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Le vin et l’environnement

 | 
Geneviève Teil
, 
Sandrine Barrey
, 
Pierre Floux
, 
et al.

Partie 3. Le renouveau de l’authenticité des vins

Conclusion générale

Texte intégral

1De qualification en certification, cette étude a fait ressortir des moments clés de la fabrication d’une différence. La première partie sur l’agriculture raisonnée nous a montré que les signes de différenciation ne tracent pas des frontières dans un réel déjà là. Ils doivent faire tenir les ensembles qu’ils séparent. La plupart du temps, les signes de qualité reposent sur un cadre collectif partagé de pratiques ou de différences. Il peut arriver, comme dans le cas de l’agriculture raisonnée que ce cadre échoue. Mais cet échec ne condamne pas la démarche. Comme pour le vin de qualité, des collectifs critiques peuvent eux aussi faire des différences peu cadrées. La critique vinicole internationale est un acteur majeur de la différenciation gustative des vins et aucun cadre ne vient effectuer un classement a priori entre les bons et les mauvais vins produits dans le monde.

2Au contraire, le label Agriculture Biologique cadre une différence reconnue. Mais ce cadrage est actif et ne résulte pas d’une vertu particulière de la législation bio. Il repose sur un tri sans cesse recommencé des bons usages, des bonnes interprétations de l’agrobiologie qui se réserve le nom d’Agriculture Biologique. Les organismes de contrôle surveillent les éventuels fraudeurs ; réciproquement, les agrobiologistes qui pratiquent mais ne se certifient pas sont soupçonnés d’en dire plus qu’ils ne font. Ce tri englobe bientôt les pratiques économiques.

3L’établissement d’une frontière au sein des pratiques agrobiologiques n’exclut pas – elle favorise même – une activité de discussion critique sur l’agrobiologie, ses interprétations, et ce qu’elle doit être. Elle voit naître des écoles, comme la biodynamie ou Nature & Progrès, qui refusent de limiter l’agrobiologie au label AB qui en dessine la frontière. Des tentatives d’approfondissement diverses de la qualité bio émergent : le bio sain et bon ; le bio économiquement performant, ou le bio alternatif et responsable. Cette dernière hybridation entre économie et agronomie n’est pas un simple durcissement du label. Elle fait apparaître l’asymétrie d’un label qui ne contraint que les pratiques agronomiques.

4Deux usages du label s’opposent alors. Le premier considère l’économie comme un contexte que l’on subit, sur lequel on ne peut agir, mais au sein duquel il est possible d’optimiser son action pour rendre la diffusion du label AB le plus large possible. Le second voit dans cette interprétation restreinte de l’agrobiologie souvent nommée « bio recette » ou « bio industriel » la reproduction même des erreurs du passé. Le débat est vif, mais la controverse demeure interne.

5Avec les vins de terroir, la rupture est consommée. La diversité d’interprétations de l’AOC est jugée intenable et préjudiciable aux vignerons qui se veulent les défenseurs d’une authentique qualité de terroir et auxquels l’agrément est parfois en effet refusé. Mais le projet de réforme qu’ils ont obtenu et les difficultés qu’il rencontre à réexpliciter la qualité de terroir, opposent très directement les deux conceptions de la qualité qui coexistaient tant bien que mal avec la qualification agriculture raisonnée et le label AB. D’un côté, la qualité est considérée comme définie par la qualification qui l’enserre ; de l’autre, cette qualification n’est qu’un cadre minimal qui ne fait que pointer une qualité potentielle. D’un côté, une qualité délimitée par des critères, testable et contrôlable ; de l’autre, une qualité en permanente invention et renouvellement dans un cadre qui ne doit pas être trop contraignant.

