1Le signalement de Nivillac met en cause un incinérateur d'ordures ménagères au sud-est du Morbihan. Les autorités sanitaires départementales sont interpellées en mai 2001 par trois médecins généralistes à propos d'un éventuel excès de cancers dans une zone à proximité de cet incinérateur arrêté depuis 1999. Elles ne donnent pas suite. Il faut attendre la publicité donnée aux problèmes posés par l'incinérateur de Gilly sur Isère (Savoie) pour que, à la demande du ministère de la santé, elles engagent des études exploratoires qui aboutissent très vite à la conclusion qu'il n'y a ni agrégat de cancers, ni cause qui puisse être imputée à l'incinérateur. À la fin du mois de juin 2002, deux plaintes sont déposées au tribunal de Vannes, dont l'une pour le compte de habitants atteints d'un cancer. Le signalement suit alors un cours judiciaire qui n'a pas abouti à ce jour. Le cas de Nivillac acquiert également une notoriété dans les débats sur le traitement ultime des déchets ménagers dans le sud du Morbihan, où il est pris en exemple pour mettre en avant les dangers de l'incinération.

2Ce signalement présente des différences majeures avec les signalements analysés dans les deux chapitres précédents. D'une part, il ne concerne pas des cancers pédiatriques, mais le plus souvent des cancers de personnes âgées. D'autre part, s’il a une amplification médiatique, il se caractérise par une très faible mobilisation locale. Deux acteurs locaux portent principalement ce signalement ; ils utilisent les différentes ressources dont ils disposent pour lui donner une notoriété. Leur action est d'autant plus remarquable qu'ils ne bénéficient pas de soutiens locaux. Vu de l'extérieur, ils paraissent pris dans ce qui peut paraître comme des querelles interpersonnelles autour d’enjeux de pouvoir local.

3La présentation de ce signalement suppose de pouvoir rendre compte du contraste entre ce quasi huis clos impliquant un nombre limité d'acteurs locaux et une amplification médiatique qui le présente comme un cas exemplaire des problèmes sanitaires posés par l'incinération. C'est pourquoi, contrairement au précédent, elle fait moins appel à des entretiens avec ces acteurs locaux, peu nombreux, et mobilise d'autres ressources documentaires, en particulier les journaux qui ont contribué à valoriser ce signalement. Cela induit une exposition plus distanciée qui, après un déroulé chronologique, conduira à présenter les lieux et les acteurs de ce signalement, ainsi que les différentes étapes de son développement. On s'interrogera ensuite sur la difficile mobilisation locale et l'extinction progressive du signalement.

LA CHRONOLOGIE

41988 : le Syndicat intercommunal à vocation multiple (SIVOM) de La Roche-Bernard (Morbihan) prend la décision de construire une unité d’incinération des ordures ménagères sur le site de la Butte du Lin à l’est de la commune de Nivillac, où est déjà localisée une décharge dans laquelle est pratiqué le stockage à ciel ouvert des ordures ménagères.

513 novembre 1991 : mise en fonctionnement de l’incinérateur.

61995 : élections municipales durant lesquelles des habitants de Saint-Dolay, à l’est de Nivillac et sous les vents dominants, font part d’inquiétudes relatives aux fumées qui proviennent de l’incinérateur. Le maire nouvellement élu de Saint-Dolay et le maire de La Roche-Bernard, tous deux membres du SIVOM, s’inquiètent de l’absence de fonctionnement du système de traitement des fumées.
Arrêt du dispositif de dépoussiérage des fumées.

7Avril 1999 : lettre de l’association Environnement et Protection de Saint-Dolay au président du SIVOM de La Roche-Bernard pour « lui faire part de ses fortes préoccupations et inquiétudes concernant la situation de l’incinérateur d’ordures ménagères et autres déchets du Lin ». La lettre pose la question des effets des polluants sur la santé humaine, reprenant une expression de chercheurs anglais qualifiant les dioxines de « sida chimique ».

822 juillet 1999 : inspection de la DRIRE (Direction régionale de l’industrie et de la recherche) qui constate que le dispositif de dépoussiérage n’est plus en service depuis cinq ans et qui relève une absence de conformité aux obligations relatives au devenir des cendres et mâchefers et des eaux d’extinction des mâchefers.

92 août 1999 : un incendie conduit à l’arrêt de l’incinérateur.

107 septembre 1999 : le préfet du Morbihan met en demeure le président du SIVOM de fournir un échéancier de mise en conformité de l’incinérateur aux prescriptions de l’arrêté préfectoral d’autorisation de fonctionnement de 1991.

11Février 2000 : la DRIRE propose au conseil départemental d’hygiène de suspendre le fonctionnement de l’usine d’incinération jusqu’à l’exécution des mises en conformité aux normes de fonctionnement.

1215 mars 2000 : par arrêté, le préfet du Morbihan décide de suspendre l’activité de l’installation.

13Août 2000 : l’association Environnement et protection adresse au président du SIVOM une lettre attirant son attention sur « l’état déplorable de ce site du Lin. Si la déchetterie fonctionne dans des conditions, disons normales, il n’en est pas de même pour les autres "dépôts" ». Elle dresse une liste d’observations relatives au stockage d’ordures ménagères et demande de prendre « les mesures qui s’imposent pour qu’une situation normale soit rétablie ».

14Décembre 2000 : une personne porte plainte à la gendarmerie de La Roche-Bernard à cause des fumées permanentes et nocives provenant du site du Lin. Aucune suite n’est donnée.

15Février 2001 : la communauté de communes acquiert la compétence relative aux ordures ménagères (Collecte, transport, traitement et valorisation). La responsabilité de cette compétence est prise par le maire de Saint-Dolay.

16Avril 2001 : le responsable d’une entreprise de transport sanitaire, située à 500 m à l’est de l’usine d’incinération du Lin, fait part à son médecin traitant de l’impression d’une croissance du nombre de cancers et d’un lien avec l’incinérateur. Quelques mois auparavant, une de ses cousines de 48 ans, habitant dans le voisinage est décédée des suites d’un cancer. Lui-même vient de découvrir qu’il est atteint d’un lymphome.

1716 mai 2001 : les trois médecins de la maison médicale de Nivillac adressent un courrier au médecin inspecteur départemental de la santé (avec copie au président du SIVOM et au maire de Nivillac, ancien président du SIVOM).

18Fin mai 2001 : le médecin inspecteur de santé publique (MISP) contacte l’ingénieur sanitaire en charge des installations classées à la DDASS pour obtenir des informations sur l’incinérateur de Nivillac et faire une évaluation sommaire du signalement.

19Début juin 2001 : le MISP contacte le service de médecine du travail pour savoir si des employés qui travaillaient pour l’incinérateur présentent des pathologies importantes.

20Mi-juin 2001 : au vu des éléments rassemblés par l’ingénieur sanitaire sur le fonctionnement intermittent de l’incinérateur et sur la faible densité de la population alentour, une enquête épidémiologique est jugée peu pertinente par le MISP. Il est néanmoins décidé de demander des informations médicales aux médecins pour analyser les données médicales locales.

21Juillet 2001 : un médecin de Nivillac relance la DDASS par courrier. Le médecin inspecteur de santé publique le rappelle par téléphone pour lui demander des précisions sur l’âge, le sexe, le lieu d’habitation des patients atteints de cancer que son cabinet suit actuellement et, si possible, le type de cancer et la date d’apparition. Le médecin l’interprète comme une demande aux médecins du cabinet de faire l’étude épidémiologique, ce qu’ils considèrent ne pas être de leur compétence. La DDASS plaidera le malentendu.

22Après juin 2001 : un conseiller municipal de La Roche-Bernard, élu au SIVOM, est mis en relation avec l’entrepreneur de transport sanitaire voisin de l’incinérateur par un médecin de Nivillac. Il établit avec lui une première carte des décès par cancer et des malades du cancer qui servira de référence pour les différents acteurs locaux concernés.

23Décembre 2001 : relance de la DDASS par les médecins de Nivillac.

243 décembre 2001 : après un premier contact, le conseiller municipal écrit à un membre du laboratoire CARSO à Lyon qui a réalisé les analyses des émissions de fumées de l’usine d’incinération de Gilly-sur-Isère en août 2001 et lui présente la situation de Nivillac pour connaître les actions à entreprendre en vue d’une analyse de la pollution du site.

2518 décembre 2001 : l’avocat du conseiller municipal de La Roche-Bernard alerte la préfecture du Morbihan sur les conséquences de la vente des terrains de la déchetterie envisagée par le SIVOM. Il recommande à son client de déposer une plainte contre X avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction.

2630 décembre 2001 : le conseiller municipal informe son avocat que, à la suite d’un article du Figaro, il s’est rapproché du maire de Grignon (74) qui lui a fait passer des informations sur le laboratoire intervenu pour exécuter les prélèvements relatifs à l’incinérateur de Gilly-sur-Isère. Il indique qu’il prend contact avec le laboratoire dès le lendemain.

27Printemps 2002 : le conseiller municipal de La Roche-Bernard et l’entrepreneur de transport sanitaire réalisent des prélèvements sur le site du Lin et ses environs. Les mesures exploratoires montrent que les échantillons sont relativement peu pollués, avec des teneurs en dioxines inférieures aux normes. En revanche, elles révèlent des taux de phtalates élevés ainsi que la présence anormale de métaux lourds.

2827 mars 2002 : dans la rubrique départementale Morbihan, Ouest-France parle des inquiétudes des médecins et d’un taux anormalement élevé de cancers.

2928 mars 2001 : l’information est reprise dans les médias nationaux.

305 avril 2002 : Le Pays de Vilaine titre un article : Des riverains inquiets pour leur santé. L’ombre de l’incinérateur du Lin à Nivillac. Il annonce la création d’une association locale pour étudier les effets de l’incinérateur du Lin sur la santé. Cette association, créée à l’initiative du conseiller municipal de La Roche-Bernard, sollicite le maire de Saint-Dolay pour organiser un débat sur les effets des dioxines sur la santé.

316 avril 2002 : Libération consacre un article à l’incinérateur de Nivillac. Pour la première fois, un nombre de cancers est avancé : « Selon un militant associatif, on parle de 180 cas de cancers, dont 70 décès, recensés à proximité de l’incinérateur dans les sept ans suivant sa mise en route. Des chiffres non vérifiés, mais troublants ».

328 avril 2002 : Bernard Kouchner, ministre de la santé, donne une conférence de presse intitulée « Santé publique et sécurité sanitaire » au cours de laquelle il demande à l’InVS et à l’AFSSA (Agence française de sécurité sanitaire des aliments) une étude d’imprégnation par les dioxines de la population concernée par l’incinérateur de Gilly-sur-Isère. Il évoque également le signalement de Nivillac et annonce une étude approfondie par la CIRE (cellule interrégionale d’épidémiologie)1.

3318-20 avril 2002 : la DDASS du Morbihan reçoit les médecins de Nivillac à l’hôpital de la Roche-Bernard pour organiser le recueil des données sur les patients atteints de cancers.

3426 avril 2002 : la préfecture du Morbihan rend publics les résultats des premières analyses du taux de dioxines dans le lait des vaches à proximité de l’installation, qui est jugé normal et largement inférieur au seuil recommandé. Selon l’enquête menée par la DDASS, on n’observe pas d’augmentation de la prévalence des pathologies cancéreuses.

353 mai 2002 : le maire de Saint-Dolay organise une réunion sur le traitement des ordures ménagères en tant que représentant de la municipalité de Saint-Dolay. La réunion rassemble un public de 120 à 130 personnes. Sont présents dans la salle des représentants d’Environnement 56 (association agréée au titre de la protection de l’environnement), ainsi que des responsables du SYSEM (Syndicat du Sud-est Morbihan), chargé du traitement des ordures ménagères.

3628 juin 2002 : le SYSEM prend la décision de solliciter des subventions pour la réalisation d’une usine d’incinération dans le sud-est du Morbihan.

3730 juin 2002 : deux plaintes sont déposées auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Vannes au nom de l’association Environnement 56, l’une pour infraction à la législation sur les déchets et les installations classées, et l’autre pour le compte de deux riverains atteints d’un cancer, pour atteinte à l’intégrité des personnes ayant causé une incapacité de travail, homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui et dégradation de biens. L’avocat de Environnement 56 est collaborateur de la SCP Huglo Lepage & associés Conseil.

384 juillet 2002 : conférence de presse de Environnement 56 à la maison de l’environnement et de la consommation de Rennes pour présenter les procédures en cours.

398 juillet 2002 : réunion d’un comité d’experts à la CIRE à Rennes qui conclut à l’absence d’excès de risque.

401^er août 2002 : réunion de restitution des conclusions des experts à la DDASS du Morbihan. Elle est présidée par la directrice adjointe de la DDASS. Y participent des représentants de la DDASS, de la CIRE et du centre antipoison de Rennes. Sont conviés les médecins de Nivillac, le couple d’entrepreneurs de transport sanitaire.

4121 octobre 2002 : le parquet de Vannes demande à vérifier la capacité de Environnement 56 à se porter partie civile. Selon Le Télégramme de Brest et de l’Ouest (24 octobre), le procureur de la République de Vannes prend des réquisitoires de rejet des poursuites en considérant l’irrecevabilité de la double plainte faute d’éléments sur les conséquences humaines dues à l’incinération défectueuse.

42Fin 2002 : le juge d’instruction en charge du dossier décide d’ouvrir une enquête judiciaire. Le parquet ne fait pas appel. Une commission rogatoire est délivrée aux gendarmes qui procèdent à des auditions et à des récupérations de documents.

43Mars 2003 : l’un des médecins de Nivillac met en cause l’enquête réalisée par la DDASS.

4410 décembre 2003 : la communauté de communes de La Roche-Bernard demande son adhésion au SYSEM. Une élue verte parle des incertitudes sur la prise en charge des coûts du « désossage de l’incinérateur et des 1800 tonnes de cendres volantes qui ont disparu » ainsi que sur la nécessité de décontaminer les alentours. Pour le président du SYSEM, c’est la communauté de communes et non le SIVOM qui demande son adhésion, ce qui le décharge du transfert de responsabilités relatives au SIVOM et à l’incinérateur.

4521-28 mars 2004 : élections cantonales : le conseiller général sortant ne se représentant pas, le maire de Nivillac, DL, est élu au second tour (53,74 %) face au maire de Saint-Dolay, divers gauche. La question de l’incinérateur n’est pas évoquée durant la campagne.

46Novembre 2004 : une demande d’expertise est formulée auprès du Tribunal de Vannes par l’avocat de Environnement 56, après le décès de l’entrepreneur de transport sanitaire en juillet 2004 pour attester l’homicide involontaire.

471^er janvier 2005 : adhésion au SYSEM et transfert de la compétence traitement des ordures ménagères.

