1La mobilisation relative aux antennes de Saint-Cyr-l'École (Yvelines) se développe dans un contexte où les effets sanitaires de la téléphonie mobile sont l'objet de débats au plan national et européen. Elle advient également au moment d'une confrontation importante entre les opérateurs de téléphonie mobile et des associations nationales qui se mobilisent contre la multiplication des antennes relais. Souvent considérée comme emblématique de ces luttes, cette mobilisation conserve toutefois une dimension locale importante parce qu'elle s'inscrit dans un espace singulier, le quartier de l'Épi d'or, et qu’elle prend appui sur l’expérience d’actions précédentes contre la dégradation du cadre de vie.

2La mobilisation est portée par des mères de famille qui ont des enfants scolarisés dans le groupe scolaire sur le toit duquel se trouvent les antennes relais de téléphonie mobile. Le décès de deux enfants, en 1996 et 1998, ainsi que des pathologies spécifiques chez d'autres enfants en 1998 et 1999, conduisent à une vigilance particulière. C'est dans ce contexte local que les antennes relais sont mises en cause. Une enquête locale cherche alors à mettre en évidence leur rôle dans des malaises chroniques et des pathologies d'habitants du quartier. La mobilisation se cristallise lorsque que les opérateurs de téléphonie envisagent d'installer de nouvelles antennes dans le quartier. C'est alors que, à la demande du maire, les autorités sanitaires se saisissent, non sans réticence, de la question et engagent des études sur l'ampleur des pathologies chez les enfants de Saint-Cyr-l'École. Parallèlement, les associations locales réunies en collectif se mobilisent et réussissent à obtenir le démantèlement des antennes relais situées sur le toit du groupe scolaire. Bien plus tard, les résultats de l'expertise épidémiologique concluent à l'absence de cluster. En se mobilisant, les habitants ont ainsi obtenu la suppression de la source présumée des pathologies ; mais cette présomption de causalité a été remise en cause par l'expertise épidémiologique. Ce caractère inabouti quant au problème de santé posé constitue un trait singulier de la situation locale.

LA CHRONOLOGIE

31992 et 1997 : deux opérateurs de téléphonie mobile (SFR et Orange) font installer, avec l’autorisation de la municipalité de Saint-Cyr-l’École, des antennes relais de téléphonie mobile sur le toit des écoles Wallon et Bizet du quartier de l’Épi d’Or. L’installation de ces antennes se passe sans heurts et ne suscite pas d’attention particulière.

42001 : des parents d’élèves commencent à s’inquiéter de l’apparition de pathologies rares chez des enfants du quartier. Au cours de conversations de quartier, ces parents questionnent ce qui, dans leur environnement immédiat, serait susceptible d’avoir provoqué ces pathologies. Forts de leur connaissance du quartier et de son histoire, ils envisagent différentes possibilités pour finalement se focaliser sur les antennes relais qui sont désignées comme cause potentielle de ces maladies.

5Octobre -novembre 2001 : une enquête est effectuée par des habitants du quartier de l’Épi d'Or. Elle met à jour une large diversité de pathologies chez les habitants du quartier. Au total, onze cas de cancers seront recensés chez les enfants de moins de quatorze ans à Saint-Cyr-l’École entre le 1^er janvier 1990 et le 31 décembre 2002.

62002 : les habitants du quartier de l’Épi d’or se regroupent et s’organisent pour porter leurs inquiétudes sur la place publique. Ils créent un collectif d’associations locales qui lutte pour le démontage des antennes. Le collectif sollicite l’association nationale PRIARTEM1, spécialisée dans la lutte contre les antennes de téléphonie mobile. La mobilisation se renforce quand Bouygues Telecom projette d’ajouter six antennes relais dans l’artère principale du quartier. Deux manifestations ont lieu dans le quartier et le collectif s’élargit. Des blocages physiques de cinquante à soixante-dix personnes sont organisés sur les sites en construction pour empêcher la pose de nouvelles antennes. Cette mobilisation attire l’attention du maire, élu en 2001, Philippe Lavaud, qui prend le parti de ses concitoyens.

729 mars 2002 : le maire de Saint-Cyr-l’École fait part à la Direction générale de la santé (DGS) de plusieurs plaintes de résidents de sa commune concernant les diverses pathologies recensées.

8Avril 2002 : le collectif d’associations du quartier de l’Épi d’Or réclame la désactivation des antennes sur le site. Des réunions d’informations sont organisées avec les différents opérateurs, les habitants de l’Épi d’Or et la municipalité pour tenter de trouver un terrain d’entente. Les habitants ont l’impression qu’on les trompe : le discours des opérateurs leur reste opaque et le report de divers rendez-vous est interprété comme un manque d’intérêt vis-à-vis d’eux. Ils sollicitent les médias locaux puis nationaux qui s’emparent du débat. Saint-Cyr-l’École fait alors figure de site emblématique dans la lutte contre les risques de la téléphonie mobile.

925 avril 2002 : la DGS saisit l’InVS pour étudier la possibilité de réaliser une investigation concernant les risques sanitaires éventuels liés à l’exposition aux champs électromagnétiques de radiofréquence à Saint-Cyr-l’École. L’InVS considère qu’une étude sur les risques sanitaires n’est pas légitime sur le plan scientifique.

106 septembre 2002 : le maire de Saint-Cyr-l’École demande au ministre de la santé, Jean-François Mattei, d’appliquer le principe de précaution au lendemain d’une manifestation d’une centaine de parents d’élèves. Le ministre, se fondant sur le rapport Zmirou [Zmirou, 2001], estime que « la relation de cause à effet pouvant exister entre les antennes et ces pathologies n’est pas prouvée ». Il refuse de répondre favorablement à la demande du maire. L’InVS suggère tout de même d’explorer le signal sanitaire en termes de temps, de lieu et de personnes pour voir si les pathologies déclarées et leurs modalités de survenue font suspecter un agrégat dans cette population. L’opérateur SFR saisit également le ministère de la Santé pour qu’il « apporte des éléments de réponse à la municipalité et aux associations ».

11Octobre 2002 : la Direction départementale des affaires saniatires et sociales (DDASS) des Yvelines et l’InVS se voient donc confier la mise en œuvre d’une étude descriptive concernant les pathologies qui pourraient résulter de l’exposition passive aux rayonnements des antennes.

12Novembre 2002 : la Cellule interrégionale d’épidémiologie (CIRE) est saisie. Une réunion d’information publique à lieu à Saint-Cyr l’Ecole.
Un comité de suivi est mis en place et l’équipe scientifique s’engage à communiquer régulièrement les avancées de l’enquête. Le constat d’un excès de pathologies est annoncé au cours de la troisième réunion de concertation mais la marge de tolérance invoquée par l’équipe scientifique génère de vives critiques locales. Les relations de travail se dégradent entre le comité de travail et le comité de suivi et les réunions d’informations se font plus rares.
Le préfet des Yvelines suggère la rédaction d’une charte sur la régulation de l’implantation des antennes relais. Une petite équipe du collectif d’associations participe à sa rédaction pendant environ six mois. Selon le collectif, les répercussions concrètes de cette charte restent faibles.

13Avril 2003 : les antennes sur le toit des écoles sont démontées au cours des vacances scolaires. Les habitants le découvrent dans le journal local Toutes les nouvelles de Versailles. La mobilisation locale retombe jusqu’à l’annonce des résultats de l’enquête sanitaire.

14Octobre 2004 : l’InVS, la DDASS et la CIRE rendent un rapport d’expertise qui conclut à l’absence de cluster dans le quartier, tout en reconnaissant que le nombre de cas de cancers chez les enfants est supérieur à la moyenne attendue :

Au total, la recherche systématique de cas de cancers de l’enfant sur l’ensemble de la commune de Saint-Cyr l’École sur la période 1990-2002 montre une augmentation de l’incidence multipliée par 2. Cette augmentation concerne plus particulièrement les cancers du système nerveux central. Ces cas (11 au lieu de 5 à 6 attendus) se répartissent sans regroupement particulier sur toute la période et sur l’ensemble de la commune. Il n’y a pas en particulier, d’agrégat spatial sur le quartier de l’Épi d’Or [DRASS Île-de-France, et al., 2004].

15La distribution des cancers, anormalement élevée, reste selon les experts dans les « fluctuations habituelles » et elle est attribuée au hasard. L’INVS recommande de « ne pas continuer plus avant les investigations ».

1627 janvier 2005 : le comité de suivi de l’affaire se réunit pour communiquer le résultat de l’enquête sanitaire. Les habitants dénoncent des résultats qu’ils estiment erronés et des postulats de départ biaisés. Selon eux, le rapport de causalité entre les pathologies déclarées et les antennes suspectées par les habitants n’a jamais été examiné.

17Avril 2005 : les habitants votent à l’unanimité la demande d’un nouveau rapport d’expertise, réclamant une nouvelle équipe d’experts scientifiques.

LE QUARTIER DE L’ÉPI D’OR

18Saint-Cyr-l’École est une commune de 15 000 habitants, à l’ouest de Versailles dans le département des Yvelines. C’est une ancienne ville militaire et ouvrière ; elle est maintenant une commune résidentielle. Elle a été l’une des communes de France les plus longtemps administrées en continuité par le parti communiste français. L’entrée des antennes dans l’espace public advient au moment où un changement de municipalité s’opère.

19La mobilisation contre les antennes est moins l’affaire d’une ville, Saint-Cyr-l’École, que celle d’un quartier, l’Épi d’Or, qui occupe une place particulière dans le paysage urbain de la commune. Situé sur le plateau, il surplombe le reste de la ville qui s’étend dans la vallée. La délimitation spatiale entre ces deux zones urbaines est marquée physiquement par la voie de chemin de fer Paris-Brest, et à un moindre niveau par la ligne Paris-Granville, ces deux lignes délimitant une subdivision du quartier nommée le Cottage. L’Épi d’or est également au cœur d’un réseau d’axes de transports routiers : il est entouré par la RN 10, l’A 86, l’A 10 et la RN 286. La situation géographique privilégiée du quartier en a fait un site de choix pour les opérateurs de téléphonie mobile qui y ont développé un réseau couvrant plusieurs communes des Yvelines et assurant une bonne communication pour les automobilistes.

20Officiellement, un épi géant au début de l’A86 marque l’entrée dans le quartier ; pour les Saint-Cyriens du bas, sa porte véritable en est la gare routière. Le cœur du quartier se structure autour du complexe scolaire Wallon – Bizet, deux écoles maternelles et primaires où sont scolarisés tous les enfants de l’Épi d’Or, exceptés ceux du Cottage qui sont affectés dans les écoles du centre ville.

Un quartier socialement favorisé

21La commune de Saint-Cyr-l’École se trouve dans la partie socialement aisée des couronnes parisiennes : son taux de chômage (7,6 % en 2007) y est inférieur à la moyenne nationale et le taux de scolarisation au-delà du baccalauréat est relativement important (23,4 %). Le quartier de l’Épi d’or est lui-même considéré comme favorisé dans la commune. Essentiellement résidentiel, il abrite 1 600 foyers (400 dans le Cottage et 1 200 dans l’Épi d’Or) qui vivent, pour une très large majorité, dans des pavillons avec jardin. On y compte deux ensembles résidentiels : l’un est constitué de logements sociaux, l’autre est une résidence dite de haut standing. D’après les agences immobilières de la ville, le quartier de l’Épi d'Or est relativement recherché.

22Anciennement habité par des ouvriers et des cheminots, le quartier est de plus en plus investi par les classes moyennes qui y trouvent un lieu attractif par son calme, la proximité des grands axes de circulation et ses espaces verts. La différence croissante d’échelle sociale entre le haut et le bas de Saint-Cyr contribue à renforcer le clivage spatial :

On est considéré comme des riches. C’est vrai que le quartier est agréable, que les maisons sont un peu plus chères qu’en bas. Mais comme des riches, il y a quand même des gens à l’Épi d'Or qui ont trimé pour avoir leur maison. […] Il y a peut-être des gens qui ont un salaire plus élevé que d’autres, mais il y a quand même des gens qui sont là depuis longtemps et qui ont dû se débrouiller pour s’en sortir. Mais dans le bas de Saint-Cyr, on est mal vu. […] Comment voulez-vous qu’un ouvrier achète un pavillon maintenant ? Il ne peut pas. Donc on a beaucoup de professions libérales. Pas qui exercent ici mais qui habitent, au moins une quinzaine de docteurs. Docteurs de ceci, de cela. […] Le maire met des immeubles de grand standing.

23Le quartier attire les familles de Paris, Versailles ou d’autres villes des Yvelines où le marché immobilier devient inaccessible. Considérée comme la banlieue de Versailles, Saint-Cyr-l’École est le marché de report des grands pôles prisés mais extrêmement onéreux des Yvelines (Le Vésinet, Versailles, Le Chesnay, Vaucresson, etc.). La commune reste dans des prix plus abordables, tout en présentant les avantages d’un cadre de vie agréable à proximité de la capitale. Le quartier de l’Épi d’Or attire tout particulièrement les couples d’âge moyen (35-45 ans) avec en moyenne deux à trois enfants, et une situation financière confortable selon le jugement local.

24L’arrivée de cette nouvelle population a contribué au revirement politique historique qu’a connu la ville en 2001. Le plus vieux fief du communisme de France depuis 1920 a élu un maire UMP, Philippe Lavaud, qui n’était pas originaire de la commune. L’Épi d'Or a voté à 70 % pour cette liste municipale.

Une faible intégration dans la commune

25Le quartier est relativement isolé, ne serait-ce que parce que les axes de communication avec le reste de la commune sont limités du fait de la présence des voies ferrées. Excentré, il ne dispose pas des commodités du centre-ville. Les commerces de proximité se réduisent à deux boulangeries, une station-essence, deux restaurants et un bar tabac. Seul le Cottage bénéficie d’une petite épicerie. Pour le reste des courses, les habitants du quartier doivent se rendre à Bois d’Arcy, commune voisine, ou dans le bas de Saint-Cyr-l’École. L’incidence de cette absence de commerces est somme toute relative et les habitants n’y voient qu’un inconvénient mineur.

26Les habitants ont le sentiment que leur quartier a été victime d’une désaffection municipale. Il est moins bien desservi par les bus, la voierie n’est plus toute neuve, on oublie parfois d’y distribuer le magazine de la ville… Le nouveau maire a tenté de remédier à ce clivage dès son arrivée en entamant un travail de réintégration du quartier dans la ville. Le quartier est refleuri ; l’entreprise de distribution des journaux a été changée pour que le magazine y soit diffusé. La municipalité y a également lancé des travaux d’assainissement pour l’évacuation des eaux usées de façon prioritaire pour marquer l’intérêt qu’elle porte au quartier.

27Les habitants de l’Épi d’Or vivent dans le quartier et descendent dans la partie basse de Saint-Cyr par nécessité. Les réunions de l’ADEEO (Association de défense de l’environnement de l’Épi d’Or), qui s’occupe occasionnellement d’affaires municipales, ont lieu dans le quartier. Lorsque les membres du bureau n’ont pas de salle pour se réunir, ils préfèrent se retrouver chez les uns ou les autres plutôt que de descendre dans le bas de la ville, comme l’atteste un des membres : « pour une réunion comme ça, les gens ne sauraient pas où se garer, ils ne descendraient pas ». Rien n’amène non plus « ceux du bas » à monter à l’Épi d'Or, si ce n’est une visite à une connaissance ou une promenade au parc ou dans la forêt.

28Les habitants de l’Épi d’Or ne se sentent pas intégrés dans la vie de la ville. Ils investissent leur quartier et le revendiquent comme leur espace de vie. Lorsque la mobilisation s’est développée, ils n’ont pas spécialement cherché à trouver des alliés auprès des autres habitants de Saint-Cyr-l’École. L’enquête sur les pathologies a uniquement concerné le quartier. Les réunions sont, elles aussi, restées confinées sur le plateau : les réunions de concertation du collectif ont eu lieu chez les uns et chez les autres, les réunions d’information dans l’école Bizet, au cœur du quartier. C’est cela qui ancre le signalement dans le quartier.