6Ces deux visions de la qualité des vins ne recourent pas aux mêmes procédures d’évaluation. La qualité définie est explicitable a priori, et donc testable. Son contrôle peut être externalisé et confié à des organismes indépendants, dont l’indépendance et la compétence sont elles-mêmes garanties et normalisées ; nous l’avons appelée « réduite ». Son alternative, « irréduite », n’existe qu’à travers des interprétations toujours relancées, les vins de terroir produits chaque nouvelle année par chacun des vignerons qui se réclament de cette recherche. Mais contrairement à la qualification agriculture raisonnée et à ses mises en œuvre éparpillées, les vins de terroir sont enserrés dans un intense débat critique qui ne cesse d’analyser et de comparer chacune des productions pour les évaluer. La qualité de terroir existe comme une qualité a posteriori distribuée dans des mises en œuvre provisoires, partielles et partiales.

7Ces deux conceptions de la qualité des vins alimentent deux régimes de circulation des vins assez différents et dont l’opposition peut mener à la rupture. Du point de vue de la qualité réduite, la qualité « irréduite » n’est que prétention invérifiée, infondable et donc infondée, une tromperie potentielle. Symétriquement, la qualité « réduite » est jugée réductrice et sujette à tous les détournements, en particulier les détournements réputés « commerciaux », que ce soit du bio ou du terroir. Les instruments de contrôle de la qualité reconnus dans chacun des régimes, le test ou la critique, n’ont aucun poids dans l’autre et ne parviennent pas à limiter les mises en cause. Les labels et les signes de qualité peuvent ainsi voiler de sévères oppositions qui peuvent se traduire comme dans le cas de Terra Vitis par des discussions entre adhérents, ou dans une gamme de vins d’un producteur associant des produits dits plutôt commerciaux ou plutôt qualitatifs, ou des réseaux de distribution différenciés.

8Le signe de qualité peut en venir à exclure des adhérents qui se réclament pourtant de la même volonté de différenciation : l’agrément des AOC exclut des vins qui se prétendent de terroir ; des chartes comme celle de Déméter excluent les stratégies « commerciales ». De telles ruptures sont-elles l’aboutissement inéluctable d’une coexistence impossible entre deux visions du monde et de la qualité incompatibles ?

9Peut-on ou doit-on aider l’organisation de filières de vins de qualité strictement définie par des signes de qualité ? Doit-on ignorer l’alternative ?

10À l’inverse, les signes sont-ils condamnés à la dégénérescence comme le suggère le débat sur la conventionnalisation ? Faut-il dès lors s’en passer et laisser les initiatives de différenciation se constituer en collectifs critiques ?

11Ces deux stratégies de séparation semblent toutes deux vouées à l’échec. De même que les normes environnementales ou de sécurité sont soumises à constante révision, les labels de certification de la qualité de terroir ou biologique doivent l’être également. Or c’est la discussion critique de la qualité qui apporte la contestation et les propositions de nouveaux éléments à incorporer aux règlements. Inversement, le cadrage des initiatives par des signes de qualité permet de donner une identité plus stable et plus largement reconnue à une différence sans cesse en train de se faire dans le débat critique. Les deux instruments de différenciation sont donc en mutuelle interaction. Tout signal de qualité crée par son existence même un débat sur ce qu’il protège ou doit protéger et les meilleures façons d’y parvenir. Pour ne pas l’engloutir dans le débat critique comme pour l’agriculture raisonnée, il doit parvenir à s’y adosser comme à un moteur de réflexion. Réciproquement, tout débat critique mobilise toujours une variété de critères, dont le caractère provisoire, labile, variable, entretient toujours des doutes sur son existence et sur bien fondé. Le signe apporte alors un cadrage au débat qui permet d’en limiter la mise en cause. Les interactions sont non seulement souhaitables, mais inévitables ; cependant, le durcissement des différences entre les façons de penser, de produire et de mettre en marché la qualité doit être surveillé pour qu’elles continuent de vivre ensemble.