48Mars 2005 : Le Magazine du Golf du Morbihan publie un dossier de 8 pages sur les incinérateurs sous le titre : Des « cracheurs de fumées » sans danger. Quatre pages sont consacrées à Nivillac sous le titre : Nivillac, rien n’est réglé. Le médecin de santé publique qui a suivi le dossier, remet en cause le lien de causalité suggéré entre l’incinérateur et les cancers dans le numéro suivant (avril 2005).

4921 avril 2005 : réunion du SYSEM à Nivillac. Une manifestation, à la participation limitée, est organisée par le NISEM (Non aux incinérateurs dans le Sud-est du Morbihan, ni ailleurs).

5023 novembre 2005 : la juge d’instruction au tribunal de Vannes nomme deux experts : un professeur de médecine et un spécialiste de toxicologie. Le procureur de Vannes confirme que le fonctionnement de l’usine, notamment le réemploi des mâchefers, présenterait des irrégularités de nature à déboucher sur des poursuites pénales. Le SIVOM de la Roche-Bernard serait incriminé en tant que personne morale.

51Novembre 2006 : l’avocat d’Environnement 56 se retire du dossier en invoquant un différend avec le président de l’association qui aurait sollicité des documents administratifs sans son accord. L’interprétant comme un retrait de l’association, le conseiller municipal de La Roche-Bernard cherche un autre avocat pour reprendre le dossier qui tombe en déshérence.

UN INCINERATEUR EN ZONE RURALE

52La source incriminée dans le signalement de cancers est un incinérateur localisé au hameau du Lin, situé aux limites est de la commune de Nivillac, dans le département du Morbihan. Entre 1991 et 1999, l’incinérateur a traité les déchets des communes du SIVOM de La Roche-Bernard, qui correspondait alors à l’ensemble de communes du canton. La suspicion d’un surcroît de cas de cancers concerne essentiellement les communes de Saint-Dolay, à l’est de l’incinérateur, et de Nivillac.

53Les communes de Nivillac et de Saint-Dolay appartiennent à un ensemble spatial et humain que l’on peut caractériser comme l’arrièrepays de la ville de la Roche-Bernard. Cette dernière a une superficie de 40 hectares et compte environ 800 habitants, alors que Nivillac s’étend sur 5 500 hectares et compte 3 200 habitants et que Saint-Dolay s’étend sur 4 000 hectares et compte 2 200 habitants. Comme toutes les anciennes villes de Bretagne, La Roche-Bernard a une surface limitée. Située à l’embouchure de la Vilaine, elle occupait une place stratégique, en particulier dans le commerce du sel puisque les marais salants sont tout proches, et contrôlait l’accès à la ville de Redon en amont du fleuve. Ceci explique une richesse passée qui se remarque dans l’habitat de la ville aussi bien que dans les riches maisons des communes avoisinantes. Comme de nombreuses autres petites villes, cette fonction commerciale a été consolidée par les fonctions administratives de chef-lieu de canton. De façon récente, c’est autour de la Roche-Bernard que le développement économique du canton s’est fait. Ce développement a bénéficié de la mise à quatre voies de la route nationale Vannes-Nantes et de l’élargissement du pont sur la Vilaine, dans le cadre du plan routier breton. Du fait de la petitesse de la superficie de la commune, le développement s’est fait sur la commune de Nivillac par la création de zones artisanales ou par l’extension de l’habitat. Il y a une continuité du tissu urbain entre La Roche-Bernard et les nouveaux lotissements de la commune de Nivillac. Le cabinet médical est situé dans cette partie de la commune de Nivillac, comme l’école publique (qui accueille environ 20 % des élèves de la commune).

54Le bourg de Nivillac est situé à deux kilomètres de La Roche-Bernard, sur un axe secondaire à l’égard des voies principales de communication. Il a conservé les attributs du bourg rural breton : la mairie, qui est située dans les locaux d’une ancienne école catholique (la statue de la Vierge Marie en haut de la façade en faisant foi), l’église reconstruite au cours du siècle passé, les écoles privées catholiques flambant neuves qui accueillent la majorité des élèves de la commune. La partie urbanisée de Nivillac a connu une croissance importante. En quarante ans, le bourg est passé de 120 à 700 personnes, alors que la partie proche de La Roche-Bernard est passée de 80 à 1 200 habitants. L’évolution de la population pendant cette période témoigne de mouvements démographiques internes importants, dont la caractéristique majeure est la diminution de la population rurale.

55La campagne de Nivillac est très étendue sur un plateau remembré dans les années 1960. Environ 1300 personnes y résident ; la densité de la population n’est pas très importante (moins de trente habitants au km²). Elle se caractérise par un habitat regroupé dans des hameaux relativement éloignés les uns des autres. Beaucoup de maisons ont fait l’objet d’une réhabilitation récente, alors que se renouvelle la population. Dans le même temps, le nombre d’exploitations agricoles a diminué. Le plateau présente les caractéristiques des anciennes landes, défrichées au cours du xix^e siècle. Ici et là, des parcelles de landes demeurent ; mais la plupart ont été converties en herbages. On produit essentiellement du lait, également des volailles. Le plateau est traversé du sud-est au nord-ouest par des lignes électriques à haute tension qui transportent l’électricité produite par la centrale thermique de Cordemais (entre Nantes et Saint-Nazaire).

56Le village du Lin, près duquel est situé l’incinérateur, se caractérise par un habitat ancien de maisons de petite taille, avec leur jardin horticole proche et par quelques maisons plus récentes et plus grandes. L’activité du hameau est agricole. L’incinérateur se trouve au sud de ce village, de l’autre côté d’une colline couverte de landes et de pins maritimes. Il ne se voit pas du village. Une partie du lieu est affectée à une déchetterie à laquelle on accède le plus facilement depuis la route principale qui traverse la péninsule pour aller vers La Roche-Bernard. L’ensemble qui assure le traitement des déchets, ainsi que l’incinérateur fermé par scellés, est situé à l’ouest d’une lande qui se prolonge sur la commune de Saint-Dolay. L’incinérateur est implanté à la limite des deux communes, mais sur le territoire de Nivillac.

57À l’est de l’incinérateur et au sud des landes, il y a quelques hameaux, un monastère2, puis des vallées boisées. Le bourg de Saint-Dolay se trouve au-delà de ces zones humides, sur le plateau, à 4 kilomètres à vol d’oiseau de l’incinérateur. Le bourg a une structure d’habitat groupé autour de l’église et de la mairie, une activité commerciale (bar, boucherie). La présence de maisons anciennes avec des pierres sculptées témoigne d’une richesse passée. Comme Nivillac, Saint-Dolay est une commune étendue qui se caractérise par un habitat dispersé en hameaux, lesquels connaissent un processus de réhabilitation par la rurbanisation, alors que les anciens habitants tendent à venir habiter autour du bourg.

58La Roche-Bernard, Nivillac et Saint-Dolay constituent un ensemble géographique singulier à l’extrémité est du département du Morbihan, séparé par la Vilaine du reste du département, ainsi que de la région de Redon (Ille-et-Vilaine). Au sud, ce sont les marais de la Brière (Loire-Atlantique). À l’Est, c’est une zone de landes également dans le département de la Loire-Atlantique. Les usages de ces lieux en font un territoire éclaté. Les mobilités rapprochent les habitants de Saint-Dolay de Redon ; les deux autres communes subissent l’influence de l’axe routier Vannes-Nantes. En dehors de l’agriculture et du commerce, les habitants de cette région ont travaillé à Saint-Nazaire, en particulier aux chantiers de l’Atlantique. L’amélioration des voies de communication a rapproché ce territoire de Vannes. Inversement, des couples sont venus habiter à Nivillac du fait de cette proximité des voies de communication et du coût moins élevé de la construction, par comparaison avec des zones plus proches de Vannes.

59L’implantation géographique de l’incinérateur est importante à souligner pour le propos. En effet, avec les vents dominants d’ouest, la plupart des fumées de l’incinérateur sont allées vers les hameaux et le bourg de Saint-Dolay. Ni le bourg de Nivillac, ni la ville de la Roche-Bernard n’en ont subi les fumées, contrairement aux habitants de Saint-Dolay qui s’en sont plaints au moment des élections municipales de 1995. Les habitants de l’ouest de la péninsule n’ont pas eu l’expérience visuelle ni olfactive de cette pollution, importante au dire des personnes rencontrées. Comme les déplacements des habitants de Saint-Dolay sont plus orientés vers Redon qui bénéficie d’une offre scolaire et de zones commerciales importantes, ils n’ont pas eu d’occasions quotidiennes pour partager leur expérience des nuisances de l’incinérateur avec les habitants de l’ouest.

LES ACTEURS DU SIGNALEMENT

60La caractéristique du signalement de Nivillac est de ne pas être un objet structuré de revendications, contrairement à Saint-Cyr-l’École ou à Vincennes où des associations locales se sont formées pour poser la question de l’excès perçu de cancers pédiatriques et de ses causes possibles sur la place publique. Les associations qui portent la question des relations entre l’incinérateur de Nivillac et les cancers présentent des caractères particuliers sur lesquels il convient de s’arrêter avant de présenter les acteurs et la place qu’ils occupent dans le signalement.

Les associations locales, des acteurs introuvables

61Dès 1999, des courriers de protestation contre les nuisances de l’incinérateur émanent d’associations locales, mais l’action de ces associations doit être questionnée. Ainsi l’association Environnement et protection interpelle le président du SIVOM à deux reprises (1999 et 2000) à propos de l’incinérateur. En 2002, au moment où la question des cancers devient publique, l’association ne se manifeste pas. Il semblerait que cette association soit une initiative individuelle et que son président soit décédé. En 2005-2006, l’association n’existe plus. Quelle place lui donner dans l’analyse ? Si elle n’est pas un acteur de la mobilisation, ses écrits sont l’expression d’une préoccupation locale, portée par un nombre limité de personnes qui ne parviennent pas à maintenir et, à plus forte raison, à étendre leur cause.

62Une autre association à l’acronyme évocateur, l’APEUR (Association pour la défense de l’environnement et de l’urbanisme de la Roche-Bernard), est présente par l’intermédiaire d’un communiqué dans la presse régionale. L’association est présidée par le conseiller municipal de La Roche-Bernard qui a un rôle central dans la construction du cluster de Nivillac. Elle lui permet d’énoncer un discours à caractère général et d’accéder aux médias sur un registre se rapportant à une réalité collective. Mais, lors de rencontres avec lui, il fait rarement mention de cette association tout en présentant de façon exhaustive l’action qu’il a entreprise pour rendre publiques les questions posées par l’incinérateur.

63Ce qui retient l’attention dans les traces écrites que laissent ces associations, ce sont les contenus de l’argumentaire, les sources, les références, qui se retrouvent dans d’autres argumentaires contre les incinérateurs disponibles sur le réseau Internet. C’est également la forme accusatoire des acteurs politiques locaux. En témoignent des expressions comme « Nous nous permettons de vous rappeler cette situation que vous connaissez d’ailleurs fort bien » qui laissent entendre que les élus ignorent volontairement des connaissances scientifiques spécialisées que les auteurs de ces textes présentent. L’argumentation pointe les conséquences néfastes des décisions des élus pour la population présente et à venir.

Au vu de la situation exposée ci-dessus et du grave enjeu pour la santé publique des populations exposées, l’association Environnement et Protection vous demande donc Monsieur le président de stopper au plus vite et dans les délais les plus brefs l’activité d’incinération sur le site du Lin.

64Cette rhétorique témoigne d’une communauté de références et de modes d’argumentation d’opposants à l’incinération qui ne se connaissent, ni ne se rencontrent pas forcément mais qui s’alimentent à une même matrice argumentaire d’adversité.

65Comme l’activité de ces associations est faible, voire inexistante, le décalage entre le discours à vocation générale qu’elles tiennent et la mobilisation locale restreinte contre l’incinérateur n’en est que plus remarquable.

Le noyau dur du signalement

66Le signalement a pour assise un groupe restreint de personnes constitué par un couple de plaignants et un conseiller municipal de La Roche-Bernard.

67Le couple de plaignants exerce une activité de transport sanitaire dans la région de La Roche-Bernard, avec ses deux enfants. Les locaux de l’entreprise et leur maison sont situés à cinq cents mètres à l’est de l’incinérateur. Durant les années de son fonctionnement, ils ont subi les rejets de fumées et les retombées de suies. À cette période, l’entrepreneur avait également un contentieux avec le président du SIVOM, par ailleurs président de la Communauté de communes de La Roche-Bernard, qui lui avait refusé l’implantation d’une chambre funéraire dans une zone artisanale gérée par la communauté de communes. Cette implantation visait à répondre à une demande locale non satisfaite et à consolider l’entreprise familiale pour la transmettre aux deux enfants.

68Par son activité professionnelle, le couple accumule de l’information sur les pathologies de ses clients, en particulier de ceux qu’il conduit dans les centres d’oncologie de Vannes, de Saint-Nazaire et de Nantes. Le rassemblement de ces informations le conduit à envisager un lien entre l’incinérateur et les cancers de cette région. L’entrepreneur, lui-même atteint d’un lymphome, en informe son médecin traitant qui en parle avec ses deux collègues partageant le même cabinet. Le croisement des informations médicales disponibles les conduit à signaler la situation à la DDASS du Morbihan en 2001. L’entrepreneur décède en 2004. Son épouse, elle-même atteinte d’un cancer du sein à cette époque, continue l’activité de transport avec ses deux enfants qui construisent chacun une maison dans le voisinage. Ils se revendiquent tous les trois de la fidélité à l’action engagée par leur mari ou père contre l’incinérateur et entendent la poursuivre.

69Le conseiller municipal de La Roche-Bernard est un entrepreneur de travaux publics de la région parisienne qui a choisi, au seuil de sa retraite, de s’installer dans cette région dont il avait conservé un souvenir de vacances avec ses parents. À peine installé localement, il est sollicité, au titre de ses compétences professionnelles, pour être sur la liste présentée par le maire sortant. Il est élu conseiller municipal en 2001 et devient quatrième adjoint au maire en charge des travaux ainsi que représentant de la commune au SIVOM.

70Au cours de réunions du SIVOM, il entend parler des problèmes liés au mauvais fonctionnement de l’incinérateur de Nivillac, fermé depuis deux ans et toujours à la charge du syndicat intercommunal. Il y apprend par l’entremise du nouveau président du syndicat l’existence d’un arriéré de factures de 900 000 F (135 000 €), qui le conduit à soupçonner des malversations. Ce soupçon devient un objet de préoccupations dans ses fonctions d’élu local, responsable des travaux publics dans sa commune, d’autant qu’il a une expérience professionnelle dans le domaine qui lui permet de regarder les travaux faits et les dépenses engagées avec des yeux de professionnel. Il soupçonne des marchés fermés, des procédures à l’amiable et des évaporations d’argent public local, ce qui le conduit à adopter une posture de défiance et de critique à l’égard des élus en place.