LES ACTEURS DE LA MOBILISATION

Les trois femmes à l’origine de la mobilisation

29Trois femmes du quartier de l’Épi d'Or sont à l’origine de la mobilisation contre les antennes sur les écoles du quartier. Sans se connaître particulièrement, elles se sont interrogées à peu près en même temps sur la nature de ces antennes. Ces trois femmes ont en commun d’avoir alors des enfants scolarisés à l’école Bizet où sont posées les antennes. Mais leurs enfants ne sont pas tombés malades. Chacune a ancré son engagement dans des orientations politiques, idéologiques et culturelles particulières. L’une revendique une foi religieuse teintée d’un certain pessimisme sur les évolutions de la planète :

Je prie vraiment pour la Nature, je prie pour qu’on n’abîme pas la planète. Je prie très souvent pour ça, c’est un truc qui me touche beaucoup. C’est quelque chose…Qu’on fasse n’importe quoi avec des expériences délirantes, on joue avec le feu ! J’ai vraiment peur. Je suis très terrifiée par le siècle dans lequel je suis. Je me sens très mal par rapport à ça. Je ne me sens pas du tout en paix avec ce qu’il se passe, avec ce que font les scientifiques, les industriels.

30Une autre développe un militantisme de tendance écologiste et altermondialiste. Son discours, plus politisé que celui de deux autres, inscrit le combat contre les antennes dans un engagement plus large qui dénonce les exactions de la société de consommation :

Quand on sait que tout ce que génère une catastrophe, marée noire ou explosion AZF, ça rentre dans le PIB, ça rentre dans les bénéfices du pays, ça rentre dans le bon fonctionnement du pays. Ça devient un marché, le risque !

31La troisième se réfère à une éthique influencée par les spiritualités d’Asie, qui oriente ses pratiques de consommation de produits biologiques et son usage des médicaments homéopathiques.

Je suis plus dans une démarche comme ça : une responsabilité au niveau de la pensée et d’expliquer aux gens. Parce que je pense qu’à ce niveau-là, on est tous égaux. Tout le monde peut avoir cette exigence sur comment on va penser les choses. Je trouve que c’est le premier acte écologique. Si tu vas rajouter des pensées de peur comme on te fait croire dans les médias, on te donne beaucoup d’informations qui sont lourdes, qui sont de l’ordre du « ça va pas bien ». Quand ce n’est pas la grippe, c’est la guerre civile. Si toi, tu restes dans ces trucs-là et que tu vas alimenter ça, tu vas finir par le créer. Je pense que ça finit par se matérialiser, parce que la pensée est une vibration. Moi c’est ça que j’ai compris avec les antennes. Tout ce qui est du domaine des ondes, mais la pensée en est une aussi. On est là dans un monde où tout est matérialisé parce qu’il y a eu une pensée première.

32En 2000, ces trois femmes ont commencé à se poser des questions sur la présence des antennes sur l’école. Après avoir fait des recherches sur la nature des antennes et des ondes qu’elles émettaient, elles ont collecté des témoignages d’habitants sur des maux ressentis. Chacune a pris en charge un aspect de cette recherche en fonction de sa formation ou de ses affinités, et de ses disponibilités. La première, dans l’ordre de présentation précédent, a récolté les témoignages locaux, la seconde a effectué des recherches techniques et scientifiques sur le fonctionnement des antennes, le développement des ondes et ses incidences sanitaires. La troisième a été plus engagée dans l’aspect médiatique du mouvement. Elle a également été une médiatrice entre les deux autres, dont les relations ont parfois été difficiles. Par ces recherches, elles ont noué des contacts avec les associations nationales, PRIARTEM et Agir pour l’environnement, et se sont ainsi insérées dans un réseau national de collectifs émergents luttant, comme elles, contre les antennes.

33La collecte d’informations les a également conduites à lancer une enquête sanitaire dans le quartier de l’Épi d’Or pour quantifier les pathologies éventuelles. Elles ont pris pour modèle le questionnaire élaboré par Roger Santini sur l’incidence des ondes sur la santé2. Elles ont mis leurs enfants à contribution pour le distribuer dans les boîtes aux lettres du quartier.

34L’enquête a mis à jour la récurrence de déclarations de certaines pathologies (maux de tête, troubles du sommeil, agitation des enfants, cancers, déprimes passagères) et leur proximité spatiale avec les antennes. Elles ont alors informé le quartier et sollicité le maire.

Donc, à trois, on est allé voir le maire et on a réussi à avoir un arrêté. Et à ce moment-là, il y a eu, à l’Assemblée nationale, une journée organisée par le député des Alpes-Maritimes sur les dangers des antennes relais, en juin 2000. Nous on venait juste d’avoir notre arrêté qui protégeait Saint-Cyr de toute installation d’antennes. Mais évidemment les opérateurs nous l’ont cassé.

35Elles ont sollicité le soutien des associations de parents d’élèves et de l’ADEEO. En 2001, elles ont cherché à mobiliser dans le quartier contre un nouveau projet de pose d’antennes sur un bâtiment privé de l’axe routier principal de l’Épi d'Or.

Nous étions une quinzaine bien chevronnés et quand on avait besoin d’une action. On a bloqué la rue pour empêcher les opérateurs de mettre cette antenne. […] Là, il y avait plus de monde. On a fait des affiches, des machins et on fait tout un truc là-dessus. […] Il y a une association de défense du coin, du quartier donc on l’a mise dans le coup. […] On a mis les parents d’élèves dans le coup. Tout le monde était associé.

36Presque tous les parents d’élèves du quartier ont alors signé une pétition menaçant de changer leurs enfants d’école. Elles sont les trois seules à avoir inscrit leurs enfants dans l’école du bas de Saint-Cyr à la rentrée de l’année scolaire 2002-2003. Chacune a mené cette démarche individuellement. Pour elles, cette « action choc », en plus de mettre les enfants à l’abri pendant la journée, a permis de médiatiser la situation. Elles le racontent, chacune à sa façon, dans l’ordre de présentation précédent,

En 2002, on a eu, par la mairie, une dérogation pour changer nos enfants d’école, à partir du moment où les antennes n’étaient pas parties. […]. Ça a été dur pour les enfants, pour un an. […].Nous, ça ne nous arrangeait pas du tout d’avoir nos enfants dans l’autre école. En plus, nos enfants, ils ont perdu leurs copains. Les enfants ont fait cet effort-là et chapeau. Ils l’ont fait pour le combat ! […] C’était médiatisé et ça faisait un truc de plus… du coup j’étais interviewée là-dessus. Et c’est vrai qu’ils sont passés dans l’autre école et ils disaient « On se sent beaucoup mieux pour travailler ». Evidemment, on peut toujours dire qu’ils sont influencés mais bon…
Ça a aussi été un moyen de pression. Il y avait quand même une pétition pour que tous les enfants s’en aillent sur une autre école. Ça faisait presque 80 % des enfants qui allaient partir, donc ça faisait pression. Ce n’est pas contre la mairie qu’on le faisait. Moi j’ai mis mes enfants à l’école en bas, ça faisait un temps d’exposition moins long.
J’ai fait la rentrée avec mon fils. Je l’ai vu rentrer dans les couloirs et j’étais en larmes. Parce que quand t’as la conscience que c’est dangereux, en tant que mère, je ne pouvais pas me dire que pendant une année, je le balance là. J’ai appelé tout de suite la mairie pour demander qu’il fasse sa rentrée dans une autre école. Et il m’en voulait à mort. Je l’ai enlevé de son truc, de ses copains. Si tu ne sais pas, tu ne sais pas. Mais si tu sais, si tu as lu tout ce que j’ai lu, c’est impensable de laisser ton môme là-dedans. Il y a quelque chose qui n’est pas vivable.

37Les antennes de l’école démontées en avril 2003, les liens forgés au cours de trois années se sont distendus ; les trois femmes se voient occasionnellement dans le quartier lors des activités des enfants. Deux d’entre elles se sont repliées sur leur sphère privée. La troisième poursuit la mobilisation à un niveau national avec Robin des Toits. Devenue experte du sujet, elle donne des conférences, participe à des débats et continue de prodiguer des conseils aux groupes locaux qui se battent contre les antennes relais.

38De nombreux habitants attribuent à l’action des trois femmes la réussite de la mobilisation qui a abouti au retrait des antennes.

À la rentrée d’avril, après les vacances, il y a quand même eu une fête à l’école. À l’époque, il y avait un gars qui bossait à France 3 et il avait filmé le démontage et montré le film. Il y avait quand même eu un truc pour fêter l’événement ! C’était un aboutissement. Elles se sont quand même démenées, elles ont fait venir des mecs pour mesurer, elles se sont impliquées, elles se sont données du mal. Donc c’était important d’être là et de leur dire bravo.

39Pour elles, la victoire a été le fruit d’une mobilisation de groupe. Elles ne dissocient pas leur action de celle du collectif local dont l’une d’entre elles a été le porte-parole.

Le collectif au cœur de la mobilisation

40Le collectif est le fruit du regroupement de trois associations locales : les deux associations de parents d’élèves, la FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves), le GPEI (Groupement des parents d’élèves indépendants) et l’ADEEO (Association de défense de l’environnement de l’Épi d’Or). Cet appui sur des organisations préexistantes a permis au collectif de bénéficier non seulement d’une structure, mais aussi de financements et de réseaux de diffusion. Composé de deux membres de chaque association, le collectif a été le représentant des habitants. Les six personnes se sont faites les porte-parole des plaintes à chaque réunion officielle, que ce soit à la mairie, avec les opérateurs, lors des conseils d’école extraordinaires, avec les experts sanitaires, à la préfecture ou lors des conférences de presse.

41La constitution du collectif s’est faite par les multiples recoupements dans les réseaux locaux. Deux des trois femmes qui ont porté la mobilisation étaient membres de l’ADEEO, « comme tout le monde dans le quartier », disent-elles. L’une des deux, devenue ensuite porte-parole du collectif, a fait part de ses inquiétudes au président de l’ADEEO dont elle était proche, qui l’a chargée de suivre la question au nom de l’association.

42L’antenne étant sur une école, la FCPE et le GPEI ont tout de suite été associés. La FCPE a été d’autant plus active que la présidente de l’époque avait perdu un enfant d’un cancer du tronc cérébral quelques années auparavant. Les recherches faites par le trio initial l’ont incitée à faire un rapprochement entre le décès de son fils et les antennes. La deuxième représentante de la FCPE s’est désignée d’elle-même : électronicienne de formation, elle se considérait bien placée pour vulgariser les données techniques sur le fonctionnement des antennes. Les membres de ce collectif se sont répartis les activités en fonction de leurs compétences professionnelles :

On était déjà cinq dans le collectif à être un peu plus regroupées. On avait une documentaliste qui nous faisait toutes les recherches ; elle a tellement l’habitude d’aller chercher des informations sur Google ou autre, qu’elle nous a fait toutes les recherches sur les études déjà réalisées. On a une personne de la presse. Toutes les deux, on était spécialisées dans toutes les relations presse, qu’elles soient télé, radio ou écrite. On a une personne qui travaillait dans un service qualité, donc elle est très procédurière. Donc une fois que toutes les informations arrivaient, elle nous faisait un compte rendu le plus carré possible et le plus compréhensible par tous. Et on avait une ancienne instit’. Elle c’était toutes les procédures de courriers écrits, qui contacter, comment contacter, etc. Moi je suis de formation technicienne supérieure en électronique avec une spécialisation dans l’hyperfréquence. Donc les ondes, j’en connais un certain nombre, j’ai travaillé dessus pendant pas mal d’années. On s’est dit : « Est-ce que ça peut être la pollution de l’air, est-ce que ça pourrait être autre chose ? », et puis on a creusé un peu le dossier des antennes, à savoir qu’est-ce que c’était comme onde. On a commencé à poser des questions.

43Quelques autres personnes se sont activement mobilisées sans appartenir au collectif. Un père de famille, au chômage à ce moment-là, a pris en charge l’élaboration du site web et la régie des réunions publiques (organisation de projections de films documentaires sur les ondes et la santé, régie son). Ces complémentarités entre les différentes personnes ont permis de donner un équilibre au collectif.

Il y en a deux ou trois qui sont vraiment très écolos dans l’âme, très bio, très environnement sain et tout. C’est vrai que quand on voit ça et qu’on nous dit « C’est mauvais pour la santé, c’est mauvais pour les enfants, c’est mauvais pour tout le monde », elles ne peuvent qu’être investies. Il y en a deux ou trois qui ont vraiment fait un combat contre les « méchants » opérateurs. Et puis il y en avait deux autres qui sont très cartésiennes, très scientifiques dans l’âme, surtout une, et elles ne mettaient pas leurs sentiments en avant. Elles disaient : « On ne sait pas donc il faut faire quelque chose ». Quand on ne sait pas les conséquences, on s’abstient ! C’est le principe de précaution. C’était ça leur schéma, elles avaient deux manières de voir les choses mais au final ça revient au même : il faut virer les antennes parce qu’on ne sait pas ce que ça donne, on ne sait pas quelles sont les conséquences.

44Les personnes qui se sont portées volontaires pour prendre le dossier en main ont été mobilisées pendant deux ans. Les réunions de concertation se sont multipliées. Avec la médiatisation du mouvement, le collectif a été de plus en plus sollicité par l’extérieur. Ses membres y ont consacré beaucoup de temps malgré des emplois du temps chargés par leurs activités professionnelles, la vie de famille (deux à trois enfants par foyer) et des engagements variés dans diverses associations.

Les familles de victimes

45Certaines mères de victimes ont été au coeur du combat contre les antennes ; d’autres ont été très solidaires mais sont restées plus en retrait. En raison de la pathologie de sa fille, qui s’est déclarée au moment de la mobilisation, et de ses nombreuses hospitalisations, une mère n’a pu participer qu’à des actions ponctuelles comme certaines manifestations, des réunions ou des meetings à la mairie. Parmi celles qui ont perdu un enfant, l’une d’entre elles, qui n’a pas souhaité nous rencontrer, a été au cœur du collectif et de la protestation. Elle fait figure d’exemple dans le quartier.

Je l’ai appris [qu’elle avait perdu un enfant] au moment des antennes parce qu’on m’a dit : « Tu sais, elle est active dans cette histoire et dans les associations du fait de son histoire personnelle ». C’est vrai que les femmes actives, je pense que c’était au départ des amies, qui se sentaient proches d’elle pour ça. [….] Elles étaient deux ou trois à être assez virulentes. […] Moi j’avais plus de distance parce que je me sentais moins concernée. Elle a fait le lien entre la mort de son enfant et les antennes, donc c’est normal qu’elle se soit investie dans cette histoire. Et puis avec ses copines proches….

46D’autres insistent sur la volonté de ces familles de se battre pour que personne ne connaisse la même situation.

Ce que dit Salomon3, c’est que c’est aussi pour trouver une raison à la mort, pour s’expliquer et accepter la mort de l’enfant, alors on trouve une raison et les antennes étaient une raison facile. Il faut l’excuser, mais c’est insupportable ! Je pense que c’est des personnes qui auraient été militantes, parce c’est des gens qui s’investissent comme parents d’élèves, ils sont militants pour le bruit, pour plein de trucs, font partie d’associations. Au départ, quand on a travaillé avec eux, je ne savais même pas. Sur des dossiers aussi sensibles que ça, je ne les aurais jamais questionnés. Et après, je l’ai appris. Ils ont été très discrets sur leur drame personnel. Mais ils se sont dits que si ça peut représenter un risque, de toute façon on ne peut pas le faire prendre aux autres. Ils ont lu de la documentation, ils ont trouvé ça inquiétant aussi, ils se sont dit que ce n’était pas possible.

LES CARACTERISTIQUES DE LA MOBILISATION

47Les parents d’élèves dont les enfants fréquentaient le groupe scolaire Wallon-Bizet ont su que des enfants étaient décédés lorsque des annonces ont été faites à l’école pour inviter les familles à participer à une quête.

Le gamin qui est décédé je ne le connaissais pas tellement, juste de vue. Mais quand il est décédé, il y a une quête pour des fleurs, des dessins… On est allé à l’enterrement, on était là quoi ! On est quand même dans un petit quartier, un quartier à part. C’est un peu spécial parce que c’est une petite école, alors les enfants sont les uns avec les autres.

48La mobilisation contre les antennes a pris appui sur un processus d’identification à ces situations d’affliction des parents endeuillés.

Émotionnellement, c’est vrai qu’il y a eu quelques histoires dramatiques à Saint-Cyr. Quand on est parent de trois enfants, on est sensible à ça.

