait ils ont déjà quitté le stade et les buvettes ne doivent pas constituer un nouvel attracteur qui mobiliserait à nouveau les esprits. On comprend mieux alors ce sentiment de coupure brutale qui suit la fin d’un match à la différence de la montée en puissance de l’ambiance, qui est recherchée par les organisateurs qui aimeraient même que leur public s’installe bien avant le début du match. Seuls quelques moments de grâce et de fête véritable (une victoire décisive avec la manière), parfois anticipés, donnent lieu à des prolongations sur le stade. La règle est au contraire de se débarrasser le plus vite possible du public, qui se retrouve réduit à un flux potentiellement problématique pour le maintien de l’ordre (et aussi pour la circulation). Le PCC peut s’en apercevoir et peut décider d’ouvrir ou non les vannes, dès lors qu’ils disposent des clés des conteneurs particuliers que sont notamment les grilles des tribunes visiteurs. La gestion des foules existe bien dans ce cas, et la programmation qui a anticipé tout cela doit cependant être révisée en fonction des situations particulières et doit faire l’objet d’une décision toujours locale. Le dispositif urbain lourdement équipé que constitue le stade présente ici des avantages certains puisqu’il donne les leviers de l’action au PCC. Tout autre environnement serait impossible à piloter de cette façon. Le modèle du stade doit donc être considéré comme atypique par son suréquipement vidéo qu’accompagne un suréquipement de gestion des flux, qu’on ne trouve même pas dans les transports en commun, puisque les autorités de transport ne peuvent pas bloquer ainsi délibérément des flux voyageurs sans risquer de provoquer des émeutes.

96L’étude plus détaillée du travail du PCC et du rôle de la vidéo peut être étendue aux autres terrains d’observation car c’est une constante de tout événement important dans la ville que de faire l’objet d’un monitoring centralisé ou tout au moins coordonné entre acteurs de points de vue et d’objectifs différents.

La composition médiatique nécessaire au commandement

Absence, demande et limites de la vidéo

97La vidéo est jusqu’à présent absente des centres de commandement de la police urbaine dans les villes que nous avons étudiées (ce qui serait différent de Paris).

98Dans le cas des Transmusicales et des manifestations, la vidéo est quasiment inexistante puisque le centre de commandement ne dispose pas de ses propres caméras de vidéosurveillance à Rennes. Il a cependant accès aux caméras fixes des sorties de métro, qui sont orientées vers les bouches de métro, avec une définition très faible pour la prise de vue nocturne. Dans le cas des Transmusicales, cela représente deux caméras, l’une à République et l’autre place Saint-Anne. Malgré leur mauvaise qualité, elles vont être affichées en permanence sur le grand écran central du centre de commandement. Ce qui permettra quelques commentaires spontanés (« y’a de la capuche », qui indique une catégorisation de la population à partir de cet indice bien connu des populations de banlieue). Ou encore des remarques associées à ce qui a été entendu à la radio (sur les circulations de bus qui reprennent, par exemple), mais sans aucune possibilité de vraiment cibler l’image. À Nantes, des projets de récupération de certaines images vidéo existent bien, mais la Ville de Nantes refuse de mettre en place un système de vidéosurveillance et la police doit s’en contenter.

99Le manque ressenti est certes exprimé par les personnels de police, sans pour autant savoir ce qui serait réellement avantageux. En effet, l’essentiel pour le maintien de l’ordre est de disposer de forces d’intervention disponibles. Ce sont donc les capteurs humains qui couplent perception et action qui sont les plus efficaces. Ce couplage est potentiellement défait avec la vidéosurveillance qui prétend tout voir alors qu’en réalité elle montre certes beaucoup plus d’incidents qu’un témoin humain mais sur lesquels aucune intervention ne sera possible. La radio est précisément efficace pour cela, car le couplage perception-action est immédiat puisque les équipes sur le terrain témoignent et agissent à la fois en fonction des physionomies qu’elles rencontrent (ce qui n’est pas le cas du Service Départemental de l’Information Générale (SDIG) dont l’activité doit se limiter à la perception tout en déléguant l’action à d’autres et qui nécessite une communication particulière).

100La demande d’images est exprimée lors de la manifestation des ravers à Rennes : lorsque nous revenons d’une observation directe sur les lieux avec des photos, plusieurs personnes présentes dans le CIC (Centre d’Information et de Commandement) demanderont à les regarder, comme pour soulager cet « effet bocal », pour un événement totalement atypique et donc sans ressources d’images en stock dans les mémoires.

101Nous avons vu dans le cas des stades que l’hypertrophie de la perception vidéo ne garantit pas une pertinence de l’intervention et produit a contrario un effet de spectateur de la part du poste de surveillance avec une perception plus aiguë du décalage entre les faits et les interventions (retard, disproportion, etc.). L’effet bocal est presque plus fort.

102Le concept de bocal est une des formes de traitement de la relation aux ambiances, par la création d’une étanchéité malgré les capteurs présents. Il crée aussi cette position de spectateur qui peut être très frustrante, mais qui est une ressource indispensable à la prise de décision hors des pressions, depuis un point de vue stratégique non absorbé par les ambiances. Or, il n’existe quasiment pas de possibilité de gérer des situations de maintien de l’ordre d’un point de vue stratégique, c'est-à-dire surplombant et maîtrisant les éléments (terme marin ou météorologique qui s’applique bien ici). C’est pourquoi les sapeurs-pompiers parlent toujours de méthode de raisonnement tactique (MRT) et non de stratégie. Ce sont les circonstances qui comptent et la capacité à en percevoir l’agencement. Pour cela, la présence sur le terrain est indispensable. C’est pourquoi toutes les interventions sont pilotées sur place lors des moments les plus chauds. La hiérarchie est sur place au contact, près des hommes qui font l’intervention et elle rend compte au Centre d’Information et de Commandement (CIC) mais sans qu’il ait un rôle prépondérant. Le cas de figure de la manifestation des ravers est différent puisque l’enjeu était de taille : la manifestation était programmée, et tout le dispositif de commandement avait été adapté comme pour une situation de crise. D’ailleurs, c’est dans une autre pièce que se déroulait le travail de coordination et de commandement car dans ce cas, il était convenu de suivre un plan stratégiquement défini et, de plus, négocié avec les organisateurs. L’effet bocal n’en était pas moins présent, car les informations n’étaient transmises que sur des canaux à bande étroite.

L’omniprésence de la radio

103Pour cette étude spécifique de la radio, nous nous appuierons surtout sur notre observation de plusieurs nuits au Centre d’Information et de Commandement (CIC) de Rennes, tout en prenant en compte des différences importantes observées à Nantes, mais les configurations médiatiques sont assez proches dans les deux hôtels de police. Deux « conférences » (radio) séparées sont organisées lorsqu’il faut mettre en place le maintien de l’ordre : la 31 reste à vocation générale, pour tous les appels police secours notamment et la 130 est spécialisée sur l’événement. Mais la répartition n’est pas si nette. Cet événement que l’on voudrait garder étanche par rapport au reste de la vie urbaine et à l’activité du service a tendance à se diffuser, à pénétrer tous les échanges. Un événement urbain affecte toute l’activité de sécurité, il transforme la ville telle qu’elle est vue par les services de police. La porosité entre réseaux est ainsi palpable au CIC, car les autres membres du CIC affectés à d’autres tâches entendent tout ce qui se dit sur les autres conférences. Cet élément est un choix classique des postes de coordination (dans les transports notamment) qui permet de produire un effet « d’awareness », d’alerte permanente, à partir d’indices sonores qui peuvent indiquer à un opérateur que ses tâches vont finir par être affectées par ce qui se passe ailleurs. Le basculement de la Brigade Anti-Criminalité (BAC) ou d’autres équipes sur l’événement peut d’ailleurs être décidé à tout moment. En revanche, à Nantes, pendant la manifestation, le responsable du CIC avait son casque et ne diffusait donc rien aux autres participants. En raison de notre présence, il a dû mettre le haut-parleur et de ce fait diffuser notamment tous les échanges liés aux incidents de Saint-Nazaire : tous les membres du poste ont suivi les événements à chaud, partageant ainsi la tension très nette qui se faisait sentir sur les ondes. Mais le choix de séparer les conférences en utilisant un casque conduit à rendre plus étanches les activités et à limiter la zone affectée par l’événement. Cela traduit un modèle de management nettement plus strict des tâches par contraste avec le côté « communautaire » des CIC lorsque tout le monde peut entendre toutes les conférences.