ACCROÎTRE LA PRÉOCCUPATION ENVIRONNEMENTALE

12Il n’y a pas dans notre échantillon de véritables opposants à une amélioration du respect de l’environnement. Il n’a pas été constitué à cet effet. Tout au plus avons-nous interrogé des personnes que le sujet ne rendait pas bavardes ou n’intéressait pas ou encore qui pensaient que l’on se trompait de priorité et que l’important, c’était de vendre. Notre échantillon a fait apparaître une autre diversité, cette fois-ci dans la publicité que chacun accorde à son engagement pour – ou contre – l’environnement. Toutes les personnes interrogées pouvaient prétendre avoir une préoccupation environnementale, mais ne cherchaient pas nécessairement à accorder cette préoccupation sur un des signes disponibles ; elles en faisaient une préoccupation « personnelle » ; elles ne cherchaient pas toujours à rendre leur engagement public. On peut être tenté d’y voir un souci de garder la maîtrise de la définition de la préoccupation environnementale, de son degré d’engagement, ou de son articulation avec d’autres engagements, en restant aux marges du collectif critique. Sympathisants, ces viticulteurs soucieux de garder leur liberté d’engagement n’alimentent pas vraiment les débats et discussions et forment une frange qui mériterait d’être étudiée.

13La relative absence d’opposition dans notre corpus d’entretiens ne signifie pas que, malgré les statistiques, la préoccupation environnementale soit finalement très répandue chez les vignerons et marque leurs pratiques. Le Layon charrie des poissons morts, les vers de terre ont fui les vignobles et des fonds de cuve de traitement vont toujours au fossé. Pour les tenants de la cause environnementale, il faut donc continuer à agir et à chercher à enrôler de nouveaux adhérents.

14Les personnes interrogées ne manquent pas d’idées de mesures à mettre en œuvre pour surmonter les difficultés qui empêchent les récalcitrants de joindre le mouvement : augmenter les aides ou les diminuer, assouplir la législation, la durcir, réviser la notion d’AOC ou s’en débarrasser, en finir avec l’imposture de la viticulture raisonnée ou avec celle du bio, remettre la qualité gustative des vins au centre des préoccupations ou accorder un jeu égal à la qualité environnementale, remettre la performance économique au centre de l’action ou l’en écarter… Chacune des nombreuses voies dessinées par les différents usages de la qualité environnementale apparaît fondée et utile. Comment y ferait-on un tri ?

15La protection de l’environnement n’est pas une notion simple, monolithique. Elle s’étend en une multitude d’usages et d’interprétations. Mais, comme nous espérons l’avoir montré, ces interprétations ne sont pas des cultures qui imprègneraient l’un plutôt que l’autre, détermineraient ses valeurs ou ses choix. Elles sont issues de façons de faire, de voir, de compter ou de goûter, elles sont le produit d’analyses, d’expériences et d’événements, d’innovations et de sélections, de copies ou d’incitations. Elles changent, se stabilisent, s’effacent, ou s’accentuent. Elles ne dessinent pas des filières bien distinctes, mais des « régimes d’action marchands », c’est-à-dire des circulations de produits aux similarités et aux différences cadrées.

L’enrôlement

16Les efforts pour tenter de transformer les pratiques agricoles ont été relancés avec le « Grenelle de l’environnement », même s’ils restent suspendus à une actualité devenue critique pendant le second trimestre 2008. Fin 2007, le Ministre de l’Agriculture du nouveau gouvernement de M. Sarkozy a demandé à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture d’aller plus loin que l’agriculture raisonnée. Et la recherche est relancée avec un plan d’action.

17Outre le chiffrage plus précis et fiable des progrès réalisés en matière de réduction de l’emploi des produits phytosanitaires, ce plan d’action accède à la plupart des demandes formulées par les acteurs : le renforcement de la recherche et de l’enseignement sur les pratiques économes en biocides, leur ajustement aux particularités locales et le renforcement de la communication.

18L’agriculture biologique est loin d’être au centre de ce plan, mais elle y est présente : la recherche doit non seulement poursuivre ses efforts en matière de lutte biologique, mais aussi se pencher sur les techniques et résultats obtenus à l’étranger ou par les agriculteurs, les identifier et les diffuser ; elle doit organiser leur évaluation sur des plateformes d’expérimentation ; elle doit aussi revoir les protocoles de test des produits à destination de l’agriculture biologique pour limiter la fraude et les abus d’allégations, et repenser leur efficacité.

