1Pendant tout le xx^e siècle, les AOC mises en place par le sénateur Capus ont certainement servi de cadre à la réémergence puis au développement d’une viticulture de qualité en France. Le schéma en est assez simple. Le premier échelon est occupé par les vins de table dont la législation sur l’étiquetage encadre strictement les moyens de communication en particulier sur la qualité du vin. La réglementation garantit le caractère loyal et marchand des vins en éliminant les cépages de substitution utilisés lors de la crise du phylloxéra et en imposant une vinification à partir de « la fermentation naturelle de raisins ou de moûts de raisins frais ». L’autre extrême est tenu par une famille de vins de qualité supérieure, les AOC, dont la supériorité repose sur un ensemble de moyens et de résultats contrôlés1, destinés à garantir une « qualité de terroir » définie pour chaque zone géographique d’AOC.

2Or, parce qu’ils prétendent défendre au plus fort cette qualité de terroir et qu’ils buttent de plus en plus durement sur la législation des AOC, les nouveaux vins de terroir alimentent une mise en cause croissante non des AOC dont ils approuvent totalement le concept, mais de leur réglementation, devenue selon eux inefficace voire perverse, puisqu’elle protège des vins peu préoccupés de terroir.

3Le renouveau du terroir n’est pas seulement dirigé contre les « mauvais vins » des appellations. Il vise à contrer une double « dérive commerciale » qui touche aussi bien les grands vins chers que les petits vins bon marché. La qualité doit venir du terroir, et non d’une technologie mise au service de ce que réclame la demande ou de ce que décident les « prêtres » du bon goût.

4La production dite « industrielle », « bas de gamme », des vins d’AOC concentre cependant les accusations, car elle semble abandonner la qualité tout en continuant d’accaparer le terroir. Les nouveaux vins authentiques veulent faire revenir l’organisation marchande des vins d’AOC à leur principe fondateur et défendre une notion de qualité indépendante de la demande.

« LE NIVEAU BAISSE » : LA FIN DU CERCLE VERTUEUX DES AOC

5La démocratie et la collégialité, notions fondatrices des AOC pour préserver la notion de qualité, ne remplissent plus leur rôle. La réglementation des AOC faisait l’hypothèse que les vignerons avaient un intérêt naturel à chercher à produire collectivement la meilleure qualité et donc à renforcer la réputation de leur vignoble. En tant que propriétaires et bénéficiaires de cette réputation, les producteurs étaient chargés d’assurer le contrôle de la qualité et du respect des contraintes de production imposées par l’AOC. Cependant, dans des vignobles de moindre réputation ou de grande surface, une majorité des vignerons a opté pour une autre stratégie : la production de volumes bon marché où la recherche de l’expression du terroir est mise au second rang. Dès lors, le cercle vertueux de l’AOC ne peut se mettre en route : les vignerons en quête de qualité sont minoritaires et ne parviennent pas à se faire entendre. Ils se disent impuissants à freiner l’évolution des AOC vers une baisse des contraintes qualitatives : par exemple « une augmentation de 50 % du rendement autorisée en Coteaux du Loir » (Vigneron bio14, PdL, FC : 6).

6On trouve des vins d’AOC à des prix de vins de table. Ils ne proviennent pas de ces AOC récemment créées en peine de réputations bien établies. Ce sont des Bordeaux, à 1 € la bouteille dans les hard discount. À ce prix, s’agit-il vraiment de produits d’AOC ? « Non, sans doute ! », entend-on partout. Et pourtant, ils portent l’étiquette de l’AOC ! C’est qu’ils sont de plus en plus nombreux à l’affirmer, l’agrément, la procédure de contrôle qualitatif des AOC, est devenue laxiste et ne remplit plus sa fonction de sélection.

7Les vins de pays, légalement autorisés à mentionner le cépage de leurs vins contrairement aux vins de table, ne semblent pas éprouver de problèmes de commercialisation. Des producteurs déclassent leur production pour obtenir de meilleurs prix.

« FC : Il y a des régions où ils déclassent les AOC sciemment. Parce qu’en vin de pays, ça se vendra mieux et plus cher.

