Le vin et l’environnement
| , , ,Partie 3. Le renouveau de l’authenticité des vins
Pour conclure. Le dédoublement de la qualité de terroir
Texte intégral
1Dans tous les cas que nous venons de traiter, nous n’avons cessé de voir des personnes s’interroger sur la signification du bio ou du terroir, réaliser l’analyse critique de son avènement, questionner les dispositifs de signalisation, leurs usages, les pratiques et les dispositions sur lesquels ils reposent. Il s’agissait souvent de producteurs, mais aussi de critiques, de revendeurs, de consommateurs, des pouvoirs publics chargés de contrôler et garantir…
2Ce n’est pas la première fois que les AOC génèrent des craintes. Elles ont régulièrement éveillé des soupçons au sujet de leur crédibilité. Des réponses successives ont été apportées à ces craintes par différents acteurs, en particulier la critique vinicole (Teil, 2005). Depuis les années 1970 en effet, les prétentions de qualité des vins ont été interrogées et soumises à examen par la critique. La qualité de terroir garantie dans le principe par les AOC est devenue pour elle une garantie potentielle dont elle doit valider ou non l’avènement en triant les prétentions de qualité.
3Les cas du vin bio et des vins de terroir montrent l’extrême vigilance qu’exercent les usagers, et plus particulièrement ici les producteurs, sur les « bons » usages et les « véritables » significations des signes de différenciation. Le bio est-il une qualité sanitaire, gustative, environnementale ? Le terroir est-il l’expression de la nature enfin libérée ou une interaction entre des vignerons et leurs champs, ou encore l’effet du recours à une matière première produite dans une région géographique déterminée ? Les débats sur ces questions accompagnent une pluralité d’interprétations d’une qualité qui se différencient souvent en ayant recours à des signes, des chartes qui identifient et parfois hiérarchisent les différentes orientations défendues par les uns ou les autres.
4Mais les discussions que nous avons vu surgir dans les trois cas analysés ne touchent pas qu’à la diversité des interprétations du bio, du terroir ou de l’agriculture raisonnée. Elles mettent également en jeu les signes eux-mêmes et les usages qu’en font les producteurs ou les consommateurs.
LA MISE EN CAUSE DES SIGNES
5Qu’il s’agisse de Terra vitis, du label AB, les signes sont accusés de détourner la qualité ou le sens de la différenciation. Avec la qualité de terroir, la même interrogation revient, peut-être plus aiguë, mais similaire. Dans tous ces cas, les acteurs se soucient du bon fonctionnement des signes de différenciation et des mauvais usages qui pourraient l’affaiblir. Les trois cas étudiés font ressortir une difficulté similaire au sujet de deux usages peu compatibles d’un même signe.
6Une critique revient régulièrement, celle de la recherche de profit accusée de se faire au détriment de celle de la qualité raisonnée, bio ou de terroir. Des défenseurs de ces qualités n’ont de cesse de démêler la véritable motivation des producteurs certifiés pour savoir s’ils cherchent à défendre la qualité en question ou s’ils veulent l’utiliser pour améliorer leurs performances économiques. Finalité devenue moyen, la qualité ne leur semble en effet plus à l’abri de compromis, de pressions et de dérives qui ne cessent d’user leur différence. Ce soupçon alimente à chaque fois des controverses très dures entre adversaires et partisans des marchés. Car ces derniers rejettent cette accusation qu’ils jugent infondée et reprochent aux premiers leur crainte irrationnelle de l’économie et leur incapacité à diffuser l’intérêt envers la qualité.
7Ce débat opposait fortement les bio partisans du label et de l’utilisation des ressources offertes par le marketing et les marchés et ceux qui, par des chartes, cherchaient au contraire à instaurer une économie alternative et d’autres relations commerciales qu’il voulaient fondées sur la confiance.