19Le grenelle réfléchit au développement de l’attention à l’environnement à partir d’incitations, comme l’utilisation du bio dans les cantines collectives, ou de facilitations, comme la structuration progressive des efforts des producteurs vers une qualification environnementale. Ces mesures ne sont pas très originales et, dans le cas précis du vin, ne tiennent pas compte des diversifications et réorganisations qui ont déjà suivi l’accroissement de la production « plus respectueuse de l’environnement ». Enfin, elles ne pensent la cause environnementale qu’à partir de l’action d’enrôlement. Faire avancer la cause environnementale requiert d’enrôler le plus grand nombre autour de cette cause. Cette notion d’enrôlement a été magnifiquement pointée par Bruno Latour dans un de ses travaux pionniers sur Pasteur. Enrôler autour de l’environnement, c’est rassembler autour de cette cause, soutenir le développement des pratiques toujours plus respectueuses, accroître l’attention envers lui, contribuer à le faire compter chaque fois un peu plus et ce faisant, pas à pas, transformer le monde. Or, cet enrôlement contribue à approfondir, mais aussi à diversifier le sens de la préoccupation environnementale.

20L’enrôlement d’un grand nombre de protagonistes dans une action de différenciation génère de multiples sources de tension, voire des conflits entre les défenseurs des différentes interprétations qui se voient mutuellement comme autant de menaces pour leur propre action. Si les disputes contribuent à l’effet de grossissement de la préoccupation environnementale, elles ne doivent pas devenir délétères. En outre, plus l’environnement compte, plus il existe différemment, pris dans des pratiques, des contraintes, des volontés, des démonstrations diverses. Certains craignent cette variété qui tendrait à diluer la notion de qualité environnementale, à en faire une chaussure seyant au pied de tous, mais devenue une pantoufle sans forme. La multiplicité des usages ne risque-t-elle pas d’induire une perte de sens de la notion de protection de l’environnement ? Et pourtant, la diversité des interprétations est aussi le signe et le moteur d’une préoccupation sans cesse reconduite, comme l’ont montré les vignerons en quête de terroir.

21De cas en cas, cette étude nous a permis de pointer quelques opérations décisives, conduites par les acteurs qui, par-delà l’enrôlement et son décompte des forces, font qu’une différence se mette à compter. Le cas de l’agriculture raisonnée a montré qu’il faut donner un contenu, cadrer le sens de ce qui est en train de se faire. Dans les deux cas de la qualité biologique et de terroir, c’est un collectif critique qui discute l’idée de qualité en se démarquant du reste de la production, en contrôlant la variété des interprétations admissibles de cette qualité, tout en faisant tenir cette variété dans la différence plus générale qui les cadre.

Le contrôle critique

22Faire compter une différence, ce n’est donc pas seulement recruter, enrôler mais aussi structurer et faire tenir le collectif, ses interprétations, ses indices, ses dispositifs de preuve. Le cas de la qualité environnementale étudié ici a montré une forme particulière d’instauration du terroir ou de l’environnement : le contrôle critique. Cette procédure est différente de celle utilisée par les scientifiques pour établir la réalité des objets dans le monde, que les « Science and Technology Studies » ont décrite : au lieu de chercher une réduction, une définition toujours plus fine d’un objet qui résiste à toutes les épreuves, le contrôle critique d’un mouvement aux formes multiples cherche au contraire à en surveiller et à en organiser la cohabitation.

  • 1 Cette compétence que nous reconnaissons aux êtres leur permet de « reconnaître » des éléments qui (...)
  • 2 Image souvent reprise par des philosophes comme G. Tarde ou W. James.

23Ce travail souligne l’importance de cette procédure de contrôle critique pour rendre l’action efficace, de même que la nécessité d’ouvrir les procédures de test et de garantie à d’autres formes de preuve. Ces points proposent une interprétation de l’efficacité de l’action qui ne suppose pas des forces extérieures que l’on subirait et avec lesquelles il faudrait jouer. Nous n’avons pas eu à supposer l’existence de telles forces ; mais le monde que nous avons décrit n’est pas non plus vide ou immobile. Grâce à notre mémoire et à notre capacité à comparer1, le monde dans lequel nous vivons ne cesse de bouger, de changer. C’est ce « flux de changement2 », qu’il convient de fléchir et détourner au profit de l’action à mener : l’action n’est pas efficace parce qu’elle canalise des forces qui lui seraient extérieures ; elle l’est parce qu’elle est toujours reconduite, orientée et dirigée en fonction de ses effets, dans un sens lui-même sans cesse repensé et ajusté.