104Le centre n’est pas le seul en écoute et il déborde sur tout son secteur à travers l’écoute dans les véhicules et par talkies-walkies pour ceux qui sont à pied. C’est le seul outil de coordination en temps réel vraiment collectif, par diffusion non sélective. Il crée ainsi ce phonotope (Sloterdijk, 2002) qui sert d’enveloppe pour tous ceux qui sont concernés ensemble. La ville quadrillée par la police est synchronisée, à travers ce maillage radio, qui permet à tous d’être informés de ce qui se passe à l’autre bout de la ville. Ce maillage donne une véritable prise sur la ville, une forme de maîtrise qui fait une différence certaine avec les habitants ordinaires ou tout autre acteur même bien coordonné. Mais quelle est la modalité exacte de participation (car il ne suffit pas d’être connecté pour se sentir concerné) ?

La radio comme monitoring

105Certes, tout le monde entend tout avec la radio mais il ne s’agit pas vraiment d’un outil de commandement. Dans la plupart des cas, c’est avant tout un outil de monitoring, de remontée d’informations à travers les « physionomies » qui sont demandées au moins toutes les vingt minutes environ durant les événements urbains. La radio constitue donc le système de capteurs d’ambiance privilégié qui diffuse cette ambiance à tout son environnement. Cette écoute permanente exige un certain contrôle dans les expressions. D’autant plus que toutes les communications sont enregistrées pour des raisons légales, ce qui permettra si nécessaire un debriefing des procédures.

Un médium de coordination publique

106Cette contrainte est intégrée par tous ceux qui communiquent, non seulement pour contrôler ce qu’ils disent mais aussi pour énoncer explicitement des événements qui doivent être enregistrées. Le public concerné par ces échanges radio n’est donc pas seulement le réseau des collègues mais aussi les éventuels contrôleurs que pourraient exiger la justice ou la police des polices interne. Il s’agit bien d’un média public même si le public en question est spécialisé.

Un médium à large diffusion (broadcast)

107Lorsqu’elle est utilisée comme outil de commandement, la radio n’est pas toujours assez précise puisqu’elle fait du broadcasting et diffuse à tous le message qui parfois devrait être plus ciblé : certains appels de renfort génèrent des mouvements de plusieurs équipes du Service Général (SG) ou de la BAC. Ainsi, le vendredi soir lors des Transmusicales à Rennes rue Victor Hugo : un appel d’une voiture BAC « du monde, du monde ! » génère tant d’arrivées de véhicules, que les premiers demandeurs doivent rappeler pour dire aux unités de ne plus se déplacer « n’en jetez plus, la cour est pleine ». Il faut en effet noter que les équipes en question n’ont pas toujours signalé au CIC qu’elles se déplaçaient sur les lieux ni demandé son autorisation.

Un médium chaud

108La radio est un médium chaud (pour reprendre ici les catégories de Mc Luhan, 1964) car elle filtre toutes les autres médiations à travers un seul canal sensoriel, ce qui provoque une grande focalisation de l’attention, avec obligation pour le public de compléter lui-même les informations manquantes par des projections à partir de son expérience. Ce medium chaud est en même temps public mais non centralisé ce qui provoque une charge attentionnelle maximale puisqu’il faut être en scène en permanence lorsqu’on s’y exprime. On peut voir ainsi toute la différence avec la vidéo, médium froid, qui permet de tout voir, mais qui a tendance à diluer l’attention par la masse d’informations donnée. Paradoxalement, la coordination entre les acteurs est donc plus précise avec la radio, parce qu’elle ne fournit pas autant d’informations que la vidéo. La radio oblige à spécifier, à préciser ce que l’on dit et oblige celui qui écoute à combler les vides ou à demander des précisions à son tour. De plus, elle met l’humain et son appréciation professionnelle dans la boucle dès l’origine, dès la production des indices qui vont circuler et ce point est capital. La vidéo peut en effet donner lieu à des interprétations très différentes entre ceux qui vont visionner une scène sans pouvoir sentir ce qui s’y déroule vraiment tout en ayant la sensation de pouvoir être plus « objectifs » grâce aux images. Avec la radio, il n’existe pas de perception sans point de vue, sans analyse, sans parti pris qui est alors celui du professionnel qui rend compte. Il n’existe pourtant pas de point de vue technique fourni par la vidéo qui serait indépendant d’un point de vue, c’est ce que nous avons vu avec le travail de sélection des images réalisé par anticipation par l’opérateur vidéo de la Beaujoire.

109Cependant, certaines limites du médium radio posent problème pour organiser la coordination. Deux méthodes sont alors employées :

• l’enrichissement à l’aide d’autres indices à travers l’utilisation d’autres médias, notamment les cartes, qui s’appuient sur les déclarations radio mais les mettent en forme visuelle synthétique ;
• le changement de média (switching) pour reproduire de l’étanchéité permettant de dépasser la contrainte de publicité qui est celle de la radio : c’est l’usage du téléphone portable qui change alors considérablement le mode de gestion de la coordination des interventions.

Les cartes

110Les véhicules de police sont équipés d’un GPS, un autre capteur permettant de visualiser des positions plus précises, que le système d’information peut synthétiser sur une carte en temps réel. L’opérateur suit les véhicules, peut zoomer et surtout modifier le statut des intervenants, de façon à rendre rapidement visibles les forces disponibles et celles qui sont en intervention (une catégorisation en quatre états : engagé/sur les lieux/terminé/indisponible). Ces états sont déclarés manuellement par le fonctionnaire qui tient la main-courante. Mais ce système n’est pas généralisé : les véhicules banalisés n’ont pas de GPS, les policiers piétons non plus. Et surtout, le public, les manifestants, les adversaires ou « l’ennemi » n’ont évidemment jamais de GPS ! Or, toute la disposition tactique des forces dépend avant tout de cette traçabilité de l’adversaire. Pour cela, on s’en remet aux « physionomies », aux communications du SDIG qui suit certains groupes plus que d’autres dans une manifestation. Lorsque les témoins oculaires indiquent « trois cents personnes environ», « ils ont allumé un feu place Saint-Michel », etc., il n’est pas possible de connaître exactement leurs emplacements, alors que cela pourrait avoir une importance, notamment lorsque l’on décrit des flux, des sorties de bars, des arrivées vers la place de la République pour prendre les bus, etc.

111En fait, les cartes dynamiques sont sous utilisées par rapport au potentiel du système lui-même, nous a-t-on dit à Nantes. Ce n’est pas le cas pour la situation de manifestation avec centre de commandement installé en tant que tel à Rennes, car la stratégie a été pensée par rapport à une topographie et à des objectifs à préserver. De façon étonnante, c’est alors une carte avec disposition manuelle des forces sous forme de petits blocs aimantés que l’on manipule pour représenter ce glissement des forces de police sous forme de tiroirs qui créent un couloir pour les manifestants tout le long du parcours. Il est assez significatif que les échanges et les dispositifs médiatiques qui relèvent du temps réel soient utilisés pour la tactique alors que les dispositifs qui se manipulent (les blocs aimantés) de façon très décalée à partir des informations fournies par les forces sur place soient utilisés pour la stratégie.

112Ces cartes « mécaniques différées » n’apportent finalement que peu d’informations par rapport à des cartes « numériques en temps réel », mais elles ont un avantage dans la coordination interne du groupe de commandement qui peut partager une même vision de la situation, à partir d’un référent unique mis à jour régulièrement. En revanche, toutes les possibilités d’enrichissement offertes par les systèmes d'information géographique (SIG) contemporains sont absentes. On court ainsi le risque d’avoir un outil avant tout auto-référentiel, servant à se rassurer sur la cohérence de son propre dispositif, d’un point de vue stratégique surplombant alors qu’on ne dispose d’aucune forme de représentation visuelle des foules que l’on veut contrôler (ce qui n’était même pas le cas dans les guerres napoléoniennes où l’on cherchait toujours à avoir des représentations sur carte de la disposition des forces de l’ennemi). Cela ne fait alors que confirmer l’hypothèse que nous avons commencé à esquisser : le cadre de pensée stratégique n’est pas adapté au maintien de l’ordre, non seulement parce que les forces de police n’ont pas affaire à un ennemi constitué avec des intentions mais parce qu’on ne sait jamais comment le traiter de façon durable. Une foule bon enfant, un défilé organisé et encadré, des groupes d’agités, des individus suspects, etc., qui, en théorie, peuvent passer par tous les états. En réalité on peut sentir lorsque ces foules changent d’état et cette capacité à suivre leurs changements sera décisive. Là encore, le modèle du plan comme procédure serait inadapté, comme l’avait déjà montré L. Suchman dans un tout autre contexte. Il constitue cependant une ressource qui sera mobilisée parmi d’autres. Le cas de la manifestation des ravers est toutefois un cas limite dans le domaine du plan, car le plan stratégique qui avait été élaboré a pu être appliqué à la lettre parce que les ravers, transformés en manifestants coopératifs, ont eux aussi respecté à la lettre leurs engagements ! Aucune autre manifestation ne se déroule de façon aussi explicitement conforme au plan. La manifestation explicite serait ainsi un cas limite. Or, toutes les autres manifestations mobilisent de l’implicite qu’il faut savoir anticiper et diagnostiquer pour adapter les dispositifs. Les cartes sont dans ce domaine des étayages de la coordination et le seront de plus en plus dès lors que toutes les fonctionnalités des SIG seront utilisées mais elles ne sont en aucun cas l’espace de déploiement de la stratégie.