8Le cas des vins de terroir et les difficultés rencontrées par les producteurs de terroir pour redéfinir la qualité de terroir précise la différence qui oppose les deux partis. Il ne s’agit en effet pas simplement d’une dispute sur le recours à l’économie, car tous ces producteurs vendent leurs vins avec leur qualité, gustative, bio, de terroir… Le conflit porte sur les signes de qualité et leur usage.
9Est-ce la signification de la qualité de terroir ou de la qualité bio qu’il mettent en cause ? Est-il question de savoir par exemple si la qualité en jeu est environnementale, sanitaire, gustative… et plus précisément quelle est la qualité protégée par le signe ? La pluralité des interprétations de la qualité ne fait pas l’unanimité, bien sûr, mais ce n’est pas elle que l’on soupçonne de « conventionnaliser » le bio ou de faire dériver les AOC. Ce n’est pas non plus une simple dispute sur l’usage du signe, son utilisation sur tel ou tel marché, à l’import plutôt qu’à l’export par exemple, comme on utilise un objet à l’endroit ou à l’envers tout en laissant l’objet inchangé.
10L’accusation portée contre les signes de qualité dénonce la réduction qu’ils opèrent sur la qualité des objets. Le cas des vins de terroir montre que le terroir authentique n’est pas quelque chose qui préexiste et pourrait être défini, délimité, mis en critères de telle sorte qu’on pourrait le reconnaître grâce à un test ; la véritable qualité de terroir que cherchent ces vignerons est le résultat d’une quête qui ne peut être validée qu’a posteriori à partir d’une évaluation des produits qui le recherchent. Elle échappe donc par principe à toute mise en critère, toute délimitation précise a priori.
11Les oppositions sur les fins et moyens, sur le recours à l’économie, vont de pair avec deux interprétations différentes du lien entre les signes et la qualité qu’ils désignent. Pour les uns les signes définissent la qualité ; les règlements qui accompagnent les certifications sont les conditions nécessaires et suffisantes pour doter leur produit de la qualité en question. Pour les autres, au contraire, les signes sont toujours insuffisants. Ils ne font que cadrer vaguement une qualité potentielle qui demande à être validée par une analyse minutieuse du résultat, mais aussi des pratiques et de l’engagement du producteur envers la qualité. Pour ces derniers, la qualité n’est jamais un acquis ; c’est le sens de l’accusation de réduire la qualité à une simple « recette » qu’ils portent envers les signes et leurs réglementations. Les premiers répondent que cette délimitation de la qualité par un ensemble de critères stabilisés, partagés, reconnus grâce à leur normalisation par les règlements de certification, sont une condition nécessaire pour assurer qu’elle ne se dilue pas, qu’elle n’est pas livrée à l’interprétation de chacun…
12L’enjeu est ici la modalité de présence de l’objet bio ou terroir, sous la forme d’une qualité définie a priori par un label d’un côté, sous celle d’une pluralité d’interprétations dont l’orientation vers une même quête est validée a posteriori de l’autre.
L’ÉMERGENCE D’UN DOUBLE RÉGIME DE PRÉSENCE DES OBJETS
13La dispute ne bloque pas l’action ; elle s’accompagne d’un dédoublement de l’organisation marchande autour de ces vins de qualités.
14Les partisans des signes ou labels défendent les avantages de l’explicitation et de la réduction de la qualité à un ensemble précis et fini de critères, obligations, contraintes… vérifiables. Elle permet de contrôler et de certifier les prétentions de qualité à l’aide de tests que l’on peut confier à des organismes compétents avant la mise en marché. Les acheteurs, distributeurs, n’ont qu’à faire confiance au label, c’est-à-dire leur déléguer la connaissance de la qualité. Ils demandent des procédures de contrôle toujours plus objectives, mais aussi des normes uniformisées au long des circuits commerciaux pour qu’elles puissent indiquer sans ambiguïté LA qualité bio, AOC… de leurs vins à leurs clients.