24Si les pouvoirs publics veulent inciter le développement d’une qualité environnementale, ils doivent non seulement contribuer à l’enrôlement mais aussi accompagner et éventuellement susciter le contrôle critique de la diversité et de la variété d’un tel mouvement. Mais ce n’est pas tout. Un de leurs rôles majeurs consiste à assurer que, tout en se différenciant mutuellement, les diverses interprétations admissibles du respect de l’environnement continuent de faire valoir l’environnement.

25Les collectifs des régimes d’action marchands que nous avons décrits exercent chacun une vigilance sur l’interprétation particulière de la qualité environnementale qu’ils défendent. Mais rien ne vient limiter l’affrontement parfois brutal entre ces régimes, comme celui qui a accompagné la qualification nationale « agriculture raisonnée ». Il est certainement utile d’aider à l’organisation de la coexistence de toutes les acceptions recevables de la protection de l’environnement.

26Différentes qualifications environnementales, appuyées sur des audits internes ou externes, vérifient des critères objectivés d’engagement, de moyens ou de résultats. Cette souplesse a permis de maintenir vivante la préoccupation environnementale parmi les viticulteurs. Leurs attentions envers l’environnement sont en effet multiples et la préservation de cette diversité sans doute nécessaire ; mais il faut aujourd’hui lui trouver un cadre fédérateur fondé sur une estimation de la contribution de chacune à une qualité environnementale. Pour ramener la qualité environnementale au grand jour, visible par les consommateurs qui s’éveillent à ces problèmes, il convient sans doute aussi de lui donner une existence pleine et entière à côté d’autres dimensions de la qualité, comme peuvent l’être la garantie de conformité ou la qualité gustative. De plus, leur harmonisation globale permettrait d’optimiser les audits et les frais qu’ils engendrent, mais surtout de revalider l’ensemble des interprétations issues de la réflexion sur la maîtrise de l’usage des pesticides tout en les hiérarchisant, c’est-à-dire en reconnaissant les avancées des unes et des autres et en organisant la palette des ressources. On peut espérer d’une telle structuration l’émergence d’une boucle de progrès inscrite dans un cadre plus large de qualité environnementale.

Contenir la diversification des sens de la différence

27La qualification nationale a peut-être manqué son entrée parmi les viticultures raisonnées ; elle n’est pas mieux accueillie au sein des autres qualifications environnementales. Malgré tout, grâce au débat qu’elle suscite, l’agriculture raisonnée s’est fait un nom, parmi les viticulteurs mais aussi parmi les autres professionnels attachés à l’agriculture, les firmes phytosanitaires notamment. Elle a contribué à élargir l’espace des qualifications environnementales. En effet, tous les acteurs rencontrés connaissent l’existence de la démarche, au moins de nom. Les bio en général s’y opposent ; au mieux, rarement, la voient-ils comme un premier pas, une prise de conscience nécessaire, mais en aucun cas suffisante. Elle se situe pour eux en bas de la hiérarchie des pratiques environnementales. Cette position est bien sûr contestée par les défenseurs de l’agriculture raisonnée, mais l’agriculture raisonnée peine fortement à se faire reconnaître une supériorité sur le bio.

