1Les situations qui ont été présentées dans les chapitres précédents se caractérisent par la mise en cause de sources de pollution dans la survenue de cancers. Les acteurs locaux qui se mobilisent autour de ces cancers se tournent vers les autorités publiques pour demander leur contrôle ou leur suppression. Ils invoquent les risques auxquels ils ont été ou continuent d’être exposés pour faire valoir leurs demandes. Des dynamiques de mobilisation et de revendication, très différentes dans les trois cas, se constituent autour d’une relation de causalité jugée valide par les acteurs locaux.

2Cette relation de causalité est remise en cause par l’expertise épidémiologique qui est appelée par les pouvoirs publics à évaluer les situations. L’expertise conclut que la seule explication acceptable d’un nombre apparemment inhabituel de cancers est l’aléa et que les sources de pollution incriminées ne peuvent pas être considérées comme la cause d’un excès de cas. Cette expertise conduit les autorités publiques à considérer que la mobilisation locale ne peut être que la conséquence de fausses représentations ou une expression collective d’émotions. Les actions d’information et de communication qu’elles mettent en œuvre visent alors à contrebalancer ces représentations ou à contenir ces émotions au nom de la raison.

3Dans les deux cas, la connaissance de la situation est encastrée dans des relations sociales et dans des structures de pouvoir. Des acteurs locaux se constituent en groupe de revendication contre des opérateurs et des décideurs qui, selon eux, ont créé des dommages de santé et continuent de leur imposer des risques. Les autorités publiques et les opérateurs font valoir l’expertise épidémiologique pour conclure que les revendications sont infondées. Cet antagonisme des points de vue est caractéristique des signalements impliquant des questions de santé.

4Engager une recherche sociologique sur les signalements suppose, selon nous, de considérer les dynamiques sociales et culturelles qui les caractérisent selon un cadre d’analyse dégagé de ces points de vue impliqués et de formuler une approche autonome apte à rendre compte de la production de connaissances aussi bien que des enjeux de pouvoir qui les traversent. Il ne s’agit donc pas de développer une approche auxiliaire de l’expertise épidémiologique qui partirait de l’absence de la relation de causalité à laquelle elle aboutit pour analyser les actions mises en œuvre localement. Il ne s’agit pas non plus de prolonger dans le langage des sciences sociales un regard militant qui vise à tirer des enseignements ou des exemplarités de certaines situations. La neutralité axiologique sur laquelle repose l’approche sociologique suppose de prendre la connaissance à partir de laquelle les acteurs agissent comme un phénomène en soi, digne d’intérêt et d’analyse en tant que produit d’activités humaines dans un environnement donné.

5La définition de la réalité à laquelle on se réfère, s’inscrit dans les perspectives tracées par Berger et Luckmann [Berger et Luckman, 1966] dans leur traité de sociologie de la connaissance :

La « réalité » [est] une qualité qui appartient à des phénomènes dont nous reconnaissons qu’ils ont une existence indépendante de notre volonté (nous ne pouvons pas « les faire disparaître ») et […] la « connaissance » comme la certitude que les phénomènes sont réels et qu’ils possèdent des caractéristiques spécifiques.

6Les acteurs locaux qui opèrent un signalement considèrent l’agrégat de cancers comme réel ; ils construisent une connaissance qui établit une relation causale entre cet agrégat et une installation industrielle ; ils agissent en fonction de cette réalité partagée au sein d’un groupe. Il n’est pas possible de disqualifier cette réalité ou de la ramener à des processus psychiques intrapersonnels1 au risque de s’interdire d’analyser les dynamiques sociales et culturelles à partir desquelles une connaissance est produite par les acteurs locaux et les guide dans leur action.

7Parce qu’ils s’inscrivent dans un autre univers de référence, les experts ne reconnaissent pas de valeur scientifique à cette réalité et lui substituent une réalité fondée sur les normes de leur communauté de travail. En revendiquant une objectivité de leur connaissance, ils affirment un monopole de production de la définition légitime de la réalité qui se rapporte à la place que l’institution dont ils sont les mandataires occupe dans l’espace social.

8Dans l’analyse sociologique, ces désaccords peuvent être regardés comme une confrontation entre deux définitions de la réalité et le succès d’une définition comme la résultante du pouvoir et de la légitimité acquis par les acteurs qui promeuvent cette définition et les institutions dans lesquelles ils agissent. Dans l’étude de cette confrontation, le sociologue n’a pas à prendre parti pour l’une ou l’autre définition de la réalité, mais à examiner les processus sociaux et culturels par lesquels elle est construite comme l’expression d’un ordre des faits et par lesquels elle oriente les actions et les perceptions. En revanche, s’il participe à la décision publique, il doit alors se poser la question de la valeur de la connaissance produite, ce qui le conduit à interroger les contextes et les processus de production de la réalité par les différents acteurs et à regarder leur pertinence à rendre compte des situations considérées. Ce n’est que dans ces conditions, et sous des protocoles méthodologiques contrôlés relevant des sciences sociales, qu’il peut être conduit à hiérarchiser les connaissances produites en vue d’examiner et de discuter leur contribution à la décision publique2.

9L’étude des trois signalements part du fait que les acteurs locaux considèrent la relation entre les cas de cancer et les installations industrielles comme réelle. Elle cherche à expliquer comment ces acteurs ont élaboré cette réalité et les correspondances qu’elle entretient avec leur expérience sociale. Dans cette perspective, l’approche privilégie les modalités par lesquelles des relations de causalité sont établies entre des cas de cancer et des installations industrielles et constituent des arguments dans les relations sociales. Pour analyser les déterminants sociaux et culturels de la formation et du développement des signalements, la diversité des trois situations étudiées présente un atout car elle permet de multiples comparaisons pour caractériser ces configurations qui voient des acteurs sociaux se mobiliser contre des risques de santé. Ces situations ne partagent pas toutes les mêmes caractères, mais elles peuvent être comparées et contrastées deux à deux de telle sorte qu’un tableau d’ensemble puisse se dégager3. C’est dans cette perspective que la présentation de signalements a été construite selon une trame qui permet de rassembler et d’organiser les traits communs malgré la diversité des situations. Partant de la singularité des lieux, elle présente des acteurs, les actions entreprises pour construire le signalement, les relations à l’expertise et aux autorités publiques et les représentations des risques qui émergent. Cette trame constitue le cadre à partir duquel les trois signalements peuvent être comparés et mis en perspective les uns avec les autres en vue de caractériser les signalements de cancers. Comme la base empirique est restreinte, cette caractérisation est évidemment provisoire. D’autres études locales sont en cours en vue d’affiner ou de réfuter les éléments d’analyse présentés4.

LES COMPOSANTES DU SIGNALEMENT

10Ce premier niveau de mise en perspective des trois signalements porte sur leurs composantes, le territoire concerné, les acteurs et la nature de la menace invoquée. Il met en évidence la proximité entre le signalement de Saint-Cyr-l’École et celui de Vincennes, et par contraste, les différences radicales avec celui de Nivillac.