Ici ça se fait ! En vin de pays, ils font des Chardonnay et les vendent en vin de pays beaucoup plus cher que l’AOC. C’est une erreur. L’INAO aurait dû interdire de planter du Chardonnay, au moins réduire. Le Chardonnay c’est le cépage le plus planté au monde. Donc c’est un marché saturé… » (Vigneron4, PdL, FC : 23)

8Face aux vins d’AOC que le hard discount propose à des prix jamais vus, les vins de table et vins de pays sont eux, en hausse. Comment ne pas y voir un effondrement des repères. Il n’y a plus de différences : ni dans les prix, ni dans les goûts. Mais que s’est-il passé pour que les vins français, qui s’étaient imposés comme parangon de la qualité vinicole, en arrivent là ?

9Le diagnostic est unanime : si le navire des AOC prend l’eau, c’est que ses gardiens, cédant aux sirènes du marché, l’ont sabordé en abaissant progressivement toutes les barrières de protection de la qualité. Ils ont ainsi entraîné les producteurs dans une course commerciale où la nécessité de vendre a progressivement remplacé la défense de la réputation.

« Il y en a qui viennent aux dégustations d’agrément, mais pas pour virer des vins ! Pour beaucoup, il n’y a pas de devoirs par rapport à l’AOC. On doit l’avoir. » (Syndicat Agricole5&Vigneron bio16, PdL, SBl : 13)

10La législation des AOC comporte une obligation de moyens et de résultats. Pourtant elle est interprétée par nombre de producteurs comme un acquis, un droit du sol, à la manière des premières Appellations d’Origine – non Contrôlée – de la loi 1919 dont Joseph Capus avait craint qu’elles ne ruinent à jamais son projet de résurrection de la viticulture française avant d’imposer les AOC, Appellations d’Origine Contrôlée. La qualité d’AOC n’est pas un acquis, mais un « potentiel ». Le problème, c’est que le contrôle n’est plus en mesure d’en valider la réalisation. À vendre ce potentiel sans chercher à le réaliser, les producteurs ont miné la capacité des AOC à faire une différence entre les qualités de vins.

11Le vignoble ne produit pas tout seul du bon vin, un bon vigneron est indispensable. Or, pour ces vignerons, non seulement les conditions de production ne sont pas toujours respectées, mais de plus, la garantie de moyens que présente l’AOC est devenue insuffisante. Elle a laissé les pratiques évoluer vers le gain de rentabilité plutôt que de qualité. L’enrichissement des vins pour pallier des insuffisances de la nature est devenu une technique de maquillage, alors que la meilleure maîtrise de la viticulture comme de la vinification acquise aujourd’hui permettent de s’en passer. Les règlements sur lesquels reposent les AOC n’ont pas été capables d’empêcher la substitution de la concurrence pour la qualité par celle des prix. Ils ont à l’inverse laissé se développer des techniques qui conduisent à une destruction des terroirs.

Une dangereuse spirale économique à la baisse

« On fait vraiment attention à essayer de faire des vins moins durs. Parce que le Bourgueil, c’était un vin qui était corsé, un vin d’amateur de vins de garde. Ce que les gens ne pensent pas toujours, ils pensent le vin de Loire frais et léger, dans le seau à glace. Mais le Bourgueil, ce n’était pas ça. On est en train de se rapprocher d’un goût quand même un peu plus lissé, disons le côté fruité, fringant, voilà, gouleyant. Mais on a un cépage, en année pas facile, qui donne toujours une astringence. Les tannins, c’est les amateurs qui aiment bien les tannins, mais ce n’est pas une majorité de la clientèle, c’est des marchés de niche. Des vins très riches et très corsés, ça c’est… Alors il faut des vins qui soient à la fois matière et compagnie, mais il faut que la matière soit fondue, et ça ce n’est pas toujours évident. Même avec les techniques modernes, on a toujours notre cépage qui est là. On a un cépage qui est très noble, qui est superbe, mais qui n’est pas forcément adapté aux consommateurs qui ne connaissent pas le Bourgueil. On a plein de spécificités, de typicités, mais… » (Vigneron VR8, PdL, AH : 11)