28Ce n’est pas parce qu’elles sont adversaires que les agricultures biologique et raisonnée n’œuvrent pas dans une direction commune. Pour l’instant, l’opposition entre les deux semble assez stérile et fratricide : elle ne fait avancer ni l’une ni l’autre, et sert de prétexte pour ne pas s’engager. Il faut sans doute insérer ces contributions avec toutes leurs différences dans un cadre plus large, structuré de façon souple pour permettre à chacun d’envisager une qualité environnementale choisie, comme une dynamique ou une progression, que l’on peut associer de différentes façons à une économie d’entreprise et à des préoccupations plus ou moins aiguës de qualité gustative. À partir du moment où leurs deux interprétations sont jugées recevables, il est sans doute judicieux d’organiser leur cohabitation : les situations de monopole dans la définition des enjeux sociaux peuvent être aussi préjudiciables qu’en économie (Callon et al., 2001).

29Le Programme « Agriculture écologique et productive et valorisation durable de la ressource forestière » du Grenelle de l’environnement a décidé la création d’une démarche de certification volontaire des exploitations nommée « Haute valeur Environnementale » (HvE) qui reprend plusieurs points de la qualification nationale agriculture raisonnée : un référentiel simple assorti d’une déclinaison territoriale. La qualité environnementale porterait ensuite sur plusieurs champs ou dimensions, « à l’image d’anneaux olympiques », comme le suggère une des personnes interrogées lors de l’étude. Leur nombre s’ajusterait aux exploitations : traçabilité, hygiène, travail des sols, érosion, gestion des intrants et des effluents, gestion de l’énergie, transformation, élevage, biodiversité et paysages…

30Cette proposition relance l’idée des démarches vertueuses volontaires pas à pas. Mais au contraire de la qualification nationale, elles devraient s’appuyer progressivement sur des indicateurs de résultats ou des contraintes de moyens pour structurer les différentes voies d’entrée dans le respect de l’environnement. L’entrée à la carte mais néanmoins dirigée vers une certaine interprétation collectivement défendue et organisée de la différenciation environnementale est certainement un bon point. Il reste à élargir ce cadre pour accueillir tant le bio que les agricultures intégrées ou raisonnées.

Des voies d’excellence environnementale

31Dans leur grande majorité, les bio rejettent en bloc l’agriculture raisonnée, qui, en tant que démarche de qualité environnementale, « ne va pas dans le bon sens ». Qu’ils soient producteurs, distributeurs ou cavistes, pour eux la protection de l’environnement passe nécessairement par la suppression des produits chimiques. Tenter d’en mettre le moins possible est une manière déguisée de continuer à soutenir l’usage des produits de traitement, pesticides et herbicides.

32L’agriculture raisonnée est souvent accusée de tromperie. Pourtant, la voie défrichée par l’agriculture raisonnée est certainement recevable si elle permet une amélioration des pratiques et contribue à un plus grand respect de l’environnement. Une pratique poussée de l’agriculture raisonnée a amené certains viticulteurs à une diminution tellement drastique de leurs traitements qu’ils ont adopté sans peine les techniques biodynamiques.

33La question de l’environnement ne peut pas être uniquement une affaire de choix personnel du vigneron. La qualification nationale et la boucle de progrès qui laissent l’agriculteur libre de définir sa préoccupation environnementale à sa guise forment un cheminement, mais il doit être sanctionné par des étapes, des signes qui posent des limites à la diversité des interprétations de l’environnement. La qualification « agriculture raisonnée » peut former le premier pas dans l’échelle des bonnes pratiques, une première prise de conscience nécessaire pour évoluer vers de meilleures pratiques. Mais pour qu’elle soit une véritable contribution à la différence environnementale, elle ne doit être qu’une étape, une transition vers une exigence de performance et des contraintes qui ne relèvent plus de la seule décision du viticulteur.

Deux voies de spécialisation

34Nous n’avons rencontré que deux viticulteurs qui soient passés du raisonné au bio et les cas rapportés lors de la sortie de la qualification nationale sont peu nombreux. L’agriculture raisonnée n’est toujours pas une marche vers le bio, ni même un palier dans l’attente de solutions techniques dont le bio les priverait. Dans cet esprit, Terra Vitis permet de dessiner une étape intermédiaire entre la qualification nationale et le bio.