Le territoire du signalement

11À Saint-Cyr et à Vincennes, la mobilisation a pour cadre des zones habitées par des personnes dotées d’un capital culturel élevé et exerçant des professions requérant, dans la majeure partie des cas, des études supérieures et, pour certaines, une maîtrise des procédures de la recherche scientifique. Ces caractéristiques sociales sont plus notables à Vincennes ; elles traduisent le recrutement social d’un quartier neuf aux portes de Paris. À Saint-Cyr, le quartier de l’Épi d’Or est plus hétérogène parce qu’il est marqué par un renouvellement de population typique des zones pavillonnaires, qui voit le passage de catégories populaires à des catégories moyennes. L’arrivée des catégories moyennes correspond au fait qu’il s’agit d’une zone de report du marché immobilier de l’ouest parisien combinant une proximité relative à la capitale, un cadre de vie pavillonnaire et des prix abordables en fonction des revenus disponibles.

12Ces deux zones présentent donc une grande proximité sociale qui les différencie de la zone rurale de Nivillac où est situé l’incinérateur. Il s’agit là d’une zone en voie de vieillissement où vivent des personnes des catégories populaires, faiblement diplômées qui ont eu une activité agricole ou ouvrière. Ces lieux ont été marqués par différentes crises depuis les années 1960 : transformation de l’agriculture et réduction du nombre d’exploitations agricoles, crises structurelles de l’activité industrielle (machinisme agricole à Redon, chantiers navals de Penhoët à Saint-Nazaire). Les transformations en cours sur la frange littorale du Morbihan n’y ont pas d’effets importants, à l’exception d’une enclave hôtelière de luxe à un kilomètre à l’ouest du site, contrairement aux parties urbanisées de la Roche-Bernard et de Nivillac qui deviennent la troisième couronne de l’agglomération vannetaise.

Les acteurs du signalement

13Les personnes qui sont au cœur de la mobilisation à Vincennes et à Saint-Cyr sont des femmes qui s’occupent de leurs enfants et qui, pour certaines, exercent une activité professionnelle. Cette mobilisation féminine procède de plusieurs facteurs. Tout d’abord, le signalement concerne des cancers d’enfants qui ont une visibilité dans le milieu scolaire. On peut donc s’attendre à ce que des mères qui s’occupent de leurs enfants développent une conscience des dangers auxquels ils peuvent être exposés. On conçoit aussi que l’attente collective des enfants à la sortie de l’école et les échanges informels qui la caractérisent puissent contribuer à amplifier cette conscience des dangers. Ensuite, ces femmes ont un capital scolaire et culturel élevé susceptible de favoriser des modalités d’organisation collective (appartenance à des associations de parents d’élèves, capacité à mobiliser des réseaux et des informations). D’autre part, elles se trouvent dans un moment de transition dans leur trajectoire biographique. Elles ont accompli une partie de leur rôle de mère qui les a mises dans une situation de contrainte familiale (grossesse et prise en charge de la petite enfance), elles n’envisagent pas d’avoir d’autres enfants, leurs enfants ont acquis une certaine autonomie par leur scolarisation. Lorsqu’elles n’ont pas déjà une activité professionnelle, elles aspirent à en reprendre une. La mobilisation leur offre un espace dans lequel elles peuvent sortir de leur rôle domestique et engager une activité ouverte sur le monde extrafamilial.

14Autant les signalements de Vincennes et de Saint-Cyr sont des affaires de femmes, autant le signalement de Nivillac est une affaire d’hommes. La préoccupation des deux acteurs principaux concerne des cancers qui touchent des personnes avec lesquelles ils partagent une condition générationnelle. Ce sont également des hommes qui se sont faits eux-mêmes dans une activité d’entrepreneur. Ils sont mus par une indignation qui prend sa source dans une posture de défiance à l’égard des autorités publiques formée dans leur activité professionnelle. Alors que, à Vincennes et Saint-Cyr, la mise en cause concerne des entreprises identifiables et économiquement solvables, à Nivillac ce sont les pouvoirs publics qui sont l’objet de l’incrimination, ce qui réplique l’expérience des deux entrepreneurs devant la norme bureaucratique ou le refus d’extension d’activité. Les registres d’action sont également ceux de l’action individuelle : démarchage auprès de personnes du voisinage pour une éventuelle plainte, collecte d’information, analyse d’échantillons. Une mobilisation collective, telle qu’elle existe à Saint-Cyr ou à Vincennes, ne trouve pas de point d’ancrage pour se développer parce que les actions entreprises par les acteurs locaux procèdent de cadres de pensée qui valorisent l’action individuelle.

Les réseaux sociaux locaux

15Les acteurs du signalement occupent une place différente dans les réseaux locaux. À Nivillac, ils sont en dehors des réseaux d’activité, de parenté et de pouvoir du fait de leur travail ou d’une implantation locale récente. Ainsi, même si l’ambulancier a quelques parents aux alentours, son activité ne dépend pas du tissu d’interdépendances locales puisqu’il est en situation de quasi-monopole dans une activité dont le flux d’entrée (le transport de malades) est lui-même indépendant de ces réseaux locaux. Des indices convergents sur l’activité, sur le mode de vie et sur le tissu de relations permettent de renforcer cette hypothèse d’un statut « d’outsider » [Elias et Scotson, 1994]. Si l’ambulancier engage des actions conduisant au signalement après le décès de sa cousine, il ne parvient pas à mobiliser le réseau de parenté, ni le réseau de voisinage auxquels il a accès pour lui donner une assise sociale. Les personnes chez qui il trouve une oreille attentive sont extérieures aux réseaux locaux : un entrepreneur nouvellement arrivé en retraite dans la région, ainsi que des médecins récemment implantés. Le conflit autour de l’incinérateur met dramatiquement en évidence l’absence de participation des plaignants aux réseaux locaux. Selon eux, les gens du voisinage de l’incinérateur auraient dû se mobiliser parce qu’ils avaient connu des cancers dans leur famille proche. Mais, en disant cela, ils ne prennent pas en compte le fait que les réseaux de parenté et de pouvoir établis produisent un tissu d’interdépendances qui exerce des contraintes sur leurs possibilités d’action. L’interprétation dévalorisée que les plaignants font de ces interdépendances (ils parlent de manipulations, de pressions) témoigne à sa façon de l’existence de réseaux dont ils sont exclus et exprime leur impossibilité de les mobiliser.

16Les situations de Vincennes et de Saint-Cyr sont différentes parce que les réseaux locaux sont moins établis. À Vincennes, le quartier de l’ancien site Kodak est récent ; il est de nature résidentielle. Les personnes qui y habitent ont une activité hors du quartier ou même hors de la ville. Les réseaux les plus présents sont ceux qui sont constitués autour de l’école par les associations de parents d’élèves, mais ils sont peu organisés. À Saint-Cyr, le quartier de l’Épi d’Or est de ceux qui ont fait basculer la majorité municipale, ce qui indique que les résidents n’étaient pas inscrits dans les réseaux municipaux structurés de longue date autour du parti communiste qui gérait la commune depuis les années 1920. L’enquête met l’accent sur une structuration ordinaire des réseaux du quartier autour de l’école avec, dans les deux cas, deux associations de parents d’élèves. Cette structuration s’ajoute à des réseaux plus anciens de défense du cadre de vie qui s’étaient déjà manifestés à propos de programmes autoroutiers à proximité du quartier. Comme à Vincennes, ces réseaux ne sécrètent pas une interdépendance forte dans la mesure où les revenus, les conditions de vie, les possibilités de logement n’en dépendent pas. Ce sont des réseaux qui reposent sur une adhésion volontaire. Ils sont soutenus par des pratiques régulières (conduire les enfants à l’école et les chercher) porteuses d’une sociabilité spécialisée, limitée dans le temps et dans l’espace. Ces réseaux sont à l’origine des signalements : c’est en effet par eux que transite l’information sur les cancers d’enfants et que débute la mobilisation locale.