J’avais quand même un enfant. J’habite quand même dans le quartier. C’est la solidarité aussi. C’est vrai qu’il y a eu des décès d’enfants à cause de ça, des enfants malades à cause de ça. Il vaut mieux qu’il y ait le principe de précaution, donc il vaut mieux les [les antennes] enlever.

49Si les parents d’élèves se sont rapidement joints à la mobilisation, d’autres habitants l’ont également fait, notamment des personnes âgées, au nom de leurs petits-enfants. Entre la presse, les conversations soir et matin à la sortie de l’école, les tracts, les affichettes, les manifestations et les réunions publiques dans le quartier, les antennes sont devenues un sujet de préoccupation important dans le quartier.

L’ancrage social de la mobilisation

50La mobilisation locale a principalement été le fait de femmes déjà engagées dans les différents domaines de la vie collective : vie politique, associative, paroissiale ou syndicale. Les hommes, eux, sont le plus souvent restés en retrait.

Des personnes aux engagements multiples

51Peu importe leur domaine d’engagement, les personnes actives dans le collectif sont tout d’abord des personnes tournées vers la vie collective, son animation et sa régulation. Conseillère municipale, catéchiste, membres actives de diverses associations de service (sport, culture, loisir), elles sont habituées à consacrer bénévolement une part de leur temps libre. L’argument de la disponibilité temporelle (femme au foyer, travail à mi-temps ou chômage temporaire) pour expliquer l’engagement dans la mobilisation contre les antennes est limité dans la mesure où ce sont des personnes déjà très investies dans la vie associative. Leur engagement contre les antennes s’ajoute à cet investissement ordinaire et se présente aux yeux des autres comme un trait de caractère :

Ce sont des tempéraments qui se sont auto-désignés et qui satisfaisaient tout le monde. Mme X, c’est quelqu’un qui participe à beaucoup d’associations, qui a besoin de donner et d’être active au niveau de la société. C’est son histoire. À la FCPE, à l’ADEEO et au GPEI, il y a des élus. Ça c’est les associations. Mais il y a eu aussi les femmes à l’origine du mouvement. Elles ont pris le problème à bras le corps et il fallait des gens disponibles et des gens qui avaient envie de le faire.

52Les membres du collectif sont, en majorité, des personnes qui se croisent et se recroisent dans les différents lieux de la vie publique locale et qui, de ce fait, se connaissent déjà. Ils ont une capacité de mobilisation des cercles sociaux dans lesquels ils militent. Ainsi, parmi ceux qui ont suivi le mouvement, nombreux sont ceux à faire partie de l’une ou de plusieurs des associations locales (FCPE, GPEI, ADEEO).

Oui, dans les associations de parents, c’est toujours les mêmes. C’est toujours les mêmes parents qui se bougent. Les gens râlent mais même quand il s’agit de répondre à un questionnaire, ils ne répondent pas. Les gens sont égoïstes.

Une mobilisation de femmes

53La mobilisation contre les antennes a essentiellement réuni des femmes qui avaient la charge d’un foyer, de leurs enfants et de leur emploi, voire d’une ou plusieurs associations. Le temps requis par cette mobilisation – recherches documentaires, manifestations, prise de contacts, réseau Internet, rédaction de tracts, réunions officielles, etc. – est venu s’ajouter à des emplois du temps déjà chargés. Les réunions, chez les unes et chez les autres, se sont déroulées le soir ou le week-end, impliquant d’y consacrer du temps libre.

54À la question maintes fois réitérée : « Pourquoi des femmes ? », toutes ont répondu sans hésitation : « Parce que nous sommes mamans ». Si ces réponses ont, pour elles, la force de l’évidence, il convient d’aller plus loin pour se demander comment ces femmes articulent un rôle de mère qu’elles revendiquent et une mobilisation collective qui dépasse largement ce rôle, voire le remet en cause dans la mesure où elles sont souvent absentes du domicile familial.

55Parmi les treize femmes du quartier rencontrées et qui ont eu un rôle actif dans la lutte contre les antennes, six travaillent à plein temps au moment de la mobilisation, deux à mi-temps, quatre sont mères au foyer, et une est en congé maternité en attente de reprendre son activité d’institutrice. Celles qui ont une activité professionnelle sont cadres supérieures (directrice financière, électronicienne, directrice de service qualité), membres de professions libérales (médecin, kinésithérapeute), fonctionnaires (journaliste, documentaliste, institutrice). Les mères au foyer au moment de la mobilisation ne le sont pas vraiment : l’une est une peintre qui travaille à domicile, une autre est chanteuse, intermittente du spectacle et alterne des périodes d’activité et de vacances, une autre a arrêté de travailler quand sa fille est tombée gravement malade, une autre enfin est conseillère municipale. Si la femme au foyer n’est pas le modèle majoritaire parmi les femmes rencontrées, les femmes qui ne travaillent pas à plein temps ont aménagé leur emploi du temps en fonction de leurs enfants et se rendent disponibles pour les tâches familiales quotidiennes : aller chercher les enfants à l’école, accompagner les activités extrascolaires, aider aux devoirs, etc. La disponibilité en temps n’est jamais le critère central qui a été avancé pour leur participation active à la mobilisation. Au contraire, les femmes les plus disponibles n’étaient pas forcément les plus investies dans la lutte contre les antennes.

56Ces femmes ont défini leur engagement en tant que mères. Toutes, avec leur degré divers de participation, ont réagi en tant que telles, prêtes à se battre pour la sécurité de leurs enfants. Elles ont porté la charge de la protection de leurs enfants et de leur santé, plus que les pères. Elles parlent de leurs « petits » qu’elles comparent aux poussins contaminés par les ondes.

Le gars de PRIARTEM a fait une expérience avec des œufs de poule qu’il a mis dans un champ magnétique du même ordre que les antennes et il s’est aperçu que les œufs n’éclosaient pas, qu’il y avait beaucoup de malformations des poussins. Donc, elles se sont dits : « Si ça agit au niveau des poussins, ça doit pas être très bon pour nos enfants non plus ! ».
À côté de moi, [lors d’une réunion], j’avais des gens qui avaient une antenne relais qui avait été mise à la limite de leur jardin, et ils ne pouvaient rien faire parce que l’antenne était de l’autre côté de la barrière, une grande antenne. Et leur gamine de deux ans, leucémie. Et leurs poules pondaient des œufs morts. Ils avaient des pondeuses qui pondaient très bien et les œufs étaient vides, il n’y avait plus rien dedans.

57Bien qu’avec une certaine distance, elles s’approprient ces histoires et les mobilisent pour exprimer leurs craintes et les raisons de leur engagement.

La place des hommes dans la mobilisation

58Les hommes n’ont pas été totalement absents de la mobilisation contre les antennes relais : ils étaient présents lors des réunions de quartier, quelques-uns ont poussé jusqu’à la manifestation parisienne mais la plupart se sont contentés de se tenir informés par le biais de leur femme. Bien que ce ne soit pas l’argument essentiel, la disponibilité est un critère important de cette moindre mobilisation : les hommes travaillent plus et de manière générale à Paris ou dans d’autres communes. Ils sont donc moins présents à Saint-Cyr. Le seul homme qui a fait partie du noyau dur du collectif est d’ailleurs au chômage au moment de la mobilisation.

59Aux dires des femmes, les hommes semblent avoir été plus sceptiques sur l’incidence des ondes sur la santé. Certaines naturalisent le scepticisme de leur conjoint. Une habitante justifie sa participation par une plus grande sensibilité des femmes aux champs électromagnétiques. Ailleurs, on dira que la présomption suffit aux femmes quand la plupart des hommes attendent des preuves.

60Plusieurs femmes témoignent de la volonté de leur mari de préserver le temps consacré à la famille et de réserver la participation aux actions collectives à des moments choisis :

Il ne fallait pas trop que ça empiète sur la vie de famille. Le soir, c’est le moment où les enfants rentrent de l’école, où le mari rentre du travail. Il y a un temps pour tout. Je n’aurais pas pu aller aux réunions tous les jours, même si j’y allais à chaque fois que je pouvais.

61Elles évoquent également la lassitude des maris quant à leur mobilisation, un engagement trop fort de leur part étant perçu comme une menace pour le couple.

62Chacune des femmes rencontrées a mentionné le divorce d’une des trois initiatrices de la mobilisation. Selon ses voisines, son investissement à plein temps a conduit à la dissolution du couple. Tout en reconnaissant le rôle essentiel qu’elle a joué dans le démontage des antennes et en exprimant une forte solidarité avec elle, elles estiment qu’elle a franchi des limites en faisant passer la bataille contre les antennes avant sa vie de famille. Les autres femmes, fortes de l’expérience de leur voisine, ont privilégié la protection de leur famille, sur la scène publique comme sur la scène privée. Le démontage des antennes a d’ailleurs entraîné un repli général des familles sur leur foyer. La fin du combat a correspondu à un double soulagement : penser ses enfants plus en sécurité et pouvoir récupérer sa place au sein du foyer familial.

Une mobilisation de classes moyennes

63Dans le quartier de l’Épi d’Or, les distinctions sociales se font par l’habitat : les classes moyennes ou supérieures dans la zone pavillonnaire ou les immeubles de haut standing, les classes populaires dans les HLM. Quelques habitants de la villa de l’Épi d’Or, ayant leurs enfants scolarisés dans les écoles Wallon et Bizet, se sont joints à la mobilisation. Mais celle-ci est essentiellement restée une mobilisation de la zone pavillonnaire. Il s’est également agi de personnes qui occupent des emplois relevant des catégories moyennes ou supérieures.

64D’après les personnes mobilisées, cette relative homogénéité sociale s’explique par un niveau d’études ou un environnement culturel privilégié qui permettrait d’accéder à une connaissance technique de la question des antennes et des ondes. Cette expertise supposée aurait un effet de distinction apte à expliquer le recrutement social des manifestants et son aspect sélectif.

Les gens sont obligés de se pencher sur la technique pour comprendre. Ce n’est pas marrant à se farcir, c’est extrêmement compliqué. […] On est nombreux à ne pas avoir tout compris. […] C’est là que je trouve qu’ils ont gagné leur pari. C’est compliqué à comprendre. Les journalistes à chaque fois disaient : « Ne rentrez pas dans la technique, c’est trop compliqué ! ». Attendez, si vous ne rentrez pas dans la technique, vous ne pouvez pas comprendre, donc vous ne pouvez pas savoir pourquoi c’est dangereux. […] C’est vrai qu’il faut du temps, il faut de la disponibilité, un minimum de compétences pour lire les documents. Des fois, on nous a fait lire des trucs de toubibs. Il faut être ouvert à la communication, au dialogue. C’est vrai qu’en bas dans la cité, les gens sont un peu timides, ils restent beaucoup entre eux. C’est vrai que c’est beaucoup plus facile pour les opérateurs de toucher les populations qui sont en difficulté, qui n’ont pas les connaissances techniques ou scientifiques…

Le relais des associations locales

65La mobilisation contre les antennes relais prend appui sur trois associations dont des représentants se trouvent à la tête du collectif. Ces associations prennent un part active, chacune dans son domaine, à la défense et à la valorisation du quartier de l’Épi d’Or.

L’ADEEO (Association de défense de l’environnement de l’Épi d’Or)

66L’ADEEO a été un vecteur central de communication au sein du quartier. Ses trois cents membres ont régulièrement été informés par le courriel de l’association de l’affaire des antennes et ont constitué la majorité des personnes mobilisées. Mais cet engagement local a aussi contribué à confiner la mobilisation dans le quartier de l’Épi d’Or.

67L’association a été créée en 1984, à la suite d’un projet de construction immobilière sur un stade scolaire. Son objet social consiste à « identifier des situations en écart avec les dispositions réglementaires », puis à les analyser, à les quantifier et à les mettre en forme pour pouvoir les dénoncer. Chaque problème signalé ou constaté est ensuite soumis à une enquête d’opinion fondée sur l’interconnaissance des habitants de l’Épi d’Or (les enquêtes se font par téléphone ou lors de visites de voisinage). En 1984, plus de 1200 signatures ont été récoltées pour la pétition visant à empêcher le projet immobilier. Cette mobilisation du quartier a réussi à faire annuler le projet. La nécessité de se constituer en association s’est affirmée à la suite d’une mobilisation en 1978-79 qui a échoué à faire repousser la déviation de l’A 86. Dans les années 1990, l’association a obtenu la suppression du projet de construction d’un échangeur autoroutier sur le boulevard Henri Barbusse, artère principale du quartier, à la suite de la déviation de l’A 86. La question de l’échangeur a suscité la création d’un collectif d’associations sur cinq communes, dont fait partie l’ADEEO, toujours en activité aujourd’hui et co-présidé par un habitant de l’Épi d’Or.

68Au moment de la mobilisation contre les antennes relais, l’ADEEO mène également une action contre les nuisances sonores des voies de transports multiples. À la mi-2003, elle agit notamment en vue de la construction d’un mur de protection sonore dans le cadre de l’opération d’élargissement à 2 x 3 voies de la RN 286 reliant l’A 86 et de l’A 12. Elle se préoccupe également des nuisances liées au trafic aérien ainsi qu’au passage des trains et des RER dont se plaignent les habitants du quartier.

69Si la question des antennes relais a été au cœur des préoccupations de l’association, en 2002 et 2003, sept ou huit dossiers sont toujours traités en parallèle4. Les habitants de l’Épi d’Or sont nombreux à penser que leur cadre de vie est menacé par un certain nombre de facteurs extérieurs contre lesquels il convient de se défendre. L’ADEEO a ainsi une image positive. Toutefois, les adhérents restent principalement les habitants de la zone pavillonnaire.

Nous, on est propriétaire. Du coup, on a envie que le quartier soit bien. Les locataires sont moins… ils ne vont pas forcément rester là des années. C’est vrai que l’ADEEO, l’adhésion n’est pas chère, environ dix euros. Je préfère payer ça chaque année et que le cadre de vie soit préservé, que les enfants soient en sécurité, savoir que les étangs de la Minière seront préservés aussi, savoir que dans cinq ans je pourrai encore me promener là-bas.

Les associations de parents d’élèves : FCPE et GPEI

70La FCPE (Fédération des conseils de parents d’élèves) ou le GPEI (Groupement des parents d’élèves indépendants) se sont faits les porte-parole des parents d’élèves qui ont été actifs dans le démontage des antennes relais. Si la FCPE est un mouvement d’envergure nationale, le GPEI est une association locale. Groupement indépendant et apolitique, le GPEI a été créé comme alternative à la FCPE.

Le GPEI, c’est une association de parents indépendants, donc rien de politique, contrairement à la FCPE qui est un syndicat national plutôt marqué un peu à gauche et qui revendique une fédération nationale. […] Nous, le GPEI, on est là pour défendre des droits aussi, on est là pour faire que l’école se passe bien, qu’il y ait une bonne relation entre les parents et les enseignants et la vie de l’école. C’est une association locale.

71Dans ce quartier, le choix entre les deux associations passe essentiellement par les réseaux de relations. Plus complémentaires que rivales, elles mènent de nombreuses actions en partenariat. Leur collaboration a été immédiate concernant la lutte contre les antennes, même si elles n’ont pas eu le même degré d’implication. Une personne membre du GPEI explique la mobilisation plus grande de la FCPE par le fait que sa présidente de l’époque était la mère d’un enfant décédé d’un cancer. Cette différence d’implication a créé, à l’occasion, des clivages entre les deux associations. La FCPE a eu la tentation d’élargir son combat, notamment en soutenant Etienne Cendrier, coordinateur national de PRIARTEM, poursuivi en justice par les opérateurs pour propos diffamatoires. Les membres de la GPEI se sont sentis pris à parti et enrôlés dans une bataille qui ne les concernait plus.

C’est vrai que la FCPE était plus active que nous et plus « revendicarde ». Dans le sens plus active. Parce que nous, le GPEI, je me rappelle d’une ou deux réunions avec la tête de liste GPEI à la maternelle. Des fois, il m’appelait et me disait : « Est-ce qu’on met le logo du GPEI quand ils écrivent des trucs comme : le ministère nous trompe, les opérateurs sont des … ». Quand c’était très polémique et accusateur, c’est vrai qu’une fois ou deux on s’est demandé si le GPEI devait aller si loin alors que le GPEI était plus support qu’actif.