71Préoccupé par l’incinérateur, il a connaissance par un autre élu local de La Roche-Bernard, qui est médecin à Nivillac, des soupçons de l’entrepreneur de transport sur les relations entre l’incinérateur et des cancers. Il rencontre cet entrepreneur avec qui il développe une amitié, toujours sensible dans l’émotion avec laquelle il parle de lui. L’incinérateur devient pour lui emblématique d’un mode de fonctionnement politique local qu’il dénonce.

72L’élu local s’implique dans le dossier de l’incinérateur de multiples façons. Au plan local, il participe au recensement des cas de cancers, dressant des listes manuscrites des décès depuis 1990, qui sont soumises aux médecins pour établir l’état des pathologies locales. Avec l’entrepreneur, il fait des prélèvements des sols et des eaux autour du site de l’incinérateur à des fins d’analyse. En relation avec cette activité locale, il développe des connaissances sur l’incinération, par l’entremise du CNIID (Centre national d’information indépendante sur les déchets) qu’il contribue à renflouer dans une situation temporaire de difficultés budgétaires. Il entre également en contact avec l’ACALP (Association citoyenne active de lutte contre les pollutions) qui défend les intérêts de personnes concernées par l’incinérateur de Gilly-sur-Isère. Combinant des connaissances générales critiques de l’incinération et une implication locale, il porte témoignage du danger de l’incinération dans différentes réunions rassemblant les opposants à ce mode de traitement des déchets ménagers. Il a un rôle important pour populariser la situation de Nivillac et de ses deux cents cancers estimés, ce qui lui vaut en retour de fortes critiques d’autres acteurs locaux, dont les médecins et les responsables d’Environnement 56, qui le jugent peu fiable et peu contrôlable.

73Depuis 2004, l’élu local est en retrait sur la question de l’incinérateur. Il est désemparé par l’inertie judiciaire, ne sachant pas comment faire émerger la question des cancers. Il est également mal à l’aise vis-à-vis de la veuve de l’entrepreneur qu’il a contribué à impliquer dans l’affaire et qu’il n’a pas revue depuis le décès de son mari.

Les acteurs autour du noyau dur

74Quelques personnes ont été à un moment donné au cœur des questions posées par l’incinérateur, mais elles occupent maintenant une position plus distante. Ce sont d’une part des personnes vivant dans la proximité de l’incinérateur et d’autre part les médecins par lesquels la question de l’excès éventuel de cancers a été posé aux administrations locales et est venue sur la place publique.

Les voisins de l’incinérateur

75Outre l’entrepreneur de transport sanitaire, une autre famille s’est posée la question de mettre en cause l’incinérateur après le décès du père en 1997 et de la mère en 2003, suite à des cancers. Mais contrairement à l’entrepreneur, elle n’a toutefois pas porté plainte. Cette famille habitait sur une butte à cinq cents mètres à l’ouest de l’incinérateur. Les trois enfants, âgés d’une trentaine d’années, continuent d’y résider. D’autres personnes dans le voisinage de l’incinérateur ont participé aux réunions organisées par l’entrepreneur et le conseiller municipal, en vue d’engager une action concertée. Mais aucune d’entre elles n’a engagé de démarche au-delà de ces contacts.

76Un élue politique de Vannes qui s’est intéressée à la question de l’incinérateur au titre des Verts évoque ces réunions avec des personnes vivant près de l’incinérateur auxquelles elle a participé à la fin de l’année 2001 et au début de 2002.

Il y a eu des réunions chez [l’entrepreneur de transport sanitaire]. Et des gens sont venus, des gens qui avaient des cancers. Là, c’était terrible parce que, en même temps, nous on voulait faire éclater l’affaire, nous on voulait que tout le monde le sache. Et en même temps, on voyait ces gens qui étaient quand même en souffrance, souffrance terrible. Je me souviens d’une dame qui ne disait rien […] qui voulait porter témoignage, mais qui ne voulait pas que ça se sache. Vous vous rendez compte ? Elle ne voulait pas que les gens autour de chez elle le sachent, mais en même temps elle voulait qu’on le sache nous. Qu’est-ce qu’on pouvait faire avec des témoignages comme ça ? On ne pouvait rien faire. Les seuls qui ont eu le courage de parler, c’était les ambulanciers, et de se lancer dans le recours […] Les agriculteurs, ils étaient d’accord pour qu’on en parle, mais en même temps, il ne fallait pas en parler. Pourquoi ? Parce qu’autrement, il y aurait eu des analyses sur leurs troupeaux, sur leurs bêtes et on ne sait jamais, le préjudice. Imaginez qu’ils ne puissent plus vendre le lait.

Les médecins de Nivillac

77Le cabinet médical de Nivillac, à la périphérie de La Roche-Bernard, a été central dans le signalement d’une suspicion d’augmentation des cancers et de son lien éventuel avec l’incinérateur. L’un des trois médecins, informé par l’entrepreneur de transport sanitaire, a contacté ses deux confrères. Ces derniers ont été en première ligne dans la collecte d’informations, dans la mise en cause de l’inaction de la DDASS et dans la publicité donnée à la situation de Nivillac alors que le premier a pris assez vite ses distances à l’égard de la façon dont les questions posées par l’incinérateur étaient abordées.

78Les deux médecins actifs dans la mobilisation se sont installés à Nivillac en 1996 et en 1997. Ils se qualifient, non sans humour et dérision, comme les « mecs les plus dynamiques du Morbihan ». L’un d’entre eux réside à Nivillac. Il occupe un rôle important dans l’organisation des soins dans le Morbihan en tant que président de l’association départementale de la permanence des soins et, de façon plus récente, dans la défense syndicale de la médecine générale en tant que vice-président régional du syndicat Union généraliste. Le signalement de Nivillac correspond à un moment de sa trajectoire professionnelle à partir duquel il s’engage dans cette organisation des soins et de la profession. Au cours du dernier trimestre 2001 et du premier trimestre 2002, les médecins généralistes du Morbihan se lancent dans un mouvement de revendication avec grève des astreintes d’urgence. La DDASS est amenée à réquisitionner des médecins pour assurer la permanence des soins. Avec son confrère en première ligne sur la question de l’incinérateur, ils sont actifs dans ce mouvement de revendication et participent aux négociations difficiles avec la DDASS.

79Le second médecin, plus âgé, a préalablement exercé dans un service d’urgences hospitalières et s’est en outre spécialisé dans la médecine de catastrophe. Résidant à La Roche-Bernard, il est élu au conseil municipal en 2001 et délégué à la communauté de communes. Outre son activité au cabinet médical, il intervient comme ses confrères à l’hôpital local de La Roche-Bernard, où il préside la commission médicale d’établissement (CME). Il est également responsable de la coordination gérontologique du canton de La Roche-Bernard. Le signalement de Nivillac s’inscrit dans un contexte où il est en conflit avec la DDASS sur la question de la transformation de l’hôpital local et de l’organisation des soins. Au moment où le débat sur l’incinération des ordures ménagères est porté sur la place publique dans le département du Morbihan au tournant des années 2002-2003, le signalement de Nivillac lui offre une occasion de contribuer à fédérer des professionnels de la santé contre les projets d’incinérateurs.

80L’engagement des médecins dans le signalement advient à un moment où ils s’impliquent dans les réseaux professionnels relatifs à la santé. Participant activement à la régulation des soins au plan départemental, le premier est en contact fréquent avec les responsables administratifs de la santé. Acteur du plan gérontologique, le second compose de façon obligée avec les élus qui contribuent à son financement. Leur implantation dans une zone à cheval sur plusieurs territoires administratifs leur procure des capacités d’action et d’innovation au nom de la prise en compte de cette singularité. L’état sanitaire de la région qu’ils caractérisent par l’ampleur des suicides et de l’alcoolisme les conduit également à rechercher et à valoriser d’autres sphères d’investissement professionnel.

Je crois qu’il y a deux ans, on a eu entre le mois d’août et le mois de novembre, quinze suicides. C’est monstrueux. […] Il ne faut pas grand-chose pour se tuer ici. Ils sont vraiment mélancoliques. C’est ce qu’il y a de plus dur à vivre. Voir quelqu’un en face de soi, se rendre compte qu’il va inexorablement vers le suicide, et il vous l’exprime. Il dit : « J’ai envie de mourir, je ne veux pas vivre quoi ». On essaie tout, les hospitalisations, les électrochocs et puis, le mec, il est laissé cinq minutes tout seul. Il se suicide. Ça, c’est terrible. Bon parce que le cancer, on est plusieurs à se battre. Il y a une équipe. Et puis les gens parfois, ça va vite. C’est vraiment très impalpable le suicide, les conduites suicidaires, c’est terrible.

81Au moment du signalement, les relations de ces deux médecins avec la DDASS sont tendues. Elles le demeurent jusqu’en 2005. Selon le médecin inspecteur de santé publique, ce contexte conflictuel explique en partie le peu d’attention portée aux questions qu’ils ont posées sur un possible excès de cancers.

LE CONTEXTE LOCAL DU SIGNALEMENT

82En mettant en cause un équipement intercommunal, le signalement touche directement aux structures du pouvoir local dans un contexte où le traitement des ordures ménagères est l’objet d’âpres débats dans le sud du Morbihan.

La structure locale du pouvoir

83Mis en cause par les plaignants en tant que président du SIVOM au moment du fonctionnement de l’incinérateur, le maire de Nivillac cristallise les oppositions locales. D’autres élus, comme le maire de Saint-Dolay, bien qu’ayant des positions nuancées lui sont parfois amalgamés.

84Le maire de Nivillac est conseiller municipal depuis 1971 et maire de sa commune depuis 1977. Il s’y est installé au cours des années 1960 et y a réalisé le remembrement en tant que métreur. Élu une première fois avec plus de 60 % des voix, il a constamment été réélu, avec des scores de plus de 80 % des voix. Il a la réputation d’un homme politique à poigne, qui exerce un contrôle exclusif sur les leviers du pouvoir local et qui ne supporte pas la contestation.

Dès lors qu’il a dit « Il n’y a rien. L’incinérateur n’a jamais rien apporté, les toubibs n’ont qu’à rester chez eux » – c’est comme ça qu’il parle. Parce qu’on ne voit qu’une tête à Nivillac. Personne ne dit rien, y compris des personnes très proches qui ont perdu leur conjoint et qui ne disent rien.

85Il se présente comme un maire dévoué au bien de sa commune, animé par le bon sens et nanti d’une longue expérience qui l’a habitué aux conflits.

Moi j’ignore les gens [qui cherchent des ennuis]. Je fais mon travail, je ne m’en occupe pas. Vous avez des gens qui viennent vous voir et qui, par derrière, vous assassinent. Je suis habitué. On a beaucoup de gens malhonnêtes. Moi, je ne vois que la ligne droite. Et je dis toujours carrément aux gens ce que je pense.

86Un levier important de son pouvoir réside dans le contrôle de l’affectation des terrains lors des opérations d’urbanisation. Il met à profit son ancien métier pour déterminer des lots à la mesure des besoins des demandeurs de terrain à bâtir. L’autre levier réside dans la maîtrise du budget pour lequel il manifeste un grand intérêt et dont il assure le suivi. En tant que président du SIVOM de La Roche-Bernard sur la période qui va du projet de l’incinérateur jusqu’après sa fermeture, le maire de Nivillac est au cœur des questions posées par la mise en cause de l’incinérateur dans les cancers de cette région. Les oppositions se cristallisent d’autant plus contre lui que, dans ses rares interventions publiques sur le sujet, il remet en cause la relation entre les cancers et le fonctionnement de l’incinérateur que les plaignants mettent en avant.

87Son argumentaire est exposé dans son éditorial du bulletin municipal de mai 2002. Il dit avoir respecté la réglementation en vigueur pour les incinérateurs de ce tonnage. Il reconnaît des problèmes dans le traitement des fumées de l’incinérateur. Il connaît l’existence de cancers, et dit ne pas en connaître les causes ou les reporte à des facteurs multiples. Dans un entretien, il remet en cause l’argumentaire des plaignants en prenant appui sur des arguments d’autorité, mâtinés de bon sens.

À la suite des signalements, nous avons fait une étude sur le secteur. Il n’y avait rien [pas de dioxines], il y en avait moins que dans d’autres secteurs de la commune qui n’avaient rien à voir avec tout ça [l’incinérateur]. Aucune trace sur le lait, les terrains, les légumes.[…] Les docteurs avaient annoncé qu’il y avait plus de cancers qu’ailleurs. Ça a été vu qu’il y en avait moins qu’ailleurs dans le département. Bon les cancers, malheureusement, j’ai beaucoup d’amis qui en sont morts. Ça, on sait les cancers, le four n’a ab-so-lu-ment rien à voir. Ça, on peut en être certain. On connaît les raisons, pas pour tout le monde malheureusement. Vous en avez, c’est souvent un peu trop de consommations alcoolisées et puis d’autres. C’est pour ça que je vous parlais que j’ai été surpris sur certains cas qu’on ne s’est pas approché de l’amiante.

88Le maire de Saint-Dolay est le principal opposant politique du maire de Nivillac. Il est vice-président de la Communauté de communes de la Roche-Bernard, qui regroupe les quatre communes de la presqu’île. À ce titre, il fait preuve d’une solidarité de gestion avec ses collègues dans les dossiers dont ils ont la charge commune. « On se dit les choses, mais on ne se fait pas la guerre. Il sait que s’il y a une opposition, elle viendra de Saint-Dolay ». Toutefois sur d’autres dossiers, comme les OGM ou l’animation auprès des jeunes, il affirme des positions plus tranchées, assez proches de celles du maire de Saint-Nolff (qui avait autorisé une rave-party sur sa commune en 2004, pris des arrêtés contre les cultures d’OGM et qui développe des actions innovatrices dans le cadre de l’Agenda 21).

89En 2001, la compétence du traitement des ordures ménagères passe du SIVOM à la communauté de communes. Le maire de Saint-Dolay, sensibilisé aux questions posées par l’incinérateur depuis la campagne électorale de 1995 au cours de laquelle des récriminations se sont exprimées, se porte candidat pour assurer le suivi de ce dossier dans un contexte nouveau et pour, selon ses termes, « éviter de faire n’importe quoi ». Dès son élection en tant que maire en 1995, il s’était déjà inquiété de l’absence de fonctionnement du traitement des fumées de l’incinérateur. Il se place dans un rôle d’élu qu’il définit comme un garant du respect des règles.