15Leurs adversaires craignent au contraire cette mise en forme de la qualité. Les opposants bio, mais aussi les premiers producteurs de Terra Vitis, y voient une menace parce qu’elle dégage les producteurs comme les acheteurs de l’obligation de penser ce qu’est la qualité biologique. Si la qualité n’est plus qu’une affaire de label, elle devient l’objet réservé des experts économiques en charge des normes qui défendent la nécessité d’homogénéiser les marchés, ce qui se suppose le plus souvent de s’aligner sur les réglementations les moins distantes. Les mêmes craintes s’expriment au sujet de la qualité de terroir, mais selon d’autres arguments : ce sont les producteurs qui sont accusés de faire pression sur les réglementations pour ajuster la qualité de terroir à la demande. Ils défendent tous une autre vision ou une vision élargie de la qualité. Le bio n’est pas qu’une affaire de pesticides, mais aussi de transports, de carbone, de social… La recherche d’une qualité de terroir ne saurait s’arrêter à des obligations de rendement, un taux d’acidité, une couleur de vin… Elle implique une remise en cause généralisée du processus de production, voire de commercialisation. Ils rejettent les labels et leur réduction de la qualité à un ensemble de critères prédéfinis. Ce faisant, ils ne rejettent pas le bio ou la qualité de terroir, bien au contraire ; mais ils la jugent « sur pièces », en évaluant de façon large le résultat de l’engagement des producteurs dans la mise en œuvre de la qualité bio ou de terroir.
16Ces deux conceptions de la qualité ne sont pas réductibles à de simples façons de voir, de points de vue qui reflèteraient des différences de perception ou d’interprétation d’une qualité déjà là. Elles s’accompagnent de modalités de commercialisation différentes ; elles recourent à des outils de régulation des marchés et de marketing spécifiques, et surtout d’une instrumentation de la preuve de la présence de la qualité particulière à chacune : contrôle objectif d’un côté, évaluation critique de l’autre.
17Ces outils ne sont pas interchangeables. Les « normes » de qualité n’ont aucun sens auprès des partisans du renouveau du terroir ; elles sont même une gêne pour leur recherche qualitative. Pour les bio qui s’y opposent, le label AB est l’instrument de la conventionnalisation c’est-à-dire de son propre détournement. Pour les uns la qualité est une information, elle peut et doit être signalée a priori, soit avant l’expérience du produit par le consommateur ; pour les autres, la qualité n’est qu’une prétention qui ne peut être qu’évaluée a posteriori pendant l’expérience du produit, une expérience qui demande souvent à être répétée, comparative, confrontée à celle d’autres goûteurs… Ces instruments et leurs usagers font émerger des qualités bio ou de terroir sous des formes ou des modalités bien différenciées. Chez les premiers, la qualité relève d’une vision positiviste du monde. La présence du bio ou du terroir est celle d’une chose qui circule, dotée de ses qualités propres, intrinsèques. Ses interactions avec les buveurs sont pensées comme des relations entre des qualités d’un produit et les attentes d’une demande. Les seconds aspirent à échapper à la réduction de la qualité qui leur semble résulter de cette organisation. Pour eux, la qualité n’a pas de limite, ni de définition a priori. Comme le montre l’exemple du renouveau du terroir, elle est une quête, une réalisation en cours, une interprétation à analyser et pousser plus loin. La qualité est de ce fait irréductible.
18Cette notion de la réductibilité ou de l’irréductibilité de la qualité des objets départage bien les deux modalités de présence des objets au sein des régimes d’action qui les environnent. La modalité « réduite » désigne cette existence objectivée du terroir ou du bio qui s’accompagne de stratégies et d’instruments de commercialisation très conformes aux hypothèses classiques en économie selon lesquelles les objets ont une qualité objective déterminée, faute de quoi, comme l’explique G. Akerlof dans son célèbre article sur les voitures d’occasion (Akerlof, 1970), les marchés s’effondrent.
- 1 Cette dénomination se rapporte aussi à l’essai intitulé Irréductions de B. Latour (1984).
- 2 Dans des travaux antérieurs au sujet de la qualité gustative des vins, nous avions appelé ce régim (...)