Les représentations des victimes

17Les signalements présentent les personnes atteintes comme des victimes. Cela est un cadre de pensée nécessaire pour incriminer une source de pollution qui leur est extérieure. Il importe de questionner les fondements culturels de cette représentation des personnes atteintes comme des victimes car le caractère plausible de la mise en cause d’installations dans leur environnement en dépend.

18À Vincennes et Saint-Cyr, la figure de l’enfant victime est centrale. Dans les représentations collectives contemporaines, un enfant est peu susceptible de contracter un cancer et, à plus forte raison, de mourir. Si cela advient, la question du « pourquoi » qui traverse les représentations de maladies a un fort retentissement. Elle permet le développement de logiques d’accusation sociale [Fainzang, 1989]. Cette question a d’autant plus de force qu’aucune explication raisonnable ne peut être apportée. Le fait qu’elle aurait pu toucher d’autres enfants favorise un phénomène d’identification de condition qui constitue un terreau favorable à une mobilisation collective. La perception d’une menace à l’égard d’enfants renvoie, de façon générale, à des schèmes culturels relatifs au rôle protecteur des parents à l’égard de leurs enfants. L’identification d’une condition d’enfant menacé peut, de plus, bénéficier d’un terreau favorable chez des parents qui perçoivent la scolarisation de leurs enfants comme une séquence de détachement de l’univers familial. Elle peut être renforcée par la situation sociale des mères qui, après avoir arrêté leur activité pour donner naissance à leurs enfants et les élever, cherchent à nouveau à exercer une activité professionnelle.

19Dans les regroupements de sortie d’école et les associations de parents d’élèves, cette identification d’une menace bénéficie d’un terreau extrêmement favorable. En effet, la caractéristique de ces regroupements est d’être fondés sur une condition commune (parents, et principalement mères, d’élèves) et, conjointement, de ne pas bénéficier de principes internes de structuration car le regroupement est temporaire. Un danger extérieur est susceptible de structurer ce type de rassemblement en le faisant passer d’un état occasionnel ou latent à une forme plus organisée [Douglas, 1999]. À Saint-Cyr aussi bien qu’à Vincennes, les conditions de regroupement social favorisent une mobilisation à partir d’une menace à l’égard des enfants.

20Si la figure du voisin de l’incinérateur comme victime est mise en avant à Nivillac, elle est contestée par les médecins et les épidémiologistes qui invoquent d’autres causes des cancers, liées aux modes de vie. De façon plus générale, comme les cancers sont devenus une cause majeure de décès pour les générations âgées, ils ne peuvent pas être vus comme des pathologies exceptionnelles. La notion de victime a donc une autre résonnance puisqu’elle n’est pas forcément associée à une cause particulière, mais peut s’inscrire dans le déroulement des trajectoires biographiques ordinaires.

21De plus, les modalités de présentation du problème des cancers par les plaignants vont à l’encontre de la logique de collectivisation du danger qu’ils mettent en avant. En effet, la carte des cancers de Nivillac qu’ils élaborent débouche sur une représentation d’une pathologie qui ne frappe pas au hasard, mais qui obéit à des régularités météorologiques (les habitations sous les vents d’ouest) et géographiques (un déplacement progressif des cas de l’ouest vers l’est de la péninsule). Ainsi, dans l’hypothèse où elle adhère à l’idée d’une menace liée à l’incinérateur, la population locale peut, en observant la carte des cancers, ne pas se sentir concernée par cette menace.

22De surcroît, il s’agit d’une menace passée puisque l’incinérateur est arrêté depuis 1999. Dès lors, la question posée par les plaignants se présente pour la majorité de la population comme une querelle politique, voire un conflit personnel. L’absence de reconnaissance du signalement par la population locale se heurte au défaut d’ancrage du problème posé par l’incinérateur dans l’expérience d’une menace en cours pour soi ou pour ses proches.

LA FORMATION DES SIGNALEMENTS

23Le signalement procède d’une connaissance partagée qui se forme à l’intérieur de réseaux faiblement organisés et qu’elle contribue à stabiliser. Cette connaissance ne prend pas appui sur une expérience intime de la maladie et de la mort de proches, mais sur des caractéristiques propres à la situation qui rendent plausible l’association entre des cancers et une source indentifiable de danger pour la santé.

Les signalements et l’expérience intime

24Les signalements de cancers d’enfants ne s’appuient pas, le plus souvent, sur une expérience corporelle ou une mise en présence directe avec la maladie, mais sur un sentiment publiquement partagé d’une fréquence anormale de cas de cancers et sur l’intuition, elle aussi partagée, que des installations de type industriel sont en cause. À Nivillac, c’est la conjonction entre une expérience professionnelle et une expérience intime qui conduit à la mise en cause de l’incinérateur dans le développement des cancers. Ce sont l’ambulancier et ses proches qui se mobilisent au moment où son cancer est diagnostiqué.

25La difficulté à passer d’une affliction individuelle à une action collective caractérise la mobilisation inaboutie de Nivillac. Pour les quelques personnes, de plus en plus isolées, qui portent cette plainte, elle revêt une dimension émotionnelle très forte. Elle marque tout autant la famille de l’ambulancier décédé que le conseiller municipal qui a agi avec lui, les uns et les autres évoquant à maintes reprises sa mémoire lors des entretiens. Pour être apaisés, ils voudraient que le président du SIVOM et l’administration reconnaissent une faute. Devant le silence de l’administration, ils se trouvent démunis et développent le sentiment d’une injustice face à une mort qu’ils jugent anormale. Dans ce cas, il est possible de relier la plainte environnementale au travail émotionnel d’un groupe restreint, ce qui n’invalide pas leur protestation, ni n’épuise l’explication de cette plainte. Simplement, ce travail émotionnel éclaire l’ancrage de la plainte, mais aussi sa difficulté à être prise en compte au-delà du réseau social restreint dans lequel elle se forme.

26Dans les deux autres cas, l’expérience proche ou intime des cancers est absente de la mobilisation. L’identification à l’expérience des mères dont l’enfant a eu un cancer est sans aucun doute un motif de l’engagement des femmes à Saint-Cyr. Ce motif passe par les réseaux institutionnels (l’école, les associations de parents d’élèves) pour aboutir à une mobilisation collective. À Vincennes, la configuration est comparable : c’est aussi par l’école et les associations de parents d’élèves que se forme une mobilisation locale. Dans ces deux situations, le travail émotionnel est présent parce qu’il y a eu des décès d’enfants, mais il se présente à un niveau de généralité tel qu’il ne peut pas être considéré comme un facteur explicatif de la mobilisation locale. Les familles endeuillées ont été très largement préservées de la publicité donnée aux signalements ; l’argument du deuil a été peu utilisé par les acteurs centraux de la mobilisation, contrairement à l’argument du risque. En revanche, l’usage de l’argument du deuil a pu être mobilisé dans le débat public pour disqualifier une mobilisation de femmes et la ranger dans un registre présenté comme difficilement accessible à la raison.