Moi, mon rôle en tant qu’élu et responsable au niveau de la communauté de communes, c’est de faire en sorte qu’on protège le site, qu’on suive les directives de la DRIRE sur cette affaire-là, pour qu’il y ait des résultats derrière qui soient tangibles et exploitables. [...] La carte [des cancers], c’est vrai qu’on ne peut pas se cacher derrière son petit doigt en disant qu’il n’y a rien. Maintenant, moi je n’ai jamais affirmé une chose que les docteurs et la DDASS n’ont jamais affirmée. Tant qu’il n’y a pas d’étude épidémiologique pour affirmer que l’origine de tel cancer, c’est la dioxine. […] Il faut qu’on ait beaucoup de réserve parce que les gens peuvent être malades à 50 kms d’un incinérateur de la même maladie que ceux qui étaient dans les vents dominants. C’est pour ça qu’on se doit beaucoup de réserve. On ne va pas en tant qu’élus balancer des papiers : « C’est l’incinérateur qui fait les cancers ». Ce n’est pas à nous de dire ça. Par contre, on doit l’assumer. Le président du SIVOM aujourd’hui est prêt à assumer ses responsabilités en tant que président du syndicat intercommunal. Mais il dit : « Pour l’instant, on ne sait pas ce qui va se passer ».

90La solidarité de gestion entre élus n’exclut pas des différences d’appréciation sur une éventuelle relation entre le fonctionnement de l’incinérateur et la localisation des cancers. L’exercice hégémonique du pouvoir local par le maire de Nivillac conduit ses partenaires obligés dans le cadre de la coopération intercommunale, soit à le soutenir publiquement et sans faille, soit, comme le maire de Saint-Dolay, à s’en distancier lorsque cela est possible. Mais en prenant en charge le dossier du traitement des ordures, ce dernier se disqualifie aux yeux du noyau dur des plaignants et il devient suspect de collusion avec le maire de Nivillac. L’opposition radicale du conseiller municipal de La Roche-Bernard le conduit à voir dans la solidarité de gestion une compromission politique sur le dos des victimes dont il se pose en défenseur.

Le débat sur l’incinération dans le sud du Morbihan

91La mise en cause de l’incinérateur de Nivillac survient à un moment où, dans la partie sud-est du Morbihan, un débat politique se développe sur les modalités de traitement et d’élimination des déchets ménagers. Au tournant des années 2000, le SYSEM (Syndicat du sud-est Morbihan) engage une réflexion sur le traitement des déchets ménagers par incinération dans le cadre du plan départemental d’élimination des déchets de 1997. Elle aboutit à retenir cette technique qui a la faveur de l’immense majorité des élus indépendamment de leur affiliation politique.

92Lorsque la suspicion d’une association entre l’activité des incinérateurs de Nivillac et de Gilly-sur-Isère et la survenue des cancers est portée sur la place publique, le choix du SYSEM suscite des craintes et provoque des questions qui s’expriment dans différentes réunions publiques, dont celle de Saint-Dolay en mai 2002. Comme plusieurs sites sont envisagés pour l’implantation d’un incinérateur, des mobilisations locales se font jour et se fédèrent avec des associations qui agissent pour la défense de l’environnement au sein du collectif d’opposition à l’incinération NISEM (Non à l’incinération dans le sud-est du Morbihan). C’est alors qu’un certain nombre d’élus commencent à soutenir un moratoire sur l’incinération. Le débat qui a cours en 2002-2003 aboutit à renoncer à implanter un nouvel incinérateur.

93Une élue des Verts au conseil municipal de Vannes, précédemment citée, a été une actrice centrale dans la mobilisation contre l’implantation d’un incinérateur dans la région de Vannes, dont le paroxysme a été une manifestation régionale rassemblant entre deux et trois mille personnes à Vannes au printemps 2003. Siégeant au SYSEM, elle y a contesté le traitement des déchets par incinération. Avec quelques autres femmes actives sur ce dossier, elle a suscité la création du collectif contre l’incinération au cours de l’année 2002. Elles ont mobilisé les exemples des incinérateurs de Gilly-sur-Isère et de Nivillac, qui venaient d’être mis sur la place publique, pour développer un argumentaire sur les dangers de l’incinération pour la santé, sur les problèmes posés par les normes de rejets, et sur les coûts économiques de ce mode de traitement des déchets. C’est ainsi que l’incinérateur de Nivillac est devenu emblématique dans la mobilisation contre l’incinération dans les années 2002-2003.

94L’élue municipale des Verts de Vannes explique la politisation du cas de Nivillac de la façon suivante.

Je m’intéressais déjà à Nivillac. Je me disais : « Mais ce n’est pas possible, il faut qu’on bouge. Ce truc-là, il a fonctionné avec autorisation préfectorale. Tout le monde savait que ça polluait. Et le préfet l’a laissé fonctionner ». J’ai dû en parler à une réunion associative. Et quelqu’un m’a dit : « Mais tu sais, il y a quelqu’un soit d’Eaux et rivières, soit […], qui bouge beaucoup à Nivillac ». Et j’ai dû avoir son nom [le conseiller municipal] comme ça. J’ai pris rendez-vous avec lui, je l’ai rencontré et j’ai vu qu’il était bien seul […].
Dans le même temps, on était plusieurs femmes issues des Verts d’ailleurs, à se dire il va falloir qu’on crée un association, un collectif, – viendra se greffer qui voudra, on verra bien – pour ne pas avoir d’usine d’incinération sur le pays de Vannes et je me souviens qu’on a fait cette association en novembre -décembre 2002. Et en janvier, comme j’étais élue au SYSEM, un journaliste me téléphone et je lui dis tout ça. Il me dit que le SYSEM avait voté pour l’incinération. J’étais toujours la seule à voter contre. Donc il y avait toujours une ambiance terrible. […] Trois à quatre mois après, on avait trois à quatre mille manifestants dans la rue. Vous vous rendez compte, ce qui est énorme pour Vannes. Et moi j’ai fait des réunions au Palais des Arts […]. Les gens ont accroché à ce problème des déchets et à Nivillac puisque évidemment on faisait venir [le conseiller municipal de La Roche-Bernard]. On a parlé de Nivillac, j’ai fait énormément de conférences, ce qui a permis aux gens d’avoir l’information qu’ils n’avaient pas. J’ai fait venir également le directeur du CNIID et à chaque fois, on avait une salle comble. Il y a eu une série de conférences informatives et ça, ça a permis aussi d’avoir les trois mille personnes […]. Une fois les 3000 personnes dans les rues de Vannes, on a eu les positions du maire de Vannes, il n’y aura pas d’incinérateur sur Vannes, tout en sachant que c’était sur Vannes. Et puis on a senti les revirements du SYSEM.

95Le 28 juin 2002, le SYSEM prend la décision de solliciter des subventions pour la réalisation d’une usine d’incinération dans le sud-est du Morbihan. Deux jours plus tard, l’association Environnement 56 engage des procédures judiciaires en incriminant l’incinérateur de Nivillac. Si la coïncidence de dates est fortuite, au moins pour ce qui concerne la décision du SYSEM, à partir de ce moment, les « deux cents cancers de Nivillac » deviennent un argument dans le débat sur l’incinération comme mode de traitement des ordures ménagères et permettent de cristalliser une opposition.

LES RELAIS DU SIGNALEMENT

96Les différents acteurs impliqués dans le signalement ont bénéficié de relais qui ont eu un rôle important dans l’amplification de la question posée localement et dans sa traduction judiciaire et administrative.

L’association Environnement 56

97Constituée en 1987, Environnement 56 a été agréée pour la protection de l’environnement en 1990. Elle est affiliée à France Nature Environnement. Elle se donne pour mission d’ » agir pour la mise en place de politiques opérationnelles en matière de déchets, d’eau et d’air ainsi que, plus généralement, pour une gestion et une utilisation rationnelles des ressources naturelles ». À ce titre, elle s’est fortement investie depuis l’année 2000, dans la question des déchets dans le Morbihan où elle considère que leur incinération n’a aucune pertinence. Elle participe à la mobilisation contre le projet vannetais en 2002-2003. Ses modes d’action sur l’incinération sont de deux ordres : une expertise sur les dossiers et le recours contentieux. L’expertise est surtout le fait du secrétaire qui est également membre du directoire national déchets de France nature environnement. Les recours contentieux sont portés par le président de l’association, maître de conférences de droit à l’Université de Bretagne occidentale et avocat au barreau de Quimper, spécialisé dans les questions d’urbanisme et d’environnement.

98L’association se fixe pour objectif de faire respecter la réglementation relative à l’environnement, à l’urbanisme et en particulier à la protection du littoral dans un département qui subit une pression importante d’urbanisation liée au tourisme et, de façon plus récente, à l’installation de retraités aisés. Certaines zones littorales et l’intérieur du département sont également confrontés à des enjeux de reconversion et de création d’emplois. Ces différentes pressions font de l’environnement un enjeu majeur que l’association relève dans le registre du respect de la réglementation. Dans son action, l’association se prévaut de la promotion d’un ordre public écologique s’appuyant sur le principe de responsabilité écologique inscrit dans la Charte de l’environnement.

99Dès 2002, l’engagement de procédures judiciaires par l’association Environnement 56 soustrait les questions relatives à l’incinérateur de Nivillac au débat public et à la mobilisation locale et les recompose en termes d’atteintes aux biens et aux personnes et de respect des normes relatives aux installations classées. Nivillac cesse alors d’exister comme cas exemplaire des dangers de l’incinération pour entrer dans un huis clos entre un nombre restreint d’acteurs qui prennent appui sur le secret de l’instruction pour se protéger de l’intrusion publique.

Les médias

100La presse écrite occupe une place majeure puisque c’est par elle que l’information circule et accède à l’espace public. Le signalement de Nivillac acquiert rapidement une consistance comme un fait journalistique qui voit se confronter les différents protagonistes de l’affaire. Entre le 27 mars et le 3 juillet 2002, annonce du dépôt de plaintes, Ouest-France consacre seize articles à Nivillac en pages Vannes ou Morbihan. Un article en édition générale (douze départements, 800 000 exemplaires) est publié le 20 avril 2002. Le Télégramme de Brest et de l’Ouest qui cherche à conquérir un lectorat dans cette zone aux limites de son territoire de diffusion, consacre plusieurs articles aux débats sur l’incinération qui se développent en Bretagne au courant de l’année 2002 et présente le cas de Nivillac. La situation locale est suivie par l’un de ses journalistes éprouvés qui est également le correspondant du journal Le Monde. Les hebdomadaires locaux suivent, avec retard, les quotidiens régionaux. Les quotidiens nationaux y consacrent quelques articles en 2002. Les journaux télévisés (TF1, FR3) reprennent cette actualité qui prolonge le cas de Gilly-sur-Isère.

101La production médiatique a un rôle important pour sortir le signalement de Nivillac de sa dimension locale. Cette montée en exemplarité bénéficie du retentissement du cas de l’incinérateur de Gilly-sur-Isère en Savoie. L’émission Envoyé spécial diffusée le 31 janvier 2002 avait rendue publique une éventuelle association entre des cancers et un incinérateur ayant fonctionné hors normes. Le cas de Nivillac prolonge cette montée du problème des incinérateurs et des cancers. C’est cet aspect que retient le ministre de la santé, B. Kouchner, en associant la situation de Nivillac à celle de Gilly-sur-Isère dans le cadre d’enquêtes sur les effets sanitaires des incinérateurs.

Les administrations départementales

102En 2001, la DDASS ne prend pas en compte le signalement fait par les médecins pour plusieurs raisons3. Du fait de l’arrêt de l’incinérateur, elle relativise l’urgence du dossier. D’autre part, elle considère que l’excès de risque est faible compte tenu des informations dont elle dispose. De plus, elle ne bénéficie pas d’informations de la part des médecins qui pourraient remettre en cause cette première estimation. Enfin, conjoncturellement, à partir d’octobre 2001, les personnes susceptibles de prendre ce signalement en compte sont confrontées à des alertes à la poudre blanche qui rendent secondaires les autres préoccupations de santé publique4. Il faut attendre les injonctions ministérielles d’avril 2002, après la publicité donnée à l’incinérateur de Gilly-sur-Isère, pour qu’elle prenne en compte le signalement.

103L’action de la DDASS devient alors visible par la communication qu’elle met en œuvre. Sous la houlette de son directeur, elle communique en priorité des informations sur les actions engagées à propos de Nivillac au quotidien Ouest-France et l’associe aux concertations avec les médecins locaux pour établir la réalité des cancers. Elle cherche à désamorcer les revendications locales en expliquant que l’association est improbable, tout en mettant en œuvre des analyses des sols et du lait des vaches, et en recensant avec les médecins les cas de cancers qui montrent qu’elle se préoccupe de la question.

104Par la suite, elle prend l’argument de l’existence d’une procédure judicaire pour ne plus communiquer sur le cas de Nivillac. Ainsi, les analyses de la CIRE qui sont annoncées en avril 2002, ne bénéficient d’aucune publicité. Seul, le médecin inspecteur de santé publique réagit au dossier sur l’incinération, réalisé par le Magazine du Golfe du Morbihan en 2005, en remettant en cause la causalité supposée entre l’incinérateur et la survenue des cancers qui pourrait être déduite de la carte des cancers qui y est présentée. Outre les arguments repris de la littérature scientifique sur les dioxines et les cancers d’origine environnementale, il développe l’idée que si l’on prenait la cathédrale de Vannes et que l’on reportait les cancers alentour, on établirait une relation de causalité aussi pertinente que celle qui est invoquée entre les cancers de Nivillac et l’incinérateur.

Dès le début de ma réponse je précise que je m’exprime en tant que médecin inspecteur de santé publique et non pas comme représentant de la DDASS 56. J’ai répondu à partir de chez moi à un article qui selon moi n’abordait pas certaines questions importantes par rapport au lien entre les cancers et les dioxines. Je n’ai donné aucun chiffre aucune donnée par rapport à l’affaire Nivillac mais des données d’ordre général.
J’ai ainsi abordé le fait que la voie de contamination des dioxines est digestive de 90 à 98 %, que les cancers d’origine environnementale (sauf doses massives) apparaissent 20 voire 30 ans après le début de l’exposition, la nécessité de démontrer l’existence d’un lien et de ne pas se contenter de l’affirmer avec de pseudo-cartes non validées, la difficulté d’attribuer un poids à un facteur quand plusieurs sont en cause (tabac, radon, amiante, alcools, etc…), le fait que la population vieillit, que le nombre de cancers augmente avec l’âge,…
C’est le fait que ces éléments ne soient pas abordés qui m’a poussé à intervenir, mais je le rappelle à titre purement personnel n’engageant que moi sur des données générales largement partagées par la communauté scientifique.