Les téléphones portables

113Tous les responsables, et en particulier le lieutenant que nous avons suivi pendant plusieurs jours, reconnaissent le changement important apporté par le téléphone portable. La technologie adoptée est identique à celle de tous les usagers ordinaires, elle n’a pas été « customisée » pour les activités propres de la police, ce qui peut surprendre. Les communications échangées par les personnels qui peuvent utiliser leur téléphone pendant le service ne sont pas enregistrées et chacun sait exactement qui il joint quand il appelle. Cette voie de communication crée ainsi un régime de coordination tout à fait différent, non public, entre certains acteurs du maintien de l’ordre pour une fonction essentielle, la prise de décision. Régulièrement, le lieutenant tient informé le commissaire de permanence, mais aussi le Directeur Départemental de la Sécurité Publique (DDSP), voire le cabinet du préfet, le plus souvent avec une procédure de retransmission à l’échelon supérieur. Toutes les décisions délicates mais aussi les échanges libres sur les scénarios possibles par rapport à la situation sont traités par cette voie parallèle, ce qui constitue un avantage certain puisque les réflexions, les appréciations incertaines ou spontanées sur la situation mais aussi sur les autres collègues, peuvent s’exprimer plus librement. De même, les informations de la Sous-Direction de l’Information Générale sont retransmises par cette voie, directement au responsable du SDIG lui-même et à personne d’autre. Nous verrons plus loin que le réseau des téléphones portables contribue ainsi au maintien des cloisonnements entre fonctions au sein de la police, puisque les CRS ont leur propre chaîne de transmission et de commandement. Le téléphone portable présente cette particularité d’introduire une zone d’échange privée, non enregistrée, au cœur de l’activité commune de maintien de l’ordre, ce qui fait basculer dans un « régime du proche » (Thévenot, 2006), très différent de la coordination publique de la radio, même si les rapports hiérarchiques continuent à cadrer ces échanges. La conversation téléphonique privée (et entre deux personnes seulement) remplace ainsi un échange informel qui pourrait avoir lieu dans un véritable centre de commandement et qui aurait une fonction de brainstorming. Le centre de commandement est donc virtualisé en ligne sur le téléphone portable, mais il se fait deux à deux et non en collectif, ce qui peut modifier considérablement la capacité à construire des représentations communes (sans compter le délai demandé pour la répétition des informations tout au long de la chaîne de commandement).

114Le réseau de téléphones portables offre un autre avantage : il peut être mutualisé avec d’autres partenaires de la sécurité. Tout le monde s’échange les numéros de téléphone des partenaires au départ d’une opération comme les Transmusicales, les numéros de portable personnels sont présents dans les documents, garantissant que ce sont bien les personnes elles-mêmes qui seront contactées et qui réagiront. Il se crée ainsi un effet de personnalisation qui dépasse les fonctions, qui fait basculer toute la coordination dans un régime « du proche », fort loin de la procédure formelle entre institutions qui ignore les qualités des personnes. Ce changement présente d’évidents avantages mais reste risqué lorsque les personnes en question changent pour des raisons internes. Orion Nuit (le lieutenant de police) possède les numéros de téléphone portable des responsables de la Société de Transport de l’Agglomération Rennaise (STAR) et des Trans. Mais lorsque le fonctionnaire qui tient la main-courante veut appeler les pompiers, il utilise le téléphone fixe (qui est enregistré aussi) et s’adresse au SDIS (Service Départemental d’Incendie et de Secours) sans savoir exactement à qui il va parler. Ces deux communications ont des statuts différents et indiquent un degré de coordination d’un autre type, qui n’est pas nécessairement plus performant car les sapeurs-pompiers du service départemental d’incendie et de secours savent gérer cet anonymat. Le réseau d’interconnaissance personnelle créé via les téléphones portables constitue une ressource de la coordination et de la réactivité au-delà de la chaîne de transmission fonctionnelle.

115Si avec les portables, on gagne en porosité entre institutions, on gagne en revanche en étanchéité au sein même de la police. La délibération et la décision sont personnalisées et dissociées vis-à-vis de la boucle perception-action du centre de communication. Les discussions se font donc sans référent commun, sans source complémentaire mobilisable, ce qui ne sera plus le cas lorsque des discussions du même type auront lieu en formation de centre de commandement pour la manifestation des ravers, où il arrivera souvent au Diecteur Départemental de la Sécurité Publique (DDSP) de demander qu’on fournisse de nouvelles informations plus précises pour compléter la vision collective de la situation.

116Avec le portable, notons aussi qu’on gagne en réactivité puisque le répondant est directement en ligne, alors que le CIC demande à une unité de répondre et doit parfois attendre même si elle est en ligne. De même, l’alternance des prises de parole à laquelle contraint la radio n’existe plus, ce qui facilite la délibération à bâtons rompus et perd en même temps le formalisme des expressions.

117Il est intéressant de considérer alors que coexistent deux modes de prise en charge de l’événement et l’on peut dire de la ville-événement, car pendant cette période, toute l’attention des autorités est centrée sur cette nouvelle configuration de la ville. La première fonctionne à base de radio et permet d’organiser la toile d’informations sur la ville, à partir des capteurs humains, sur la base d’échanges formels enregistrés qui sont la trace de l’action déjà déclenchée ou tout au moins déjà décidée. Les fonctions sont représentées et non les personnes, la justification est publique. La ville est comme décrite et formalisée à travers ces échanges radio, qui fédèrent tous les capteurs de climat et tous les intervenants sur le climat. Forum officiel, auquel se juxtapose désormais avec les échanges sur téléphones portables un forum officieux qui autorise un régime du proche, où les institutions sont remplacées par des personnes identifiées avec qui on peut délibérer. C’est l’action ou plutôt la décision en train de se faire, qui se cherche, qui s’ajuste et qui se fait hors des ondes publiques et des enregistrements. Les sources d’information sont les mêmes, celles des capteurs humains qui font remonter leurs « physionomies », mais les critères à prendre en compte peuvent être démultipliés et combinés à loisir avant de prendre une décision. La ville est ainsi pilotée par ce réseau de téléphones personnels bien plus que par le réseau radio. Les maîtres du climat sont sur réseau privé et se résument à cinq ou six personnes, certaines ne sont pas sur le terrain et dépendent donc entièrement des indices fournis par tous les capteurs. Cette extériorité est nécessaire pour éviter l’absorption dans les influences du climat. La radio elle-même reste de ce point de vue un médium chaud qui retranscrit trop fortement les variations de climat collectif et qui polarise l’attention sans permettre de prendre du champ. Le portable permet ce découplage avec le climat alors même que son usage pourrait indiquer un effet d’urgence qui crée de l’immersion. Il est vrai que lors de certaines opérations, nous avons pu voir les commandements sur place en ligne sur leur portable toutes les cinq minutes avec un responsable différent pour assurer le suivi d’une situation tendue : cela revient alors à mettre tous les responsables en situation d’alerte permanente et de partage du même climat cognitif.

Information/délibération/décision/action et leurs réseaux de communication privilégiés

118La coupure entre capture d’information/action et délibération/décision peut se matérialiser à travers des médias différents. L’analyse organisationnelle possède ainsi sa médiologie, qui la soutient et la révèle. L’analyse de réseaux oublie trop souvent de prendre en compte la spécificité des canaux qui matérialisent les liens et les tient tous pour équivalents. De même, la description des médias ou des parties en présence ne suffit pas à indiquer l’engagement situationnel qui s’y manifeste. Or, une approche médiologique pragmatique doit restituer au moins ces trois dimensions pour comprendre ce que chacun des médias fait en propre et en même temps comment il se trouve aligné (ou non) avec le type d’engagement (justification, plan/stratégie ou proche).

119Ainsi, la situation n’est pas la même lorsque le centre de commandement est en position de crise, car même si des échanges continuent à avoir lieu sur les portables, tous les principaux responsables sont dans la même pièce et échangent en direct sous l’autorité du DDSP qui est présent et dont la voix est prépondérante. Les formes de la délibération sont là aussi différentes.