35Pour nombre de vignerons, le bio n’est pas une bonne voie. Ils lui reprochent un rejet infondé du progrès technique, une moins bonne qualité de produit, des coûts de production élevés et une définition trop étroite de la protection de l’environnement. Quant aux adeptes de l’agriculture raisonnée, ils ne voient pas en elle un simple pis-aller, mais bien une façon de faire qui a sa logique propre, et qui mérite une place à côté voire au-dessus du bio, car elle cherche à en pallier les défauts. Ils dénoncent les « fausses idées », les « fausses hiérarchies », et rappellent tous les arguments qui ont façonné la notion d’agriculture raisonnée comme alternative préférable à la voie bio : la question de la toxicité du cuivre, l’intégration de nouvelles dimensions dans le respect de l’environnement avec les consommations d’énergie fossile et d’eau, la prise en compte de notions de qualité industrielle de traçabilité ou de conformité, l’obligation du raisonnement des pratiques. Les produits chimiques ne sont pas néfastes en eux-mêmes, c’est l’usage que l’on en fait qui les rend nocifs, parce qu’on les utilise sans raisonner, sans adapter, ni ajuster leur utilisation. Et les bio n’échappent pas à la difficulté que pointait un des rapports de la mission Paillotin :

« On peut tout à fait envisager la mise en pratique par les agriculteurs d’une “agriculture biologique raisonnée” qui s’appliquerait à toutes les activités de l’exploitation. Elle n’interdirait pas seulement l’utilisation des produits chimiques de synthèse, mais prendrait en compte en plus les problèmes d’érosion, d’équilibre de la fertilisation, de préservation des paysages, etc. » (Beigbeder et Meyrnard, 2001 : 50)

  • 3 La biodiversité n’est mentionnée que dans le but de préserver la variété des races animales d’élev (...)

36L’agriculture raisonnée est souvent accusée de dénaturer la notion de protection de l’environnement et de faire de l’ombre commerciale au bio en récupérant son image. Le rapport entre le bio et l’agriculture raisonnée n’est pas une simple hiérarchisation. Les dimensions supplémentaires, la biodiversité3 ou les paysages, que leur label ne mentionne pas comme enjeu à proprement parler, doivent pouvoir s’appliquer aussi au bio, et c’est d’ailleurs le sens des chartes privées qui surenchérissent sur le label AB. Réciproquement, pour pouvoir prétendre à un même degré d’engagement dans la protection environnementale, l’agriculture raisonnée doit manifester un niveau d’engagement beaucoup plus élevé, avec des contraintes fortes sur l’usage des produits, si elle veut éviter de passer pour une option au rabais.

37Au sommet des deux voies, agriculture raisonnée ou agriculture biologique, « l’équivalence » entre les deux doit être démontrable : des dimensions de l’environnement identiques, des contraintes de production fortes, une maîtrise des techniques et des pratiques. Préférer l’une ou l’autre, dans ces conditions, peut relever d’un choix personnel intellectuel entre deux façons de procéder. Et rien ne doit empêcher de chercher à pousser plus loin la réflexion sur le respect de l’environnement, à inventer et à tester de nouvelles façons de faire.

38Le raisonnement est orienté selon chacun, plutôt sur une dimension ou un « anneau » de la qualité environnementale. Il forme le « tronc commun » de la différenciation environnementale. Le volet diminution progressive des produits de traitement est associé selon les cas plutôt aux produits de synthèse, dans l’option bio, ou aux produits réputés les plus dangereux, dans l’option agriculture raisonnée, ce qui permet à chacun de revendiquer une qualité environnementale particulière.

Le problème de la confrontation des qualités

39La qualité des objets ne s’impose pas. Elle résulte d’un travail de qualification qui s’appuie sur différents instruments, sensoriels ou non, réglementaires ou volontaires... La rencontre entre les différentes qualifications et leurs instruments est toujours difficile. Elle l’est particulièrement dans le cas du goût et de la qualité de terroir, deux qualifications qui se rencontrent dans la question de la protection des terroirs. Du côté de l’INAO, cette question est encore à résoudre. Le contenu des décrets d’AOC ne prévoit pas qu’ils puissent être agressés, détériorés : les terroirs une fois constatés sont tenus pour exister sans limite de temps, indépendamment de l’usage qui en est fait. Pourtant le succès rencontré sur le terrain par la Commission Terroir et Environnement a montré que les vignerons sont inquiets des effets de décennies de monoculture intensive sur les sols.