Les interlocuteurs locaux

Les équipes pédagogiques des écoles Wallon et Bizet

72Le personnel des écoles Wallon et Bizet relevant de l’Éducation nationale – instituteurs, directrices des deux écoles et médecins scolaires – est resté en retrait de la mobilisation. La participation aux mobilisations a été un choix individuel. Les équipes pédagogiques ont néanmoins participé à des réunions et des conseils d’école extraordinaires pour être tenues au courant des avancées de l’affaire. De nombreux parents ont cherché à se renseigner auprès des directrices qui, moins informées que les parents d’élèves à l’origine du mouvement, ne pouvaient pas répondre à leurs questions. L’absence de participation des équipes pédagogiques des écoles Wallon et Bizet à la mobilisation a suscité des réactions allant de la compréhension et à la critique.

73Les locaux des écoles maternelles et primaires étant une propriété municipale, l’Éducation nationale ne s’est pas emparée du dossier et n’a pris aucune décision particulière concernant la présence des antennes sur les écoles. La directrice de l’école maternelle a fait une déclaration de danger auprès des services académiques, estimant, dans le doute, qu’elle devait tenir ses supérieurs avertis en l’absence de réaction de son autorité de tutelle.

On a quand même fait un conseil d’école exceptionnel. Un soir, une soirée de plus. Avec toute l’équipe pédagogique, les parents d’élèves et mon supérieur hiérarchique. […] Il n’y a pas eu de propositions particulières, d’ailleurs les parents ont commencé à s’agiter beaucoup parce qu’il n’y avait pas de réponse de l’administration de l’Éducation nationale, qui ne voulait pas prendre parti. C’est toujours notre souci. On a deux têtes à l’école. La tête mairie, et la tête Éducation nationale. Mairie pour tout ce qui concerne les murs, le matériel et l’Éducation nationale pour tout ce qui concerne le pédagogique. Les parents souhaitaient que l’Éducation nationale prenne position, mais il n’en était pas question. Elle a toujours renvoyé vers la responsabilité de la mairie.

Le maire de Saint-Cyr

74Le collectif de L’Épi d’Or a sollicité le soutien du maire qui a pu donner au combat une assise politique et faire porter la voix de la commune auprès de l’administration de la santé.

75Le soutien du maire doit être replacé dans le contexte politique local, celui d’une rupture politique historique : après quatre-vingts ans de communisme municipal, un maire UMP, Philippe Lavaud, est élu en 2001. Dans une volonté de rénovation et de modernisation de la ville, le nouveau maire ferme la piscine municipale, un centre d’animation pour les enfants et la clinique, ce qui marque une rupture symbolique avec la période précédente, mais occasionne également de vives réactions locales. L’affaire des antennes se développe au début de son mandat dans un climat politique tendu. Les habitants du quartier de l’Épi d’Or ayant voté pour lui à 70 %, il leur apporte son soutien.

Le maire a été avec nous. Il a essayé d’avoir une cartographie des antennes relais sur Saint-Cyr. On a vu ça avec N. qui est à l’environnement. Vraiment, on a été épaulé tout de suite. Le délégué aux affaires scolaires a été partie prenante dans le truc, on a su que les opérateurs voulaient mettre une antenne à cent mètres de l’école.

76La majorité des habitants rencontrés retiennent son engagement tout en pensant qu’il a utilisé la mobilisation pour se faire connaître. Certains habitants lui reprochent une gestion trop personnelle du dossier, alors qu’ils attendaient de la transparence. Des négociations privées entre les opérateurs et la mairie soulèvent l’irritation des militants déjà exaspérés par l’opacité entretenue par les opérateurs.

Quand il a fallu qu’il y ait la presse, il était toujours là. Vis-à-vis des opérateurs, il n’a pas toujours été très clair. Nous on l’a appris par les opérateurs parce qu’on n’était pas là. Mais il y a quelqu’un qui était sympa qui m’a dit : « Vous savez, votre maire recherche la publicité. On n’a jamais eu le maire comme interlocuteur, on a toujours eu un adjoint ». Donc ce n’est pas ça qu’ils voulaient les opérateurs. Le maire, peut-être qu’il n’est pas convaincu. Mais moi non plus, je ne suis pas convaincue à 100 %, ce n’est pas pour ça qu’on n’a pas une idée. Le maire a le temps quand il veut.

77Malgré son soutien à la population, le maire n’est pas élu aux élections cantonales de mars 2004. Les habitants de l’Épi d’Or votent en majorité pour le candidat socialiste.

Aux cantonales, au premier tour, il n’a fait que 30 %. C’est révélateur. Un maire qui est élu depuis trois ans, normalement, il aurait dû faire pareil qu’aux élections municipales au premier tour. Il avait fait 46 % au premier tour, si pas plus. Là il ne fait que 30 %. C’est très peu pour un maire qui est là depuis trois ans. Il n’a pas fait beaucoup plus au deuxième tour, d’ailleurs il n’est pas passé. C’est la gauche qui est passée. À l’Épi d’Or, qui est un quartier réputé plus à droite, c’est la gauche qui est passée.

LA MOBILISATION CONTRE LES ANTENNES

La mise en cause des antennes relais

78Peu d’habitants attribuent l’origine du mouvement à un questionnement sur les antennes. Pour la majorité d'entre eux, elles faisaient partie du paysage, depuis trois ans pour certaines et huit ans pour d'autres. Ce n’est que lorsque des enfants de l’école tombent malades ou meurent qu’elles deviennent l'objet d'attention. Alors, ils mobilisent les connaissances dont ils disposent pour apporter des réponses aux questions qu’ils se posent sur les causes des maladies des enfants.

Des connaissances générales sur les effets des antennes

79Les habitants qui se souviennent avoir commencé à se poser des questions sur les antennes sont des personnes qui, dans le cadre de leur travail ou de leurs centres d’intérêt, avaient déjà entendu parler de la nocivité des ondes.

Je suis sortie un jour accompagner mon fils à l’école, je ne sais plus avec qui j’étais et je me suis dit : « Mais dis donc, c’est pas des antennes relais ? ». Je suis allée voir donc et je me suis dit que ça avait l’air de ressembler à ça. Mais je ne sais plus. J’ai le souvenir que j’étais sur le trottoir et que je me posais la question. L’antenne, on pouvait la voir dans la rue. Après on a commencé à mettre un peu l’alerte. Une voisine nous a dit qu’elle avait aussi entendu parler que les antennes relais ce n’était pas bon pour la santé. Parce qu’elle aussi, elle est assez sensible à tous ces trucs naturels, donc elle n’a pas mis longtemps à nous rejoindre. C’est vrai qu’après, c’est parti très vite.

80L’une des trois femmes à l'origine de la mobilisation avait déjà entendu parler des antennes dans le cadre de ses loisirs et elle avait ramené de la documentation d’un salon « bio » avant que les premières questions soient soulevées à l’Épi d’Or. Ces premiers renseignements l’ont sensibilisée et lui ont permis un jour de remarquer ces antennes qu’elle n’avait jamais vraiment vues jusqu’alors.

Moi, je vais souvent dans des salons bios, je suis pas une intégriste mais j’ai le respect du corps qu’on a, donc je choisis souvent ce que je mange. […] Je suis allée sur un stand où on disait : « Attention les portables » et j’avais ramené de la « doc » sur les antennes. Dans les salons, ils te vendent des trucs anti-ondes et donc il y a des explications sur les effets des champs magnétiques hertziens de la télé ou de la radio mais aussi sur les fréquences qui appartiennent au champ des micro-ondes. Les ondes hertziennes, elles te traversent l’organisme mais elles ne t’affectent pas. C’est vrai qu’on te dit que par rapport à un poste télé, c’est mieux de te tenir à 2 ou 3 mètres, c’est mieux mais ça va. Enfin, moi je crois que comme on pense, c’est important aussi. Si t’es toujours en train de te dire « Au secours », tu vas pas bien vivre et tu vas te déclencher toutes sortes de trucs. Dans ces stands-là, ils t’expliquent bien la différence de certaines ondes. J’avais vu des photos d’antennes mais je n’avais jamais trop fait attention.

81Une autre habitante a, elle aussi, commencé par s’interroger sur les antennes. Elle avait déjà entendu parler des effets des ondes sur la santé dans le cadre de ses activités professionnelles. Cela ne l’avait pas inquiétée outre mesure, ni suffisamment sensibilisée pour qu’elle remarque les antennes de son quartier.

J’ai du mal à dire de façon chronologique. J’ai travaillé sur les cars de reportage à TF1 et on faisait de la diffusion HF. Les cars de reportage, c’est-à-dire les cars qui partent en reportage pour faire un direct d’un endroit de Paris. On travaillait avec les gens de TDF et j’avais discuté avec un collègue de TDF qui disait que les gens qui travaillaient sur la tour Eiffel, ceux qu’étaient en haut et qui dirigeaient les antennes pour pouvoir récupérer les signaux des cars de reportage et les rediriger vers les chaînes, que le nombre de cancers était impressionnant, même avant d’arriver à la retraite. Parmi les agents techniques de TDF. Moi, ça m’avait un peu interpellée, l’histoire des antennes, des ondes. Parce que sur le moment on m’avait parlé des ondes électromagnétiques. Alors c’était pas les mêmes forces… J’avais toujours été un peu alertée par ça. Donc dès que quelqu’un m’a dit : « Oui, les antennes là-haut… ». Il me semblait qu’au début il y en avait qu’une, puis une deuxième. Enfin, j’avais l’impression que ça avait augmenté, j’ai dit « C’est vrai, c’est pas terrible ». J’avais toujours entendu dire que c’était plutôt néfaste mais on connaissait pas bien les risques. Je crois que ça s’est passé progressivement comme ça. Il y a eu cette femme qu’a perdu un petit garçon. Des gens autour de nous. Un petit garçon dans la rue…

82Certaines personnes disposent donc de connaissances, mais elles ne les relient pas aux antennes sur le toit de l’école et ne les voient pas comme génératrices de risques pour leur santé ou celle de leur entourage. Ce n’est que lorsque des problèmes de santé parmi les enfants de l’école sont connus que les antennes deviennent un objet de préoccupation locale.

La recherche de causes locales aux maladies des enfants

83La majorité des habitants se sont mobilisés en raison des inquiétudes provoquées par les maladies d’enfants scolarisés dans le quartier. Le décès de deux enfants sort de l’ordinaire et est jugé anormal. C'est à partir de là que des explications commencent à être recherchées.

Au moment du décès du deuxième enfant, mon mari m’a dit « Mais qu’est ce qui se passe ici ? C’est quand même pas normal ». Il a dit ça alors qu’on ne faisait aucun rapprochement avec les deux énormes trucs qu’il y avait sur le toit de l’école. […] Il n’était pas du tout médecin mais quand il s’est posé la question, c’était du simple bon sens. On arrivait sur ce coin et il s’est dit « Mais qu’est ce que c’est que cette école où il y a deux gamins qui décèdent ! ». C’était le bon sens ! Nous aussi, ça a été comme ça. Ceci dit, l’année dernière il y a encore eu un cas de décès inexpliqué chez un gamin, qu’était scolarisé, qui n’a pas été expliqué. Un petit, à la maternelle.

84Les familles apprennent les décès par le biais de l’école et de leurs enfants. Mais alors, les inquiétudes restent limitées : la majorité ignore les causes exactes de ces décès.

Le deuxième gamin décédé, son frère était dans la classe de mon fils. Je ne le connaissais pas mais ça m’a quand même énormément touchée. J’ai entendu parler de cette petite fille.
C’était une maladie qui s’est développée sur un long moment donc l’enfant a subi des traitements importants et, de ce fait, on l’a su. Mais nous n’avons pas fait le lien, et le lien ne peut pas être prouvé par la présence des antennes. Ce n’est pas possible.

85Les trois femmes présentées plus haut mettent en relation les décès et la présence des antennes. À partir de là, elles commencent, de façon informelle, à recenser les pathologies qui pourraient leur être liées. De proche en proche, les personnes du quartier leur donnent des informations sur leurs problèmes de santé.

Comment je l’ai su ? C’est drôle, les cas m’arrivaient de manière étonnante. C’est très bizarre comme les choses se faisaient. J’apprenais qu’il y avait un nouveau cas… C’était étonnant, inquiétant même. Et puis on avait fait une enquête sanitaire de quartier …

86Les réponses des habitants permettent de croiser les informations et fondent les premières inquiétudes. L’enquête informelle a pour conséquence non seulement de collecter de l’information sur les pathologies, mais aussi de diffuser de l’information sur les effets des antennes sur la santé. Il commence ainsi à se dire qu’il y a une relation possible entre les antennes, les malaises et les maladies, et que les pathologies des enfants ne sont peut-être pas le fait du hasard.

On en a entendu parler beaucoup par les parents d’élèves, parce qu’on a une voisine, son fils avait eu un cancer très rare, il en est décédé. Après, on a entendu parler d’une petite en bas de Saint-Cyr, pareil, même topo. En plus, il y a des antennes relais juste au dessus de l’immeuble ! Donc, ça faisait beaucoup de coïncidences. Et, nous, parents d’élèves, à la sortie de l’école, on en parlait.
C’est trois dames du quartier qui, suite à ces cancers, suite à des mal êtres ressentis dans le quartier, des gens qui se réveillaient à la même heure, toutes les nuits, des vomissements d’enfants, des maux de tête permanents. C’est suite à ça qu’elles se sont demandées : « Est-ce que l’environnement pourrait être lié à tous ces mal-être ». […] On a commencé à rameuter, à demander aux alentours si d’autres personnes avaient ces mal-être, s’il y avait des soucis. On s’est aperçu qu’il y avait beaucoup de familles concernées par les mêmes symptômes.

87On souligne aujourd’hui la rareté des cancers déclarés. Mais lorsque l’enquête locale est mise en place, les personnes en retirent l’impression d’un phénomène important dont ils recherchent les causes.

Après quand il y a eu le décès du deuxième enfant, il y a eu cette petite fille qui a commencé à saigner. On entendait le cas d’un autre gamin qui avait un cancer. On a commencé à avoir une espèce d’angoisse, un truc… Et c’est vrai que tous les jours, on allait accompagner nos enfants et on voyait ces grands trucs. Et un jour j’ai posé la question : qu’est ce que c’est que ces trucs-là sur le toit de l’école ? Personne n’en parlait à ce moment là.

88Une nouvelle petite fille tombe malade. Elle est aussi scolarisée à l’école maternelle et vit dans les HLM sur lesquels sont posées des antennes. Les coïncidences s’accumulent.

C’était étonnant, ces témoignages de gens qui venaient de coins complètement divers et qui avaient les mêmes symptômes : mal au crâne, nervosité, stress. En plus ici, il y avait une autre maman dans la rue qui avait une tumeur au cerveau. Qui donc avait des enfants à l’école. Une petite jeune fille qui travaillait à l’école et qui avait une tumeur au cerveau. Ça faisait beaucoup. C’est des personnes qui s’en sont sorties, qui ont été opérées de leur tumeur. Mais bon, on trouvait que ça faisait beaucoup !

89Ce qui inquiète le plus, ce sont ces maladies inhabituelles qui, selon les informations qui circulent localement, auraient touché au moins cinq enfants du quartier dans les années passées. A posteriori, les personnes qui se sont mobilisées considèrent que, dans leur incapacité d’agir pour que ces enfants recouvrent la santé, elles ont contracté une dette morale à leur égard. Cette dette est alors un des motifs de leur engagement.

Je pense que quelque part, on a une dette vis-à-vis de cet enfant qu’on n’a pas pu guérir. Je le ressens comme ça. Peut-être vis-à-vis des autres frères. Je ne sais pas si c’est une manière de dire : « Je n’ai pas pu te guérir mais je peux t’apporter ça ».
Et ce que je peux vous dire, et ça va peut-être vous paraître incroyable, mais le petit garçon qui est mort, que je ne connaissais pas, pendant tout le combat des antennes, j’ai senti qu’il était avec nous, tout le temps, tout le temps. Je l’ai dit à sa maman qui m’a pleuré dans les bras. Et si on a gagné, je suis sûre que c’est ça.

L’association des pathologies et des ondes électromagnétiques

90Pour trouver une réponse à la succession de pathologies inhabituelles, les personnes mobilisent leurs connaissances sur les antennes.