27Les signalements prennent appui sur l’expérience partagée par des personnes qui agissent ensemble à partir de perceptions plus ou moins diffuses de risques et de dangers auxquels leurs enfants seraient exposés. C’est par la médiation de cette action collective que leurs expériences des risques encourus trouvent à s’exprimer dans l’espace public, de telle sorte que le signalement est indissociable du groupe qui le porte. Ainsi, à Saint-Cyr, dès le moment où les antennes sur le toit de l’école sont démontées, la mobilisation s’étiole, le noyau dur des acteurs locaux se dissocie. Il faut la publication de l’expertise de l’InVS pour que cette expression collective se reforme temporairement. À Vincennes, le collectif vigilance Franklin perd de sa réalité de groupe lorsque l’enquête d’évaluation des risques est réalisée et que les anxiétés locales sont atténuées. Il parvient à se maintenir sous une forme plus restreinte en généralisant la cause à partir de laquelle il s’est constitué et en se revendiquant d’une vigilance et d’une expertise citoyenne sur les questions de santé-environnement5. A contrario, la faiblesse des relations qui se sont nouées entre les acteurs locaux intéressés aux questions posées par les cancers contribue à expliquer le côté inabouti du signalement de Nivillac.

28Dans les deux premiers cas, la représentation d’un danger rassemble des personnes qui, par la disparité sociale et culturelle de leurs modes de vie, avaient une faible probabilité de se retrouver et d’agir ensemble. Le voisinage et, pour certains, la fréquentation des groupes scolaires sont des facteurs qui ont favorisé la formation de ces groupes, mais ils ne sont pas susceptibles à eux seuls d’expliquer qu’une mobilisation ait pu advenir. Il faut alors s’interroger sur les conditions qui ont rendu possible l’émergence du signalement.

L’existence d’atteintes de santé atypiques

29La condition première de formation d’un signalement est la perception de différentes atteintes de santé comme un agrégat atypique. Le caractère d’agrégat atypique recouvre deux aspects : la possibilité de rassembler la population touchée en un groupe identifiable et l’absence d’explication connue. Il mobilise deux ensembles de représentations. D’une part, une représentation des individus touchés en termes d’agrégat. Dans deux cas, il s’agit d’un groupe d’âge (les enfants), une population bien délimitée et inscrite dans un équipement collectif, lui-même associé à la source de pollution. Ce groupe n’a pas besoin d’être construit pour le signalement ; il est déjà organisé par l'institution scolaire. Dans le cas de Nivillac, le groupe concerné par la menace est largement moins circonscrit : si l’on suit les plaignants, toute la population serait concernée, dans une zone géographique assez large ; mais dans les faits, cela renvoie bien plus à des personnes âgées dispersées dans un territoire assez vaste. Dans ce cas, l’idée même d’un agrégat ne bénéfice pas d'un cadre tangible pour être développée et argumentée.

30D’autre part, le caractère atypique fait référence aux représentations des causes des maladies. Incontestablement, à Saint-Cyr et Vincennes, le fait que ce soit des cancers d’enfants a constitué un facteur déterminant pour considérer qu’il s’agissait de pathologies inhabituelles. Ces cancers sont exceptionnels, inattendus et souvent inexplicables ; ils peuvent à ce titre être perçus comme une injustice. Le facteur déclenchant ne concerne pas un cas spécifique de cancer, mais la succession de cas, ce qui d’ailleurs permet de les constituer en un agrégat en dépit de leur diversité étiologique. L’absence d’explication causale fait de ces diverses pathologies d’enfants, inhabituelles en soi, un agrégat atypique.

31À l’inverse, des cancers de personnes âgées sont plus dans l’ordre ordinaire des choses et des explications courantes peuvent leur être apportées, ce que vient illustrer l’exemple de Nivillac. Dans cette zone à la démographie vieillissante, l’idée de l’exceptionnalité des cancers d’adultes ou de personnes âgées est en effet peu plausible quand le cancer, pris comme une catégorie générique, est une pathologie courante et une cause majeure de décès. De façon comparable, les suicides n’apparaissent pas comme des morts exceptionnelles, mais s’inscrivent dans une vision fataliste des choses. Une des difficultés auxquelles se heurtent les acteurs locaux consiste à faire de ces décès une situation exceptionnelle. Ils ont alors recours à une procédure d’amplification du problème par une agrégation de tous les cancers recensés localement. Une autre stratégie aurait pu consister à mettre en avant des situations particulières qui pouvaient indiquer un problème spécifique ou exceptionnel, ce que suggéraient les deux médecins qui ont été actifs dans le signalement. Le conseiller municipal, l’ambulancier et sa famille se sont au contraire centrés sur l’importance du nombre des cancers que la carte a mise en évidence et auquel elle a donné une forme graphique. En confondant tous les cancers, ils se sont placés sur le registre des pathologies habituelles d’une population vieillissante, occultant l’éventuelle singularité de certains cancers et fragilisant leur cause.

La présence de réseaux de circulation de l’information

32Pour qu’un signalement prenne forme, il faut également que la connaissance des atteintes de santé puisse être rassemblée et cumulée afin de construire ces atteintes comme un problème collectif. La structure des réseaux locaux d’information est ainsi un facteur déterminant dans cette collectivisation des pathologies.

33À Saint-Cyr-l’École, deux enfants décèdent, l’un en 1996, l’autre en 1998 ; l’année suivante, deux autres enfants sont atteints de pathologies rares. À l’initiative de trois mères, qui se sont déjà inquiétées de ces cas, l’information circule à la sortie de l’école et prend corps par l’intermédiaire des associations locales de parents d’élèves. L’inquiétude qu’elles véhiculent rejoint des préoccupations environnementales locales qui reposent sur la représentation d’un territoire menacé par des grandes voies de communication en extension. C’est par ces différentes médiations qu’elle acquiert une expression publique. À Vincennes, le rôle des associations de parents d’élèves est également déterminant pour amplifier un premier signalement par la directrice de l’école maternelle. Informées par la directrice, elles sollicitent des explications auprès de la mairie. Elles bénéficient pour cela de l’appui de Henri Pézerat, le toxicologue très impliqué dans l’Association de défense des victimes de l’amiante et bon connaisseur des instances de l’expertise.