19La modalité « irréduite1 » désigne à l’inverse ce régime d’existence dans lequel l’objet est une production en train de se faire. Cette modalité s’accompagne dans le cas des régimes marchands que nous venons de traiter, d’instruments de commercialisation propres à un produit à la qualité indéterminée, mais évaluable et évaluée par l’ensemble des personnes qu’elle intéresse, producteurs, consommateurs, distributeurs, restaurateurs, critiques2… Cette irréduction de l’objet n’est pas passagère dans l’attente d’une saisie véritablement objective de la qualité, ni la simple conséquence de difficultés insurmontables à évaluer objectivement la qualité ; elle n’est pas non plus le résultat de la constitution d’un groupe social en prescripteur (Hatchuel, 1995 ; Karpik, 2000). Ces dernières interprétations appuient le régime « réduit » en cherchant à pallier les difficultés que peut rencontrer l’objectivation d’un bien. Cette modalité se caractérise au contraire par l’impossibilité radicale d’objectivation. La qualité, l’objet sont le résultat de quêtes, de recherches qui ne peuvent être prédéterminées et seulement éventuellement cadrées par une réglementation de label bio ou AOC. Les vignerons n’y sont pas des producteurs, mais plutôt des auteurs qui proposent des interprétations ou des mises en œuvre de la qualité qu’ils recherchent soumises à l’évaluation de tous les intéressés. Les buveurs n’achètent pas une qualité de produit ; l’acquisition moyennant un débours d’un produit leur offre une occasion d’exercer leur jugement.
20Ces deux modalités de présence des objets amènent-elles une différenciation des collectifs, ici marchands ?
21Dans les deux cas, la question de la preuve de la qualité est centrale. Mais elle est instrumentée de façon radicalement différente. Dans la modalité réduite, la question de la qualité est close par le dispositif de signalisation qui l’explicite et la définit. Les acteurs qui réfléchissent au bon fonctionnement du marché s’efforcent de rendre l’information toujours plus crédible, en la testant, en contrôlant ensuite l’information, puis en certifiant les contrôleurs, et enfin en normalisant la compétence à contrôler pour que la réalisation du test ne laisse aucune zone d’ombre entre la qualité du produit et la qualité prétendue. Le contrôle de la qualité est ainsi délégué, externalisé, confié à des personnes compétentes. C’est sur l’amélioration du contrôle que pèse la félicité marchande.
22Dans la modalité irréduite, la question de la qualité est ouverte : tous les acteurs intéressés peuvent s’en emparer et contribuent ainsi à l’élaboration du jugement collectif de la qualité. Le singulier employé pour parler de ce jugement collectif ne doit pas cacher sa diversité. À l’inverse, l’insistance sur son caractère controversé ne doit pas prendre le pas sur les convergences locales ou plus générales que l’on peut y trouver. Le jugement collectif est distribué dans une variété de juges, de protocoles de dégustations et d’occasions de déguster. Tous les protocoles, tous les juges font l’objet d’un jugement critique en même temps que les produits qu’ils évaluent. Et de même que tous les produits ne sont pas reconnus comme d’égales réussites dans l’expression de la qualité de terroir, tous les juges et tous les protocoles de dégustations ne sont pas reconnus également compétents ou adaptés à l’épreuve de dégustation. L’ensemble des jugements ne forme cependant pas une compilation de jugements partiels hétérogènes. Les produits, comme les protocoles ou les juges ne cessent de faire l’objet de comparaisons localisées qui tissent un réseau dense d’articulations entre les différents jugements. C’est ce travail de mise en relation qui donne sa résistance au jugement collectif distribué, et c’est sans doute ce qui a manqué à la qualification Agriculture Raisonnée qui, faute de cette discussion critique, n’aurait pas réussi à être autre chose qu’une juxtaposition d’expériences localisées.