120Deux autres formes d’étanchéité se manifestent à travers les moyens de communication et sont révélateurs de l’organisation de chaînes hiérarchiques cloisonnées au sein de la police. Les CRS arrivent toujours avec leur opérateur radio. Ils disposent quelquefois d’un poste au sein du centre de commandement, (par exemple lors du suivi de la manifestation des ravers), mais souvent, même lorsqu’ils arrivent et demandent une place, rien n’est prévu et ils doivent se replier sur leur camion (observé à Nantes et à Rennes), avec une forme de fatalisme de la part de l’opérateur qui montre bien qu’il est habitué. Cette étanchéité va jouer un rôle dans plusieurs situations. Toutes les décisions d’emploi des forces des CRS sont en effet transmises au commandement CRS régional (Direction de Zone) qui doit garder la main sur leur répartition sur le territoire en fonction de nombreuses contraintes. Les moins importantes de ces contraintes ne sont pas les délais de transport, le rythme des relèves, la durée de la mission, les avantages qui en découlent ou non pour les personnels, le respect des heures pour les repas, etc. Il est assez étonnant de voir à quel point cette coordination sur une grande zone géographique, qui permet d’allouer des forces selon les situations de façon plus adaptée, génère un temps de communication et des soucis constants, parfois très loin des discussions tactiques locales. Les CRS ne sont là qu’en réserve, puisque c’est le Service Général qui possède aussi des compétences en maintien de l’ordre qui fera la plupart des missions dites de sécurisation (les CRS sont plus spécialisés dans l’intervention). De ce fait, ils sont coupés de la perception, voire de l’action pour une grande partie de l’événement, et cela est encore renforcé par le recours à leur propre système de communication. Nous avons été témoins à Nantes d’un conflit d’autorité entre le DDSP adjoint et le commandement des CRS qui est typique de cette difficile conciliation de logiques d’action très différentes.

121Nous retrouvons un cas identique avec le SDIG. Les fonctionnaires de police du SDIG doivent faire valider leurs chiffres de comptage par le responsable départemental exclusivement, qui transmet ensuite les informations. Cette étanchéité va plus loin puisque ces informations se retrouvent parfois sous embargo, réservées à la sous-direction nationale de l’information générale qui pourra centraliser les chiffres des participants aux manifestations nationales par exemple. Les fonctionnaires du service général critiquent ce monopole de l’information et ces allégeances nationales qui cassent la coordination locale : grâce aux numéros de portable personnel de certains membres du SDIG, ils obtiennent parfois les informations « par la bande », qui ne sont alors que des estimations, dont ils ont besoin immédiatement, même si elles n’ont pas été toutes contrôlées absolument.

122Le SDIG présente ainsi un cas symétrique de celui des CRS. Autant les CRS semblent être avant tout dans l’action sans se préoccuper vraiment d’information et de perception avant leur mobilisation (leur connaissance de l’environnement local est souvent très sommaire puisqu’ils viennent de l’extérieur), autant les membres du SDIG sont surtout dans la perception, immergés dans les situations, dans les publics, tout en s’abstenant d’agir, quitte à valoriser tellement cette fonction de qualification de l’information qu’ils en finiraient par ralentir l’action elle-même.

123Nous voyons donc deux couplages nécessaires dont la qualité sera décisive pour la pertinence de la réponse sur le terrain et qui se traduisent par des circuits de communication matérielle différents :

Information/action et Décision/délibération

124Or tout enchaînement classique, tout déroulement typique d’une action planifiée se construit en général sous la forme de la séquence : information/délibération/décision/ action. Si le modèle du plan restait vrai, cela voudrait dire qu’il faudrait observer un passage régulier entre information via la radio publique (et les « physionomies »7 ou autres capteurs), délibération via les téléphones portables privés (entre responsables), décision via les téléphones portables privés (entre responsables), action via la radio. C’est ce que l’on observe plusieurs fois par nuit et par séquence d’action puisqu’il faut ensuite vérifier les effets des actions et faire un compte-rendu.

125Rajoutons donc un élément de ce circuit, celui du compte rendu. Il se fait de façon significative sur deux supports : l’écrit (la main courante) qui reprend les événements tels qu’ils ont été entendus sur la conférence radio concernée et parallèlement l’appel en retour au responsable supérieur via le téléphone portable (ce qui peut enclencher un autre type de délibération et de décision). Le contraste entre ces deux formats de compte rendu est frappant puisque l’écrit est très succinct, voire décalé (cas de l’incident de la place de la République durant les Transmusicales où l’on prend la déclaration erronée faite à la radio pour la réalité), alors que le compte rendu via le portable sera enrichi à volonté. La boucle de ces deux couplages qui sont en même temps deux coupures peut être présentée ainsi :

126Certains personnels sont orientés sur un seul de ces items : SDIG = information, CRS = Action, coupés entre eux par des systèmes d’information différents, alors que le SG constitue le couplage entre les deux, sans la délibération cependant, réservée à un autre canal hiérarchique connecté avec les portables.

127Il devient dès lors crucial d’assurer une circulation étroite entre ces niveaux et entre ces deux couplages pour que la prise sur l’événement fonctionne correctement. Les dispositifs mobilisés sont de ce fait à la fois les révélateurs des coupures mais aussi d’une forme nécessaire de division du travail. Toute la question étant de la qualité de la résorption de cette coupure, de la qualité d’articulation entre points de vue qui sont soutenus par des systèmes médiatiques aussi différents.

6/ BILLETS ET TRI DES PUBLICS

128L’illustration ci-après composite met en scène les espaces et les acteurs concernés par l’encadrement des supporteurs marseillais sur le stade de la Beaujoire. Un effet tunnel est constitué pour orienter les supporteurs visiteurs vers le conteneur qu’est le stade. Mais, comme nous l’avons indiqué, ce n’est pas le stade en général qui va faire conteneur pour ces publics particuliers mais une tribune bien précise du stade pour laquelle des billets ont été vendus à des intermédiaires bien spécifiés que sont le club de l’OM et les clubs de supporteurs marseillais. Tout l’équilibre du climat du match finit par reposer sur cette opération fondamentale du tri des publics en amont, en anticipant sur leur dangerosité ou sur les risques que représenterait une quelconque cohabitation entre plusieurs espèces de supporteurs.

129L’histoire des billets mérite dès lors d’être contée en détail car elle montre bien comment la pression et le stress vont peser sur tous les intervenants à propos

Billet s’il vous plaît

Lundi 27 octobre 17h Stade de la Beaujoire – Nantes

130La réunion se déroule dans les locaux du Football club de Nantes (FCN) au stade de la Beaujoire en présence du directeur des opérations du FCN et de son adjoint à la sécurité, de représentants de la police nationale, du SDIG, de la gendarmerie, du SDIS 44, du SAMU 44, de la préfecture et de secouristes. Le Directeur des opérations rappelle que ce match est un match de gala et fait rapidement l’historique des derniers matchs qui ont opposé Nantes à l’OM. À Lorient, Nantes a concédé « une défaite sans la manière. L’étau s’est resserré notamment avec les ultras. Une victoire, ça calme les supporteurs ». Aucune manifestation n’est prévue de la part des supporteurs nantais. « Il ne semble pas y avoir de banderoles désobligeantes contre le club, peut-être pour rappeler aux joueurs leurs obligations ». La direction acceptera-t-elle ces banderoles ? « On acceptera probablement pour pas qu’ils se focalisent sur le négatif ». Après ce préambule, le directeur opérationnel procède à un rapide débriefing du match précédent (Nantes – Saint Étienne) rappelant qu’il existe un certain mimétisme.

131Les grilles du stade seront ouvertes à 17h30. Une réunion préparatoire est prévue à 17h. Le stade sera presque à guichet fermé (soit 36 000 places). 400 places à 50 euros restent à vendre. Le directeur opérationnel enverra une « info par mail pour savoir si ces billets sont vendus ». S’ils ne sont pas vendus, ils seront disponibles à 53 euros à la billetterie à partir de 17h30. Nantes a envoyé 1 000 places à l’OM. 950 seraient déjà vendues. Le directeur opérationnel et son adjoint son préoccupés par le marché noir. Ils souhaiteraient que les passagers des cars de supporteurs extérieurs garés sur le stabilisé (parking d’accueil des cars extérieurs à 100 mètres du stade) ne puissent pas sortir du parking pour revendre les billets. Les Winners (Marseille) ont acheté 200 places, mais le directeur opérationnel est convaincu qu’ils n’ont pas vendu 200 places. : « ils feront un arrêt près du tram pour en revendre ». Le directeur opérationnel interpelle la police nationale pour qu’elle soit vigilante : « Comment pouvez-vous nous aider ? Il faut être costaud en forces de l’ordre, en BAC, pour empêcher ça ». Son adjoint demande deux policiers à l’entrée du stabilisé pour empêcher les supporteurs marseillais de sortir : « On gagnera une partie de l’enjeu ». La question du marché noir va donner lieu à une controverse feutrée. La police nationale ne réagit pas d’emblée à la demande du directeur opérationnel. Les supporteurs de Marseille qui auraient acheté leurs billets dans l’un des 95 points de vente de Nantes posent problème s’ils viennent avec une écharpe de Marseille. Les supporteurs qui seront dans « la tribune Loire, on les ramène dans le bloc visiteurs, ils seront sortis avec délicatesse par les stadiers. Sinon, pour les autres, il sera difficile de les sortir, il faudra être très vigilant. On ne pourra pas les extraire ».