34Il existe toutefois une différence importante entre les deux cas. À Saint-Cyr-l’École, seules les trois familles au cœur de la mobilisation ont, durant une année, mis leurs enfants dans une autre école, à l’écart des antennes relais. À Vincennes, de nombreuses familles ont inscrit leurs enfants ailleurs, occasionnant la fermeture de deux classes en 2000-2001. Dans la crèche à proximité du site, à la suite d’une mononucléose interprétée à tort comme un cancer, la moitié du personnel s’en va ; une dizaine d’enfants est inscrite ailleurs, ce qui entraîne la fermeture d’une section. L’école a été fermée, occasionnant un déplacement de l’ensemble des élèves restant. À Vincennes, il y a des réponses d’exit [Hirschman, 1995], ne serait-ce que parce qu’il existe une offre scolaire importante dans un environnement urbain proche, ainsi qu’une offre de logements urbains ; ces réponses alternatives ne favorisent pas une mobilisation collective. Le quartier de l’Épi d’Or à Saint-Cyr-l’École est géographiquement enclavé entre l’A 86 et la ligne de chemin de fer, sur un plateau séparé du reste de Saint-Cyr-l’École. Si une réponse d’exit est toujours possible pour les enfants, elle présente un coût social important, comme le soulignent les mères qui ont placé leurs enfants dans une école du bas de la ville, car elle les a isolés et privés de leurs réseaux d’amis associés à l’école. La structure urbaine exerce ainsi des contraintes qui obligent les personnes à penser en termes de quartier et qui conduisent à un ancrage des plaintes dans les réseaux de voisinage, ce qui favorise une réponse en termes de voice. À Vincennes le poids des réseaux sociaux est moins tangible parmi les plaignants6. Dans un environnement urbain aux ressources multiples, les personnes ne sont pas contraintes d’agir ensemble, mais elles peuvent adopter des stratégies d’évitement visant à protéger leurs propres enfants.

35À Nivillac, l’ambulancier n’est pas en capacité de mobiliser des réseaux locaux de participation sociale pour donner une ampleur à l’agrégat qu’il pressent. La personne qui le rejoint, est récemment installée dans la région ; les réseaux locaux lui sont encore moins accessibles lorsqu’il entre en conflit avec les élus locaux.

36Dans les deux premiers cas, le signalement passe par une mobilisation de réseaux sociaux faiblement organisés, mais qui sont réceptifs à des préoccupations concernant les enfants. À Nivillac au contraire, l’absence d’accès aux réseaux locaux conduit les initiateurs du signalement à nouer des alliances avec d’autres acteurs en marge des ces réseaux. En l’absence de soutien local, la seule issue possible est de transférer le signalement dans l’espace politique, ce qui advient lors du débat sur l’incinération des déchets ménagers, ou dans l’espace judiciaire où les dommages éventuels peuvent être pris en considération.

L’incrimination d’une source de pollution

37La troisième condition de formation d’un signalement réside dans la possibilité d’imputer une cause aux pathologies à partir desquelles un questionnement collectif prend forme. Il faut donc que le milieu environnant offre des ressources plausibles pour cette imputation.

38Les trois signalements mettent en cause des installations à caractère industriel qui présentent des caractères spécifiques. Dans deux cas, ces installations ont cessé de fonctionner. À Nivillac, l’action en justice a interdit aux élus locaux de détruire les bâtiments, comme ils souhaitaient le faire ; mais leur visibilité est réduite du fait de leur localisation dans des landes boisées. L’impact de l’incinérateur sur l’environnement est de surcroît très limité en comparaison des années où il fonctionnait de façon régulière et où il enfumait le voisinage. À Vincennes, l’usine Kodak a été remplacée par un ensemble résidentiel ; le passé industriel est évoqué par les noms des rues qui renvoient au monde de l’image. À Saint-Cyr, les antennes sont banalement inscrites dans le paysage et présentent une faible visibilité par comparaison avec une installation industrielle. Ainsi, lors des entretiens, plusieurs personnes ont affirmé ne pas les avoir remarquées avant le signalement. La formation des signalements ne peut donc pas être directement imputée à la visibilité des sources de pollution.

39C’est en cherchant des réponses aux questions de santé autour desquelles elles se mobilisent que les personnes sont conduites à interroger leur cadre de vie. Dans un contexte où les nuisances de certaines installations sont déjà l’objet de débats publics, ces installations de proximité deviennent visibles et sont instaurées comme des sources possibles de pollution à même d’expliquer les problèmes de santé locaux. Les éléments mis en cause sont présents de façon ordinaire ; mais c’est la recherche de causalités qui les rend visibles et qui conduit à leur considération rétrospective comme des sources de pollution.

40Comme le montre Wynne [Wynne, 1996], l’absence d’interdépendance entre les plaignants et les acteurs responsables de la source incriminée rend d’autant plus possible l’acceptation sociale de la mise en cause de ces installations. Ainsi, les résidents de Saint-Cyr et de Vincennes n’entretiennent pas de relations de dépendance ou de réciprocité avec les entreprises qu’ils mettent en cause. À l’inverse, à Nivillac, la mise en cause de l’incinérateur concerne directement des élus qui maîtrisent les réseaux du pouvoir local. De ce fait, la question posée par le signalement est vite transformée en enjeu politique local dans lequel les fidélités sont mises à l’épreuve, alors que dans les deux autres cas, le signalement prend une toute autre forme dans laquelle les conflits locaux éventuels, par exemple avec les mairies gestionnaires des écoles, sont largement atténués au profit de conflits avec des instances extérieures.

LE PROCESSUS DE CONSTRUCTION DU SIGNALEMENT

41La relation de causalité entre l’agrégat de pathologies et la source incriminée devient plausible au travers de différentes phases de construction d’une connaissance locale. De ce point de vue, il est possible de parler d’une procédure singulière de raisonnement et d’établissement des faits qui débouche sur le signalement.

Une contiguïté spatiale

42L’intuition initiale d’une relation de causalité repose très largement sur l’idée d’une contiguïté spatiale que l’utilisation de cartes de localisation des cancers permet d’objectiver. La fabrication d’une carte est au cœur du signalement de Nivillac. Une carte a également été utilisé à Saint-Cyr-l’École pour localiser les cancers et pour délimiter les lieux situés à une certaine distance des antennes afin d’y réaliser des enquêtes. À Vincennes, l’exiguïté des lieux et le caractère diffus de la pollution chimique n’ont pas rendu nécessaire l’établissement d’une carte, mais la question des limites du territoire à considérer s’est posée.

43Dans le cas de Nivillac, la carte a servi de document de travail à l’enquête menée par la CIRE en 2002. Elle agrège les cas de cancers sur plus de dix années, indépendamment de leur type, des caractéristiques des personnes ou de leur date d’apparition. Elle établit une représentation spatiale qui objective l’ampleur des cancers. Elle est aussi la trame narrative de la maladie et de son développement. Constamment réactualisée, elle est l’instrument par lequel l’espace des habitants est transformé en lieu des cancers [Certeau, 1980].

La recherche d’une relation de causalité

44La représentation spatiale est un support intermédiaire dans l’établissement d’une relation de causalité : elle délimite un agrégat inscrit dans un territoire et permet d’objectiver l’intuition initiale sur la cause des pathologies. Un travail documentaire permet de donner corps à cette première relation. Les connaissances mobilisées concernant leur origine possible s’alimentent à des sources identifiables dans le monde scientifique ou dans la mobilisation environnementale. Elles se présentent en partie sous la forme d’un argumentaire-type que l’on peut aisément retrouver sur les réseaux d’information militante : il en est ainsi des argumentaires sur les radiations ou sur les dangers de l’incinération.

45À Vincennes, la valeur attribuée aux connaissances que Henri Pézerat diffuse dépend de la confiance qui lui est accordé localement. Parmi les éléments sur lesquels repose cette confiance, il y a le jugement porté sur son expérience personnelle et la conviction de son désintéressement, c’est-à-dire la conviction de l’absence d’instrumentalisation du signalement dans des enjeux extérieurs à la situation locale7. Une autre source de connaissance est constituée par le comité scientifique établi pour étudier le signal sanitaire, auquel participe un temps le toxicologue. Ce comité fournit des connaissances et des données qui acculturent le collectif local au raisonnement et aux résultats des études menées et qui lui permettent de développer une critique méthodologique des études effectuées [Ledrans, et al., 2007].