23Le jugement collectif et distribué auquel aboutit cette procédure a une autre particularité : il n’est pas testable ou vérifiable au sens de K. Popper (Popper, 1973). Il est impossible de procéder à une sélection représentative de juges, de protocoles, d’occasions de dégustation qui permettrait de fournir un jugement « représentatif » de l’ensemble de l’activité critique. Il faudrait en effet que le jugement se stabilise ou se finisse, ce qui transformerait du même coup l’objet d’irréduit en réduit.
24On ne peut tester la qualité de terroir d’un vin. Cela ne signifie pas qu’elle n’existe pas, ou que la notion est fausse, mais que le test ne permet pas d’en « vérifier » la présence. Le contrôle effectué par la critique, auquel contribuent tous les acteurs intéressés, élargit la notion de « test » ou de « preuve » de la philosophie des sciences. Loin de l’expérimentation cruciale et de sa réponse unique, ce sont ici de multiples expériences qui sont articulées et confrontées, tandis que la « réponse » devient un savoir collectivement réparti.
Deux régimes entremêlés et en interaction
25Nous avons employé le terme « régime » pour distinguer les deux modalités réduite et irréduite de présence des objets dans les collectifs. Ces « façons d’exister » sont entourées de dispositifs de preuve, de modalités de jugement, de signes, de délégations de compétences ou au contraire d’engagement dans le jugement qui leur sont particuliers ; mais elles ne génèrent pas des mondes différents et séparés. Une même personne peut passer de l’un à l’autre. Un objet peut exister selon les deux régimes. Selon les cas, les deux régimes peuvent être plus ou moins entremêlés, mais aussi interagir. La crédibilité des signes d’AOC en tant que délimiteur de la qualité profite de la critique collective qui les confirme comme signes d’une qualité potentielle, c’est-à-dire comme cadres pertinents de la production qualitative. L’intérêt que dégage l’activité critique pour le vin associé aux signes de qualité qui permettent d’orienter a priori les choix amènent de nouveaux adeptes de la qualité. Mais, et ce passage reste à comprendre, rapidement nombre d’entre eux ne se contentent plus des signes de qualité et investissent l’interrogation sur la qualité et son débat critique. De plus, le régime irréduit par son interrogation de la qualité produit une discussion critique de la réglementation des signes, et suggère l’ajout ou le retrait de « critères » objectivant la qualité. Dans le cas de la qualité de terroir, les producteurs ont ainsi orienté la réforme vers une qualification des domaines permettant d’assurer que le vigneron respecte l’environnement et donc le terroir.
« C’est là que vont les amateurs »
26Entremêlés et interagissant, les deux régimes peuvent cependant parfois aboutir à une différenciation plus importante, une sorte de prise de parti dont la qualité des produits devient l’enjeu. Ainsi les amateurs se reconnaissent différents des autres « buveurs » notamment par l’usage qu’ils font des signes de qualité ou des réputations : des indices pertinents pour les uns mais qui ne le sont plus pour les autres. Les cavistes sont habiles à les reconnaître, car ils ne s’adressent pas aux deux de la même manière et leur proposent des choix différents : un bordeaux ou un bourgogne d’un bon rapport qualité prix et ajusté au budget du client d’un côté, un vin inconnu du client et souvent bon marché de l’autre. Les producteurs eux-mêmes distinguent leurs confrères selon qu’ils leur semblent attachés à une recherche qualitative ou à la commercialisation d’une qualité d’AOC. Bien sûr, les deux ne sont pas tranchés et toute une panoplie de petits indices, façons de faire, jugements vient tisser un continuum entre les deux extrêmes : ce peut être la façon dont on tient son verre, les noms de domaines que l’on cite, les exemples que l’on donne, les questions que l’on pose, les vins que l’on aime, l’endroit où on les achète, les attentions différentes que l’on porte à leur consommation…
27Cette interrogation partagée sur la qualité des vins peut même aboutir à des circuits de commercialisation spécialisés comme le réseau de distribution des vins naturels qui mélange vins de table et vins d’AOC, quelques marques prestigieuses et une foule de vins presque inconnus. Ces cavistes proposent à leurs clients des expériences risquées, des vins qu’il faut goûter, mais qui ne plairont pas nécessairement. Des acheteurs de vin comme des cavistes font la différence entre les vins, les revendeurs et les buveurs. Ils peuvent ainsi contribuer à faire apparaître des filières commerciales différenciées.