LA FORMATION DU SIGNALEMENT

105La publicité donnée à la question de l’incinérateur de Gilly fait passer Nivillac d’un cas local, plus ou moins ignoré, à une situation exemplaire dans le Morbihan. Il devient alors, pour quelques mois, un problème que l’administration de la santé prend en compte. Il entre également dans le débat politique relatif au traitement des ordures ménagères comme exemple des dangers de l’incinération. La plainte déposée par Environnement 56 en juin 2002 clôt en partie ces questions en substituant aux actions locales une procédure organisée dans le cadre d’une instruction judiciaire. La question du traitement des déchets ménagers se continue comme en témoignent les débats autour de l’incinérateur de Plouharnel ou du centre d’enfouissement des déchets ultimes de Gaël au nord du département à la fin de la décennie.

Le traitement des ordures ménagères

106Les déchets ménagers de la commune de Nivillac ont longtemps été traités par ceux qui les produisaient puis, dans le cadre des compétences communales d’élimination des déchets ménagers, déposés au nord du bourg dans une décharge où ils étaient partiellement brûlés. À la fin des années 1980, l’urbanisation de cette partie du village aidant, la décharge a été transférée à la Butte-au-Lin, un lieu éloigné du bourg, à l’est de la commune, sur une lande environnée par les bois de pins qui n’a pas de valeur ni d’usage agricole. Les alentours de l’incinérateur se caractérisent par un habitat dispersé, et une faible densité de population, en comparaison du bourg. C’est là que, quelques années plus tard, l’incinérateur est construit pour traiter les ordures ménagères du canton et qu’une déchetterie est installée.

107Le stockage des déchets sur les landes a vite posé des problèmes dans le voisinage. Les remarques faites lors de l’enquête d’utilité publique préalable à la construction de l’incinérateur en témoignent, deux ans à peine après l’ouverture de la décharge. Les habitants des alentours se plaignent essentiellement des nuisances visuelles (la montagne d’ordures) et olfactives (les mauvaises odeurs) du lieu. La mise en avant de ces nuisances se traduit par des protestations relatives à la perte de valeur économique ou patrimoniale des biens des protestataires. Le registre de la qualité de vie n’est que faiblement mobilisé : ainsi, les protestations ne concernent pas l’existence de fumées diffuses, pourtant plus ou moins continuelles.

108La construction de l’incinérateur et de la déchetterie est appelée à faire disparaître le dépôt d’ordures à ciel ouvert, ainsi que les pratiques non contrôlées de brûlage. L’incinérateur traite les déchets ménagers des huit communes du SIVOM. La quantité de déchets ménagers augmente en proportion de la population et de ses usages de consommation. Le procédé de traitement des fumées pose des problèmes dès le début du fonctionnement de l’incinérateur, ce qui conduit à son arrêt quatre ans plus tard. L’incinérateur fonctionne alors comme un four qui rejette toutes les fumées. Les nuisances se font sentir, ce dont témoignent les descriptions – certes rétrospectives – qui sont faites.

On avait des patients qui nous racontaient que, quand il était en pleine marche, de temps et temps, ils se levaient le matin et il y avait une fumée noire dans leurs étables, et ils croyaient qu’il faisait nuit. Il faut imaginer quoi, ce n’était pas près du Lin, mais à trois - quatre kilomètres à vol d’oiseau, ils avaient des cendres. Un de nos patients nous disait : « Le linge, on ne pouvait pas le mettre à sécher dehors, il était tout noir. Quand l’incinérateur tournait, il fallait faire attention au vent ».
Le four n’a jamais fonctionné. Il y avait des feuilles de journal, on voyait encore ce qu’il y avait d’écrit dessus. Donc le four n’a jamais marché. Les trois quarts des déchets étaient brûlés à côté, à l’air libre. Les gens disaient : « Ah, ils sont encore en train de nous empoisonner ». D’ailleurs, on sentait l’odeur de plastique très fort, les bouteilles de plastique, les sachets. […] Ma tante qui était à côté, quand les vents étaient du côté des terres, de chez eux, il fallait voir tout ce qu’ils pouvaient ramasser comme sachets de plastique dans leur jardin.

109La question des nuisances de l’incinérateur est abordée au cours de la campagne électorale pour les élections municipales de 1995, essentiellement à Saint-Dolay qui reçoit la majeure partie des fumées. À peine élus, les maires de Saint-Dolay et de la Roche-Bernard se préoccupent du mauvais fonctionnement de l’incinérateur, apparemment contre l’avis du maire de Nivillac « qui lui a toujours nié que l’incinérateur produisait des nuisances ». Le SIVOM engage une procédure administrative contre le constructeur et son assureur qui s’achève en appel en 2005 et qui reconnaît le défaut du constructeur.

110En 1999, l’inspection de la DRIRE (Direction régionale de l’industrie et de la recherche) conclut à l’absence de conformité de l’incinérateur et à la nécessité de mise aux normes requises dans le cadre la réglementation relative aux installations classées de cette taille. Quelques temps après, un incendie détruit une partie de l’accès au four d’incinération. Selon une version de cet incident, un retour de flammes aurait mis le feu à des ordures en attente d’incinération en dehors du foyer. Selon une autre version, l’incinérateur ne fonctionnant pas de façon correcte, l’habitude avait été prise de déverser du fioul sur les déchets à brûler ; une mauvaise manipulation aurait enflammé les déchets hors du four d’incinération. Selon le président du SIVOM,

Des gens qui, comme ça arrive toujours au moment des vacances, avaient collé une petite bouteille de gaz, toute petite, vide bien sûr. Elle est partie avec le sac [d’ordures]. Et résultat, le couvercle [du four] a sauté. Il y a eu des dégâts, la toiture du bâtiment en a pris un coup. Il y avait tellement de frais et comme la partie traitement de fumée n’avait jamais marché, je l’ai faite arrêter. D’autant que l’année suivante [2000], le traitement des fumées devenait obligatoire.

111Il laisse alors les procédures administratives (suspension, fermeture…) suivre leur cours et n’engage pas de travaux de réparation et de mise en conformité. Dès cette date, l’incinérateur est définitivement arrêté de fait.

112Au cours de la décennie 1990, l’incinérateur pose deux types de problèmes. D’une part, il est l’objet de tensions politiques au sein du SIVOM de La Roche-Bernard, et de tensions administratives entre le SIVOM et l’instance en charge des installations classées. Cet équipement a été porté par le maire de Nivillac en tant que président du SIVOM. Son mauvais fonctionnement permet à des critiques politiques, qui peuvent difficilement s’exprimer dans le contexte local, de se formuler en prenant appui sur les plaintes des électeurs. L’inspection de la DRIRE souligne une absence de respect des prescriptions de l’arrêté préfectoral d’autorisation. Cela crée une situation dans laquelle la question de l’incinérateur devient un enjeu de solidarité de gestion ou de conflit entre élus sur fond d’application de la réglementation relative aux incinérateurs. Cet enjeu relatif à la gestion publique est, par la suite, déterminant dans les réponses politiques apportées aux plaignants. Au nom d’une solidarité de gestion, aucun des élus ayant un rôle important dans les instances locales ne prend ouvertement parti pour les plaignants. Ceux qui le font, comme le conseiller municipal de la Roche-Bernard, sont vite marginalisés et n’ont plus accès aux dossiers. D’autres, comme l’un des trois médecins de Nivillac, également élu à la Roche-Bernard et à la communauté de communes, se trouvent dans des enjeux professionnels, dans son cas la coordination du secteur gérontologique, qui les obligent à trouver des accords avec les élus locaux et qui les conduisent à renoncer à porter les revendications des plaignants.

113Le second type de problème que l’incinérateur pose concerne les nuisances aux alentours qui continuent alors que l’incinérateur est arrêté. En témoigne une plainte portée pour les fumées constantes, ainsi que des descriptions de l’état d’abandon du site où sont stockés les mâchefers, des ferrailles (80 tonnes selon les estimations) avant que la DRIRE n’impose une réhabilitation du site et que les plaintes déposées en 2002 ne conduisent à sa fermeture partielle. Ces nuisances sont moindres que celles, bien plus quotidiennes, qui ont marqué le fonctionnement ordinaire de l’incinérateur ; mais elles permettent de fixer la mémoire de la période précédente.

La mise en relation de l’incinérateur et des cancers

114À l’origine du signalement, il y un couple, les V. qui ont une entreprise de transport sanitaire implantée là depuis 1980. Leurs lieux de travail et d’habitation sont situés à cinq cents mètres à vol d’oiseau à l’est de l’incinérateur. Ils sont donc en première ligne pour recevoir les fumées de l’incinérateur lorsque les vents sont à l’ouest, comme l’explique Madame V.

Nous, on est ici depuis 1980. La jaille, elle est arrivée ici deux ou trois ans avant l’incinérateur et quand la jaille a commencé à brûler ici, c’est là que nous on a commencé à avoir tous les matins des fumées sur nos voitures blanches. Il fallait laver les voitures avant de partir, parce que nos voitures étaient toutes grasses, pleines de fumées. D’ailleurs, on a pris des photos avec les fumées en l’air. On voyait le nuage, oui énormément.

115Le récit de la mise en relation de l’incinérateur et des cancers est fait en deux temps. Tout d’abord, en dressant la liste des personnes décédées du cancer dans son voisinage, Mme V. présente celle qui, dans la suite de l’entretien, s’avère être une cousine, dont le décès fin 2000 est présenté comme l’élément déclencheur.

Une dame de 48 ans quand même, qui a été six mois malade. Une dame qui travaillait dans une banque, une hygiène de vie comme il n’y en pas. Jamais de tabac, jamais d’alcool, jamais rien. Elle mangeait forcément des produits de son jardin que l’incinérateur arrosait tous les jours. Elle était juste auprès de l’incinérateur [au village du Lin, au nord de l’incinérateur].

116Le décès de cette proche conduit les époux V. à envisager que l’incinérateur puisse être la cause de ce cancer. Jusqu’alors, les nuisances étaient constituées par les fumées et les cendres, auxquelles ils s’adaptaient tant bien que mal, lavant leurs voitures tous les matins, pestant contre les odeurs. Le décès de leur cousine, parce qu’il ne leur semble pas dans l’ordre habituel des choses, conduit à regarder ces nuisances sous un autre angle. Cette possibilité est renforcée lorsque M. V. découvre qu’il est lui-même atteint d’un lymphome. La connaissance des cas de cancers acquise dans leur exercice professionnel est alors mobilisée pour organiser et donner du sens à une expérience personnelle et familiale. Dans la suite de l’entretien, Mme V. explique comment son mari et elle ont formulé cette relation.

On est quand même dans un petit secteur où on se rend compte, à force de dire : « Mais attends, là, il y a untel qui a eu un cancer, untel qui a eu un cancer, c’est quand même bizarre ». Alors, mon mari a dit un jour : « C’est pas possible. Il se passe quelque chose chez nous. Il y a untel, untel, untel tout ça autour de nous, là. L’incinérateur, il n’y serait pas pour quelque chose ? » Et puis, ça nous a mis la puce à l’oreille. Et il a fallu que justement, en six mois, cette dame de 48 ans… C’était une cousine [pleurs], très proche. Et là, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. À la suite de ça, on a rassemblé des éléments, on a fait des recherches nous-mêmes et on s’est dit : « C’est pas possible, si c’est cet incinérateur, c’est quand même une cochonnerie ». Et puis six mois après, il a fallu que mon mari soit pris. Et donc lui, c’était un lymphome. Quand on est allés à Nantes, quand on a vu la cancérologue, on lui a demandé d’où provenait un lymphome, pour s’entendre dire : « Voir votre environnement, monsieur ». Alors, il lui a dit : « À cinq cents mètres à vol d’oiseau, nous avons un incinérateur. Est-ce que vous pensez qu’il peut y être pour quelque chose ? ». Elle lui a répondu : « Tout à fait. Je ne dis pas que c’est sa faute. Je ne veux pas m’avancer à dire quoi que ce soit. Mais voir votre environnement », elle lui a redit.

117Lors d’une visite à son médecin traitant, M. V. lui soumet son idée sur le rôle de l’incinérateur :

Et donc, c’est là qu’on a vu le médecin de La Roche-Bernard qui nous suivait et qui nous a dit : « C’est pas possible. Il se passe quelque chose… ». Il avait plein de ses clients à lui qui l’avaient à ce moment-là. On a dû avoir cette année là vingt et quelques rayons dans l’année, dans un petit bled comme chez nous.

118Le médecin contacte ses deux confrères du cabinet médical et discute avec eux de façon informelle sur les cas de cancers qu’ils rencontrent dans leur patientèle.

Sur un secteur géographique, il nous semblait qu’il y avait un nombre relativement important de cas de cancers. Il y avait aussi une interrogation par rapport à cet incinérateur qui traînait dans la population depuis plusieurs années. La démarche initialement, ça a été d’envoyer un courrier à la DDASS : « On se pose des questions. Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce qu’il y avait une réalité d’un problème, d’un nombre de cancers plus important ou non ? »

119Ils se font l’écho à la fois de préoccupations diffuses dont ils entendent parler dans leur cabinet et de l’expérience qu’ils ont des pathologies. Le signalement à la DDASS prend la forme d’une lettre adressée le 16 mai 2001 au médecin inspecteur départemental de la santé, avec copie au président du SIVOM et au maire de Nivillac

Chère consœur,
Pendant huit ans, de 1991 à 1999, un four d’incinération des ordures ménagères a été en activité sur notre commune. Son fonctionnement fut, semble-t-il, toujours défectueux avec une absence de filtrage des fumées et enfin, une panne, totale et définitive en 1999.
Nous avons l’impression d’une augmentation de l’incidence des cancers dans un périmètre proche (1 à 2 km) autour de cette installation. Bien sûr, il ne s’agit que d’une impression…
Nous souhaitons que vos services procèdent à une enquête et évaluent l’incidence des cancers dans le périmètre concerné, avant, pendant et après la période d’activité du four.
Si cette incidence est en hausse, des mesures de dépistage pourraient être proposées à la population concernée […].

120Leur courrier demande aux autorités sanitaires départementales de confirmer ou d’infirmer une impression exprimée avec prudence, sans qu’ils aient de point de comparaison avec d’autres régions ou d’autres situations.

121L’affirmation d’une relation de causalité entre la survenue des cancers et la présence de l’incinérateur s’opère par l’intermédiaire du conseiller municipal de La Roche-Bernard. L’un des médecins de Nivillac le met en relation avec M. V. l’entrepreneur de transport sanitaire.

À la suite de « on dit », un médecin qui était en bagarre avec [le maire de Nivillac] pour tout un tas de raisons m’a dit : « Vous devriez aller faire un tour du côté de Saint-Dolay. Voyez avec les gens qui s’occupent des malades ». C’est là que je suis allé voir M. V. et qu’on s’est penché sur la carte, qu’on en a fait plusieurs dont une est chez le juge d’instruction.

122Les époux V. commencent à reporter sur une carte les cas de cancers qu’ils connaissent. De son côté, le conseiller municipal dresse des listes nominatives des décès sur les communes aux alentours de l’incinérateur.