Le premier enfant est décédé en 1996 et on n’a pas fait le lien avec les antennes. Pas à ma connaissance.[…] Le deuxième décès, je ne me rappelle plus la date. Deux ans après je pense. Peut-être qu’à ce moment-là, les personnes sensibilisées au problème ont fait le lien mais personnellement je ne l’aurais pas fait. Je n’y aurais pas pensé. Je n’étais pas assez informée, pas assez sensibilisée à ces problèmes-là. Ce sont les parents d’élèves qui se sont mobilisés, et notamment les parents de l’école élémentaire. C’est parmi eux qu’il y avait sans doute des gens très sensibilisés, par l’intermédiaire peut-être d’associations ou de comités particuliers.

91Les familles des victimes ne font le constat de la similitude des cancers qu’au moment de la mobilisation.

Et en fait, ils ont eu tous les deux une tumeur du tronc cérébral. Mais à l’époque, on savait pas que c’était exactement le même cancer qui était extrêmement rare. Les deux mamans des enfants décédés se connaissaient, mais elles n’ont discuté de la pathologie exacte qu’au moment où on s’est posé des questions sur les antennes. C’est là qu’elles ont réalisé que c’était exactement le même cancer ! Ça a été plusieurs années après le décès de leurs enfants.

92Une fois la mobilisation engagée, les premières personnes mobilisées ont fait des recherches sur la nature des ondes émises par les antennes. La lecture du livre de Jean-Pierre Lentin Ces ondes qui tuent, ces ondes qui soignent [Lentin, 2001] les conduit entre autres à relier divers malaises qu’elles considéraient chroniques aux ondes émises par les antennes relais : maux de têtes, saignements de nez, troubles du sommeil, état dépressif. Le rapprochement entre les antennes relais et les cas de cancers commence à être fait.

On s’est demandé s’il y avait eu des choses dans l’école et on s’est rendu compte qu’il y avait eu ça et ça. […] Non, par contre, après on a rencontré une des mamans d’un des garçons décédés. Elle nous a raconté comment ça c’était passé et surtout que rien ne lui avait laissé penser que c’était ça. Je n’ai pas fait le lien puisque je n’avais pas remarqué le truc des antennes. […] C’est parce qu’on voit les antennes et qu’on connaît les perturbations des champs magnétiques liées à ces émissions qu’on se demande s’il y a eu des choses réellement.
Pour moi, c’était pas du tout : les cancers d’enfants égal machin. Je me suis d’abord renseignée sur les questions techniques des antennes : à quoi ça servait, quel type d’onde. C’est là que j’ai découvert les champs électromagnétiques. Après j’ai découvert ce que ça pouvait faire sur la santé, avec le document de Paul Lannoye hyper clair sur les répercussions sur la santé5. Tous les syndromes répertoriés. Donc c’est après que je me suis demandé. […] Mais on n’avait pas fait de rapprochement. Et puis après on discutait avec les parents, les enseignants qui nous disaient : « Dans cette classe, l’enseignante est toujours, toujours malade, les enfants sont hyper énervés. On n’arrive pas à les tenir dans cette classe ». Et c’est la classe que les deux enfants ont fréquentée !

93La lecture d’ouvrages et de rapports sur les relations entre les antennes et la santé les conduit à associer leurs symptômes au syndrome d’hyperfréquence ou d’hypersensibilité et à relier la diversité des pathologies perçues aux ondes et aux champs électromagnétiques.

Les antennes, il n’y a aucun doute. Mais c’est très différent d’une personne à l’autre et ça va se déclarer au bout d’un certain temps. Ça peut être immédiat si vous êtes plus sensible. L’électrosensibilité est reconnue comme une maladie professionnelle. On peut être électrosensible, on capte plus les champs électromagnétiques que d’autres personnes. Et il y a des tests pour ça, et on peut être exempté de travail et se protéger de manière légitime. Je le suis peut-être plus que d’autres, j’en sais rien, les femmes le sont peut-être plus que les hommes en majorité. Les hommes peuvent travailler des heures sans se sentir mal.
Quand on en discute après avec des gens, ils se reconnaissent dans une typologie de symptômes, par exemple, avoir l’impression d’avoir la tête écrasée dans un écrin. C’est quand même un classique : mal aux oreilles, saignement de nez. Les gens qui sont sensibles ont à peu près le même lot. Les enfants sont plus sensibles aussi. Après sans savoir ce qu’il se passe dans le cerveau, est-ce qu’il n’y a pas une destruction de… du patrimoine génétique ou j’en sais rien ? On s’aperçoit que faible dose longtemps égal grosse dose peu de temps. Ce qui est dit pour le téléphone mobile, donc pas téléphoner plus de six minutes, je suis persuadée que c’est la même chose avec les ondes.

94Cette association plausible permet, de façon rétrospective, de donner du sens à des conduites atypiques ou à des malaises ressentis. Même s’ils sont réalisés quelques années plus tard, les entretiens témoignent de ce processus d’interprétation par lequel la relation de causalité entre les antennes et des pathologies s’élabore progressivement en rassemblant des expériences et des connaissances diverses.

J’avais un mal-être, très fatiguée, envie de rien faire au moment où s’installe l’antenne... Après les gens font les rapprochements en disant : « Je me suis sentie extrêmement fatiguée à cette période-là », mais quand on arrive à déterminer à quelle période les antennes ont été mises, elles savaient pas pourquoi, elles ne donnent pas d’explication : « J’étais complètement fatiguée, on ne sait pas pourquoi, complètement crevée ». Le truc le plus caractéristique c’est de se réveiller le matin et de n’avoir envie que d’un truc, c’est d’aller se recoucher. C’est systématique alors qu’on n’a pas vraiment de raison. […] Ça peut être un syndrome dépressif saisonnier. […] Mais quand on sait que l’organisme fonctionne avec un circuit électrique interne. Chaque corps, chaque viscère, chaque organe qui fonctionne a une fréquence. Si on s’intéresse au fonctionnement de son propre corps, on peut comprendre que ça [les antennes] peut donner de l’arythmie, des fatigues parce que tout l’organisme fonctionne comme ça. On a un circuit interne électrique et chimique.

L’enquête et l’établissement d’une relation

95Les membres du collectif conçoivent une enquête pour recenser les diverses pathologies du quartier à partir du questionnaire élaboré par Roger Santini.

Dès 2002, on avait interrogé les gens en faisant une enquête. Deux du noyau ont monté une petite enquête. Ce n’était pas prétentieux mais juste pour voir s’il y avait d’autres personnes qui allaient se manifester sur d’autres mal-être ou d’autres cancers puisque c’est des choses qu’on ne crie pas sur tous les toits. On a distribué le questionnaire à tous les habitants de l’Épi d’Or, en situant les maisons par rapport aux implantations d’antennes. Mais sans dire que cette enquête était liée aux antennes. Pour quelqu’un qui avait travaillé dessus, il était clair que c’était lié aux antennes. Mais il faut savoir qu’à l’époque, l’affaire n’était pas autant médiatisée qu’aujourd’hui. On n’avait pas encore les journalistes avec nous. Cette enquête a montré qu’il y avait d’autres cas de cancers. Des gens sont venus spontanément nous voir pour nous expliquer. Nous, on a simplement noté.

96Le collectif obtient environ quatre-vingts réponses. Il dresse une carte localisant les personnes malades par rapport aux antennes, ce qui lui permet de fortifier son idée d’une relation de cause à effet entre les antennes et les malaises ressentis.

97Le questionnaire contribuera à tendre les relations avec les experts, ces derniers considérant qu'il est sujet à des biais importants. Les habitants défendent toutefois leur approche, même s’ils en reconnaissent les limites.

Quand ils [les experts de l’InVS] ont dit que l’enquête était biaisée, parce qu’on avait fait un questionnaire santé qui était tiré d’une enquête de Santini, qu’on avait mis des biais parce qu’il y avait un dessin des antennes. Mais comme les gens ne savaient pas ce qu’étaient les antennes, ils ne connaissaient pas du tout les effets avérés. De toute façon, un biais, nous on n’est pas sociologues, on s’en fout, mettre un bais, c’est pas notre problème, on n’essaye pas de faire quelque chose de scientifique, on essaye de faire quelque chose qui était de se dire : est ce que géographiquement, sur la zone ? Et comme on voulait quelque chose d’anonyme, on avait fait une bataille navale avec une abscisse et une ordonnée, on plaçait l’antenne et on regardait si les gens qui répondaient étaient dans les coordonnées correspondant à la surface des trois cents mètres. 99 % des réponses étaient des gens qui étaient concernés, qui étaient dans cette zone-là et 90 % des gens qui étaient dans cette zone avaient des symptômes, un, deux ou trois symptômes. Et plus, ils étaient là depuis longtemps, parce qu’on avait mis une notion de temps, et surtout à niveau d’occurrence de leur symptômes c'est-à-dire jamais, parfois, souvent, très souvent – et plus ils étaient là depuis longtemps, plus ils avaient des problèmes. Ce n’était pas des maladies déclarées, c’était des symptômes, des petits symptômes. On appelle ça le syndrome des hyperfréquences.

98En complément du questionnaire, le collectif fait faire des mesures du champ électromagnétique dans le quartier par des experts conseillés par des membres de PRIARTEM.

Santini nous a répondu sur le plan technique, c’est-à-dire qu’il nous a expliqué ces fréquences et les effets que ça avait. Par contre, on lui avait demandé de venir ici pour faire une conférence et il n’a pas voulu. Il était un peu morose. Autant, les autres experts comme Lentin ou Pierre Le Ruz, sont venus faire des mesures dans le quartier. On a fait des tests aussi avec le téléphone, c’était rigolo. On mettait un stop ondes sur un téléphone, ou pas, et on ne lui disait pas, il mesurait et il y avait 30 % d’ondes en moins avec certains trucs qui sont vendus dans les salons.

99Les conclusions qui sont tirées de ces enquêtes sont l’objet d’interprétations différentes. Ainsi, « l’effet parapluie » est l’effet des antennes le plus controversé dans le quartier. Selon cet effet, les ondes prendraient plus d’ampleur à l’endroit où elles retombent qu’à l’endroit d’où elles sont émises. Les personnes qui seraient les plus irradiées ne seraient pas celles qui sont en dessous du diffuseur (antennes relais), mais celles qui se trouvent dans le périmètre des retombées. Certains parents y ont trouvé une raison pour ne pas changer leurs enfants d’école. D’autres sont beaucoup plus sceptiques sur cet argument qu’ils considèrent comme un nouveau mensonge des opérateurs pour rassurer les parents. La théorie du parapluie est jugée en contradiction avec les mesures de précaution établies par le rapport Zmirou [Zmirou, 2001] qui recommande une distance de trois cents mètres entre les antennes et les lieux publics. Cette recommandation conduit à envisager que plus on s’éloigne des antennes, plus la puissance est faible.

Votre voix ne va pas porter jusqu’à des kilomètres. Votre voix est une onde, on peut l’entendre jusqu’à une certaine distance. Une onde électromagnétique, c’est la même chose : elle ne va pas porter indéfiniment. Plus on s’éloigne d’un site, plus la puissance de l’onde est faible. Qu’est ce que c’est qu’une onde pulsée par rapport à une onde télé : vous voyez les systèmes d’arrosage qui jettent des jets, c’est des ondes pulsées : ça jette, ça s’arrête, ça jette, ça s’arrête. Une onde télé est une onde synchrone et continue. Le tuyau d’eau va jeter jusqu’à un certain niveau, après il va retomber et il n’y aura plus rien. Là, c’est pareil. C’est pour ça qu’on demandait un seuil de sécurité de trois cents mètres de la première habitation et un seuil de puissance bien inférieure à ceux que déploient aujourd’hui les antennes relais.

De la mise en cause à la mobilisation collective

100La diffusion de l’information permet au collectif de faire prendre conscience du problème posé par les antennes, même si la relation n’est pas acquise d’emblée. Mais elle ne conduit pas à une mobilisation contre les risques auxquels les enfants seraient exposés. Ce n’est qu’au moment où les opérateurs envisagent d’installer de nouvelles antennes que cette mobilisation prend forme dans une action physique d’opposition. Cette action locale est amplifiée par les médias et devient ainsi emblématique de la lutte contre les antennes relais.

La diffusion de l’information

101Le collectif utilise la distribution de tracts, le porte-à-porte, les discussions à la sortie de l’école, le téléphone et Internet pour diffuser de l’information sur les antennes et leurs effets sur la santé. Il part de l’idée que les gens ignorent le plus souvent la nature et le fonctionnement des antennes. Il adopte une démarche didactique et fait appel à leur logique de raisonnement ordinaire pour associer les ondes et l’expérience de malaises et, à partir de là, pour se mobiliser contre les antennes du quartier.

Effectivement, les gens n’étaient pas au courant. Ils nous disaient : c’est quoi ces antennes ? Pourquoi vous vous inquiétez autant ? On leur demandait qu’ils se donnent la peine de lire. Il y avait Agir pour l’environnement qui avait déjà pas mal de doc, en tous cas sur les portables. On ne savait pas encore pour les antennes relais, mais ce sont les mêmes ondes, donc il y a pas mal de raisons de penser que… Donc on avait pas mal de doc à leur donner, sur Alternative santé. On a fait des dossiers qu’on a distribués, donc les gens se sont pas mal sensibilisés. Et après on a fait ce test. Les gens, ça les a un peu obligés à réfléchir, mine de rien. On n’aime pas trop, ça ! En même temps, on se dit : « Tiens, c’est vrai, j’ai de vertiges, des bourdonnements d’oreille, des dérèglements hormonaux. Peut-être que quand même ça participe à une réaction à un stress ». C’était anonyme, donc ils le disaient et ils ont commencé à s’investir comme ça.

102L’information se diffuse très largement par les réseaux scolaires et les associations locales, ce qui permet de toucher la majorité des gens du quartier :

On a la chance d’avoir deux écoles. La majorité du temps, on se rencontre le matin quand on dépose les enfants à l’école et le soir quand on va les chercher, on rencontre plein de monde. C’est là où il a commencé à y avoir toute une discussion avec les gens. Ensuite, via l’ADEEO, qui a un peu plus de deux cents membres, on a communiqué. Là, ce n’est pas forcément des gens qui ont des enfants à l’école, mais des gens du quartier qui ont commencé à en entendre parler.

103Les membres du collectif se trouvent alors confrontés à un problème de crédibilité de leur argumentaire : si les antennes sont visibles, les ondes ne se voient pas ; la menace présente un caractère invisible, il n’y a pas de support tangible pour développer une conscience collective du danger. La présentation de soi et la mise en avant de dispositions personnelles ont alors été des arguments importants pour accréditer le sérieux de la démarche engagée et, partant, pour faire valoir l’existence d’une menace.

Pour convaincre les gens qu’il y a un risque potentiel qu’on ne voit pas et que c’est peut-être la cause potentielle qui explique des malaises qu’ils ont, il fallait déjà déployer énormément d’énergie et avoir beaucoup de temps. Ce sont de très longues discussions. Les gens ne viennent pas spontanément te dire « Je me réveille à la même heure toutes les nuits » ou « J’ai un cancer » ou « J’ai des irruptions de boutons régulières sur une période, j’ai des nausées, j’ai des maux de crâne permanents ». […] C’est vrai que c’est difficile de se battre sur un combat qu’on ne voit pas. L’onde ne se voit pas, elle peut se ressentir mais elle ne se voit pas. Il a fallu d’abord les convaincre qu’il y a avait vraiment une chose qui n’allait pas, qu’il y avait un lièvre. Certains nous ont suivi tout au long de nos actions. Ils se sont rendu compte qu’on n’était pas des fous, qu’on n’était pas des « krishnas », enfin des hurluberlus, mais qu’on avait bien les pieds sur terre et qu’on savait de quoi on parlait quand on disait quelque chose, que ce n’était pas juste un incident par hasard.

104Mais le collectif a parfois été confronté à un discours désabusé et fataliste. Dans un contexte où fumer, boire, trop manger, téléphoner sont présentés comme dangereux, ses avertissements ont été pris comme un discours alarmiste de plus.

Dès qu’on discutait avec quelqu’un, un jeune qui a un portable : « Faut bien mourir de quelque chose ». De toute façon la perception de la mort, de la maladie ou de la souffrance n’est pas là. Je ne leur dis pas qu’ils vont mourir avec leur portable, je ne suis pas là pour ça, mais je leur demande s’ils savent que le ministère de la santé a quand même mis des recommandations. Mais ils ne l’ont pas sorti, il n’y a pas eu une grande distribution du truc. Il y a eu un peu la presse mais ça n’a pas été marqué dans Okapi, ça n’a pas été marqué dans les journaux que lisent les enfants.