46À Saint-Cyr, l’expertise institutionnelle ne s’articule pas avec le signalement local, même si des instances de concertation sont mises en place. Les enquêtes locales sur les troubles associés aux sources électromagnétiques sont disqualifiées d’un point de vue méthodologique par les épidémiologistes, ce qui ne facilite pas des échanges ultérieurs entre les experts et les acteurs locaux. Cette disqualification explique également que ces derniers se retournent vers des spécialistes critiques des radiations électromagnétiques. Contrairement à Vincennes, il n’y a pas d’espace commun dans lequel l’établissement des relations de causalité puisse être examiné ensemble. Les experts ont leur corpus de références, issu de l’épidémiologie ; les acteurs locaux font appel à des connaissances sur les effets sanitaires de sondes qui sont mobilisées dans les réseaux d’opposants.

47À Nivillac, outre un travail de recherche documentaire sur l’incinération, l’élu local à l’origine du signalement procède, sur ses ressources propres, à une mesure directe des polluants contenus dans le sol environnant l’incinérateur. Durant l’expertise commanditée par le ministère de la santé et réalisée sous le contrôle du préfet du Morbihan, il n’y a pas d’échanges qui puissent être une source d’informations pour les acteurs locaux. Plus encore qu’à Saint-Cyr, les façons d’appréhender le problème sont divergentes : la CIRE s’appuie sur les données techniques relatives au fonctionnement de l’incinérateur et sur l’absence de pertinence d’une étude épidémiologique compte tenu de la dispersion de la population ; l’entrepreneur veut prouver qu’il y a eu une pollution de sols quitte à incriminer de providentiels manouches faisant un trafic de batteries au pyralène pour expliquer la brièveté du temps de pollution ; l’ambulancier et sa famillle mobilisent le décompte des malades et leur expérience des émanations de l’incinérateur.

48Dans chaque site, les démarches sont spécifiques : les sources documentaires qui alimentent le passage de l’intuition à l’établissement d’une causalité dépendent étroitement des configurations sociales dans lesquelles tant le signalement que l’expertise s’opèrent et des ressources qu’elles procurent aux acteurs locaux. La documentation électronique (Medline, mais aussi des sites dédiés aux questions de santé environnementale) offre à certains des acteurs locaux des ressources complémentaires pour étayer la causalité envisagée.

L’établissement d’une relation de causalité

49Des figures de rhétorique permettent de rassembler les diverses informations collectées et de les mettre en relation avec l’expérience locale des pathologies pour valider la causalité envisagée. Le raisonnement local fait ainsi appel à des synecdoques en généralisant la partie au tout duquel elle est supposée procéder. Ainsi, à Saint-Cyr, le danger perçu des téléphones portables sert d’argument pour souligner les dangers des antennes. D’autres raisonnements font appel à un principe d’identité : à Nivillac, l’incinérateur de Gilly-sur-Isère et son fonctionnement hors normes servent de matrice pour repenser les dangers de l’incinérateur local, même si ce dernier a très peu fonctionné en comparaison du précédent. D’autres figures encore procèdent de la pensée analogique. À Saint-Cyr, on invoque un exemple largement diffusé par les opposants aux ondes électromagnétiques, selon lequel les ondes ont des effets délétères chez les poussins et peuvent produire des malformations ; la conclusion qui en est tirée est que ces ondes ou des ondes comparables devraient avoir des effets identiques sur les enfants. À Nivillac, les tumeurs cancéreuses du chien de l’ambulancier sont invoquées pour attester la dangerosité de l’incinérateur et de ses émissions. Les rapports de comparaison ou de similitude que ces figures engagent sont utilisés à l’intérieur des réseaux qui signalent les cancers ; ils se développent d’autant plus que l’expertise institutionnelle est faiblement présente et ne leur oppose ni critique, ni alternative.

50Dès lors que ces figures rhétoriques sont considérées comme allant de soi, elles rendent plausible la causalité invoquée. Il convient alors de questionner les configurations dans lesquelles ces opérateurs de relations sont considérés comme allant de soi. Comparer un poussin et un enfant peut en effet avoir du sens au sein d’une famille dotée d’un langage et de catégories qui lui sont propres. Au-delà de ce cercle intime, cette comparaison mobilise des principes d’identité (œuf - fœtus ; poussin enfant) qui ne vont pas de soi dans les classifications du réel généralement admises. L’équivalence entre l’humain et le chien, tous deux exposés aux fumées de l’incinérateur peut paraître hasardeuse dès lors qu’elle ne prend pas en compte les autres causes et conditions susceptibles de favoriser des tumeurs chez l’homme et chez le chien, voire le métabolisme différent des espèces. Pourtant, comme la première équivalence, cette association est jugée plausible par un ensemble, plus ou moins étendu, de personnes qui y voient la preuve par l’expérience des dangers qu’elles dénoncent. De la même façon, l’usage de données relatives au téléphone portable pour évaluer la dangerosité d’une station de base de radiotéléphonie est considéré comme allant de soi. Si pour d’aucuns, le téléphone et l’antenne procèdent de la même espèce et sont aisément comparables, pour d’autres le téléphone personnel bénéfice de moins de protections qu’une antenne, ce qui ne les rend pas comparables. À chaque fois, ce sont des éléments signifiants dans le contexte de l’incrimination qui sont mis en avant pour argumenter et valider l’idée de la dangerosité de l’exposition.

51La construction d’une représentation collective de la menace part d’une intuition initiale qui est étayée de façon inductive et non contradictoire par des arguments collectés selon les ressources auxquelles les acteurs locaux ont accès et qui est validée par le collectif de pensée qu’ils constituent. Elle exclut les approches probabilistes et les explications multifactorielles des pathologies parce qu’elles remettent en cause la logique d’accusation univoque qui est au fondement du collectif de pensée. L’organisation sociale des collectifs qui portent le signalement est ainsi déterminante tant dans la démarche mise en œuvre que dans le caractère plausible accordé à la relation de causalité construite.

LES SIGNALEMENTS LOCAUX ET L’EXPERTISE

52Dans les trois situations étudiées, l’examen des signalements locaux par des experts mandatés par les autorités publiques conclut à l’absence de relation entre les cas considérés et une source identifiable dans l’environnement proche. Ces conclusions sont inacceptables pour les plaignants qui tiennent cette relation pour acquise. Ils critiquent les méthodologies mises en œuvre par les experts. Ils soupçonnent ces derniers d’une collusion avec les opérateurs industriels. Ils remettent en cause les modalités du comptage, les calculs des excès de cas perçus ou ils récusent l’explication par l’aléa statistique en l’absence de cause environnementale identifiée. Les actions de communication mises en œuvre par les autorités publiques n’atténuent pas ces critiques et, à certains moments, elles les renforcent et contribuent à affermir les acteurs locaux dans leur conviction.