12Les AOC ne font pas la différence, elles ne permettent pas de vendre nos vins. Dans les grandes appellations du Val-de-Loire et du Languedoc-Roussillon, des producteurs prennent pour acquise la faillite des AOC les moins réputées. Pour eux, de grandes campagnes de communication ne seraient qu’un emplâtre sur une jambe de bois. Il faut cesser de chercher vainement à les imposer au consommateur et tenter de s’ajuster à son goût. Mais au lieu de sortir du cadre des AOC pour faire des vins de table « commerciaux », ils cherchent à ajuster la production et si besoin les règlements des AOC au marché, que ce soit en qualité ou en prix. Les producteurs au bord de la survie économique le disent eux-mêmes, ils ne peuvent plus investir ; la course au client réduit leur temps consacré à la vigne ; la recherche de prix plus attractifs les oblige à réduire leurs engagements qualitatifs.

13Les défenseurs des vins de terroir voient un grand danger dans cette stratégie. Eux qui pensent au contraire qu’il faut remonter les standards, renforcer l’engagement et la garantie de qualité pour sauver les AOC, voient se dessiner à l’inverse une dangereuse spirale à la baisse de qualité autour de leurs confrères.

« Les mauvais sont sur le marché, et comme ça coûte pas cher, ils sont au même prix que les bons. À part les grands noms qui sont sûrs de ce qu’ils font, financièrement et tout, on est dans la merde. Parce que ceux qui ont suivi la politique de la qualité sont obligés de s’aligner sur les prix les plus bas. Donc c’est complètement con d’avoir suivi une politique qualitative. C’est immoral. » (Vigneron VRssl5, PdL, PF : 31)

14Les militants du terroir dénoncent des mesures à courte vue, au caractère trop commercial, dans les règlements d’AOC, comme la notion de vin primeur : cette mode, conçue comme un événement commercial arrivant à date fixe, indépendante des dates de vendange et de la durée des vinifications, ne tient donc aucun compte du vin et de sa qualité.

15Ils accusent les AOC de tourner casaque, d’abandonner ce qui faisait leur identité et leur qualité propre, d’avoir transformé en rente un simple nom, sans contenu ni qualité. Ils dénoncent la volonté de monter les taux de sucre dans les vins pour que leur douceur se rapproche des vins du sud très mûrs, d’adopter les cépages phares des grandes appellations françaises qui sont devenues des références internationales de qualité comme le merlot, le chardonnay, le sauvignon, la syrah. Car cet appel du cépage n’est pas cantonné aux vins de pays ; il déteint sur les AOC. Certains employés de l’INAO regardent avec appréhension l’évolution de la typicité des vins dans certaines régions françaises. Les AOC les plus réputées font référence et génèrent dans les autres AOC des évolutions de la typicité vers leur propre style. Ils s’inquiètent pour le maintien de la diversité des vins français.

16« Le monde bouge ! ». Les syndicats d’appellation mis en cause répondent qu’il faut bien changer, se moderniser, s’adapter aux évolutions du monde extérieur pour continuer à vendre et à exister.

« Notre problématique, c’est le lien au terroir, l’originalité du produit. Sachant que cette originalité évolue dans le temps, autant par l’évolution du goût du consommateur que par celle des techniques qu’on emploie. Si on faisait du vin aujourd’hui exactement de la même manière que ne serait-ce qu’il y a 30 ou 40 ans, on n’en vendrait pas une bouteille, c’est clair. Donc il faut bien se mettre dans la tête que les choses évoluent. » (Syndicat AOC7, PdL, SBl : 3)

17Réponse peu acceptable pour les partisans du terroir. L’originalité du terroir doit justement, si elle veut être originale, rester indépendante de l’évolution du goût du consommateur. Même sur le plan économique, cet alignement vers le bas et ce renoncement à la variété des terroirs sont une politique à courte vue.

18État de fait pour certains auquel il faut bien s’adapter, la demande est, au contraire, pour leurs adversaires ce dont il faut s’affranchir pour ne pas être victime de la mondialisation du marché du vin, et se donner les moyens d’anticiper ses évolutions. Ces deux stratégies radicalement contraires pour sauver les AOC opposent fermement les partisans du terroir à ceux qu’ils voient comme ses dévoyeurs. Mais la menace qu’ils représentent pour les premiers n’est pas qu’une question de stratégie commerciale et de mise en valeur des terroirs. Les terroirs disparaissent parce que la législation des AOC permet l’utilisation de techniques vitivinicoles qui ne les respectent pas, c’est ce constat qui fonde le recours aux pratiques respectueuses de l’environnement.