Avec le maire de Saint-Dolay, on a pointé ensemble les décès sur sa commune. On en était à une centaine [par cancer] avec les listes parce que moi, j’ai fait le tour des cinq communes. J’ai fait les listes de décès depuis dix ans qu’on a envoyées aux cabinets médicaux. Et après, on s’est réunis un soir avec des infirmiers, ambulanciers, médecins. On s’est vus au cabinet médical et on a établi cette carte ensemble. La mémoire des ambulanciers et des infirmiers a été très intéressante visà-vis des médecins pour dire : « Attendez. Un tel n’est pas mort. Il s’est suicidé parce qu’on lui avait appris la veille qu’il avait un cancer. Donc c’est pas parce que »… La cause, elle a été la trouille. Donc bon, puisque j’ai un cancer, je me suicide.

123La réalisation des listes aboutit à un chiffre entre 190 et 200 cancers, dont 150 décès, auquel le conseiller municipal de La Roche-Bernard fait référence lorsque, par la suite, il intervient dans différentes conférences ou réunions publiques relatives à l’incinération. Il s’agit d’une incidence cumulée sur dix ans, comprenant les personnes en soin et les personnes décédées, indépendamment du type de cancer qu’elles avaient. La réalisation de la carte permet d’établir visuellement une relation de contiguïté entre l’incinérateur et les cancers.

124Le conseiller municipal introduit le chaînon manquant qui est l’explication de la survenue des cancers par la production de dioxines lors d’une incinération à température inadéquate. Dès lors, la suie et les fumées qui témoignaient des nuisances de l’incinérateur indiquent une mauvaise incinération. Ces nuisances perçues peuvent être inscrites dans un schéma d’explication dans lequel les dioxines occupent une place centrale. De la contiguïté entre l’incinérateur et les cancers, on passe à une causalité.

La cartographie des cancers

125La carte dressée par les époux V. est un assemblage de cartes au 1/10 000 de la région à l’est de La Roche-Bernard. En 2006, elle comportait plus de 200 points répartis en nuages au nord de Nivillac et surtout à l’est, en particulier au bourg de Saint-Dolay où l’on dénombre alors plus de quarante points. La présentation que Mme V. fait de cette carte est intéressante par ses modalités de mise en relation de l’incinérateur et des cancers :

Les points rouges, ce sont les gens décédés d’un cancer, et en bleu ceux qui ont été en traitement. On les a travaillés avec les médecins. Et c’est mon mari qui avait fait la carte pour les médecins. À l’époque, on en avait déjà un paquet. Mais là, nous ce ne sont que nos clients. Parce qu’on avait dit aux médecins, vous, vous saurez qui c’est les gens. [Elle pointe des endroits sur la carte]. L’incinérateur était là, les vents d’ouest. [Elle en indique les directions vers Saint-Dolay]. Aujourd’hui, nous on est arrivés là [Elle pointe Theihillac au nord-ouest]. Les gens du cancer aujourd’hui, c’est là qu’on les cherche [pour le transport sanitaire]. Nous on a commencé à les prendre tous ensemble. Là, on vient de faire un petit groupe. On vient d’enterrer la dernière ; elle avait 66 ans. Celle-ci [Elle pointe sur la carte en remplaçant le bleu par du rouge], 56 ans. Là, le mari a 68 ans. Enfin, il y en a sept à huit qui sont malades. Celui-ci, un cancer du foie. On lui a découvert son cancer rapidement. Il n’a pas tenu longtemps. Il a été en traitement un an » [Suit le récit des décès].

126Madame V. explique que les cancers qu’elle connaît par son activité professionnelle se sont déplacés d’ouest en est au fur et à mesure des années, et que le point de référence ou de départ est constitué par l’incinérateur du Lin. Les nuages de points les plus denses sont à l’est de l’incinérateur (donc sous les vents d’ouest). La densité perçue des points tient aussi à la densité de l’habitat, par exemple au bourg de Saint-Dolay. Elle explique également que les points se trouvent maintenant plus à l’est et elle fait référence à des cancers de ses collègues ambulanciers des communes à l’est de Saint-Dolay (hors de sa zone de clientèle) pour dire que ce sont maintenant ces régions qui sont touchées par les effets de la dioxine rejetée par l’incinérateur. Quant aux points qui se trouvent à l’ouest de l’incinérateur, au-dessus du bourg de Nivillac, elle explique que c’est là que se trouvait la « jaille » où l’on brûlait les ordures.

La quantification des cancers en question

127La carte recense la totalité des cas de cancers sur une dizaine d’années Les médecins qui ont fait le signalement à la DDASS sont plus prudents dans l’identification et l’interprétation des cas. Ils laissent entendre que, sans incinérateur, on serait à 190 ou 200 cas et que c’est donc au-delà qu’il faudrait envisager un éventuel excès de cas.

La personne qui nous avait mis la puce à l’oreille avait la quasi-exclusivité du transport de malades dans ce secteur. Ils n’ont pas le diagnostic, mais ils discutent avec les clients. Ils avaient fait une première carte sur laquelle ils avaient reporté un certain nombre de cas de patients qu’ils avaient transportés et pour lesquels ils avaient la notion a priori qu’ils avaient un cancer. Et on a commencé la première fois à travailler sur cette carte […] On a aussi obtenu des listes d’actes de décès sur Saint-Dolay et Nivillac et on a essayé de les colliger et de les reporter sur la carte, avec les notions qu’on en avait nous-mêmes. […] Autour de certains hameaux, ça donnait une impression de nuage qui partait du Lin et qui s’étendait vers Saint-Dolay, sachant aussi qu’il y a peu de hameaux habités entre Izernac [au Sud] et le Lin. C’est des grandes fermes avec peu d’habitat. Mais on avait quand même l’impression qu’il y avait quelque chose. Et puis c’était un nombre de cas qui était suffisamment important […] Et on avait tous des exemples de couples qui avaient deux cancers. C’est quand même pas très fréquent.
On n’a jamais évalué de nombre précis et surtout de nombre précis de cancers qui pourrait être supérieur dans cette région à une autre région ailleurs. On n’a aucun élément par rapport à ça. C’est pour ça que, rapport aux chiffres qui ont pu être donnés, on est très prudents. Nous on n’a jamais donné de chiffres.

128L’incidence cumulée des cancers n’étonne pas forcément les médecins, compte tenu de ce qu’ils connaissent de la population locale et de ses habitudes. Leur préoccupation est motivée par le caractère atypique de certains cancers (des hémopathies) et par l’existence de cancers dans des couples, ce qui pour eux n’était pas fréquent. En s’adressant à la DDASS, ce sont ces interrogations issues de leur pratique professionnelle qu’ils ont voulu poser.

On avait un rayon qui est relativement vaste et on avait l’impression qu’il y avait une concentration plus sur une partie de notre secteur. Mais c’était au départ quelque chose qui était complètement intuitif, qu’on a essayé de corroborer un peu plus en travaillant sur une cartographie. Ça semblait en effet confirmer notre intuition parce qu’on avait un nuage de points qui posait question. Voilà, et puis à partir de là, on a questionné la DDASS en disant : « Qu’est-ce que vous en pensez ? ».
Nous on essayé de prévenir en amont, sans prévenir la presse, en appelant la DDASS, en disant « Faites une enquête », que ce soit discret quoi. Et puis, au bout d’un moment, il n’y a pas d’autre moyen que d’alerter la presse. […] Il n’y a pas de santé publique en France. Les officiers de santé publique, ce sont les généralistes et ce n’est pas notre métier, on n’est pas formés pour ça, on n’a pas le temps de le faire, mais il n’empêche qu’on est obligés de le faire parce que finalement la DDASS dont c’est le métier ne le fait pas. […] Finalement, les gens sont dans une sphère du non-dit. Il suffit que cela passe une fois au 20 heures pour qu’ils se bougent.

LA DIFFICILE CONSTRUCTION D’UNE MOBILISATION

129À la fin de l’année 2001, la publicité donnée à la fermeture de l’incinérateur de Gilly-sur-Isère (Savoie) fournit aux acteurs locaux un point d’appui pour reprendre le signalement de Nivillac que la DDASS du Morbihan avait délaissé. Mais cette relance ne conduit pas à des interprétations partagées sur l’ampleur des dommages sanitaires, dans un contexte où les médias locaux relaient la stratégie de communication des autorités administratives qui dissocie les cancers et le fonctionnement de l’incinérateur.

La relance des interrogations locales

130Au courant de 2001, le maire de Grigon, une commune proche de l’incinérateur de Gilly-sur-Isère, fait analyser les rejets atmosphériques de l’usine après avoir été interpellé à propos d’un nombre important de cancers dans sa commune. La détection de taux de dioxines excédant très largement les normes d’émission conduit le préfet de Savoie à ordonner l’arrêt de l’usine le 24 octobre 2001. Une information sur « une pollution à la dioxine de type Seveso » pour reprendre un titre du Monde est alors diffusée dans la presse nationale.

131Au plan local, la publicité donnée au mauvais fonctionnement de l’incinérateur de Gilly-sur-Isère et à son rôle éventuel dans l’existence de cancers relancent les interrogations qui avaient été formulées avant l’été 2001 à propos de l’incinérateur de Nivillac. Le conseiller municipal de La Roche-Bernard, lecteur du Figaro, prend contact avec le maire de Grignon et avec l’ACALP (Association citoyenne active de lutte contre les pollutions) qui s’est constituée dans la région d’Albertville. Il sollicite son avocat pour savoir quelle démarche entreprendre dans le cas de Nivillac. De leur côté, les médecins relancent la DDASS du Morbihan en décembre 2001 pour savoir ce qu’est devenu leur signalement.

132Au plan national, la fermeture de l’incinérateur de Gilly-sur-Isère fournit des arguments aux opposants au traitement des déchets par incinération en mettant en avant les éventuels dangers de cette technique dans un contexte où le principe de précaution devient un argument politique. De son côté, la Direction générale de la santé se préoccupe de la question des dioxines et des risques sanitaires qu’elles sont susceptibles de présenter. Cette question constitue un des thèmes de la conférence de presse du ministre de la santé, Bernard Kouchner, du 8 avril 2002, au cours de laquelle il associe Nivillac à Gilly-sur-Isère et annonce des études d’imprégnation par les dioxines.

133Le conseiller municipal de la Roche-Bernard a un rôle majeur dans le renouveau des questions posées par l’incinérateur de Nivillac et dans leur prise en charge publique en 2002. Son engagement repose sur la conviction que Nivillac, avec un nombre de cancers qui dépasse celui qui est annoncé à Gilly-sur-Isère, constitue un problème majeur de santé publique. Le chiffre de référence qu’il prend est celui de plus de deux cents cas. Lors d’un entretien en 2006, il considère que l’amplitude du problème est toujours à venir, sans que les sources sur lesquelles il s’appuie soient claires. Sa conviction était déjà présente, dans une forme peut-être moins élaborée, dès 2001 et s’est fortifiée au cours des années.

On est à plus de 12 % de différence, entre 12 et 15 % de plus et une moyenne nationale qui est de 2 %. Ce qu’il y a d’important, entre autres sur Saint-Dolay, c’est qu’on a de plus en plus de couples. Ce qui veut dire que ce sont des gens qui ont la même alimentation polluée par les fumées. On arrive maintenant dans la pleine période où sept à hui ans après l’incinérateur, c’est en train de donner à plein. Et tous les mois on a des nouveaux cas qui ressortent au niveau soins. […] On a eu une période de latence d’une dizaine d’années, mais qui a été accélérée ici par le fait que des bidons de pyralène ont été brûlés par des Manouches sur la décharge.

134Face au problème posé par les cancers, il se sent investi d’un rôle de défenseur des victimes empêchées localement de se plaindre et de faire valoir leurs droits.

Un peu tout le monde s’en fout. Malgré les morts, il n’y a que l’association qui se batte. Les associations sont obligées de financer leur avocat etc., et les plaintes. Alors que les élus utilisent les fonds publics pour se défendre et payer des avocats. Voilà le paradoxe dans lequel on est actuellement.[…] Je me bats parce que des gens qui ont 500 € de retraite par mois, ils n’ont pas les moyens de se battre et ils ont peur du maire, du préfet, de ceci, de cela. Et vous les regardez tous crever. Il n’y en a pas un qui bronche. Donc je ne supporte pas ce genre de choses, quand on a le pouvoir et qu’on continue à écraser les gens, à les traiter de cons. Qu’on s’en prenne à moi, j’ai les moyens de me défendre. Si je m’en prends à des plus gros que moi, je prends un risque. Mais les gens qui sont autour, eux ils n’ont pas ces moyens.

135L’action du conseiller municipal se construit progressivement à partir de l’incinérateur de Gilly-sur-Isère. À la fin de l’année 2001, il sollicite le laboratoire qui a mené les analyses de fumées de l’incinérateur de Gilly pour connaître les actions à entreprendre en vue d’une analyse de la pollution du site. Le courrier qu’il lui adresse, illustre les démarches qu’il a entreprises et l’état d’esprit qui l’anime.

Je reviens vers vous après un certain nombre de recherches sur le site. Vous trouverez ci-joint 2 cartes d’état-major dont les points rouges correspondent à des décès (53) et les bleus (76) à des malades en soins intensifs pour des cancers principalement de la lymphe. Cette population est composée de beaucoup de couples dont l’un est déjà décédé. Elle tient dans une bande de 3 km sur 1 km de large sous les vents dominants. Cette contamination à commencé à se développer un an après la mise en service de l’incinérateur, soit en 1992/93, qui a fonctionné sans filtre pendant 8 ans, et principalement la nuit (ainsi pas de fumées visibles, mais des rejets très importants de cendres).[…]
En fonction de ces quelques éléments, quels sont les moyens de prouver que cet incinérateur a pollué les terrains autour et les personnes également. Du fait des contacts pris, je peux accéder en limite du site avec l’accord de propriétaires du terrain pour des prélèvements. Entre autres, un veuf très malade, habitant à 150 m de l’incinérateur recherche des linges et autres vieilles choses. Ses terres ont été gorgées de cendres pendant 8 ans. Lui et son épouse en ont subi les conséquences. Leurs plaintes au président du Sivom, le Maire du pays, ont été tournées en dérision. J’ai rencontré une quinzaine de personnes touchées, à ce jour. Les autres ont été pointées avec les 3 médecins officiant à la Maison médicale, qui reconnaissent et encouragent mes démarches. La DDAS leur ayant demandé des preuves avant d’intervenir.

136Il examine également des possibilités d’un pourvoi en justice. Au début de l’année 2002, avec M. V., il fait des prélèvements de sols et les fait analyser à ses frais par le laboratoire auquel il a écrit. Les analyses n’indiquent pas un taux élevé de dioxines, mais conduisent à mettre en évidence un taux élevé de phtalates. Il envisage alors que l’hôpital local de La Roche-Bernard y ait brûlé ses déchets, ce qui ne ferait que confirmer le fonctionnement hors normes de l’incinérateur.