105D’autre part, le passage de l’expérience personnelle du malaise à une représentation collective d’un danger n’est pas immédiatement acquis.

On a senti des réticences. Sauf quand on discute devant l’école et qu’ils disent « Souvent j’ai très chaud à la tête et je saigne souvent du nez quand j’ai beaucoup téléphoné ». Mais après ils ne « tiltent » pas pour se dire « Est-ce que je vais changer de pratiques ? ». La perception du risque, ils ne peuvent pas l’avoir, c’est transparent.

106Parce qu’il permet de mettre en forme l’expérience selon des catégories pré-définies, le questionnaire a pu être un médiateur du développement de cette conscience, là où l’échange interpersonnel direct ne suffisait pas.

La cristallisation de la mobilisation

107L’événement qui a permis de cristalliser les représentations des dangers associés aux antennes sur l’école, a été le projet d’implantation de nouvelles antennes relais sur le toit d’un immeuble privé en 2002. Dès qu’ils en ont été informés, les membres du collectif ont organisé les premières manifestations du quartier, ce qui a donné une visibilité et une impulsion à l’action déjà menée contre les antennes.

Les opérateurs SFR et Orange étaient les deux opérateurs concernés. En fait, là où on a rameuté le plus de monde, c’est quand Bouygues a voulu nous rajouter, en plus des trois antennes sur l’école et des quatre antennes sur la cité, six antennes sur le boulevard Barbusse. […] Là, ils ont commencé à nous dire que c’était pour notre bien parce qu’on n’avait pas assez de couverture dans le quartier. On a mobilisé beaucoup de monde pour ne pas que ces six antennes soient implantées. Surtout qu’il y a avait un certain nombre d’irrégularités : il fallait un permis de construire, ils l’avaient bien eu. Mais le panneau d’affichage montrant qu’il y avait un permis de construire et ce qui s’implantait là, il était carrément détourné pour ne pas être visible. La loi dit que ça doit être visible partout. Là non, il était près d’un mur pour pas que les gens ne s’en aperçoivent. Sachant que le permis de construire c’était pour le pylône, mais on dit pas ce qu’il y a sur le pylône. Il n’y a jamais « antennes relais » écrit dessus, c’est simplement un pylône. Quand on a appris, on a fait des blocages physiques pour pas que ces antennes soient montées. La première fois on était une cinquantaine, la deuxième fois on était presque 70 à bloquer l’installation.

108L’ampleur du blocage conduit la mairie à se rallier à la protestation, d’autant plus aisément que le permis d’installation avait été donné par la DDE (Direction départementale de l’équipement). Il a été également l’occasion de faire émerger une adversité, personnifiée par les techniciens travaillant pour les opérateurs, et ainsi de donner corps à la mobilisation locale.

Parce qu’on s’est battu contre les antennes qui devaient être mises à deux cents mètres de l’école. On a empêché qu’elles soient mises sur le toit de l’assurance. On y est allé physiquement. On a mis des chaînes. On s’est fait insulter par les opérateurs. Enfin les techniciens. Il devait y avoir un opérateur. Et puis là on a eu le maire avec nous. C’est toujours pareil. Il a vu que ça prenait des proportions dans Saint-Cyr, même si à l’école ce n’était pas d’office gagné. Et il y a quand même eu des gens qui ont commencé à se poser des questions et le maire a quand même voulu prendre compte de ça.

109Certaines femmes actives dans la mobilisation disent avoir pris des journées ou des demi-journées de congés pour participer aux manifestations. D’autres personnes, jusqu’alors peu mobilisées, se sont jointes à cette action.

Ceux qui habitaient juste à côté, ils avaient consigne d’appeler les autres s’ils voyaient quelque chose. Pour manifester sur place pour empêcher de monter les antennes de Bouygues sur l’assurance. Moi, j’étais rentré la veille. Le matin à 6 h, le téléphone qui sonne. Je dis « Qui c’est qui me dérange ? », c’était pour ça. Avant 7 h, j’étais sur le terrain. Deux fois ils sont venus avec le camion, deux fois ils sont repartis tels qu’ils sont venus. Il y a avait une manifestation autour du bâtiment, on les a empêché de s’approcher. Y’avait la police, y’avait tout. On était pacifique, on les a empêchés d’entrer. Deux fois.

110Cette manifestation a été le début d’une série de mobilisations qui ont conduit les habitants à se réunir ensuite à Paris, devant le siège des opérateurs, dans le bas de Saint-Cyr, à la mairie, à Versailles pour obtenir un arrêté préfectoral d’interdiction d’implantation d’antennes.

L’organisation de la mobilisation

111Le collectif a organisé ses actions au coup par coup, localement et en informant des journalistes pour leur donner un écho médiatique.

Quand il y avait une action, tout le monde se contactait. Ça se faisait de bouche à oreille à l’école. Il faut être là, y’a les journalistes.[…] On allait chez quelqu’un faire des affiches, des panneaux, tout le monde ensemble avec les enfants. Y’a eu des actions comme ça, mais ponctuelles. Chacun faisait ce pour quoi il était bon.

112Comme cela avait été fait lors des mobilisations précédentes du quartier, les personnes se sont réparties les tâches pour récupérer des moyens par l’intermédiaire des activités professionnelles des participants, comme de supports pour faire des banderoles, des peintures périmées pour les slogans. Cela a également concerné l’argumentaire.

J’ai la chance par mon boulot de pouvoir accéder à tous les medline que vous voulez. Donc j’ai été la personne qui leur trouvait les articles scientifiques et du coup, avant de les leur donner, je les lisais, je jetais un coup d’œil. Je les faisais sortir par mon bureau et je leur en ai fourni un certain nombre dans des revues un peu compliquées à trouver. […] En une demi-heure, je file des mots clés à la documentaliste et elle me sort une feuille où il y a tous les parus. Ensuite je leur redonnais et elle me disait : « Ça, ça nous intéresse, fais nous sortir l’article complet ou sortez les abstracts ».

113Lorsqu’elles avaient un coût, les actions ont été en grande partie financées par l’ADEEO avec une contribution complémentaire de la mairie. Il en a été de même pour les documents distribués. Quand les fonds ont manqué, des parents d’élèves ont organisé des petites opérations, selon les modalités habituelles des collectes pour les fêtes d’école, pour trouver des financements d’appoint.

L’amplification par les médias

114Les médias ont relayé l’information auprès d’une audience très large, faisant de Saint-Cyr-l’École (et non plus du quartier de l’Épi d’or) un lieu emblématique de la mobilisation contre les antennes, à un moment où le territoire en était de plus en plus couvert.

Ils en parlaient au journal télévisé et il y avait les journaux. Les coupures de journaux étaient mises à l’entrée de l’école. On était informé comme ça. Ça a fait du bruit ! Et puis, il y en avait un qui travaillait dans les médias, à FR3, d’autres qui connaissaient des journalistes et de fil en aiguille, ils en ont parlé. Ça faisait de plus en plus de bruit6.
Les associations sont arrivées à avoir Antenne 2. Je me rappelle de maman m’appelant un soir de Lyon pour me dire « J’ai vu Florian », parce que Florian était dans la cour quand il y avait la télé. C’est passé une fois ou deux aux infos grâce à des gens, des parents d’élèves qui sont dans la télé. Il y a beaucoup de gens de la télé dans ce coin. Forcément, quand vous passez au 20 heures, ça fait forcément plus de bruit. Parce que c’est la force des médias, et de la télé et du journal de 20 heures.

115Le collectif crée rapidement un site Internet (via le site de l’ADEEO) pour diffuser largement ses idées, faire connaître son combat et solliciter des soutiens, des témoignages, des conseils ou des critiques. Internet permet aux membres du collectif de créer des liens avec les différents acteurs ayant, de près ou de loin, des rapports avec son combat contre les antennes relais. Une habitante évoque notamment le lien fait avec le collectif Franklin Roosevelt de Vincennes.

On s’aperçoit que pour tous les scandales sanitaires, si vous avez lu Alerte santé de Cicollela7, il y a un phénomène : c’est toujours des personnes indépendantes qui font l’alerte, qui voient qu’il y a un problème, qui se butent à la même foi des institutions puis aux lobbies. Le schéma, les sociologues ont dû le faire : on sait qu’on peut faire ça, on peut se permettre ça parce que le scénario est toujours le même. Donc on s’est mis en contact avec d’autres associations d’habitants qui réglaient d’autres choses. Vincennes, ou d’autres trucs à l’étranger.

116Les membres du collectif ont également utilisé ce réseau pour solliciter des experts qui avaient critiqué les rapports officiels sur les ondes et la santé. Ils leur ont demandé d’intervenir à Saint-Cyr ou de communiquer leurs études par Internet.

Les scientifiques vraiment indépendants qui ont fait ça gratuitement, sans jamais nous demander quoi que ce soit, on leur demande d’intervenir. Quand on leur demande de renvoyer leurs études, ils envoient leurs études gratuitement. Je pense qu’il y a beaucoup de chercheurs qui sont très performants mais qui n’ont vraiment pas le droit de parler, sinon ils n’ont plus de financements.

La désillusion du politique et le repli sur le privé

117La mobilisation contre les antennes conduit plusieurs acteurs locaux au centre de la mobilisation à développer un discours critique à l’égard du politique et à valoriser l’initiative privée pour garantir la protection des personnes. En ne trouvant pas de réponse qui les satisfasse dans l’espace public, elles prennent sur elles-mêmes et s’engagent émotionnellement pour chercher à agir sur la situation.

La représentation de l’impuissance des acteurs politiques

118Dans leurs relations avec les acteurs politiques, certains membres actifs dans la mobilisation en arrivent à conclure à l’impuissance de ces derniers face aux réseaux de pouvoir auxquels les opérateurs de la téléphonie mobile auraient accès. De proche en proche, ils en viennent à tirer des conclusions critiques sur le politique en mettant en avant les réalités de terrain et les besoins qui en émanent, mais qui ne trouvent pas de relais dans les sphères de la décision.

Quand on est à ces postes-là, on a les mains liées. Parce que j’entendais les ministres à l’écologie, notamment Lepage, que c’était un peu les postes bidon. Qu’on mettait quelqu’un en place, mais qu’on pouvait absolument rien y faire, qu’il n’y avait aucun budget. Je crois qu’à un certain niveau, l’action est limitée. Mais le vrai pouvoir, il ne vient pas de là. Ça se téléguide de plus en plus. […] Les politiques n’ont pas bien géré, pas du tout. Mattéi8 nous a bien renvoyé à l’industrie. Il a fait une lettre. On s’est adressé à la communauté européenne aussi. On s’est rendu compte à quel point les politiciens étaient des pantins. […] C’est terrible. Mais je n’ai plus confiance.
Je pense que Mattei au fond de lui a toujours une idée, mais quand on est amené à des postes de responsabilité, surtout pour quelqu’un qui vient de la société civile… Je pense que la politique est un métier. C’est bien la société civile, mais le mec qui a été médecin toute sa vie, même si tout à coup on le propulse ministre… Moi je dis, je suis directeur marketing, demain on me nomme pas directeur des ressources humaines, même d’une toute petite zone ! Ce n’est pas mon métier.

119La perte de confiance s’étend plus généralement au système politique. Selon eux, le cas de Saint-Cyr-l’École est une illustration de l’éloignement entre les citoyens et le pouvoir. Ce constat d’une impuissance des hommes politiques, dont ils estiment avoir l’expérience concrète, conduit certains à revendiquer une capacité propre d’action et de décision des habitants, qu’ils qualifient d’action citoyenne.

Est-ce que c’était le rôle des pouvoirs publics ? Ce qu’ils auraient dû dire, c’est de faire attention de ne pas mettre n’importe quoi sur le toit d’une école ! L’État a bon dos. Il aurait dû jouer en amont. Mais c’est nous aussi l’État, c’est l’action citoyenne. L’État n’a pas à intervenir dans une histoire privée avec les opérateurs.

120Ces remarques critiques sur l’action politique s’expriment lors d’entretiens menés dans le cadre de l’enquête. Elles traduisent un état d’esprit qui prévalait dans les situations d’adversité au cours de la mobilisation ; mais elles n’ont jamais acquis une expression publique organisée dans le quartier. La seule expression tangible est sans doute le fait que le maire ait été battu aux élections cantonales suivantes.

La recherche privée d’une protection

121Devant l’impuissance perçue des acteurs politiques, les femmes à l’origine de la mobilisation changent leurs enfants d’école en vue, selon elles, de leur assurer une protection contre les ondes. D’autres utilisent des moyens ponctuels et palliatifs, comme cette habitante qui a tenté d’éloigner ses enfants le plus souvent possible de la potentielle source de contamination.

On essayait de se protéger et d’être le moins souvent dans le quartier, d’envoyer les enfants en vacances ou ailleurs. Qu’ils soient le moins exposés possible. […]. Moi j’ai mis mes enfants à l’école en bas, ça faisait un temps d’exposition moins long.

122Une autre mère, moins alarmiste sur la nocivité des antennes, cherche à éduquer ses enfants pour qu’ils assurent leur propre protection devant la généralisation des téléphones portables, mais sans trop d’illusion.

Mais c’est vrai que moi je suis à me dire que si les enfants peuvent ne pas penser toute la journée avec un truc sur le crâne. Je vais essayer de les éduquer. Pour l’instant, ils n’ont pas de portable. Ils ont 12 ans, donc je peux encore contrôler. Même si j’ai fait ma petite enquête sur la photo de classe. Dans la classe de mon fils, ils sont 23 et il y en 14 qui ont un portable. En cinquième. C’est une information brute. Il est au collège, à un kilomètre d’ici. Bon, je lui ai expliqué qu’on pouvait très bien vivre sans portable. Ils sont surveillés. Mais mes enfants, ils vont faire comme les autres, ils vont me dire : « Maman, j’en ai besoin, je suis nul, j’en ai pas ». Je tiendrai ce que je tiendrai. Je pense jusqu’en seconde et après j’essaierai de les éduquer du mieux que je peux.

123Une des femmes à l’origine de la mobilisation protège la chambre de ses enfants des ondes avec une installation de fortune. Elle reproche cependant aux autorités de lui avoir laissé la charge financière de cette protection sommaire, ce qui la renforce dans l’idée de l’impuissance des pouvoirs publics qui devraient assurer la protection de la population :

J’ai cherché à protéger ma maison. Ce qui n’est pas juste, c’est que ce soit nous qui le payons parce que c’est extrêmement cher. En Allemagne, ils ont tous ça. Sur les murs, on peut mettre une espèce de petit grillage de cuivre, des feuilles, des tas de trucs. J’avais essayé à l’époque de mettre une couverture de survie mais après comme les ondes rentrent dans tous les sens. Ce qui n’est pas normal non plus, c’est qu’on ne puisse pas avoir de matériel pour mesurer. Il faudrait un dosimètre. Qu’on porte un dosimètre pour qu’on puisse mesurer… En Espagne, les résidents avaient un dosimètre qui cumulait l’exposition professionnelle, l’exposition personnelle avec leur portable, et tous types de champs électromagnétiques. Donc ils avaient une mesure concrète de ce qu’ils pouvaient recevoir. Ils pouvaient mesurer leur sensibilité.

124Une deuxième fait appel à une géobiologiste pour protéger sa maison.

À l’époque j’avais fait venir une géobiologiste bretonne. Elle travaille plus avec ce qui est du domaine du sol. T’as les nœuds Hartmann. C’est compliqué à expliquer. Elle a trouvé un système pour les contrecarrer. Ça consistait à placer de la silice. En fait, il faudrait que je retrouve le nom d’un mec qui a fait des expériences comme ça avec les animaux. […]. Il a fait des expériences incroyables. C’est les paysans qui l’appelaient au début. Il est géobiologiste lui aussi. C’est lui qui a enseigné la technique à Chantal, la femme qui nous a assaini les maisons. […] C’est lui qui nous a dit de demander à Chantal de venir assainir nos maisons, parce que là-bas tout le monde est dans une zone très polluée par les ondes. Lui, il fait des choses pour la fertilité des vaches, la maladie. Tout à coup, il n’y avait plus moyen d’avoir une naissance pendant plusieurs mois et il mettait ces objets en silice. Ou bien c’est des ondes de forme. Mais c’est une sorte de physique. Je ne suis pas très forte, je ne suis pas technicienne.