53Dans une approche distanciée, on pourrait conclure à la difficulté des plaignants à comprendre les enjeux et les procédures scientifiques, voire à une mise en cause de la légitimité de l’activité scientifique. L’analyse locale conduit à remettre en cause ces interprétations globales qui font la part belle à l’activité scientifique au détriment des raisons des acteurs locaux. Les plaignants ne sont en effet pas ignorants des choses scientifiques, ni ne rejettent ses démarches. Ils maîtrisent le langage scientifique et ses résultats. Ils sont capables d’entrer dans les logiques d’expertise pour mettre en cause les choix et les délimitations qui sont opérés. Ils se servent des outils à leur disposition pour abonder les hypothèses de causalité entre l’installation incriminée et les pathologies considérées. Il convient donc de considérer leur travail d’élaboration d’une connaissance sous une perspective autre que celle de l’absence de connaissance de l’activité scientifique.

Une démarche d’épidémiologie populaire

54Pour qualifier la démarche mise en œuvre par les acteurs locaux dans des situations comparables à celles des signalements étudiés, Phil Brown a développé la notion d’épidémiologie populaire [Brown, 1992, 1995, 1997]. Cette notion est l’objet de critiques de la part d’épidémiologistes qui ne peuvent envisager leur discipline de référence qu’à l’intérieur de cadres institutionnels reconnus et qui ont, de ce fait, des difficultés à concevoir que les acteurs sociaux puissent également être producteurs de connaissances [Czernichov, 2009]. Si on laisse de côté les réactions en défense d’une dignité scientifique, la notion d’épidémiologie populaire est intéressante à considérer car elle ouvre un espace de discussion relatif à la production de connaissances par des acteurs locaux [Akrich et al, 2010].

55Brown définit l’épidémiologie populaire de la façon suivante. :

le processus par lequel des profanes rassemblent des données [scientifiques] et d’autres informations, et orientent et mobilisent la connaissance et les ressources des experts pour comprendre l’épidémiologie de la maladie. Dans certaines de ses actions, l’épidémiologie populaire est analogue à l’épidémiologie scientifique, comme quand des profanes mènent des enquêtes de santé. Toutefois, l’épidémiologie populaire est plus qu’une participation publique à l’épidémiologie traditionnelle, dans la mesure où elle met en avant les facteurs sociaux et structurels comme une composante de la chaîne causale de la maladie. De plus, elle implique des mouvements sociaux, utilise des approches politiques et judiciaires et remet en cause les postulats de base de l’épidémiologie traditionnelle, de l’évaluation des risques et des réglementations de santé publique [Brown, 1995].

56La construction locale du signalement permet de donner un contenu cognitif à l’expérience collective des menaces de santé. Cette expérience n’est pas une expérience directe de la menace ; elle est tout d’abord une connaissance locale à partir de laquelle l’éventualité de sa propre exposition ou celle de son entourage est envisagée. Dans les trois signalements considérés, la connaissance porte sur des symptômes de malaise ou sur des maladies, voire des décès. À Saint-Cyr, le noyau dur de la mobilisation ne s’est pas limité à répertorier les cas de cancers d’enfants, mais il a également pris en compte différentes pathologies qui, selon les sources consultées, pouvaient être liées aux ondes émises par les antennes relais. À Nivillac, ce sont les cas de cancers qui ont été l’objet d’un recensement.

57Dans ces deux cas, la méthodologie s’est centrée sur la seule hypothèse d’une relation entre l’objet incriminé et les pathologies éventuelles. Elle n’a pas pris en compte des hypothèses alternatives ou des données de contrôle8. Ainsi, à Nivillac, les pathologies respiratoires n’ont pas été prises en compte alors qu’elles pouvaient constituer un bon indicateur de l’exposition aux fumées. En revanche, l’ensemble des cancers a été considéré indépendamment des styles de vie des populations, ce qui a conduit les médecins à prendre leurs distances avec l’estimation du nombre de cancers mis en avant par l’ambulancier et le conseiller municipal. À Saint-Cyr, des données ont été collectées sur les maux de têtes, les saignements d’oreilles, selon un protocole conçu par un expert militant. D’emblée, l’hypothèse d’une relation avec les ondes a été retenue et a guidé la collecte de données. Le protocole d’enquête n’a pas exploré d’hypothèses alternatives ; il n’a pas recueilli de données permettant de remettre les éventuels maux dans un contexte qui n’a pas pour assise unique le territoire restreint de l’Épi d’Or. Comme à Nivillac, une cartographie a été établie et a permis de passer de la contiguïté à la causalité.

58Le protocole de construction d’une connaissance locale procède par une réduction des causes des pathologies à un facteur unique et par une réduction de l’espace pratiqué par les personnes au territoire local sur lequel se trouve l’installation incriminée. Dans sa construction, la collecte de données vise ainsi à valider une intuition initiale.

Un conflit de perspectives

59L’expertise épidémiologique invalide les protocoles de collecte de données mis en place localement et les interprétations qui en sont tirées, car ils ne répondent pas aux standards desquels se réclame la discipline. Elle critique la méthode en invoquant les causes multifactorielles des pathologies incriminées. Au-delà des aspects techniques de la critique de la collecte des données, la divergence majeure porte sur la nature de l’objet à expliquer, des pathologies ou un excès de cas par rapport à un nombre statistiquement attendu, et sur la nature de l’explication, l’effet d’un ou de plusieurs facteurs. Les personnes qui suspectent une installation industrielle d’être la cause des maux dont elles ont l’expérience ne peuvent pas faire autrement que de considérer un seul facteur causal pour les cas qu’elles prennent en compte alors que d’emblée l’expertise scientifique considère des hypothèses multicausales, voire estime que l’explication invoquée par les acteurs locaux est peu plausible. La confrontation entre les acteurs locaux et les experts trouve là un de ses terrains d’expression.

60Les signalements peuvent ainsi être regardés sous l’angle d’un conflit de perspectives qui oppose deux façons de produire de la connaissance sur une question de santé et d’en élaborer des interprétations. Du point de vue des experts, ce conflit se manifeste par la contestation d’un savoir scientifique éprouvé et reconnu au nom de sentiments ou d’émotions extérieurs aux procédures de la connaissance que les acteurs locaux ne maîtrisent pas ou auxquelles ils ne sont pas acculturés9. Du point de vue des plaignants, le conflit de perspectives se manifeste dans la mise en cause de la réalité du problème de santé par les experts ; il s’exprime dans la remise en cause du savoir désengagé par la connaissance issue de l’expérience10.

61Ces conflits de perspectives renvoient à deux univers sociaux largement divergents qui ne parviennent pas à définir un cadre commun de références. Pour ceux qui ont signalé les cancers, la réalité du problème de santé autour duquel ils se mobilisent se renforce à la critique des experts, de leurs méthodes et de leurs résultats. Malgré leurs efforts de communication et de vulgarisation des résultats, les experts considèrent ne pas être entendus. À la demande de certitudes, ils apportent des réponses que les plaignants jugent incertaines ou ambiguës. Ce conflit de perspectives acquiert parfois une expression publique lors de réunions ou de rencontres au cours desquelles les experts et les plaignants sont conduits à dire et explorer les causes de leurs désaccords. Mais le plus souvent, les connaissances produites et les univers de référence que les acteurs mobilisent se confrontent très peu. Le signalement local est disqualifié par l’expertise institutionnelle. À la montée en généralité qu’opère l’expert, les acteurs locaux opposent la singularité de la situation.