132Le directeur opérationnel poursuit : « Marseille a une culture fumigène ». La palpation des Marseillais par les forces de l’ordre (unité mobile) à la descente du bus devrait limiter l’entrée de fumigènes. Des stadiers femmes sont prévues pour palper les supportrices. Le directeur opérationnel précise qu’il transmettra un mail à son homologue marseillais pour le prévenir que les stadiers marseillais seront eux aussi fouillés : « c’est pas une sanction, mais une tradition nantaise lui précisera-t-il pour calmer les esprits ». L’adjoint du directeur opérationnel demande une ouverture du parking à 14h pour limiter le marché noir. Le policier lui répond : « si on les bloque (les supporteurs), on va à l’incident ». La police propose d’ouvrir le parking à 17h. Le directeur opérationnel précise qu’il faut focaliser son attention sur les bus immatriculés 13 et particulièrement sur les Winners qui vont essayer de faire du marché noir. Le policier rappelle que ce n’est pas son rôle et qu’il ne peut intervenir que si la valeur de revente des billets est supérieure à la valeur faciale.

133L’adjoint au directeur opérationnel insiste et demande une présence policière à 16h et non à 17h. Le directeur opérationnel transmettra un mail à Marseille pour les informer de l’ouverture à 16h. Le policier rappelle qu’il doit faire remonter la demande à sa hiérarchie.

134Cette séquence donnera lieu à un débat en marge de la réunion entre le policier et les deux représentants du SDIG pour qui la méthode de lutte contre le marché noir ne semble pas légitime. « Retenir les supporteurs sur le stabilisé n’est pas légal. Il n’y a pas de cadre légal ». Les supporteurs marseillais vont « être comme des lions en cage ». Il s’étonne qu’on réserve aux Marseillais un traitement différent. Le policier observe que l’organisateur veut faire supporteur à la police des missions qui ne sont pas les siennes. Le représentant du SDIG observe que le club est à la recherche de fumigènes, parce que « ça leur coûte très cher ».

Mercredi 29 octobre 15h30

135Cette réunion se déroule en présence des organisateurs, des représentants de la police, de l’Olympique de Marseille et la Ligue Française de Football. Le directeur opérationnel rappelle qu’il est hors de question que les Marseillais filtrent les entrées. Le filtrage sera effectué par les stadiers nantais. Le délégué à la sécurité de Marseille est invité à présenter le dispositif. Le directeur opérationnel précise que la fouille sera effectuée par la police et les stadiers de Nantes. Il est très ferme à ce sujet et ne laisse aucune marge de négociation au représentant marseillais. Il exige également que les billets non vendus soient restitués immédiatement. Le commissaire rappelle qu’un supporteur marseillais a été interpellé vers 14h pour vente de billets mais aussi pour insulte à agent.

13616h : sur le « stabilisé » : la gendarmerie mobile (Vannes) arrive, pénètre sur le stabilisé et aligne ses véhicules. L’espace entre chaque véhicule semble parfaitement régulier.

13716h15 : la Compagnie Départementale d’Intervention (Police nationale) arrive avec 2 véhicules en renfort des gendarmes mobiles. Ils alignent leurs véhicules dans le prolongement de la ligne formée par les gendarmes.

13817h30 : au guichet visiteurs. Les gendarmes mobiles se sont mis en position. Ils procèdent à la fouille des stadiers marseillais.

13917h50 : au guichet visiteurs. Les gendarmes mobiles sont informés par le commandant de police via talkie-walkie qu’il n’y a plus de billets visiteurs en vente. Il précise qu’ils vont lancer une opération de lutte contre le marché noir et la vente à la sauvette. Le capitaine de gendarmerie demande à ses hommes de s’équiper en maintien de l’ordre. Les éventuelles interpellations risquent de mettre le feu aux poudres.

Au même moment, sur l’esplanade du Stade de la Beaujoire

140Les CRS sont invités à réaliser des contrôles à l’entrée du stade pour rechercher et intercepter les vendeurs de billets à la sauvette. Le responsable CRS va contester cet ordre qui n’est pas justifié au regard de la feuille de route :

« Légalement quand on est en maintien de l’ordre, on est en unité constituée et on perd individuellement notre qualité d’agent de police judiciaire, c’est-à-dire le statut qui nous permet d’interpeller et de faire des procès-verbaux. Notre rôle, c’est le maintien de l’ordre, pas de courir après les vendeurs de billets ».

141Le commandant s’empare du talkie-walkie et précise son point de vue sur les ondes. L’adjoint au DDSP lui rétorque : « bon, vous quittez immédiatement les ondes et vous venez me rejoindre. Nous allons mettre cela au clair ». Avant de se déplacer, le commandant de CRS décide de contacter son responsable de la DZ (direction de zone à Rennes) par téléphone portable. Il est rassuré car sa DZ le soutient. Il décide donc de retrouver l’adjoint du DDSP qui se trouve à l’entrée visiteurs.

142Ils se mettent à l’écart pour s’entretenir. Les échanges sont très vifs. Le commandant regagne son poste et contacte de nouveau sa hiérarchie à Rennes : « Je lui ai dit que je voulais bien faire des interpellations mais il n’avait pas de fiches d’interpellation à me donner ». Les autres CRS font corps avec leur chef.

143Son officier de liaison lui dit que l’ensemble des échanges sur les ondes ont été reportés sur le carnet de bord. Sur place, le commandant demande à cinq CRS de partir faire un tour pour interpeller des vendeurs de billets. « Si vous interpellez des personnes, merci de me les ramener au camion. Je m’en charge personnellement ». Progressivement, la pression redescend. 20 minutes avant le coup d’envoi, les CRS reviennent avec un air satisfait. Ils encadrent deux jeunes personnes un peu sonnées :

144Un CRS : « Nous en avons chopé un. Il a 2 tickets sur lui et 200 euros en liquide ».

145Le jeune : « Mais, c’est le billet de mon frère… Je ne suis pas un vendeur Monsieur. J’vous assure ».

146Le commandant : « Et les 200 euros en liquide. C’est quoi ! » Le commandant s’assure qu’il y a bien eu flagrant délit. « OK, il faut donc qu’il puisse remplir une fiche d’interpellation. Tu as pris ses papiers d’identité. Il ne s’agit pas qu’il nous échappe maintenant. Il faut l’amener au poste. Ils s’en chargeront sur place ».

147Carte d’identité en main, le commandant accompagne le vendeur au poste de police qui se trouve dans l’enceinte du stade au niveau des préfabriqués.

148Sur le chemin du retour, le commandant CRS est de nouveau contacté sur son talkie-walkie… « Combien de billets vous dites… 15 billets. Très bien. C’est parfait. Nous tenons un gros poisson ! ». Le vendeur, très décontracté, joue le naïf. « Monsieur l’agent, je ne savais pas que c’était interdit. Je vous le promets…» Il est très souriant, très décontracté. Un CRS plaisante avec lui : « Ne vous mettez pas à courir. Je ne suis pas Carl Lewis, mais je cours vite… »

149Arrivé au poste de police (préfabriqué), on vérifie que le suspect ne possède aucun argent sur lui : « ça doit être un des responsables alors ». Le policier demande si les CRS peuvent enregistrer sa déposition. Le commandant s’y refuse catégoriquement.

19h30-40 Guichet visiteurs

150À la grille environ 50 personnes sans billet attendent. Certains tentent de négocier avec les stadiers pour entrer. La tension monte un peu. Le commandant de police est sorti pour calmer les supporteurs. La tension retombe rapidement. 10 minutes plus tard, le commandant demande aux supporteurs sans billet de rejoindre le stabilisé. Il met la main sur le bras des supporteurs et leur demande calmement de partir : « Il y en a qui ont vendu des billets qui étaient déjà utilisés, qui étaient déchirés. Il y en a qui pleuraient d’avoir payé 30 euros ».

7/ LE TRI DES PUBLICS

151Trier les publics est un savoir-faire essentiel dans toute gestion d’événements de façon à garder une prise sur des entités homogènes pour lesquelles on peut avoir des interventions formatées au préalable. Le tri des publics permet donc de décomposer la situation urbaine qui mêle tout pour la ramener à des protocoles spécialisés, en détruisant de fait l’effet public agrégé qui reste porteur d’incertitude et en se focalisant sur des attributs particuliers pertinents du point de vue de l’organisateur.