125Les trois femmes sont allées jusqu’à protéger l’école. Là encore, elles ont considéré qu’elles palliaient le désistement de l’Éducation nationale, qui avait ignoré le signalement de danger émis par la directrice.

[Le géobiologiste] est venu aussi pour protéger l’école. Et tout ça, il l’a fait gratuitement. À l’école, on est allées poser des trucs la nuit dans le sol. Parce qu’il nous a expliqué que ça allait atténuer les effets des antennes en attendant que les opérateurs les enlèvent. C’est des ondes de forme. C’est des objets en bois avec une sorte de sable dedans.

L’investissement émotionnel

126Les femmes les plus engagées parlent des effets des antennes en termes de « drame familial », de « familles meurtries », « d’histoire dramatique ». Elles évoquent également une inquiétude omniprésente pour leurs enfants qui a porté leur détermination à obtenir leur démontage.

127Les personnes plus distantes de la mobilisation parlent avec admiration de la détermination et de l’engagement des militantes, même s’il leur a parfois paru insensé, voire extrême. De nombreux témoignages évoquent les expressions émotionnelles de certains habitants lors des rencontres avec les opérateurs.

Il y a eu une crise terrible parce que lorsque il y a décès d’enfants, plus personne n’est capable de raisonner. C’est une douleur terrible, c’est quelque chose que personne ne peut admettre et je crois qu’essayer d’expliquer une sorte de rumeur ou même s’il y a possibilité que ce soit tangible, que ça puisse en être la cause, c’est terminé. C’est plus la peine d’essayer d’expliquer. C’est quelque chose de tellement violent dans un quartier, l’église n’était pas assez grande pour essayer d’accueillir tout le monde, dans les deux cas, c’est un tel choc pour la population du quartier que plus personne n’est capable de réfléchir de manière scientifique.

128Un homme témoigne de cette dimension passionnelle qui, après des échanges rudes avec les représentants des opérateurs en public, le conduit à ne plus participer aux réunions de concertation organisées par la Mairie.

J’étais énervé à cause de tout ce qui se disait : « C’était pas ceci, c’était pas cela, y’avait pas de danger ». Ils n’ont rien entendu, ils s’en foutaient de la santé des gens, y’avait que le pognon qui comptait. Et puis je disais que la vérité. Mais la vérité n’est pas toujours bonne à dire. Et puis ça plaît pas. Et puis le ton a monté, surtout avec un d’entre eux, c’était SFR, non Orange. Il y en avait un d’Orange, SFR et Bouygues. Y’avait les trois. Ce jour-là, je suis allé un peu loin. J’ai dit ce que j’avais à dire. Je leur ai dit qu’ils en avaient rien à foutre de la santé des gens et qu’il n’y avait que le pognon qui comptait. Alors là, ils sont montés sur leurs « petits chevaux », bien entendu. Après, j’étais interdit de réunion ! Après quand il y a eu d’autres réunions, moi j’étais à la porte, refoulé !

129L’implication des familles de victimes dans le conflit n’a d’ailleurs fait qu’accentuer l’emprise émotionnelle des débats. Bien que compréhensifs, certains estiment que les familles de victimes auraient dû se tenir à l’écart.

Les parents des enfants malades ou décédés qui se sont investis, je trouve que c’est pas bien. Parce qu’on est trop dans le truc. Il n’y a pas de distance. Et puis ça doit les affliger, ça doit être terrible pour eux. Et puis, ils deviennent persuadés que les enfants sont morts à cause de ça. Alors qu’on ne sait pas ! Je pense qu’il y a eu trop d’émotion. Je pense qu’il vaut mieux avoir du recul là-dessus, on voit mieux. Je pense que ces familles n’auraient pas dû. C’est trop fort, trop dur. Je pense que ça a réveillé plein de souvenirs. C’est peut-être une sorte de thérapie qu’elles ont voulu faire aussi ! Et vis-à-vis des opérateurs, il y a eu des débordements. Je pense qu’il y a eu trop d’émotion et que ça a eu des effets négatifs aussi.

130La froideur perçue des opérateurs amplifie les réactions émotionnelles des habitants qui opposent leur expérience locale à la posture distanciée qui accompagne leur communication publique.

C’était des gens très désagréables ! Pratiquement toujours les mêmes personnes. Et ils se foutaient carrément de nous. C’était des gens très formés à n’avoir aucune émotion. Ils avaient des mamans qui avaient perdu leur enfant en face d’eux et je peux vous dire que ça ne les perturbait pas du tout. La maman en question qui s’est battue avec nous était là en face, et ça ne leur faisait rien, ils étaient rodés à n’avoir aucune émotion ces gens-là. Moi par contre, ça me faisait bondir. Ils étaient là avec la « nénette » imperturbable, la jolie fille complètement lisse, nickel et sans émotion. Ils étaient en marbre. Moi ça me rendait hystérique. Il y avait des réunions, il fallait me baillonner parce que ça me rendait folle !

131De cette confrontation, les habitants les plus mobilisés tirent la perception d’une occultation des problèmes posés localement par la présence des antennes sur le toit du groupe scolaire et, partant, d’opérations de manipulation.

Ils sont arrogants. Quand tu leur demandes des choses sur le domaine de la santé, ils te font des grandes diapositives qui n’ont rien à voir avec la santé. Ils essayent toujours de t’embrouiller. C’est un peu des robots. Ils ne veulent pas aller plus loin que cette explication-là. C’est leur boulot. Quand on lui a dit : « Vous mettriez vos enfants dans cette école ? » Il n’a pas dit oui, il ne peut pas dire oui ! C’est vrai qu’il n’avait pas l’air complètement sûr de l’innocuité.
Et puis il y avait des études qui étaient faites mais forcément orientées quelque part. Moi de mon côté, j’essayais de me documenter aussi. J’étais une fois allée au forum Bouygues, puisque j’avais la chance de faire partie du groupe… Et j’avais questionné les gens sur les risques. Et eux me parlaient toujours de la partie micro-ondes. Et moi je leur parlais des ultra-basses fréquences qui sont dangereuses. Et là, il y avait pas de réponses. Alors j’essayais de les titiller un peu, mais j’ai jamais eu de réponses. Pour eux, ils avaient un argumentaire qu’était béton mais basé uniquement sur les micro-ondes.

LES RELATIONS A L’EXPERTISE ET A L’INCERTITUDE

132La mise en avant des risques que les antennes peuvent présenter pour la santé n’est pas un préalable à la mobilisation. Les risques sont élaborés et sont énoncés dans le cours de l’action collective. Ils prennent appui sur la critique de l’expertise officielle et de son absence de prise en compte des réalités locales et de l’expérience des familles affligées par les pathologies. Ils s’alimentent aux incertitudes et aux doutes qui se posent localement et qui conduisent à mettre en avant un impératif de précaution.

La critique de l’expertise

133Une enquête d’évaluation des risques est diligentée en octobre 2002, malgré les réticences des autorités sanitaires. Les résultats sont publiés en janvier 20059. Cette enquête est immédiatement perçue par la majorité comme une validation des perceptions des habitants. En témoigne un communiqué du collectif d’associations de l’Épi d’Or :

Si une enquête doit explorer le « signal sanitaire » sur l’Épi d’Or, cela signifie que la responsabilité des antennes relais n’est plus exclue. Les associations sont donc fondées à demander la suspension immédiate des émissions de ces antennes pour qu’ainsi les opérateurs montrent leur volonté de préserver la santé publique dans l’attente des résultats de cette enquête.

134Comme l’enquête est censée apporter des réponses aux questions qu’ils se posent, beaucoup l’ont vue comme le premier événement positif de la crise et peut-être sa porte de sortie, à tout le moins une validation de leurs craintes et une justification de leur mobilisation.

Je trouvais ça bien qu’il y ait une enquête. Je peux être assez naïve mais je suis assez optimiste. Je crois qu’il y avait des bonnes volontés mais que c’est plus haut qu’il y a des volontés politiques : il y a des gens qui veulent faire les choses mais qui sont freinés par plus haut. Il y a quand même une dame, qui était très haut placée, à la DDASS je crois, qui a commencé à avoir mal aux oreilles. Je ne sais pas qui est cette femme. C’est là qu’elle a commencé à s’inquiéter sur les portables.

135D’autres ont émis des doutes. La méfiance à l’égard des opérateurs et des politiques a joué en défaveur des experts qui se sont immédiatement attirés les soupçons d’habitants persuadés que l’enquête sanitaire a été commanditée par l’AFOM (Association française des opérateurs mobiles). L’éviction des sources électromagnétiques de l’étude, annoncée très rapidement, n’a fait que confirmer ce sentiment de défiance.

C’est quand il a fallu faire des manifs et tout qu’on a eu une enquête parce que les opérateurs l’ont demandée. Parce que ça commençait à ternir leur réputation.[…] On l’a eu parce que SFR en avait marre et qu’ils ont voulu savoir. Ce qui est bizarre, c’est que c’est l’AFOM qui demande mais on exclut les champs électromagnétiques. Ce n’est pas très cohérent. Puisque c’est les opérateurs qui veulent savoir si c’est les champs électromagnétiques qui posent problème mais on ne les étudie pas.

136Enfin, les plus radicaux ont vu dans l’enquête sanitaire un nouveau moyen que les autorités utilisaient pour infirmer les dires des habitants.

Parce que c’est bidon comme enquête ! Ils n’avaient envie de rien trouver. C’est de tels enjeux qu’ils avaient envie de rien trouver, de ne pas faire de vague pour que tout le monde se taise.

Un regard critique sur la méthodologie

137Les acteurs de la mobilisation ont reproché aux experts de l’InVS d’avoir travaillé uniquement sur dossier et de ne pas être venus rencontrer les familles de victimes ni les autres habitants du quartier qui revendiquaient une connaissance informée du problème.

On n’a rien vu, personne n’a été interrogé et ils ont conclu qu’il n’y avait pas de rapport. Pas un malade interrogé et ils ont fait leurs petites conclusions tous seuls. Moi je le vis comme ça. Si vous voulez, je peux vous présenter la maman de Lucie, qui est maintenant guérie, elle n’a jamais été questionnée de rien. D’ailleurs elle l’a dit aux journalistes, une fois où ils étaient venus à la sortie de l’école […] Ça c’est n’importe quoi ! Pas une personne n’a été interrogée, pas une personne malade ! Ils ne sont venus voir personne. Ni la maman de Cathy, les cas que je connaissais, les parents des enfants décédés, ils ne sont allés voir personne. C’est quoi cette enquête, c’est n’importe quoi ! Je ne comprends pas cette enquête, j’hallucine. Qu’est-ce qu’ils font ? Ils auraient dû, au minimum, se pencher sur des cas de gens, sur ce que les gens ressentaient, sur ce que les gens ont vécu, ce que les gens ont eu comme symptômes, comme maladie.

138L’absence des chercheurs sur le terrain conduit les habitants à remettre en cause la méthodologie de leur étude. L’une d’entre elles qui travaille dans un laboratoire de recherche ne peut pas imaginer qu’il n’y ait pas eu d’enquête directe auprès des habitants et pense que si elle n’a pas été contactée, c’est parce qu’elle ne figurait pas dans l’échantillon.

139D’autres se méfient des chiffres recueillis et des moyennes établies. Selon eux, ils ne sont pas représentatifs de la réalité parce que les experts ne connaissent pas le terrain et les pratiques des habitants.

Je sais qu’il faut être prudent avec les moyennes. Ils n’ont pas recensé des tas de maladies, autres que les cancers déclarés. Ils se sont adressés qu’aux médecins locaux alors que beaucoup de gens consultent chez des médecins autres qu’à Saint-Cyr. Pour moi, ils n’ont même pas récolté les données réelles. Pour moi, ils auraient dû demander à chacun qui est son médecin traitant, demander à toutes les personnes du quartier. En même temps, j’ai l’impression que le fait qu’il y ait eu cette enquête et qu’on en parle dans les médias, c’est ce qui a fait qu’on a démonté les antennes. Ça a au moins eu ce mérite-là ! C’est grave parce que ça ne pourra jamais être une référence pour tout ce qui vient derrière, pour les nouvelles antennes, les GPS qui vont forcément augmenter la couverture et les ondes.

140Quand les experts viennent à Saint-Cyr dans le cadre du comité de suivi, l’absence de prise en compte de l’expérience locale décrédibilise leur travail aux yeux des habitants. Les relations se dégradent au fur et à mesure des rencontres et des non-dits.

À ce premier rendez-vous de la DDASS, il y avait un comité de travail et un comité de suivi. Le comité de travail était constitué d’un certain nombre de scientifiques de la DDASS et de l’InVS. Et à chaque étape, on devait se réunir pour nous donner les avancées des travaux. Au début, ça s’est effectivement passé comme ça. On s’est vus deux fois. On essayait d’aller le plus précisément possible dans l’enquête, on a essayé de les aider, on trouvait qu’il y avait quelques petits défauts sur le protocole qui faisaient qu’on n’était pas totalement satisfaits de ce qu’on nous donnait, donc on demandait des recherches supplémentaires. À la dernière réunion, donc la troisième du comité du suivi, on nous annonce qu’il y a un excès à Saint-Cyr. « Il y a un excès mais il faut le pondérer ». Le pondérer comment ? On n’a jamais pu nous expliquer la formule ! Là, on a commencé à hausser un petit peu le ton. On nous dit qu’il y une grosse suspicion d’excès mais avec une marge de tolérance de tant…Vous la calculez comment cette marge de tolérance ? On nous dit « C’est comme ça ! ». Non, c’est pas comme ça, on veut comprendre jusqu’au bout.

141Le collectif fait alors appel à des « experts indépendants », c’est-à-dire en dehors des instances officielles de l’expertise. Ils mettent en avant les dangers des ondes électromagnétiques. Deux discours sur les risques sanitaires se développent et mettent les habitants devant des alternatives.

S’est posée la question de savoir qui croire. On prend le parti de ce qui nous arrange. Mais personne n’a osé dire quoi que ce soit à cause du contexte. Le contexte, c’est-à-dire le décès des enfants.

Des représentations contrastées de l’expertise

142La critique des experts au nom de l’expérience locale n’est pas générale. Certains habitants relativisent cette critique en prenant appui sur leur expérience professionnelle ou sur celle de personnes qui leur sont proches.

Les plaintes émises par les habitants sur les symptômes ressentis restent très subjectives et non quantifiables. Au vu des résultats, l’enquête n’était pas faussée d’avance. Ce qui était faussé d’avance c’est que les résultats n’étaient pas interprétables à cause d’un échantillon trop restreint pour être représentatif. Ça ne m’étonne pas qu’ils aient abouti sur le hasard.
C’est vrai que ce rapport [de l’InVS], vu que j’ai une statisticienne dans mon bureau qui fait du data management d’études cliniques, parce que nous on fait des études cliniques. Donc je lui ai filé ce rapport quand je l’ai eu et je lui ai dit de me dire ce qu’elle en pense. Elle m’a dit : « Ces gens font de la science comme nous et la méthodologie est parfaite ». Et elle m’a dit : « La conclusion, je serais arrivée à la même. Statistiquement, ils ont raison de dire ça ». Après, c’est toujours une question de vocabulaire. Ça a été présenté en disant : qu’est ce qu’ils disent ? En l’absence de données supplémentaires, sur une plus longue période, avec un échantillon plus grand, etc., on ne peut pas conclure. Donc dans le doute, on dit que c’est le hasard.

143À l’inverse, d’autres sont très critiques à l’égard des experts et remettent en cause leur neutralité en suspectant une trop grande proximité avec les opérateurs et, de façon plus générale, avec des intérêts privés.

Quand vous voyez un rapport officiel disant que les antennes ne sont pas dangereuses est sponsorisé pas Orange… Que les médecins reçoivent chez eux un document expliquant que les antennes ne sont pas dangereuses et que ce document est sponsorisé par Orange. Où est l’impartialité là-dedans ?
La recherche, c’est tout ça, c’est la neutralité de la recherche qui est mise en cause. La recherche est financée soit par le privé et des gens qui ont des intérêts dans certaines choses, ou pas. Soit par l’État qui ne veut pas pourrir certains marchés et ce qui fait l’économie d’un pays. C’est important l’économie d’un pays, je ne vais pas dire le contraire !