Des pratiques de production préjudiciables aux terroirs

19Les producteurs, mais aussi les responsables administratifs reprochent à la législation des AOC de considérer le terroir comme un acquis et le sol comme un support qui ne nécessite aucune vigilance, aucun entretien. Or, la plantation effrénée d’hectares et d’hectares de vigne depuis près d’un siècle dans les terroirs ne conduit-elle pas à une sur-utilisation et à leur dégradation – certes progressive selon la nature des sous-sols, mais une dégradation tout de même ? Cette dégradation peut être naturelle pour des terroirs dont l’identification a parfois plus de 1000 ans ; mais il y a lieu de s’interroger sur ce point. La pérennisation des terroirs nécessite a minima une vigilance sur les effets de cette monoculture. Or, les règlements d’AOC ne prévoient rien sur ce point.

20En délimitant une zone de terroir, les AOC donnent des droits, aucun devoir vis-à-vis de leur entretien. Pour ces producteurs et ces responsables inquiets, le terroir ne peut pas être considéré comme un « support » pédologique, minéral, inerte. Il résulte de processus vivants et ne peut donc s’accommoder de tous les traitements, de toutes les viticultures, et en particulier des techniques apportées par la dernière révolution agraire. Or l’usage massif et constant des engrais, herbicides et pesticides dévitalise la terre et tue par conséquent les terroirs. Ils se battent donc pour que l’on révise la législation des AOC afin d’y inclure des pratiques viticoles propres à pérenniser les terroirs et leurs effets.

Un agrément complice des mauvaises pratiques

21La garantie de moyens des AOC est en panne ou détournée ; la garantie de résultat également. Insuffisamment exigeantes dans le choix des techniques propres à mettre en valeur le terroir, les AOC subissent une dérive marchande qui amène doucement les vins vers des préférences de la demande et la perte de différenciation. La gestion collective des AOC ne permet pas d’empêcher cette dérive, au contraire, elle est souvent accusée de l’accélérer.

22Au nom de la démocratie et de la propriété collective, ce sont des vignerons élus qui exercent le contrôle du résultat de la vinification : les vins sont goûtés et la conformité de leur qualité, leur typicité, agréée par un jury de dégustation. Mais les récents refus d’agrément essuyés par des partisans du terroir ont avivé leurs soupçons sur la qualité du dispositif d’évaluation : la dégustation est-elle suffisamment objective ? Les dégustateurs sont-ils suffisamment honnêtes, indépendants et surtout compétents pour assurer la vigilance de la typicité des vins ?

23Enfin, la procédure commence par signaler des défauts inacceptables et, dans la mesure où ces défauts peuvent être supprimés, le vin peut être représenté et accepté. Mais pour les producteurs de vins de qualité de terroir, la correction des vins défectueux est le signe d’un échec que leur arrangement, dans le meilleur des cas, ne fait que maquiller. Au pire, la correction elle-même est un travestissement de la qualité authentique. Pour éviter d’être recalés aux tests de l’agrément, les producteurs sont soupçonnés de recourir à des moyens inavouables. Les producteurs de vins de qualité d’AOC qui décrient la possibilité de corriger les vins et la refusent souvent pour leurs propres vins, dénoncent la perte d’expression de terroir dans les vins ainsi induite par la procédure d’agrément elle-même et demandent qu’elle soit revue.

Des signes d’AOC qui ne différencient plus ?

« Un trop grand nombre d’appellations, une qualité et une signalisation des produits défaillantes, des contraintes réglementaires excessives induisant des coûts de production élevés, une trop grande complexité des étiquettes, telles seraient les faiblesses majeures du modèle français. » (Service presse INRA, 2004)

24La dénonciation de la perte de signification des AOC n’est pas neuve. Comme le montre le diagnostic ci-dessus, ses causes peuvent être très nombreuses. Mais tout le monde n’a pas cette vision polydimensionnelle des causes de cette perte de signification.

25Un argument fait du nombre même des AOC un facteur de perte de signification, car elles ne peuvent alors être « sélectives ». La production en AOC n’a cessé de croître2 ; trop nombreuses, trop vastes, les AOC ne peuvent pas faire la différence. Seule une réduction de leur nombre peut conserver au signe une capacité à distinguer une minorité de la majorité.