62Loin d’être réductible à une question de méthodes, l’opposition entre les experts et les acteurs locaux se fonde sur l’éthos de l’activité de connaissance que les uns et les autres mettent en œuvre et qui régit la validité des énoncés qu’ils font. En s’en tenant aux données, à leur mode de collecte et aux significations qui en sont tirées, l’impossible débat entre experts et acteurs locaux délaisse ces dispositions éthiques. En discutant des faits, les experts et les acteurs locaux mobilisent des valeurs différentes, voire antagoniques, relatives à la construction de la réalité. Ces valeurs sont ancrées dans des regroupements sociaux de nature différente, une communauté scientifique et un groupe d’experts organisés et reconnus institutionnellement d’une part, un groupe social localement structuré à partir d’une représentation partagée d’un danger de l’autre et cherchant à acquérir une légitimité dans l’espace public. Tout les oppose et conduit immanquablement à des désaccords sur le problème posé par les signalements, car les prémisses desquelles partent les protagonistes ne sont pas les mêmes et les méthodes de construction des connaissances divergent. Dans la mesure où l’expertise et l’action publique se prévalent d’une autorité conférée par la position institutionnelle et la maîtrise de la raison scientifique, ces désaccords sont traversés par des enjeux de pouvoir et de domination.

Des relations différentes à l’expertise

63Dans ses recherches sur les mouvements sociaux relatifs à la santé environnementale, Sylvia Noble Tesh [Tesh, 2000] distingue deux stratégies d’expertise que les acteurs locaux peuvent adopter à l’égard de l’expertise mandatée.

64Dans une première stratégie qu’elle qualifie de politique désintéressée, « les citoyens présentent leurs revendications comme si elles étaient libres d’intérêts égoïstes ou d’engagements personnels ». Les enjeux de pouvoir, de justice ou d’équité contenus dans les signalements sont déplacés vers des questions de recherche scientifique. Pour les acteurs locaux, la science est le moyen d’éviter les biais dans les décisions publiques. Cette stratégie conduit à confier l’élucidation des questions à une communauté scientifique réputée libre de tout intérêt partisan et qui devient l’arbitre pour juger de la validité des revendications locales. Dans ce cas, les experts qui ne corroborent pas les intuitions ou les hypothèses sur lesquelles se fondent les revendications locales, peuvent être taxés de pratiquer une science impure prise dans un tissu d’intérêts politiques et d’enjeux de pouvoir.

65Une stratégie alternative qu’elle qualifie de politique de l’identité consiste :

à ancrer les revendications dans une connaissance issue de l’expérience des gens ordinaires qui vivent dans des endroits pollués. Ils parlent de sens commun, d’intuition, de ce qui est « évident » pour ceux qui vivent leur vie. Leur stratégie est une variation de la politique de l’identité commune aux mouvements pour l’égalité sociale [Tesh, 2000].

66L’idée centrale est que les personnes qui sont exposées à la pollution sont dans une situation singulière, différente du reste de la population et que leur expérience leur donne une connaissance et une compréhension du problème posé. Elles revendiquent alors une connaissance engagée qui leur procure une expertise singulière, concrète, spécifique à laquelle n’accède pas la connaissance scientifique. Elles cherchent à se situer au-delà de la relation entre l’exposition à des nuisances et les problèmes de santé qu’elles considèrent acquise pour faire valoir l’apport de leur expérience.

67Les trois signalements présentent des profils différents au regard de ces deux stratégies. Le cas de Nivillac se rattache sans aucun doute le plus à la stratégie désintéressée. L’élu local qui a porté le signalement revendique d’agir au nom du bien public et des intérêts des « pauvres gens » malades ou décédés du cancer qui, selon lui, n’ont ni les ressources, ni les moyens de se plaindre. Très engagé affectivement dans ce combat contre des politiques qu’il accuse de négligence et de concussion, il fait appel à une expertise scientifique scientifique qu'il juge fiable et objective parce qu'elle est validée par les réseaux écologiques. Par ailleurs, il soutient le recours en justice qui, selon lui, est apte à dire la vérité des choses, c’est-à-dire à établir le rôle actif de l’incinérateur dans les cancers et la faute du président du SIVOM. Il se trouve ainsi contraint par cette stratégie lorsque les expertises ne sont pas concluantes ou que les procédures judicaires ne débouchent pas. L’adoption de cette stratégie est à la mesure de son isolement local ; comme il ne bénéficie pas de relais, ni de soutiens locaux, il n’est pas en mesure de faire valoir d’autres arguments relatifs au danger des incinérateurs pour la santé.

68La mobilisation à Saint-Cyr renvoie, par bien des aspects, à une politique de l’identité. C’est le collectif qui, fort de son expérience, revendique contre les antennes et leurs effets sur la santé. L’expérience dont les membres du collectif se réclament trouve un ancrage dans une identification à l’expérience de mères d’enfants malades au sein du quartier. La distribution aléatoire des cancers sert de ferment à la constitution d’une réalité collective, l’existence de risques de santé liés aux antennes de radiotéléphonie, par l’intermédiaire des associations de parents d’élèves. La relation avec l’expertise institutionnelle est inévitablement conflictuelle puisque cette expertise remet en cause la réalité du risque autour duquel se forme la mobilisation et qu’elle ne permet pas de prendre en compte leur expérience commune de mères d’enfants exposés aux risques.

69À Vincennes, les experts scientifiques sont présents dès le début du signalement et mettent en œuvre une démarche active d’investigation. Le modèle qui prévaut alors est celui du désintéressement dans lequel la charge de la preuve est transférée aux experts. La pertinence de ce modèle suppose une confiance dans les experts, d’où les stratégies de communication que ces derniers déploient. Mais cette stratégie se trouve soumise à une double contrainte de répondre aux attentes locales relatives à la réalité du risque et de faire comprendre les doutes et les incertitudes qui traversent l’expertise. La mise en cause profane du désintéressement passe par la critique de la neutralité des experts dont certains, qui dépendent de Kodak, sont présentés comme juge et partie et donc intéressés. C’est à partir de là que la politique de l’identité qui prend appui sur l’expérience locale est mobilisée pour critiquer l’expertise scientifique. En faisant appel aux connaissances qu’il a de la situation de terrain et en mobilisant des raisonnements courants sur la contamination et les délais de latence, le collectif considère que les estimations de risques sont minimisées par les experts [Lapides, 2007]. L’appel aux savoirs locaux lui permet de critiquer l’expertise institutionnelle. Mais l’hétérogénéité sociale du collectif et les ambiguïtés relatives aux émanations incriminées dans les cancers ne lui permettent pas de faire valoir une expérience partagée des risques de santé comme source d’une expertise propre.

70Selon les acteurs locaux, le savoir qu’ils élaborent devrait être pris en compte dans la décision publique. Ce savoir est très différent de celui qui est construit par l’expertise. Il prend très peu appui sur des données collectées dans des protocoles contrôlés, ne serait-ce que parce que les acteurs locaux n’ont ni le temps, ni les moyens d’utiliser ces protocoles et qu’ils mobilisent les ressources auxquelles ils ont accès. Il s’ancre dans une expérience locale et dans la connaissance qu’elle génère, mais aussi dans une expérience partagée du risque. C’est sur cette expérience du risque et son inscription sociale et culturelle que cet ouvrage se conclura.