137Son action entre en résonance avec les revendications environnementales qui se développent dans cette partie du Morbihan face à un choix apparemment inéluctable en faveur de l’incinération. Les Verts du pays de Vannes le sortent de l’isolement dans lequel il se trouve en s’intéressant au cas de l’incinérateur de Nivillac pour développer leurs revendications. Ils le mettent en relation avec Environnement 56, association agréée au titre de la protection de l’environnement. Cette association lui offre le support juridique nécessaire pour réaliser le dépôt de plainte qu’il avait envisagé avec son avocat dès la fin de 2001.

138Le conseiller municipal de La Roche-Bernard n’a pas de connaissance des réseaux locaux. Le maire de Nivillac a d’ailleurs beau jeu de souligner qu’on « l’a vu arriver ici en 2000. Il nous arrivait de je ne sais pas où dans la région parisienne ou ailleurs. Il y est retourné d’ailleurs » pour souligner qu’il est un étranger au pays et qu’il n’en connaît ni les personnes, ni les habitudes. C’est par l’intermédiaire de M. V qu’il peut rencontrer des personnes qui habitent à proximité de l’incinérateur. En retour, il lui fait rencontrer le président de Environnement 56. Les époux V. organisent des réunions chez eux, que Mme V. évoque de la façon suivante :

Les gens ont peur de parler. Moi j’ai demandé un jour à plusieurs familles de gens décédés et malades, je leur ai demandé de venir un soir pour qu’on en parle ensemble. J’ai invité pas mal de personnes, j’ai dû en avoir une dizaine seulement. Les autres, ça ne les intéressait pas. Ça n’aurait pas fait revenir les morts. […] Ils ne cherchent pas tellement à savoir. Il y en a tellement aujourd’hui de cancers que ça ne leur vient pas à l’esprit qu’ils peuvent peut-être un jour rendre service à quelqu’un.

139Personne ne se joint à eux pour porter plainte. Mme V., forte de la conviction que sa plainte est justifiée, mais déçue que d’autres ne se joignent pas à la démarche entreprise, évoque des pressions du maire sur ses administrés pour expliquer que les personnes ne portent pas plainte :

On rencontre de plus en plus de gens à qui on demande de se taire. […] Une personne m’a dit un jour : « C’est pas que je n’aurais pas voulu. Je suis avec toi de tout cœur. Surtout, ne lâche pas le morceau ». Lui, ce monsieur, il a perdu son père, cancer de l’intestin. Il m’a dit : « Surtout, ne lâche pas le morceau ». Alors, je l’ai écouté chaudement, parce qu’il m’a fait de grands discours. Alors, je lui ai dit : « Ecoute, c’est très gentil ce que tu me dis. Tu me fais énormément plaisir à parler comme ça. Mais c’est dommage que derrière mon dos, quand tu es avec [le maire de Nivillac], tu dois parler d’une autre manière ». Il est devenu écarlate, il m’a dit : « Comment ça ? ». Je lui ai dit : « Tu n’as pas ce langage-là avec tout le monde ». « Mais tu m’excuseras, je suis en train de faire construire. Je ne pourrais pas avoir ce que je voulais. J’ai été obligé de m’écraser, de me taire, si je voulais que [le maire de Nivillac] me donne son accord ». Alors je lui dis : « Tu t’es fait acheter. Jamais je n’aurais pensé que la mort de ton père t’aurait touché si peu ».

140À l’inverse, le maire évoque des pressions exercées par les plaignants :

Parce que vous avez eu des personnes qui ont fait du porte à porte pour que des plaintes soient déposées. On est même allés pousser des gens. Une pauvre dame qu’on est allé voir dix à quinze fois. Le lendemain elle m’a appelé : « Je sais que ce n’est pas de ça qu’il est mort », mais on lui a dit qu’elle allait avoir de l’argent.

141La fille de Mme V. explique également cette absence de mobilisation par ce que le langage courant qualifie de tabou du cancer, c’est-à-dire le fait que les personnes n’en parlent pas.

C’est un peu le problème ici. Les gens savent qu’il y a des choses, mais ils ne veulent pas en parler parce qu’on considère qu’avoir un cancer, ben on ne peut pas dire bonjour à un monsieur qui a le cancer, on ne peut pas lui serrer la main parce que ça pourrait peut-être s’attraper comme ça.

La récusation du signalement dans les médias

142À Nivillac comme à Gilly-sur-Isère, les autorités administratives (la préfecture, les autorités sanitaires) et les acteurs politiques locaux (le président du SIVOM) sont mis sur la sellette. Ces acteurs institutionnels mettent en œuvre des actions qui visent à rejeter ou annuler les accusations dont ils pourraient être l’objet et ils développent des interprétations alternatives des cas de cancers qu’ils diffusent par l’intermédiaire des médias auxquels ils ont accès.

143Entre le 29 mars 2002 et le 27 avril 2002, sept articles sont consacrés par le quotidien régional Ouest-France à l’incinérateur de Nivillac. Ces articles reprennent les informations données par la DDASS et la préfecture du Morbihan et présentent les actions que les autorités entreprennent. Le journaliste bénéficie d’un accès privilégié à l’information au point que certaines personnes se sont étonnées de sa présence lors de réunions dans lesquelles les cancers ont été répertoriés et contrôlés, où les résultats des études ont été présentés alors même qu’il leur avait été expressément demandé de ne pas en parler aux médias.

144Les contenus rédactionnels laissent deviner, a posteriori, une stratégie de communication en plusieurs phases. La première phase fait suite à des articles sur les problèmes de dysfonctionnement de l’incinérateur de Nivillac, dans la presse régionale le 27 mars 2002 et dans les médias nationaux le 28 mars 2002. La préfecture indique qu’une collecte d’informations est en cours. La réponse est classique dans ce type de situation où l’autorité administrative départementale est mise en cause par l’intermédiaire d’une déclaration d’une administration régionale, la DRIRE, disant que l’incinérateur n’était pas aux normes en 1999. Elle précède de dix jours l’annonce par le ministre B. Kouchner qu’une enquête va être entreprise par la DDASS du Morbihan.

145Le jour suivant l’annonce par le ministre d’une enquête, on apprend que, s’il n’y a pas eu d’enquête depuis 2001, c’est parce que les médecins n’avaient pas donné suite aux demandes de la DDASS. L’administration de la santé affirme aussi que, s’il y a un risque avéré, des enquêtes complémentaires seront conduites. Quelques jours plus tard, l’administration affirme mettre en œuvre une démarche de transparence et de rigueur scientifique pour « répondre aux inquiétudes de la population ». Le rôle des médecins locaux est gommé dans le signalement des cancers ; l’inspection de la DRIRE est passée sous silence. Selon l’article, la préfecture aurait répondu aux plaintes d’une association environnementaliste en prenant un arrêté de fermeture du site (en fait un arrêté de suspension). L’ingénieur sanitaire vient en appui pour signaler l’absence de normes d’émission jusqu’en 1997. Dans cette version, l’administration a un rôle actif de réponse aux inquiétudes de la population.

146Ensuite, la relation entre l’incinération et les cancers envisagée localement est remise en cause. L’article souligne tout d’abord la difficulté à affirmer qu’un décès peut être attribuable au fait d’habiter près d’un incinérateur, ce qui invalide d’emblée la relation de contiguïté qui est envisagée. L’argumentaire concerne ensuite la contamination par les dioxines qui passe par l’ingestion et non la respiration. Une référence est faite à l’épidémiologie pour affirmer qu’il n’y a pas de cancers spécifiques aux dioxines et que, d’autre part, le taux de cancers élevé dans cette région est dû au vieillissement de la population. L’article invalide ainsi l’argument d’une spécificité des cancers et engage déjà l’idée maîtresse qu’il n’y a pas de surmortalité locale attribuable à l’incinérateur.

147Enfin, la question des cancers est extraite du débat local en invoquant l’argument que, pour que la méthode soit incontestable, les études demandent du temps et de l’expertise professionnelle. D’autre part, les études des services vétérinaires indiquent qu’il n’y a pas de taux anormal de dioxines aux alentours de l’incinérateur, ce qui peut conduire à la conclusion d’une absence de relation entre l’incinération et les cancers.

148Les résultats de l’enquête menée par la CIRE sont validés en mai 2002 par un comité d’experts, et présentés localement lors d’une réunion à laquelle, outre les médecins, assistent deux personnes. Ils concluent qu’il n’est pas possible d’identifier une surmortalité spécifique. Ces résultats ne sont pas rendus publics. Entre temps, une plainte est déposée par Environnement 56. Les administrations s’en saisissent pour ne plus communiquer sur la situation, considérant que les documents en leur possession sont des arguments de leur défense.

149La communication des autorités administratives locales donne à voir une stratégie qui passe par l’invalidation des arguments locaux, réels ou supposés, et l’appel à des arguments d’autorité. Les articles d’Ouest-France parviennent à construire une réalité plausible qui est très largement diffusée localement, alors que les versions des plaignants n’ont ni écho, ni diffusion au-delà des cercles d’interconnaissance dans lesquels ils se trouvent et des réseaux nationaux auxquels ils ont accès et qui sont déjà convaincus de la nocivité des incinérateurs5. La force de l’action de l’administration départementale réside dans le fait que son interprétation de la situation de Nivillac est largement relayée par Ouest-France, le quotidien régional en position dominante, qui reprend de façon précise et didactique ses arguments. Le quotidien régional concurrent, Le Télégramme de Brest et de l’Ouest, intervient plus tardivement, lorsque la question de l’incinération devient un enjeu régional et que les plaintes sont déjà déposées.

L’éclatement du signalement

150Aux yeux des personnes qui sont impliquées dans le signalement, l’interprétation des autorités administratives et ce qu’ils en connaissent par la presse comporte de nombreuses omissions et approximations. En y répondant de façon dispersée et selon des argumentaires différents, elles introduisent des désaccords entre elles qui amplifient l’éclatement de la mobilisation, déjà faible, autour de la question de l’incinérateur.

151L’interprétation administrative met directement en cause les médecins locaux en laissant entrevoir, lors d’échanges préalables à la mise en place de l’enquête, que le retard dans le signalement a pour origine l’insuffisance de leur action, ce que ces derniers contestent. Ainsi, l’article de Libération du 6 avril 2002 se fait l’écho de ce désaccord d’interprétation dans le retard de l’enquête.

À la maison médicale de La Roche-Bernard, les médecins qui avaient donné l’alerte par courrier aux services sociaux en mai 2001 ne cachent pas leur exaspération. « À l’époque, seul le président du SIVOM nous avait répondu par écrit, souligne […] l’un des trois médecins à l’origine de l’affaire. Il avait fallu que l’on téléphone à deux ou trois reprises à la DDASS pour s’entendre dire que c’était à nous, en plus de nos 80 heures hebdomadaires, de faire l’étude épidémiologique. Alors qu’ils ont toutes les données informatiques pour faire rapidement un premier pointage des décès par cancer sur la zone concernée et les comparer à une moyenne régionale ».
À Vannes, dans les services concernés, on plaide le « malentendu », une demande de précisions communiquée par téléphone aux médecins étant restée sans suite. « Comme rien ne venait, nous avons pensé qu’ils se chargeaient eux-mêmes de l’étude » explique benoîtement […], médecin inspecteur de la santé publique. Une version qui fait ricaner [le médecin de Nivillac]. « La DDASS ayant donné son feu vert à l’incinérateur, il est plus difficile ensuite pour elle de se déjuger », remarque-t-il.

152Trois jours plus tard, dans Ouest-France, seule la version de la DDASS est présentée. Elle met en cause les médecins et dédouane l’autorité administrative de toute responsabilité dans le retard. Cela contribue à accroître les tensions dans un contexte de conflit sur l’organisation des soins et des urgences.

153Les entrepreneurs de transport sanitaire se défient des autorités dans un contexte où la maladie de M. V. devient un sujet majeur de préoccupation. Mme V. raconte ainsi :

Comme nous on travaillait avec la DDASS étant donné notre profession, mon mari était allé présenter un véhicule de transport de corps. La personne qui l’a accueilli lui a cherché des miettes. Maintenant, il faut pouvoir ouvrir les portes de l’intérieur de la cellule où sont les morts. Alors, il faut que le mort au cas où il ressuscite puisse sortir. C’est complètement aberrant. La colère est un peu montée en lui. Il en avait déjà gros sur le cœur parce qu’il était malade. Alors, il lui a craché tout ce qu’il avait quoi. « Mais vous n’avez pas fini d’emmerder le monde, les gens qui travaillent. Vous feriez mieux de faire votre boulot plutôt que de nous emmerder sur des choses comme ça. Il y a un an qu’on vous a écrit pour faire des recherches. Moi je suis malade – il leur a dit – et personne n’est venu nous contacter. Alors vous nous embêtez pour des babioles alors que des choses importantes, vous les laissez filer ». – Comment ça, monsieur ? Alors, il lui a dit à quel moment on a écrit et tout ça. Du coup, ça ne lui a pas plu à cette dame de se faire rouspéter. Et donc elle a remonté la filière. Et à la suite de ça, on a eu un entretien avec le médecin de la DDASS. On a été convoqués à une réunion et on y est allés6.

154Cet argumentaire, qui est une forme courante de la critique du fonctionnement bureaucratique de la part de ceux qui en subissent la tutelle, témoigne de leur impossibilité d’être entendus à propos de ce qui les préoccupe.

155Le conseiller municipal de La Roche-Bernard cherche à dépasser le cadre local et se saisit des occasions qui lui sont offertes pour développer un discours contre l’incinération. En réponse à la banalisation de la situation par l’autorité administrative et le maire de Nivillac, il dramatise la situation en exagérant les données disponibles. Dans un communiqué, il annonce 200 cas de cancers, dont 145 décès, qui sont repris dans un article d’Ouest-France le 14 juin 2002, en réponse au maire de Nivillac7. Par la suite, ces chiffres sont mentionnés dans les manifestations publiques contre l’incinération auxquelles il participe, et deviennent emblématiques du cas de Nivillac. Le communiqué annonce également 45 implantations d’incinérateurs en Bretagne dans les deux années suivantes, ce qui en fait un problème majeur dès lors que l’on considère une relation directe avec les cancers.

156En amalgamant les cancers indépendamment de leurs causes, les chiffres présentés publiquement par le conseiller municipal mettent les médecins dans une position difficile. Ils considèrent que la plupart des cancers ne sont pas imputables aux émissions de l’incinérateur et qu’il convient de s’intéresser à des cancers atypiques, que l’on trouve en particuler chez certains couples, ce qui selon eux concernerait moins de dix personnes. Ce désaccord les conduira, l’année suivante, à prendre leurs distances avec la façon dont le cas de Nivillac est mobilisé dans la lutte contre l’incinération8.