26Le 31 juillet 2004 a été créée la 332^e AOC strictement vinicole3. Pourtant, depuis quinze ans, les études faites auprès des consommateurs montrent que ces derniers ne les connaissent pas bien : l’AOC est bien un signe de qualité supérieure, la moitié des Français le connaissent, mais face aux appellations Cheverny, Baumes-de-Venise, Cabardès, Saussignac ou Bellocq… les consommateurs sont perdus. Le verdict est clair : trop c’est trop, on est allé trop loin, c’est trop compliqué. Mais la perte de différenciation est ici attribuée aux consommateurs qui n’ont plus les moyens humains ni matériels de faire des différences au sein d’un aussi grand ensemble. La grande distribution reprend cet argument pour réclamer une simplification de l’offre dans le but d’uniformiser les marchés :

« La lisibilité de notre offre n’est pas cohérente avec ce que comprend le consommateur. Nous avons ainsi dans nos linéaires des rayons “mystère”, qui accueillent les AOC, où l’accroche est très difficile, et des rayons “misère”, qui réunissent des vins de table. Il faut donc faire évoluer la réglementation de façon à permettre une offre cohérente et lisible4. » (Vallet, 2005 :1)

27Pour d’autres ce sont la simplification et l’imprécision nécessaires de ce système d’étiquetage qui le vident de sens.

« On ne peut pas se fier à l’étiquette, parce que, soit elle est insuffisamment précise – et à mon avis, elle l’est toujours. Pour qu’elle soit suffisamment précise, il faudrait l’intégralité des méthodes du vigneron… Vous prenez par exemple l’appellation générique de Bordeaux supérieur, vous trouvez des choses extraordinaires et des choses absolument… effroyables ! Et, à mon avis, c’est ça, plutôt que la complexité des appellations, qui perd le consommateur ». (Caviste6, Paris, SBl&AH : 3-4)

28Dès lors que les différences internes à la classe, au sein de l’AOC, prennent le pas sur le signe d’AOC lui-même, celui-ci ne signifie plus grand-chose.

29Une autre famille d’arguments s’est attachée plus au contenu de la réglementation des AOC, qui a été oublié au profit de cette cause à la multiplication des parcelles, alors qu’il est la clé du succès des AOC.

« En France, on est le seul pays où l’on trouve normal d’avoir au moins 70 ou même 80 % de la production des vins en AOC. À partir de l’AOC, on fait croire au consommateur que c’est le reflet d’un terroir, ce qui est une très bonne chose, c’est ça l’AOC. Mais après, il faut quand même que le reflet du terroir passe dans la plante et le vin, sinon vous mentez au consommateur. » (Encadrement technique1, PdL, SBl : 15)

30Les AOC ne souffrent pas tant d’un problème de nombre – le signe d’AOC en tant que garantie d’une certaine qualité supérieure est un signe très simple – que de confiance : le dispositif ne garantit plus la qualité de terroir qu’il promet.

L’inquiétude des consommateurs

« À l’échelle de la planète viticole, on peut dire que l’UFC-Que choisir a provoqué un séisme en déclarant, au terme d’une étude réalisée auprès de 75 professionnels de la filière, restés anonymes il est vrai, qu’un tiers des vins d’appellation devait être éliminé. À tel point que certains opérateurs ont dû monter au créneau auprès de leurs acheteurs, britanniques notamment, pour tenter d’éteindre l’incendie5. » (« La réforme des AOC continue de faire des vagues », 2007)

31Les signes d’AOC sont très connus et utilisés des consommateurs. S’ils ne signifient plus rien, il faut protéger les consommateurs de la tromperie qu’ils représentent. Les associations de consommateurs réagissent.