144Le rapport de l’InVS attribue l’écart entre le nombre effectif de cas de tumeurs et le nombre statistiquement attendu au hasard en l'absence d'une exposition environnementale avérée commune aux cas. Cette explication, qui clôt l’expertise, suscite des critiques fortes : elle est interprétée comme le fait que les pathologies n’ont pas de cause identifiable, là où la mobilisation s’est construite autour d’une cause unique, les antennes. Dans le contexte local, la référence au hasard décrédibilise le travail des chercheurs et, par extension, les chercheurs eux-mêmes.

Donc quand vous regardez ce qu’ils disent : ils disent aux gens dont les enfants sont morts : « C’est le hasard ». Et ça, ce n’est pas acceptable. Mais même en analyse, c’est un problème de communication. Vous ne pouvez pas dire à une maman c’est le hasard.
Ah bon, vous [InVS] êtes là pour nous dire qu’il y a un excès mais que c’est dû au hasard. Voilà dans quel état on est sorti de la réunion, moi j’avais envie de vomir. C’est quand même nos impôts qui ont payé ça. On s’est senti comme des merdes.

145Si les habitants n’ont jamais obtenu de confirmation du lien entre les antennes relais et les décès d’enfants, ils n’ont pas pour autant envisagé une nouvelle mobilisation pour relancer une expertise sanitaire puisque les antennes avaient été démontées et que la source immédiate de leurs préoccupations avait disparu.

Moi, j’étais outrée, mais en même temps, les antennes, elles ne sont plus là. Mais je me dis, il va bien falloir qu’on arrive à savoir ! Je suis frustrée de ne pas savoir, c’est presque aussi angoissant. En même temps, quand il y a quelqu’un qui me dit « Il n’y a aucun risque », j’ai du mal à le croire. C’est l’ambiguïté qui préside.[…] Il me semblait que j’avais lu qu’il y a des points de mesure et les mesures n’avaient même pas été faites dans le quartier, mais au point le plus proche c’est-à-dire à Versailles. Donc ça ne sert à rien de faire une enquête sanitaire sur le quartier si on ne fait pas des mesures à l’endroit où on pense qu’il y a un problème. Ce n’est pas sérieux, ce n’est pas du boulot.
Les gens veulent comprendre ce qui s’est passé et ce qui pourrait encore se passer. On est nombreux à vouloir comprendre. On habite toujours le quartier. On emmène toujours nos enfants à l’école. J’en ai une, elle n’est qu’en première année de maternelle. Mais ça demande du temps, de la mobilisation, de l’énergie. La conclusion de cette enquête nous a coupé les jambes.

146Les habitants attendent des réponses que l’expertise n’est pas en mesure de leur donner. Une personne, ayant une formation de médecin et travaillant dans le milieu de la recherche pharmacologique, relativise les attentes locales dans les termes suivants :

Il y a des gens dont l’histoire personnelle est très affectée par ça. Ils sont persuadés que c’est ces antennes. Maintenant, la médecine fait des progrès, c’est super et tout, mais la médecine a encore des milliers de choses qu’elle ne connaît pas. Moi j’ai bien la conscience de ça. Je suis même de temps en temps effarée quand on me dit : « Des fois je vais voir un médecin, il ne sait pas ». On a pendant longtemps dit : « Merci docteur ». Maintenant, avec l’information on dit : « Quel crétin ce docteur ! ». Mais où est la vérité, on est passé d’un extrême où le médecin peut raconter n’importe quoi de toute façon, c’était parole d’évangile parce qu’il avait dix ans d’étude. Maintenant on va en voir quinze pour avoir un avis. Mais sur les choses où on ne sait pas, par exemple, l’étiologie de la migraine de l’adulte, il y a les migraines ophtalmiques donc ça on peut trouver une cause, et puis il y en a plein… Les gens ont des migraines et on ne sait pas pourquoi. Et on dit « Le facteur déclenchant est émotionnel ». Vous voyez ce que je veux dire. C’est un faisceau qui peut montrer que peut-être… Disons que moi, quand j’ai une grosse journée, ça peut m’arriver d’être plus speed et d’avoir du mal à m’endormir. Qu’est ce qui est dû à mon environnement à Saint-Cyr ? Qu’est ce qui est dû au fait que j’ai eu une grosse journée ?

Les expressions locales de l’incertitude

147La mobilisation repose avant tout sur la perception partagée d’une incertitude. Si une poignée d’habitants se disent certains de la nocivité des ondes, pour la majorité, elle est plus de l’ordre du vraisemblable :

Des médecins m’en ont parlé, m’ont dit que oui, vraisemblablement, il y avait peut-être des risques qu’on ne pouvait pas démontrer dans un sens ou dans l’autre, que dans le doute, il ne fallait pas les monter près des habitations, que sur Paris c’était une catastrophe tellement il y en avait et que là personne ne pouvait y échapper.

148Le démontage des antennes les rassure sans que cela lève les incertitudes.

Mon mari, un peu plus. Il a regardé sur Internet mais je ne vous redis que ce qu’il m’a dit : que les études n’étaient pas très claires, elles n’ont jamais prouvé vraiment de liens entre les maladies et la présence des antennes. Donc dans le doute, c’est très bien qu’on les retire.

Le vraisemblable et la preuve

149Le doute des habitants s’alimente à l’absence de preuve d’une relation causale entre les antennes et les pathologies qui sont observées localement. Le décès d’enfants conduit à considérer cette relation comme vraisemblable. On se trouve ainsi dans un registre de la conviction qui s’ancre dans l’histoire des personnes.

Les gens qui avaient été meurtris, qui avaient eu un drame familial, eux ils sont persuadés que c’est ça. Ils en sont intimement convaincus et persuadés mais ils n’ont pas plus de données scientifiques écrites noir sur blanc qui disent que c’est ça. Donc ils ont bien une perception, une analyse différente due à leur propre histoire. Ce que je peux parfaitement comprendre. Ils ont sûrement lu plus de choses sur le sujet que moi, ça c’est clair, parce que malheureusement, ils sont plus touchés que moi, mais c’est toujours pareil… Il n’y a pas de preuve. […]. Je ne suis toujours pas convaincue. Mais je me dis : s’il y a un danger, c’est comme le sang contaminé. Dans le doute. Je me serai battue, battue, battue pour qu’ils les enlèvent de l’école. Même si je n’avais pas de symptômes, je n’avais pas de problèmes... Mais j’ai quand même une amie qui a perdu sa fille. Il y a des enfants malades. Alors autant le faire. Mais on ne peut être convaincu quand on n’a pas de preuve. C’est difficile.

150Pour expliquer les relations différentes à l’incertitude, les personnes font appel à des distinctions de genre, renvoyant à des attitudes supposées naturelles pour l’un et l’autre sexe : les hommes se détermineraient rationnellement devant des preuves tandis que les femmes se laisseraient emporter par leurs passions. D’aucuns se réfèrent à cette distinction naturalisée pour expliquer la surreprésentation des femmes dans la mobilisation.

Je pense que les femmes sont plus passionnées que les hommes vont prendre plus de recul, qu’ils vont avoir besoin de chiffres, de preuves. Les femmes veulent peut-être aller plus vite aussi et ne veulent pas attendre le résultat des études s’il y a un risque. […] Mon mari, c’est un scientifique, il lui faut des preuves. En plus, c’est un homme. Je pense que les femmes parlent plus de façon passionnelle. Il avait plus de recul, aussi parce qu’il était moins touché. Ça aurait été différent s’il avait été touché personnellement.

151En l’absence de preuve de la causalité, les habitants inscrivent leur mobilisation dans le contexte des risques sanitaires. Ils font ainsi référence à la découverte tardive des effets de l’amiante sur la santé pour refuser d’attendre au cas où les ondes seraient dangereuses. Au temps long du suivi des effets sanitaires, ils opposent l’immédiateté d’une exposition des enfants et la nécessité d’intervenir.

Dès qu’ils interviewaient un gars en rapport avec le ministère de la santé, il disait que rien n’avait été prouvé… Oui, mais s’il faut attendre trente ans ! Parce qu’on n’a pas de recul, c’est un truc qu’est relativement récent, ça s’est développé il y a quoi ? Dix ans ? C’était rare. Maintenant ça se multiplie et tout le monde a un portable. Alors il faut attendre. En même temps, c’est toujours comme ça.
J’entendais comme tout le monde qu’on a des petits doutes sur le téléphone. Que peut-être les portables pour les enfants très tôt…C’est toujours pareil, il va falloir attendre quinze ou vingt ans pour savoir s’il se passe quelque chose. Je sais que la France est le pays qui a inventé le principe de précaution. Je suis bien placée pour le savoir parce qu’il se trouve que j’ai eu à gérer il y a deux ans et demi une crise sanitaire sur un produit qu’on avait et qui était potentiellement dangereux et qu’on est allé rechercher dans soixante-trois pays dans le monde et c’était moi qui coordonnait ça.

152Ils considèrent que les nouvelles technologies ne devraient pas être implantées avant que leurs effets sanitaires aient pu être évalués.

Donc, on ne peut pas sur une technologie qui n’a pas été étudié ou très peu, qui n’a pas eu d’évaluation sanitaire. Pour l’UMTS10, il n’y a pas eu d’étude sanitaire avant. C’est une étude post-implantation. Ça aussi ça nous a étonné. On pensait que les choses étaient faites dans le bon ordre, qu’on faisait les études, quand il y a un danger on trouvait un interlocuteur de bonne foi.

La critique des opérateurs

153Les opérateurs sont accusés de faire passer leurs intérêts avant la sécurité collective. À l’unanimité, les habitants pointent les enjeux financiers du marché de la téléphonie mobile.

J’ai l’impression que les opérateurs pour l’instant clament qu’il n’y a pas de soucis mais dans le fond, ils ne savent pas, et sans doute, ils cherchent des alternatives. Le problème, c’est qu’il y a beaucoup d’argent en jeu. Il y a des intérêts économiques énormes. Je me rappelle qu’à ce moment-là, mon mari avait pris un ou deux contacts. Mais bon, ces types-là ont une politique de corporate communication comme nous on a des politiques de communication de crise.

154Une lecture de la situation en termes d’intérêt est faite à tous les niveaux : de l’intérêt des multinationales aux intérêts particuliers, ce qui conduit également à mettre en cause la responsabilité d’individus ou de municipalités qui acceptent d’installer des antennes.

C’est une question d’argent. Vous savez qu’une mairie, si elle met des antennes, elle gagne de l’argent. Les loyers sont de plus en plus élevés je crois. Mais même pour les habitants. Ils donnent des sommes ! Il y a des gens qui en ont besoin. Ils ne se rendent pas compte. Vous savez quand on vous dit : on vous donne telle somme pour mettre les antennes et après vous êtes tranquilles. Seulement après, les gens ne réfléchissent pas que quand ils veulent vendre leur maison, ils sont obligés de vendre avec l’antenne dessus.

La précaution comme réponse au doute

155Les personnes mobilisées contre les antennes font appel à un principe du sens commun, que l’on retrouve dans le dicton : « Dans le doute, abstiens-toi » pour considérer que les antennes doivent être démontées. C’est une approche de ce type que recouvre le principe de précaution qu’elles invoquent. L’impossibilité dans laquelle se trouvent les opérateurs de garantir l’innocuité des antennes et de se prémunir légalement contre des effets possibles des ondes est interprétée comme l’aveu d’un risque.

Moi, ce que je leur disais c’est : « Faites moi un papier attestant que les antennes relais n’ont aucun rapport avec les maladies des enfants de Saint-Cyr ». Et ils nous disaient à chaque fois « On ne peut pas vous faire le papier ». Alors je disais « Par principe de précaution vous enlevez les antennes ». Et c’était un combat comme ça. […] On a eu quatre réunions avec ces opérateurs. À la première réunion, ils nous ont dit que ces antennes n’étaient pas dangereuses, qu’il ne fallait pas qu’on panique. C’est là où on nous a sorti que les ondes pulsées et les ondes de la télé, c’était les mêmes. Si les ondes étaient si dangereuses, tous ceux qui habitent près de la Tour Eiffel auraient des soucis… Du pipeau ! Et là, on leur a demandé de nous signer une lettre nous disant : « Je signe sur l’honneur que les antennes relais n’ont aucune nocivité sur la santé ». Il y avait plein de petits détails qui nous semblaient faux. Pourquoi on nous mentirait, si on n’avait rien à cacher. Après on est allée plus loin. On est allé fouiller. À chaque fois qu’on nous donnait des documents, on les analysait.

156Cet appel à un bon sens partagé entre les habitants contourne la question de la preuve, sur laquelle se focalisent les opérateurs, pour revendiquer un démontage des antennes qui permettrait de lever l’incertitude perçue.

De toute façon, je vous dis qu’on ne sait pas. C’est ça qui me gêne. Soit on applique un principe de précaution et on n’installe pas quelque chose tant qu’on ne sait pas les dégâts que ça peut causer. Soit on l’installe et dans vingt ans, on verra. C’est ce qui se passe avec les voitures. Maintenant on se rend compte que ça pollue, que ça donne de l’asthme.

CONCLUSION

157Lorsque la question d'un excès de cancers pédiatriques s'est posée à Saint-Cyr-l'École, les autorités sanitaires n’ont pas considéré qu'une étude portant sur les effets sanitaires des antennes relais était justifiée. Elles ont ainsi tardé à mettre en œuvre des études permettant d'explorer le signalement local et de répondre aux préoccupations des habitants. La mobilisation locale et nationale contre les antennes, l'intervention d’élus locaux, mais également les interrogations des opérateurs, ont conduit à ce qu'une enquête soit finalement engagée.

158Six mois plus tard, les antennes relais situées sur le toit de l'école sont démontées. La publicité donnée par la mobilisation locale et ses relais nationaux aux antennes de Saint-Cyr-l'École contrecarre les stratégies industrielles et commerciales des opérateurs de radiotéléphonie. Cette interférence d'ordre économique explique le démantèlement en l'absence de données épidémiologiques permettant de valider l'existence de problèmes de santé liés aux émissions, alors même que le débat public sur les effets sanitaires des antennes relais se continue.

159Pour les habitants du quartier de l'Épi d'or, ce démantèlement atteste l'existence d'un risque de santé autour duquel ils ont construit leur mobilisation et leur donne a posteriori raison. Mais cette conviction est remise en cause plus tard par l'enquête épidémiologique qui ne permet pas de conclure à l'existence d'un agrégat et à une relation de causalité entre les pathologies observées et les antennes relais.

Le nombre de cas de cancers pédiatriques observés sur la commune est deux fois supérieur au nombre estimé de cas attendus avec une plus grande proportion de tumeurs du [système nerveux central] que dans les populations de référence. Cette proportion reste compatible avec les variations possibles de cette proportion dans un échantillon de 11 cas de cancers, caractérisant ainsi un phénomène certes peu fréquent, mais non exceptionnel […].
En l’absence d’une hypothèse sur une source d’exposition environnementale commune, la distribution des cancers pédiatriques à Saint-Cyr-l’École, pour cette période, peut correspondre aux fluctuations habituelles autour de l’incidence moyenne, sans être le reflet d’une situation anormale. [Dejour-Salamanca, et al., 2005].

160Dans le contexte local, ces conclusions ne lèvent pas les incertitudes qui ont été au cœur de la mobilisation. Elles soulignent en effet le nombre important de cas de cancers pédiatriques, même si ce nombre reste compatible avec des variations statistiques de décès. Elles considèrent également qu'il n'y a pas de possibilité de formuler une hypothèse sur une source d'exposition environnementale commune. Si, pour les épidémiologistes, il en découle que le nombre de cancers ne peut pas être rapporté à une situation anormale, il n'en est pas de même pour les acteurs locaux. Ils se sont en effet mobilisés autour des deux prémisses sur lesquelles repose la conclusion : d'une part, un nombre inhabituel de cas de cancer qui, de surcroît, s'avère plus important que ce qu'ils avaient initialement noté ; d'autre part, une source d'exposition environnementale constituée par les antennes. C'est pourquoi les conclusions qui en sont tirées et qui laissent entendre que le nombre exceptionnel de cas peut être dû au hasard leur sont insupportables. Quelle que soit la qualité de la communication mise en oeuvre par les autorités sanitaires, ces conclusions ne peuvent que provoquer leur réprobation parce qu'elles remettent en cause la réalité autour de laquelle ils se sont mobilisées et ont agi ensemble. Le démantèlement des antennes a supprimé l'objet de leurs inquiétudes sans pour autant apporter une explication à leurs préoccupations initiales. Les autres antennes du quartier sur les immeubles HLM, n’ont pas été enlevées.