40Le « Grenelle de l’environnement » a semblé ouvrir le chantier en demandant aux acteurs de discuter et de faire des propositions. Dans son discours à l’Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture, le 17 juillet 2007, le ministre de l’Agriculture, Michel Barnier, souligne que l’environnement est l’affaire de tous, et en particulier des « premiers écologistes que sont les agriculteurs ». Le ministère participe aux débats et fait plusieurs propositions, notamment celle de « permettre l’intégration dès 2008 des prescriptions environnementales dans les produits d’AOC sur une base volontaire. » (ministère Agriculture4, Paris, GT : 1). L’antinomie entre qualité de terroir et environnementale semble donc s’assouplir et ouvrir le chemin à un rapprochement entre les deux.

41Enfin, lors de cette étude, nous avons remarqué un intérêt croissant envers les paysages et le tourisme et une association parfois très forte entre ceux-ci, la protection de l’environnement et l’économie de l’exploitation. Plusieurs des producteurs de notre échantillon trouvent dans le tourisme un moyen de conforter la vente de leur vin, un contact direct avec leurs clients et une circulation accrue d’information autour du produit. Ils transforment, par exemple le château du domaine en hôtel, ou créent qui un gîte, qui des chambres d’hôte. Ce contact rapproché entre producteurs et clients n’impose pas une plus grande servitude des producteurs envers les attentes de la « demande » et ménage, au contraire, un ajustement souple entre le producteur et les nombreuses dispositions du client à la fois touriste, acheteur, vacancier, amateur. À raccourcir ainsi les réseaux de distribution, les producteurs enrichissent les contacts avec leurs clients, que ces contacts consistent en une écoute attentive ou en une parole très didactique.

42Dans ce rapprochement, les paysages et le tourisme jouent un rôle déterminant. Ils emmènent les clients sur le lieu de production et incitent les producteurs à entretenir les acheteurs comme l’environnement. Les paysages sont aux campagnes ce que les architectures de quartier sont aux villes : ils confèrent un style qui s’élabore, se conserve, s’apprécie et se recherche. Et surtout, ils intéressent les visiteurs à la viticulture et enrichissent leurs attentes en matière de vin.

  • 4 Le décret modificatif de la qualification nationale du 5 février 2007 a introduit la question.

43Bien qu’ils soient simplement cités, les paysages sont tout de même entrés plus facilement dans les AOC et l’agriculture raisonnée4 que les questions de biocides et d’herbicides. Peut-être les points qui les concernent sont-ils pour l’instant plus suggestifs que contraignants. Mais il faudrait certainement examiner en détail les interprétations et les liens que les acteurs opèrent entre les paysages, l’environnement et les produits agricoles pour mieux comprendre comment il est utilisé et entrevoir comment l’hybridation avec la qualité paysagère pourrait aussi servir la cause environnementale. En effet, si les touristes sont intéressés par les paysages, ils peuvent aussi le devenir par les techniques de culture et de production. Faire voir les paysages peut ainsi devenir une façon de faire voir au touriste amateur de vins ces pratiques viticoles que l’on souhaite faire évoluer, mais dont l’effet sur le goût des produits n’est pas simple à mettre en évidence.

44Le chantier de la qualité environnementale ne fait sans doute que s’ouvrir ; le travail d’ajustement avec toutes les autres modalités de qualification et d’appréciation des produits agricoles ne fait sans doute que commencer.

Notes

1 Cette compétence que nous reconnaissons aux êtres leur permet de « reconnaître » des éléments qui changent, des objets similaires et des bouleversements où rien n’est plus reconnaissable.

2 Image souvent reprise par des philosophes comme G. Tarde ou W. James.

3 La biodiversité n’est mentionnée que dans le but de préserver la variété des races animales d’élevage.

4 Le décret modificatif de la qualification nationale du 5 février 2007 a introduit la question.

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