32L’UFC-Que choisir lance une enquête auprès de dégustateurs professionnels6 qui souligne un déficit général de qualité pour 40 % des vins d’AOC et un manque de typicité pour les deux tiers des vins dégustés. Là aussi, c’est moins au nombre des AOC que s’attaquent les associations de consommateurs, qu’à la confusion qu’elles entretiennent entre deux conceptions de la qualité d’un produit. Le laxisme de la procédure d’agrément est bien sûr pointé du doigt, mais surtout, plus précisément, la coexistence au sein des AOC de deux régimes de production qui brouillent leur signification :

« La perte de crédibilité de l’AOC s’explique aussi par la coexistence au sein de l’appellation de deux types de vins ayant des rapports qualité/prix différents et qu’il faut désormais séparer de manière officielle : d’une part des vins ayant su garder un lien fort avec leur terroir et répondant à la définition originelle des AOC, d’autre part des vins moins typés, répondant à une nouvelle demande du marché, mais qui ont vocation à se développer hors de l’AOC. En distinguant ces deux catégories par deux appellations distinctes, on répondra au double objectif d’éclairer le choix du consommateur et de sauvegarder le patrimoine des AOC7. » (Réforme des AOC viticoles, 2007)

33Qualité commerciale industrielle et qualité artisanale de terroir doivent être distinguées pour que la notion d’AOC retrouve un sens. Cette fédération d’associations de consommateurs vient au secours des vignerons de terroir. De plus, ajoute l’étude, « le prix n’a pas conservé ce rôle de critère incontestable de référence, car on a observé un affaiblissement du lien entre prix et qualité gustative8. »

La fin d’une hiérarchie qualitative

34En fonction des difficultés rencontrées, ces producteurs poursuivent leur chemin, ajustent, bricolent et font avec les réglementations existantes. Ils créent de nouvelles catégories de vins, de nouveaux circuits de communication, introduisent de nouveaux repères.

Des vins de table de qualité

35Les AOC ont beau s’être multipliées, elles sont loin d’avoir fait le tour des terroirs viticoles en France. Des vignerons identifient ces terroirs cachés, y plantent des vignes, et produisent alors des vins de table dont la qualité prétend rivaliser avec les AOC les plus réputées et y parvient souvent. Ainsi le vin de table du Domaine Daumas Gassac9, planté au milieu d’un vaste vignoble de vins de table, se vend autour de 50 € la bouteille au domaine. Cette situation était encore exceptionnelle en France lorsque Aimé Guibert a planté son domaine. Elle ne l’est pas toujours dans d’autres pays comme l’Italie ou comme l’Espagne où l’inventaire des AOC est plus récent10. Forts de cet exemple, quelques autres vignerons propriétaires de vignobles classés en vins de table ont eux aussi embrassé des projets de vins de qualité de terroir nonobstant leur absence d’AOC. Les prix de ces vins de table chatouillent ceux des vins de terroirs délimités par les AOC.

36Faisant écho à l’indignation soulevée par le nombre croissant de refus d’agrément touchant des vignerons respectés pour leur grand savoir-faire et la qualité de leur production, ces problèmes à répétition ont fini par mettre en cause la capacité des jurys d’agrément : en dépit de ce rejet, la qualité de ces vins est en général reconnue par les critiques, les cavistes et les amateurs. Les producteurs les plus intransigeants, les plus audacieux, ou ceux qui ont déjà réussi à se faire un nom, abandonnent carrément les AOC. Mais cette stratégie est encore minoritaire.

37La grande majorité ne veut pas quitter le navire. Ils sont le plus souvent meurtris par le rejet de l’agrément et ne s’y résignent que s’ils ne voient pas d’autre issue. Ce n’est qu’à reculons que certains font contre mauvaise fortune bon cœur en joignant « les refusés », ou en étiquetant avec humour leur vin rejeté : Zéro pointé, Zéro de conduite, Bonnet d’âne, L’écart, Désagrément, Il avait l’R bon, mais… 2003. Car ils restent attachés aux AOC comme une première étape importante et indispensable de la différenciation d’une qualité supérieure par le terroir : « C’est pour ça que je suis aussi président de l’appellation et que je veux défendre le nom de l’appellation. Mais ça va prendre beaucoup de temps et c’est beaucoup plus rapide pour moi de développer ma marque. » (Vigneron bio25, PdL, GT : 9)

38Hors du petit circuit très bavard et bien informé des vins authentiques, qui ne croit à aucune prétention qualitative avant de l’avoir testée et assure une commercialisation à des prix très élevés pour des vins de table, l’étiquette « vin de table » pèse comme une assurance de non qualité. Elle est souvent aussi portée comme une honte.