28Cette différenciation n’est pas le fait d’un choix de gamme de vins, d’un signe qualitatif ou de la présence de vins de table dans ces boutiques, elle est d’ailleurs très récente en France. C’est bien une question de goût, de choix intellectuel, de segment de marché, de construction de l’offre du magasin, à condition de lier tous ces éléments à la question de la qualité et à ses conceptions alternatives réduite ou irréduite.
UN DOUBLE RÉGIME EN CRISE
29Les AOC sont à nouveau en crise. Cette fois-ci cependant, ce n’est pas la question de la crédibilité du contrôle, ni des usages des consommateurs qui sont en cause, mais celui de certains producteurs d’AOC et la pression à la baisse qu’ils font subir à ce signe de telle sorte qu’aujourd’hui, il s’écarte de la véritable qualité de terroir pour tenter de coller aux goûts de la demande. Et ce déplacement est dénoncé pour le préjudice qu’il induit envers les producteurs qui continuent de vouloir produire des vins de terroir.
30Les mêmes divergences ressortaient aussi au sujet du bio, mais le label AB continuait à fournir un cadre solide et peu contesté aux différentes interprétations de la qualité bio. Avec les vignerons de terroir de cette dernière partie, le diagnostic est fait, les causes identifiées : le signe d’AOC est perverti. De trop nombreux vignerons d’AOC sont pris, volontairement ou non, par des nécessités ou des stratégies économiques qui induisent un brouillage de sa signification. Et plutôt que de mettre les consommateurs en garde contre les errements et les abus qu’il recouvre, ils ont choisi de demander une réforme de la réglementation pour limiter les effets des « stratégies économiques » sur les AOC.
La réforme : réarticuler deux modes de présence
31Les deux partis en conflit se reprochent mutuellement leur usage ou leur conception du signe de qualité d’AOC. En effet, chacun s’appuie sur une modalité différente de mise en présence de la qualité, l’une réduite, l’autre irréduite. Cependant, les acteurs insistent sur les interactions préjudiciables entre les deux régimes, en particulier les ajustements dans les interprétations de la qualité qui rapprochent la qualité de terroir des goûts de la demande.
32En bonne économie, ce rapprochement pourrait être jugé salutaire voire nécessaire ; mais cette évidence repose sur l’idée que la qualité d’un vin est bien « quelque chose », un objet réductible, fini, transportable à la manière des mobiles immuables de B. Latour. Mais dans le régime irréduit, la qualité n’est plus considérée comme une donnée mais plutôt comme une production sans cesse renouvelée. Elle n’est plus un ensemble de caractéristiques figées que l’on peut ajuster à des goûts et des attentes de la demande. Le régime irréduit génère d’autres modalités d’accord marchand que cet ajustement entre des qualités de produits et des goûts de consommateur ; il repose sur l’intérêt – intérêt du produit et intéressement du dégustateur – que produisent et renouvellent les expériences de dégustation.
33Tant que la définition de la qualité proposée par la réglementation du signe de qualité peut amener un cadrage minimal d’une recherche d’interprétations intéressantes de la qualité de terroir, les deux régimes peuvent coexister et interagir en s’apportant mutuellement secours. Dès lors que le signe cherche à réorienter la qualité sur des critères jugés incompatibles avec la recherche qualitative, la coexistence entre les deux régimes derrière le même signe de qualité n’est plus possible.
- 3 La législation espagnole des appellations d’origine reprend ce critère et distingue les catégories (...)