152Pour autant, il n’est pas si simple d’effectuer cette catégorisation de façon tranchée, en misant sur des propriétés identifiables et stables. Les billets sont l’une des meilleures techniques, à condition qu’ils ne circulent pas, que la correspondance entre les propriétés des personnes et les types de billets soit confirmée au moment de l’accès (d’où le contrôle des écharpes à l’entrée du stade). Tout cela suppose encore des participants volontaires, disciplinés et non à la recherche délibérée d’une perturbation de tous les repères.

153Les catégorisations simples sont parfois difficiles à mettre en œuvre. Nous pouvons identifier quatre types d’ambiguïtés rencontrées par les professionnels de l’accès à ces événements. Ces ambiguïtés sont source de stress et de problèmes pour les organisateurs mais sont une aubaine pour les sociologues observateurs qui peuvent accéder à ces méthodes de catégorisation lorsqu’elles ne sont plus évidentes, naturalisées. Tout organisateur tendrait à prendre ses catégories pour évidentes, à réduire ses publics, ses partenaires ou encore les dispositifs techniques à son point de vue mais ici, ça ne marche pas et tous sont obligés de recomposer des principes de cohabitation plus ou moins durables.

Dès le départ, des éléments hétérogènes cohabitent dans le même espace

154Dans la même file d’attente place de la République à Rennes, pour rejoindre le parc des expositions en bus, cohabitent au moins les quatre types de spectateurs suivants :

• des spectateurs que l’on pourrait trouver pour n’importe quel concert ;
• des personnes venues de loin pour un concert particulier et qui sont en attente extrême ;
• des fans (l’une d’elles piquera une crise de nerfs en voyant qu’elle va rater son concert de l’année) ;
• des « jeunes avinés » qui se sont programmés pour la défonce (le spectacle étant secondaire dans l’affaire).

155Le dispositif de tri de ces publics n’est pas prévu place de la République, mais l’écoulement permet d’habitude de ne pas les faire cohabiter trop longtemps. Dès lors qu’ils stagnent, les plus excités vont finir par contaminer tout le groupe et par déstabiliser le semblant de conteneur à base de barrières qui avait été mis en place. Les fonctionnaires de police diront eux-mêmes qu’ils n’en reviennent pas de voir dans quel état d’excitation sont ces jeunes, alcool aidant, au point de démolir les barrières. Chose intéressante, la contagion s’est produite jusque dans les forces supposées encadrer cette foule. Le Service Général ne savait pas où se placer, la Société de Transport de l’Agglomération rennaise a déserté devant les risques d’écroulement, le SG reprend l’initiative en canalisant la foule pour attendre les bus alors que ce n’est pas son rôle et la police devra abdiquer devant la pression de la foule en enlevant toutes les barrières. Notons bien ce point essentiel dans la coordination des professionnels : le tri des publics permet aussi un tri des intervenants selon leurs spécialités. Dès lors que les confusions s’installent, les rôles peuvent eux aussi s’entremêler et créer un « incident » par incapacité à qualifier le public et le mode d’intervention. Les CRS appelés avant le SG en renfort pour tenir les barrières l’ont fait de façon informelle dans une optique de service mais il leur est vite apparu qu’ils n’avaient ni plan d’intervention, ni expérience, ni ressource pour tenir ce rôle durablement.

La situation évolue : le public change de nature en partie

156Les consommateurs qui quittent les bars lors des soirées rennaises restent en général une heure dehors avant de se disperser. Tout le monde sent le changement précis de climat autour de 2h du matin. La foule dense qui stagne bavarde, boit à la bouteille, chahute, fait du bruit, encore plus rue Saint-Michel avant la fermeture des bars puisque tous les fumeurs sont dans la rue. Puis la rue Saint-Michel une fois vidée, la place Saint-Michel reste un lieu de transit, une forme de sas de décompression qui va servir à décanter le public et à le trier naturellement. Rester debout une heure sans attracteur ni autre consommation possible finit par épuiser le plus grand nombre. Le leadership bascule alors vers des individus plus excités, parfois présents en groupe mais cette propriété n’est pas indispensable. Ils deviennent plus visibles car la densité a diminué et le tri s’est fait progressivement. Ils sont pourtant entourés (pour certains, c’est même un objectif) par une partie du public qui attend mais ne sera en rien actif dans la création des attracteurs. Lorsque les CRS interviennent en fin de nuit (vers 5h du matin), leur méthode d’intervention permettra de trier rapidement entre publics tardifs et « excités irréductibles », puisque au premier mouvement (et même dès qu’ils apparaissent équipés), les « moins téméraires » s’écartent et rentrent chez eux. Le face-à-face final avec ceux qui semblent venus pour ça peut avoir lieu. Le public a été trié avec le temps – c’est ce qui permet l’intervention (qui sinon serait impossible à gérer, voire très risquée).

Le tri effectué a été faussé délibérément et crée des cohabitations à risque

157Les publics que l’on veut trier ne sont pas aussi disciplinés ou respectueux des disciplines que l’on souhaiterait. « Le supporteur est fourbe », voilà un axiome stéréotypé que l’on pourrait mettre dans la bouche d’un célèbre commentateur sportif. Les supporteurs marseillais qui se sont infiltrés dans la tribune Loire ont réussi à masquer leur qualité lors de la fouille qui avait sans doute été allégée pour accélérer l’entrée des spectateurs tardifs. Or, quelle que soit la profondeur de la fouille et du tri qu’elle permet, elle ne va pas encore jusqu’à sonder les âmes et les passions qui les animent. Qui dit qu’un spectateur anodin ne se mettra pas à crier en faveur de l’équipe adverse sans aucun signe visible d’appartenance ? Cette incertitude doit être admise, mais elle suffit à générer d’éventuels conflits ou des bagarres lorsqu’il s’agit d’un match de football. Les matchs de rugby donnent lieu au contraire à des joutes oratoires entre supporteurs situés les uns à côté des autres qui sont un régal d’invention et de rhétorique pour dire l’hostilité à fleurets mouchetés ou au contraire de façon tellement grossière que l’on ne peut que le prendre au second degré. Le tri des publics est par définition contraire à la dynamique d’un espace public : il supposerait précisément de violer les consciences et d’exiger de chacun qu’il soit collé à ses supposées affiliations (or, on peut voir des supporteurs insulter plus copieusement leur propre équipe que les supporteurs adverses !). Cette perte tendancielle de l’incertitude de l’espace public qui crée les conditions du débat porte en elle des risques de ségrégation a priori et en tous cas, la disparition de tout espace politique démocratique qui suppose débat et composition. Si l’on appliquait lors des nuits rennaises la même logique que celle de la gestion des publics dans les stades, il faudrait distribuer des étiquettes aux divers types de fêtards pour être bien sûr de les distinguer, puis ensuite les orienter vers certains types de bars, certaines zones. Cela permettrait à coup sûr d’éliminer l’incertitude vis-à-vis du statut du public et de s’attaquer sans état d’âme à ceux qui sont d’emblée classés et parqués comme « à risque ». Mais cette dynamique-là est celle d’une ségrégation infinie qui fait disparaître le sens même de l’expérience urbaine. Les dispositifs de ségrégation des publics mis en place dans les stades de football n’ont en rien ralenti les violences, elles se sont au contraire exacerbées puisqu’il faut maintenant que les publics ciblés tiennent leur rang et s’opposent avec bravoure à leurs concurrents. Non seulement ils sont triés mais ils sont en plus protégés par la police de leur propre violence, qu’ils n’auront donc jamais l’occasion de domestiquer. Le football avec son mode de gestion des stades est devenu une machine à produire des tribus d’avant le politique qui ne peuvent être régulées que par la force.

158Cette incertitude sur le statut des publics s’est aussi rencontrée lors de la grande manifestation syndicale du 29 janvier 2009 à Nantes. La Confédération Nationale du Travail (CNT) devait en théorie occuper une place dans l’ordre des organisations syndicales qui fait lui-même l’objet de négociations, auxquelles la CNT ne participe pas et qui ne la lient donc en rien. Une bonne partie de la manifestation consistera pour elle à tenter de prendre la place de la CGT qui est en tête pour se faire voir et lui voler la vedette médiatique. Moins nombreuse et plus mobile, elle profitera de tous les espaces plus ouverts (et dans ce cas, la topographie des lieux joue un rôle de conteneur plus ou moins efficace), pour doubler le cordon de tête, qui devra profiter des espaces ouverts suivants pour reprendre sa place avec quelques risques de bagarre évités. La CNT s’affiche comme une organisation et prétend manifester en respectant les règles communes. En réalité, elle obéit à d’autres logiques qui rendent toutes ces règles insupportables. Cet incident permet de comprendre à quel point le maintien de l’ordre, du point de vue même des publics, repose sur des évidences supposées partagées, à savoir le respect des règles communes parfois tacites. C’est grâce à ce dispositif socio-cognitif bien mis en évidence par les ethnométhodologues, que la situation peut paraître naturelle, alors que pour certains participants ce sont les codes profondément intériorisés qui sont remis en cause et considérés sans fondement. Le maintien de l’ordre avec un public qui n’a pas intégré un minimum de règles ou qui – pour des raisons d’état mental (trop alcoolisé) – n’a plus accès à ces règles, repose alors purement sur la force et non plus sur la dissuasion, ce qui complique singulièrement sa tâche.