39La législation des vins de table a été mise sur pied dans le but de faciliter la différenciation qualitative des AOC. Elle réserve donc à ces derniers d’importants moyens de communication, étiquetage, mentions des millésimes ou de l’embouteillage à la propriété, lieux de production pour leur permettre de bien montrer leur différence. Les contraintes de non-étiquetage très fortes imposées aux vins de table empêchent les producteurs de communiquer les informations qu’ils souhaitent sur leurs bouteilles : le nom du vignoble, souvent vu comme « l’identité » du vin, mais aussi le millésime, les matières premières ou le processus de fabrication. Le millésime notamment est une information incontournable pour l’acheteur que ce soit simplement pour le vieillissement du vin, ou pour ne pas mélanger les différentes bouteilles. Certains producteurs de vins de table contournent cette interdiction légale en l’indiquant sur le bouchon, d’autres vont plus loin et n’hésitent pas à mentionner les informations qu’ils jugent pertinentes, comme le rendement ou le taux de soufre, en détournant d’autres informations comme le volume de la bouteille, ou en écrivant à l’envers le nom du cépage utilisé au nom du droit du consommateur à l’information.

« On est obligé d’étiqueter des bouteilles en vin de table sans millésime, sans le cépage, sans le nom de domaine ! La répression des fraudes qui est venue, j’ai dit “Enfin, moi je ne peux pas mettre que c’est du vin dégueulasse, fait avec un cépage dégueulasse, pas une espèce d’affreux Jojo”. Je dis : ça ne peut pas se vendre, moi j’informe mes clients. C’est vraiment du Chenin, c’est vraiment du 2004 ! » (Vigneron bd13, PdL, GT : 2)

40Pour refaire la différence entre « vrais » et « faux » vins de table, les producteurs en appellent à la presse, aux distributeurs ou à un chiffrage codé de leurs informations qualitatives. Le droit à l’information du consommateur devient ainsi un cheval de bataille, dont la défense vient grossir la contestation des règles d’étiquetage imposées par l’INAO.

« Vous vous rendez compte que, quand même, le truc incroyable, tous les cépages français s’exportent, et que les producteurs français n’en retirent aucun bénéfice, au contraire, que c’est ce qui fait la gloire de leurs concurrents étrangers, le Chardonnay, le Merlot, etc. ! Et qu’en France, l’AOC interdisait à des appellations peu connues, sans grande notoriété, de pouvoir mettre le nom du cépage. Là, on est vraiment sur la contradiction. » (Critique vinicole2, Paris, GT : 12)

41Parmi toutes ces nouvelles informations, le taux de soufre revêt un sens précis : les vins sans soufre ou peu soufrés sont des vins « anti-mal-de-crâne » recherchés comme tels par les buveurs. Les producteurs se plaignent, par exemple de la contrainte d’étiquetage « contains sulfites » imposée par la législation américaine, qui met tout le monde dans le même sac en ne permettant pas de mentionner la dose de sulfite contenue. Cette information particulière est au centre des débats sur l’information des consommateurs. Plus généralement, c’est une véritable information du consommateur qu’ils revendiquent, avec la liste complète des ingrédients et des additifs, tandis que l’étiquetage uniforme des AOC empêche les producteurs de montrer leur attention particulière envers le terroir.

42Jusque récemment, bien peu de producteurs de vins de qualité tentaient l’aventure du vin de table11. Les déclassements par rejet à l’agrément sont venus grossir leurs rangs, surtout depuis 2003. De nouveaux candidats se sont joints à eux, des vignerons qui veulent innover plus librement, indépendamment de toute notion de terroir.

« Je fais plus de vin de pays que d’AOC. Mais j’ai la possibilité de faire beaucoup d’AOC.

PF : Ça dépend de quoi ça ?

C’est moi qui n’ai pas voulu faire beaucoup d’AOC.

PF : Ça ne rapporte pas plus de faire de l’AOC ?