157Les acteurs concernés par ce signalement éprouvent ainsi une grande difficulté à s’organiser autour d’une représentation partagée, apte à contrecarrer l’interprétation administrative diffusée au cours du mois d’avril 2002. Face à la cohérence administrative, certains passent de la revendication à un discours vindicatif qui se présente alors comme émotionnel ou excessif, alors que d’autres adoptent progressivement une logique de retrait.

L’action en justice

158La première apparition publique de l’association Environnement 56 a lieu lors de la réunion sur l’incinération organisée à Saint-Dolay au début mai 2002. Elle s’y érige en défenseur des victimes potentielles et appelle les personnes présentes à lui communiquer tous les éléments d’information sur les pathologies liées à l’incinérateur. Avec les époux V., elle cherche à faire émerger et regrouper les plaintes locales. Mais elle se heurte vite à une indifférence ou à une apathie qui la conduit à ne représenter que les époux V.

Mme V. : Les gens qui ont perdu un membre de leur famille dans le village, ils ont 70 ans. Ils n’ont pas forcément envie d’être embêtés, quoi.
Mlle V. (fille) : C’est quand même des démarches assez compliquées. Il leur faut bien croire que l’incinérateur a des conséquences sur leur santé.
Mme V. : On a rigolé quand même. La première fois qu’on a rencontré plusieurs personnes, [le président de Environnement 56] a dit : « Peut-être que les gens qui ont porté plainte pourront percevoir des indemnités ? » Alors, il y avait des grands yeux et des oreilles ouvertes. Quand on parle d’argent, ça fait bouger les gens quoi. C’est dommage. Nous, on ne le fait pas dans le but de récupérer de l’argent, parce qu’on n’en veut pas. Les gens qui ont fauté là ce sont des menteurs et des voleurs […] Moi je veux qu’ils soient punis, que la vérité éclate parce qu’ils savent qu’ils sont coupables ces gens-là [Le maire de Nivillac et l’actuel président du SIVOM]. Il faudrait qu’ils aillent en prison, parce que ce serait un déshonneur pour eux.

159L’association se fonde sur les connaissances transmises par le conseiller municipal de La Roche-Bernard qui pose comme certaine la relation entre l’incinérateur et les cancers pour fonder la plainte. Elle ne se préoccupe pas du contexte local, dont l’absence de mobilisation ou l’arrêt de l’incinérateur depuis 1999 qui rendent la situation singulière. Elle ne parvient pas à élargir la plainte au-delà du cercle des personnes déjà mobilisées. Ce constat d’impuissance se retrouve dans les échanges préalables à la conférence de presse lorsque le président de l’association juge inutile de faire venir les victimes à la conférence de presse.

Il n’est sans doute pas utile de faire venir les victimes [à la conférence de presse]. Nous n’en avons que deux (ça fait peu devant la presse) et la presse risque de les cuisiner, ce qui n’est pas le but de l’opération. De plus, les victimes nous ont mandatés pour agir et il est clairement dit dans les mandats que c’est E56 qui se charge exclusivement des relations avec la presse. Enfin les V. ne souhaitent pas se mettre en avant, pour leur tranquillité – on les comprend. (Courriel du 28 juin 2002)

L’extinction du signalement

160Les données collectées sur les cancers sont analysées par la CIRE-Ouest et les résultats présentés et discutés par un panel d’experts selon les méthodologies en vigueur. Ils concluent à l’absence d’un excès de risque. Ces résultats sont présentés localement lors d’une réunion qui rassemble les médecins, ainsi que Mme V. « en tant que représentante des citoyens du secteur », c’est ainsi qu’elle rapporte le titre auquel elle a été conviée par la DDASS à cette réunion :

Donc on est allés à la réunion, on était douze. Franchement c’est décevant d’apprendre, de savoir comment ils font des recherches. Le docteur a posé une question à ce médecin du CNRS9 : « Alors, vu vos recherches, dans combien de temps vous pouvez nous donner une réponse à ce qu’on vous demande ? ». Il nous a répondu : « Il faudrait au moins cinq ans pour faire l’étude ». Le docteur lui a répondu : « Cinq ans, le temps qu’il faudra à tous nos gens pour mourir. Comme ça vous serez content, il n’y aura plus de témoins ». Il avait très bien parlé.

161Les deux médecins de Nivillac qui sont restés actifs dans le signalement portent un regard critique sur le cadre général de l’expertise et sur la méthodologie adoptée par la CIRE à partir de leur expérience locale.

[Médecin 1] À la deuxième réunion, ils nous ont dit. « Bon on a regardé, mais en fait, c’est un 20 tonnes… Bon bref, c’était pas rentable en tant qu’impact en santé publique d’investir autant pour un tout petit incinérateur ».
[Médecin 2] Si on avait un incinérateur qui avait pollué énormément, la surmortalité par cancers aurait été de quelques cas et, du coup, il leur semblait difficile de faire une étude sur une série aussi petite. C’était très compliqué et coûteux.
[Médecin 1] C’était plus cynique que ça. Ils avaient dit que si ça avait été l’incinérateur de Redon, qui était beaucoup plus important, ils auraient beaucoup plus facilement fait l’étude. Mais là c’était un petit incinérateur, que l’impact de population, même si c’était 150 à 200 personnes qui étaient concernées, mais pas concernées directement et sur lesquelles on pouvait avoir des suspicions, c’était un trop petit échantillon, un impact de population trop faible pour lancer une telle étude sur 2 ans ou 3 ans, ou très coûteuse.
[Médecin 2] Et puis surtout entre temps, il y avait une plainte qui avait été déposée au niveau judiciaire et la DDASS s’est retranchée derrière ça en disant : « Maintenant, il y a une instruction, c’est le boulot de la justice. »
[Médecin 1] Et ils nous ont donné des chiffres. Nous on avait demandé quelque chose de simple. Pour se faire une idée, on aurait aimé connaître la population exacte dans un périmètre déterminé et puis la mortalité rapportée à l’âge dans ce périmètre. En fait, ils ont pris la population de Nivillac, pas celle de Saint-Dolay qui est probablement la plus touchée et ils ont pris la mortalité globale sur la commune de Nivillac qui est la deuxième commune la plus grande du Morbihan, avec un habitat très dispersé. Ils ont sorti des chiffres qui n’étaient pas révélateurs mais qui rentraient à peu près dans les taux de mortalité globaux nationaux. […] Ce n’est pas une méthodologie sérieuse. Ils ont trouvé des chiffres qui correspondaient à la moyenne nationale ; ça leur allait bien. Ça leur permettait de dégonfler la baudruche et puis voilà. Parce que dans ce genre de service, on ne veut pas de vagues. Dans un sens, ils ont raison parce qu’ils ont une part de responsabilité puisqu’en fait, l’incinérateur n’a jamais marché avec un filtre. C’est ahurissant, on a brûlé des plastiques, des produits pétroliers, des pneus, sans aucun filtre […] Ce qu’on leur disait : « Il y a des gens qui sont morts, mais s’il y a un risque potentiel parce que les dioxines sont dans le corps des gens, c’est qu’il y a une exposition permanente interne. On sait bien qu’il n’y a peut-être pas grand-chose à faire, mais il y a quand même des dépistages à faire ». On est dans le même cadre que l’amiante. On a négligé pendant de nombreuses années, et puis le jour où on a commencé à reconnaître l’amiante, on a tout mis sous l’amiante. […] On est dans des cas où on a quelque chose qui nous semble fort, qui nécessiterait une enquête. On n’est quand même pas des amateurs, on est des professionnels de santé. Si on se mouille, si on appelle la presse ce n’est pas pour le plaisir, ce n’est pas pour passer au 20 heures. Et là, il n’y a pas de réponse, pas d’écoute des services publics.

162Pour l’épidémiologiste de la CIRE, la réunion de restitution a eu un aspect inhabituel. Alors qu’il s’attendait à beaucoup d’interrogations, il a eu affaire à des gens qu’il qualifie de passifs, ni agressifs, ni curieux dans leurs questionnements. Selon son expérience de situations similaires, la réunion s’était peut-être trop bien passée. Le déroulement de cette réunion témoigne sans doute du fait que les acteurs locaux sont arrivés au terme de leur confrontation avec les autorités et que les formes d’action qu’ils ont engagées débouchent sur une situation dans laquelle les positions sont figées et les arguments possibles épuisés.

163En 2006, Mme V. fait a priori confiance à la justice pour faire reconnaître sa vérité des faits ; mais la longueur de la procédure aidant, elle commence à s’interroger sur une possible conjuration des puissants qui conduirait à enterrer sa plainte.

La juge d’instruction m’a demandé pourquoi nous avions porté plainte. Je lui ai répondu que c’était pour avoir la vérité. Je veux qu’on arrête de nous mentir, car ils savaient qu’il y avait des problèmes. Sur le devis de la DDE, il était mis de se méfier que l’installation soit conforme à cause des retombées de la dioxine. Ils n’ont pas tenu compte des informations qui leur étaient données. Donc tout le monde, à la mairie de Nivillac était très au courant qu’il fallait faire très attention. Ils étaient au courant qu’il fallait que ce soit conforme, sinon ils allaient avoir des retombées de dioxine. Donc il ne faut pas dire que ça c’est passé sans qu’ils soient prévenus. Et ils ont laissé faire. La DDASS est coupable, c’est pourquoi ils n’ont pas fait d’études. Ils ne devaient pas, de ce qu’on m’a dit, donner l’autorisation de mettre en route tant que ce n’était pas conforme. Donc c’est peut être pour cela que le préfet ne voulait pas que ça s’étende. Donc toutes ces personnalités, pour nous faire taire. […] La juge m’a dit : « Vous savez, je ne suis pas à vendre ». Par rapport à comment elle a parlé aux avocats, elle voulait dire que de toute façon, on ne l’aurait pas fait se taire parce que ce qu’on disait était justifié et qu’on avait eu raison de porter plainte. Mais je n’ai pas eu de contact depuis [un an]. Peut-être qu’on l’a fait se taire aussi.

164Le conseiller municipal de La Roche-Bernard ne sait plus comment prendre le dossier pour que sa vérité des cancers éclate au grand jour. Il est désarçonné par ce qu’il considère être un abandon de l’affaire par Environnement 56. Les médecins de Nivillac regardent cette affaire avec distance et s’en servent comme illustration de la difficile articulation entre une médecine de terrain qui prend constamment des risques et une administration qui tempère et se préoccupe de la forme plus que du fond en matière de santé. Les élus sont en attente des décisions de la justice relatives aux responsabilités dans l’absence de respect des normes de fonctionnement de l’incinérateur.

CONCLUSION

165Contrairement aux deux autres mobilisations, le signalement de l’incinérateur de Nivillac n’a pas sucité une mobilisation locale, même si le cas a beaucoup été invoqué pour souligner les risques sanitaires de l’incinération. Les acteurs, peu nombreux, ne sont pas parvenus à s’accorder sur une représentation partagée. En reprenant la chronologie, en présentant les acteurs et en exposant les différentes phases de leur coopération ou leurs oppositions, on a cherché à expliquer cet éclatement et l’impossible formation d’un accord sur les faits incriminés. La cartographie des cancers fut un moyen de rassembler des connaissances issues d’expériences diverses. Mais son interprétation a fait émerger des divergences. Chaque acteur se trouve avec sa vérité des faits, en attente d’une éventuelle vérité judiciaire qui ne vient pas.

166L’impossibilité dans laquelle se sont trouvés les acteurs au cœur du signalement de construire une réalité partagée et de la faire reconnaître localement procède d’un ensemble d’aspects que l’enquête permet d’éclairer. Un premier aspect concerne l’espace social dans lequel se développe le signalement. L’incinérateur de Nivillac est situé dans un territoire rural relativement isolé, caractérisé par une faible densité de population, et marqué par un vieillissement notable de la population. Si les zones agglomérées, qui sont branchées sur l’axe routier Vannes-Nantes, connaissent un afflux de population aux modes de vie périurbains, ce n’est pas le cas des terroirs plus à l’est qui n’ont pas connu de changement social aussi fort et rapide. La faible densité de la population y rend difficile une mobilisation collective, à plus forte raison lorsque l’objet de la plainte est en arrêt depuis quelques années et ne pollue plus. Dans ces zones de déprise agricole, l’existence de réseaux de voisinage et de parenté, de surcroît vieillissants, produit un tissu d’interdépendances qui se traduit par une grande inertie sociale et politique. Ce contexte local ne favorise pas une mobilisation qui, de plus, met en cause des élus qui construisent leur pouvoir sur ces interdépendances. Il est d’ailleurs remarquable que ce sont des personnes qui, par leur activité, présentent une grande mobilité et se trouvent en marge de ces interdépendances qui se sont mobilisées contre l’incinérateur et ont mis en cause le maire de Nivillac. La mobilisation manque cruellement d’ancrage local.

167Un second aspect concerne les pathologies prises en compte. Le vieillissement de la population fait du cancer, pris comme un tout, une cause principale des décès et l’inscrit dans l’ordre des choses de la vie et de la mort. Il n’a pas le caractère singulier ou extraordinaire que peut revêtir un cancer d’enfant. Pathologie ordinaire associée au vieillissement, il peut se passer d’une explication spécifique dans la culture locale. Une distinction entre les cancers ordinaires et ceux qui seraient associés aux fumées de l’incinérateur manque d’ancrage, cognitif ou social, dans la mesure où il s’agit à chaque fois de personnes qui sont susceptibles d’avoir un cancer. Les époux V. ont une connaissance cumulée des cancers issue de leur activité professionnelle. Contrairement aux autres personnes qui ont eu un ou plusieurs cas de cancer dans leur famille, ils peuvent relier leur expérience privée du cancer et le sens qu’ils lui donnent, à une vision globale liée à leur expérience professionnelle, de laquelle ils tirent la conviction qu’il y a une augmentation anormale du nombre de cas. C’est un décès atypique, puis le cancer de M. V., qui les conduit à opérer ce passage. Le signalement repose donc sur une configuration singulière à l’interface entre le personnel et le professionnel, à laquelle les autres habitants n’ont pas accès. Les autres habitants doivent donc avoir d’autres raisons pour se mobiliser, ce qui est difficile dès lors que la source de pollution est arrêtée, et à plus forte raison si cela remet en cause les réseaux de relations locales.

168Ces éclairages n’épuisent pas l’explication de la forme singulière qu’a prise la mise en cause de l’incinérateur de Nivillac dans les cancers aux alentours. Au-delà de la connaissance qu’il donne d’un phénomène singulier, le cas de Nivillac présente un intérêt pour expliciter les composantes et les déterminants des deux autres signalements qui se sont accompagnés d’une mobilisation collective importante. C’est à cette mise en perspective des trois situations que s’attachera le chapitre suivant.