159Les incidents proviennent ainsi souvent des publics non triés (et non pas mal triés), parce qu’ils refusent tout tri ou tout enfermement dans des catégories supposées naturelles. Accepter le tri des publics, voire leur simple catégorisation, c’est de fait participer à un climat où l’ordre sera aisé à maintenir.

La configuration dans laquelle se présente un public connu n’est pas la configuration habituelle

160C’est le cas de la manifestation des ravers lors des Transmusicales à Rennes en 2008. L’expression « manifestation de ravers » pourrait presque être considérée comme un oxymore : les ravers font des raves et, après quelques années d’hésitation, tous les dispositifs pour les traiter comme tels existent, comportant des cibles bien connues que sont les substances illicites ou encore des espaces de relégation assez typiques (éloignés des habitations). Lorsqu’ils décident de manifester dans les rues du centre ville, ils obligent la police à changer complètement de clé d’interprétation sans pour autant garantir qu’ils sont devenus des manifestants analogues à la CGT. D’où la pression qui demeurera tout le long de la manifestation, empreinte d’une certaine incrédulité : les ravers ont respecté tous les codes des bons organisateurs de manifestations et toutes les règles négociées avec leurs organisateurs. Tout le monde est surpris et explique cette véritable mutation d’un public en un autre par la volonté d’acquérir une vraie légitimité.

8/ MÉTHODES ET MOMENTS DE TRI

161La pratique du tri des publics nécessite un savoir-faire que tous les organisateurs possèdent dès lors qu’ils veulent maîtriser l’événement qu’ils programment. Le seul fait de rendre l’accès sélectif et payant contribue à créer une barrière à l’accès. Cependant, les forces de police en charge de la sécurité ne peuvent pas procéder de cette façon et certains événements, tels que les fêtes nocturnes spontanées lors des Transmusicales à Rennes ainsi que les manifestations publiques, ne permettent pas un contrôle d’accès aussi strict. Il est alors nécessaire de combiner plusieurs méthodes pour s’assurer que la catégorisation des publics sera à la fois pertinente et exploitable lors de l’intervention. Nous avons identifié trois méthodes principales :

Le tri informationnel

162Les informations du SDIG sont très utiles pour tenter de catégoriser les populations en présence de façon à les trier ou à anticiper des méthodes d’intervention éventuelles différenciées. Lors des Transmusicales, le SDIG a mentionné la veille des Transmusicales que des populations nouvelles étaient arrivées avec leurs chiens. De même, il suit le cortège de la manifestation des ravers tout en suivant le squat de la rue Lenée en notant qu’un groupe de 300 de ces squatters vont se joindre au défilé. Ce groupe sera l’objet d’une surveillance constante pour voir s’il va attirer d’autres membres du défilé à la fin de la manifestation ou s’il continuera sa propre vie. Le tri se fait ici non pas par une intervention mais par un suivi particulier, par un ciblage des informations, par une orientation des capteurs d’information privilégiés vers ce public. L’attention peut ainsi être allégée et concentrée sur d’autres parties de la manifestation lorsque certains secteurs peuvent être définitivement catégorisés comme « bon enfant » (ce qui ne doit pas pour autant être tenu pour définitivement acquis et qui demande une surveillance constante, sous forme de « physionomies »). Les informations demandées à travers ces rapports réguliers doivent permettre une catégorisation ou un tri des groupes présents selon quelques indices, qui peuvent mettre en alerte ou au contraire soulager l’attention. Le tri informationnel précède ainsi le tri physique.

Le tri par prépositionnement

163La répartition spatiale des publics selon leurs propriétés connues par avance est l’idéal pour la gestion des interventions et pour la lisibilité de l’évolution des états des foules. C’est pourquoi les stades sont organisés méthodiquement comme des machines de tri : les virages et les tribunes dites populaires sont les deux cibles problématiques, et les supporteurs des deux camps sont physiquement les plus éloignés possible, car tout point de contact est potentiellement explosif. L’arrivée et le départ des supporteurs donnent lieu à une opération de tri « disciplinaire » puisqu’ils sont encadrés entre leurs bus et leurs places réservées, par des haies de CRS, de stadiers, renforcées par des grillages à tous les endroits sensibles. Les supporteurs sont traités comme un troupeau ou comme des bagnards, mais cela semble entrer dans les mœurs pour eux, ce qui dénote une capacité à se conformer au rôle attendu assez remarquable.

164Ces pré-positions que l’on peut observer à l’extrême dans les stades sont déjà moins nettes dans le cas des manifestations. La bataille pour les places et pour l’ordre dans le défilé fait partie des combats des réunions de préparation entre organisateurs, mais elle doit être rejouée physiquement une fois sur le terrain car plusieurs groupes ne respecteront pas ces règles (voir plus haut).

165Dans le cas des Transmusicales, le principal tri par pré-position est celui effectué place de la République, avec la nécessité d’avoir un billet du concert pour prendre le bus, mais cela est fait dans une grande confusion, les achats pouvant se faire sur place malgré tout. Le tri est certainement trop faible dans cet espace et explique pour une bonne part les problèmes rencontrés.

166En revanche, pour les sites ouverts que sont les rues du centre, il n’existe aucun prépositionnement. Tout le monde sait que c’est place Saint-Michel que tout se termine et qu’il faut donc occuper la place avant l’heure. L’absence de cette ressource du tri par préposition rend toute la situation labile et enlève beaucoup de prises lors des interventions puisqu’il faut avant tout bien observer à qui l’on a affaire.

Le tri en intervention

167Le tri en intervention est une manœuvre délicate et qui demande une bonne compréhension de la composition organique de la foule. La réaction, au sens quasi chimique, à une intervention peut en effet modifier entièrement la situation. C’est le cas notamment lorsque les foules sont encore hétérogènes comme sur la place Saint-Michel au début de la nuit et surtout après la fermeture des bars, après deux heures du matin. Certains fêtards anticipent en effet les rythmes convenus et commencent par exemple à allumer un feu avant trois heures du matin au beau milieu d’une foule hétérogène. Or, la police ne peut laisser se développer un feu dans ce type de quartier composé d’immeubles en bois et torchis qui a connu encore récemment des incendies spectaculaires et dramatiques. Pour intervenir, il faut pouvoir se frayer un passage dans la foule qui ne voit pas de mal à ce genre d’attraction et qui cherche même des attracteurs de ce type pour prolonger la soirée. Le lieutenant qui dirige les opérations durant la nuit le dit bien : il faut savoir sortir les gens du groupe très rapidement, sans chercher à occuper le terrain car, par sa seule densité, la foule peut isoler une patrouille qui se retrouverait alors en grande difficulté. L’art de l’intervention éclair est décisif, soit pour arrêter le feu et le détruire (mais il faut en général faire intervenir les pompiers ensuite, ce qui est nettement plus long, spectaculaire et massif comme intervention), soit pour interpeller des personnes repérées pour les extraire de la foule très rapidement et sans violence pour ne pas provoquer des réactions contre-productives. L’état alcoolisé des personnes concernées rend le résultat aléatoire car personne ne peut anticiper leur réaction.

9/ POLITIQUES DE TRI ET DEMOCRATIE

168Selon les attributs pris en compte, émergent des politiques de l’espace public et de l’événement, des « moments communs », ou des « moments ensemble » de types différents. Ils nous permettent de revisiter les méthodes les plus couramment adoptées par les démocraties pour traiter le nombre (qui fait foule) et en produire un public. Trois méthodes peuvent être distinguées :

Sériation des individus et démocratie représentative

169Le tri des collectifs se fait d’abord en les sériant, en les réduisant à des individus dotés d’attributs identiques. Réduit à une juxtaposition d’individus, « le peuple » semble « gérable » pour employer un terme de management et, mieux encore, il semble accepter la mise en scène spatiale des différences sociales radicales, car tous sont réunis « pour le spectacle » ou « pour le soutien à leur équipe ». Cette méthode de création d’un monde commun ressemble en fait à celle de la démocratie représentative fondée sur des opérations de vote, individualisées à l’extrême, qui permettent de recomposer, après de nombreuses étapes, la volonté générale. Le stade ou les concerts ne semblent supporteur le peuple qu’à la condition de le sérialiser, d’atténuer la puissance du nombre qui le caractérise, comme on le fait pour la démocratie représentative. Toutes les procédures de filtrage nominatif renforcent cette tendance : les 20 000 abonnés au PSG possèdent tous leurs cartes magnétiques avec photo personnelle, indispensables pour entrer. La « République du PSG » distribue désormais ses cartes d’identité pour autoriser ou non la participation à un espace public… qui ne l’est plus, puisque devenu au sens strict, une affaire de club. Pour retrouver une maitrise de son public trop ségrégé et agrégé en foules concurrentes (les tribunes Auteuil et Boulogne), le PSG a, en 2010, mis en œuvre le placement nominatif aléatoire, sans zoning préalable : il pousse ainsi encore un peu plus la démarche de sériation des individus identifiés pour éviter tout effet de foule. On mesurera cependant la différence avec les manifestations de rue, qui, dans certains cas, assez rares, donnent lieu à éviction de groupes par d’autres mais qui plus souvent restent ouvertes et anonymes. Il existe bien plusieurs politiques de rassemblement public et du public, certes différentes selon les enjeux marchands ou civiques dominants mais aussi selon les projets des organisateurs. Le « débordement » serait alors en premier lieu celui de cette politique de tri.