34Faut-il dès lors séparer les deux régimes marchands et doter chacun du signe de qualité qui lui convient ? Il existe en effet des signes de qualité, le label rouge, qui fondent leur différence qualitative sur la demande grâce à des jurys de consommateurs dont les jugements sont bien différents de ceuxdes professionnels. Comme le signalait un membre de l’INAO, les jurys de consommateurs du label rouge écartent les miels de lavande blancs et cristallisés, deux critères qui sont considérés par les professionnels comme les signes mêmes de l’authenticité des miels de Provence. La difficulté consiste alors à mettre en place des critères stabilisés de jugement de la qualité avec par exemple, des indications de cépage, des garanties portant sur la concentration des vins, ou la richesse de leur palette aromatique, ou encore une durée de vieillissement dans des barriques3. Un tel label génèrerait à coup sûr un adossement de deux régimes réduit et irréduit. Ce dernier est déjà en place : la qualité gustative y est indéterminée, objet de recherche, mais à la différence de la qualité de terroir, le vignoble est considéré comme un fournisseur de matière première et non comme un partenaire dont le vigneron doit accompagner et porter l’expression. Le vigneron est le seul artisan de la qualité qu’il propose, le seul redevable ; son vignoble n’est qu’un outil de production imposé, une source de possibilités et de contraintes comme tout autre outil de production.
35Le rejet par les vignerons de terroir de cette conception de la qualité vient de ce qu’il confère aux éléments non humains du terroir un statut qui s’éloigne de celui de matière première, d’objet connu, défini et déterminé, de ressource à disposition du vigneron, pour se rapprocher de celui d’auteur créateur à part entière du vin, une source de propositions qu’il faut savoir écouter. Le régime irréduit reconnaît la contribution à part entière de tous les éléments du terroir : le vigneron interprète du terroir compose avec lui le vin qu’il produit. Il les inscrit tous comme des ayant droit à l’expression, à la reconnaissance et donc au respect. C’est sur ce point que la qualification de terroir rejoint les qualifications environnementales qui cherchent à respecter la nature ou l’environnement et leur assignent ainsi un statut particulier, d’un être à part entière à côté des êtres humains.
Recadrer les produits intéressants
36Les vignerons de terroir demandent un recadrage de la qualité de terroir par les AOC. La question du respect du terroir est abordée par une certification des exploitations ; mais l’épreuve de dégustation telle qu’elle est organisée n’est pas compatible avec l’effort de réexplicitation de la différence gustative des vins de terroir.
37L’échec des sciences du goût ne doit pas jeter le discrédit sur la notion de terroir que les vignerons veulent protéger. Ces sciences ne reconnaissent d’existence qu’à une qualité réduite, stabilisée, un régime d’existence qui semble mal seoir au terroir. Or la typicité n’a pas besoin de définir le goût du terroir, seulement de le cadrer, en empêchant les débordements actuellement repérés de l’excès de sophistication technique qui le masque et de la dérive marchande qui le détourne. Plutôt que de tenter de mettre en place une différence générale a priori difficile à trouver, il est peut-être possible d’en instaurer une révisable qui prenne en compte les nouvelles expressions de terroir que les vignerons sont en train de faire émerger. Une méthodologie ad hoc doit donc être élaborée, assortie peut-être de la reconnaissance de familles périodiquement révisées de typicités acceptables.
Notes
1 Cette dénomination se rapporte aussi à l’essai intitulé Irréductions de B. Latour (1984).
2 Dans des travaux antérieurs au sujet de la qualité gustative des vins, nous avions appelé ce régime le « marché à critique » (Teil, 1999), pour insister sur le rôle de la critique dans la formation de l’accord marchand qui déplaçait celui plus traditionnellement dévolu à la « demande ». Mais la critique n’est qu’un des éléments qui accompagne cette modalité irréduite ; de plus le terme tend à réduire la notion de débat au sujet de la qualité au seul travail des journalistes ou « critiques » reconnus comme tels.
3 La législation espagnole des appellations d’origine reprend ce critère et distingue les catégories de vin à l’intérieur de chaque appellation selon la durée du vieillissement en barrique.
© Presses des Mines, 2011