Ségrégation spatiale et zoning social

170Le tri des publics se fait ensuite dans l’espace en installant les équipements du cloisonnement, en hiérarchisant les places et en évitant les contaminations. L’espace public de ces événements se constitue comme un lieu à part, hors des lieux publics, alors qu’ils les occupent. C’est le cas, en mode mineur, de la manifestation qui est encadrée par un service d’ordre mais c’est le cas en mode majeur de tous les événements à caractère de spectacle. Les festivals de rue et les manifestations de rue sont propices à toutes les contaminations, les quasi-foules et les quasi publics se mélangeant aux vrais passants, malgré les tentatives de clôtures humaines par les services d’ordre. Ce modèle n’est pas celui des espaces publics non plus mais il est proche des modèles de ségrégation spatiale que l’on observe dans la ville.

171Le stade n’est guère autre chose finalement qu’un urbanisme de zoning fonctionnel qui aurait totalement réussi au point de pouvoir ranger les groupes sociaux selon leurs statuts. Les caméras de surveillance que l’on met en place dans les villes ne seraient alors que l’écho de ce fantasme déjà réalisé dans les stades où l’on peut en permanence savoir ce que chaque groupe fait, voire même prémédite. Mais attention, la division n’a pas de fin lorsqu’elle est enclenchée : ainsi, au sein des groupes de supporteurs d’un même club, la concurrence, voire la haine, peuvent être farouches. A Nantes, le conteneur des tribunes visiteurs a même pris en charge ces divisions internes sous forme de grilles installées au sein même de la tribune visiteurs.

Épuration dans le temps et processus d’assimilation

172Enfin, le tri s’effectue sous forme temporelle, comme c’est le cas lors de la bousculade à l’attente des bus pour les Transmusicales. Tout le dispositif de gestion des foules traitait les collectifs selon une succession d’états qu’ils devaient franchir pour être progressivement épurés. Les voyageurs n’étaient que des voyageurs et leurs statuts de « déjà-publics » ne pouvaient être pris en compte. Les institutions ne pouvaient traiter qu’un attachement après l’autre. Cette décomposition de collectifs réels, c’est-à-dire hybrides, en collectifs épurés a fini par poser problème au point de faire émerger un autre état, celui de foule. Ce modèle de traitement par sas, par seuil, ressemble fort au traitement de l’assimilation des étrangers. Les problèmes de tri et de bousculade place de la République à Rennes présentent des analogies topologiques avec Ellis Island, avec tous ces terminaux qui stockent les étrangers avant de les faire franchir le seuil d’un monde tant désiré. Pour accueillir des collectifs hétérogènes, il semble nécessaire de les avoir préalablement épurés, contrôlés et réduits à certaines propriétés acceptables, assimilables. Dans les deux cas, une forme de fiction est respectée qui voudrait qu’on débouche sur une assimilation, alors qu’en réalité c’est tout un mixte de cultures et d’expériences qui passe le seuil et qui débordera toujours le supposé prototype national pur, ou tout au moins sa définition administrative provisoire.

173La manifestation fait encore figure à part dans ce processus, mais moins que précédemment. Car son ordre propre, sa hiérarchie, veillent à faire faire l’apprentissage aux novices ou aux réfractaires de ce qu’est « la bonne manifestation », celle qui est politiquement correcte. À tel point que des ravers, lors du festival des Transmusicales à Rennes, voulant gagner en respectabilité, accepteront de se mouler dans le modèle de la manifestation en défilant dans un ordre impeccable dans tout le centre ville de Rennes, en respectant à la minute près les engagements pris pour terminer le défilé et éteindre les sound systems. Les responsables de la police furent véritablement ébahis de cette mutation complète de comportements. Voilà les ravers assimilés, devenus force politique de proposition, mouvement social reconnu ou tout autre terme qui qualifie la participation à des formats standards de représentations des collectifs.

CONCLUSION : CE QUE FAIT UN MATCH DE FOOT À UNE VILLE

174Le match de foot n’est pas a priori un événement urbain. Tout dépend de son ancrage dans la morphologie urbaine et l’on pourrait imaginer des stades à la campagne. Cependant, le couplage avec les villes est essentiel puisqu’il faut bénéficier de la capacité d’accessibilité présente par excellence dans les villes mais aussi de la puissance de centralité. La centralité des stades n’est pas une évidence, mais il faut rappeler à quel point l’équipe de foot, elle, peut devenir un élément constitutif de la centralité, de l’attraction de la ville et de la polarisation du climat relationnel d’une cité. À ce moment, le conteneur devient central même lorsqu’il est en périphérie, car c’est toute l’attention des habitants focalisée sur cette équipe et sur ce match qui fait contenant et est accueillie par un conteneur spécialement dédié. Mais cette alchimie n’est pas garantie. Nous avons même fait l’hypothèse que la faiblesse fréquente du contenant, en termes d’intérêt du spectacle, conduisait les supporteurs à surjouer la passion, à entrer dans une logique de défi vis-à-vis des adversaires qui permet de garantir à tous les coups un stress suffisant pour produire du contentement. Les clubs de supporteurs ne sont pas des parasites ou des épiphénomènes, ils sont une forme « d’assurance jouissance » pour l’organisateur, qui sait qu’ils vont produire un substitut de contenant quel que soit l’intérêt de la partie.

175On entre alors dans une autre logique de climatisation. Ce ne sont plus des passions du football qui sont à faire monter et à faire descendre, ce sont des rivalités instituées et jouées entre clubs de supporteurs, parfois même internes à chaque club. Dès lors, toute rencontre est un affrontement potentiel, sauf lorsque les clubs de supporteurs des équipes visiteuses sont trop amorphes pour produire le climat d’excitation et de rivalité qui convient. C’est pourquoi l’OM vaut cher en termes de publics, car dans tous les cas ses supporteurs font le spectacle. Mais ce déplacement a un prix : le pilotage du climat n’est plus entre les mains des organisateurs et tout peut basculer d’un instant à l’autre. C’est pourquoi la mobilisation des forces de sécurité internes au club sera maximale et sera redoublée par celle des forces de police qui sont devenues acteurs permanents de tous les matchs de foot professionnels. L’abondance des moyens de surveillance via la vidéo, des moyens d’intervention via les forces des police mais aussi des moyens de contention via les grilles et sas de tous types, crée un climat spécifique au match de football, car il est unique dans toutes les autres situations de rassemblement public où il manque toujours un des trois éléments mentionnés. La situation est donc des plus cadrées et pourtant c’est elle qui va dégénérer le plus souvent, car les articulations sont toujours difficiles à gérer – les supporteurs peuvent être « fourbes » – et la climatologie d’un stade de foot n’est pas une science exacte. On peut dès lors s’interroger sur le fait que le glissement de contenant, depuis la pelouse vers les gradins de supporteurs (nous disons bien de contenant, c’est-à-dire de focalisation de l’attention), que l’on vit très fortement dans les bulles panoptiques de sécurité des stades ne constitue pas un changement de genre d’offre de spectacle non assumée qui la rend susceptible de se dégrader d’autant plus rapidement que tout indice finit par faire signe de risque, de désarticulation et de perte de contrôle. Ainsi, les moindres événements (comme une bagarre dans une tribune) ont-ils des effets de stress massifs puisque tout est potentiellement explosif.

176Le climat des matchs de foot est devenu ultrasécuritaire et ultrasécurisé, ce qui paradoxalement renforce la valeur de ce contenant que sont les oppositions rituelles entre supporteurs. La ville peut en être affectée matériellement, lorsque les incidents débordent mais c’est avant tout sa réputation qui est en jeu et de ce point de vue, le rôle des clubs de supporteurs est devenu stratégique.