C’est pas une question de rapport, non. Des fois je vends des vins de pays qui sont plus chers que les AOC. Déjà, c’est un choix personnel. Et puis quand on a des terres en AOC on n’est pas obligé de les déclarer en AOC ; donc on peut faire ce qu’on veut. » (Vigneron bio32, LR, PF : 2)

La revendication d’un espace spécifique pour la création artistique vinicole

43La différenciation des AOC est d’abord verticale, par rapport aux vins de table, mais elle est aussi horizontale, entre les différentes AOC, suffisamment stricte pour distinguer par exemple un Sauternes d’un Tokay Aszù Essencia de Hongrie. Elle interdit ainsi d’importer librement les techniques d’AOC en AOC. Les vignerons qui veulent s’essayer au liquoreux dans une appellation de secs ne peuvent le faire dans le cadre de leur appellation et produisent des vins de table12 soumis à la législation française très stricte notamment sur les plantations, certaines conditions de production et l’étiquetage13. Cette législation avait un sens tant qu’elle protégeait et garantissait une véritable différence qualitative des AOC ; vue du côté d’une production qualitative innovante, elle est considérée comme un handicap face à une concurrence internationale aux règles plus souples.

44Avec le développement de la production des nouveaux pays producteurs, cette autre interprétation de la qualité prend de l’ampleur, une sorte de qualité off, libérée des contraintes de la typicité et de la tradition gustative. Car les vins « industriels » ont eux aussi mené leur recherche qualitative, de façon plus ouverte que les vins de terroir, avec des moyens plus libres, ils ont pu inventer de nouveaux styles et concurrencer ainsi les vins d’origine ou de terroir européens. Cette interprétation de la qualité est plus proche de la notion de production artistique qu’artisanale. Elle fait une part plus grande au vigneron : le raisin n’est qu’une matière première dont les qualités sont ajustées au projet libre du vigneron ; la technologie n’est qu’un moyen qu’il faut maîtriser, un puissant outil au service de la création.

45Des producteurs français souhaitent relever ce défi et croiser le fer sur ce terrain avec les producteurs des nouveaux pays vitivinicoles.

« Pourquoi n’aurais-je pas le droit de planter du Riesling par exemple ici ? Je trouve que c’est un petit peu, on est sur un truc un peu figé en France, où si Dom Pérignon arrivait maintenant il n’aurait le droit de rien faire. Et le champagne n’aurait jamais été inventé. Mais si je plante du Riesling, je ne veux pas que ça s’appelle Anjou. Anjou c’est le Chenin, on essaie de communiquer là-dessus. Mais pourquoi n’aurait-on pas le droit sur une petite partie de s’amuser à faire des choses un peu différentes et un peu novatrices ? Quand on voit ailleurs dans le monde, aux États-Unis, où ça déborde de partout, il y a plein de créativité et je trouve qu’on est sur des trucs très très figés. » (vigneron bio25, PdL, GT : 10-11)

46Il manque un espace de production qualitative innovante ; ces vignerons demandent à cet effet une réforme de la législation des vins hors AOC pour créer, à côté des AOC, un espace de production libre de contraintes sur les pratiques vitivinicoles.

47Des vignerons partisans d’un renouveau du terroir réclament eux aussi cet espace de liberté pour leur recherche sur leurs terroirs. Un travail historique apporte des surprises : des cépages locaux oubliés qui donnaient pourtant des vins d’une qualité hautement reconnue ; un vigneron exceptionnel et innovateur qui importe un cépage nouveau amené à devenir seulement 150 ans plus tard, le fleuron de la région. Le procès de M. Courtois en Sologne nous a été cité à plusieurs reprises comme emblème de cette incompatibilité entre les projets de ces vignerons et la législation vinicole. Ce vigneron fort de la découverte de ce que la syrah était un cépage réputé dans sa région il y a deux siècles, le plante pour faire un essai, obtient des résultats qui lui semblent particulièrement encourageants, mais se voit ensuite traduit en justice parce que la législation des vins de table de sa région interdit la plantation de ce cépage. Ce cas soulève l’assentiment au moins partiel de nombreux producteurs de vins de qualité de terroir. Des vignerons, mais aussi des agriculteurs qui souhaitent se réapproprier la recherche sur leur matière première :

« Il y avait des agriculteurs aussi dans la salle, des boulangers, on s’est aperçu qu’il y avait plein plein de gens dans l’agriculture qui ressentaient cette volonté d’avoir la liberté de mettre les graines, de mettre les plants, qui correspondaient vraiment à ce que chacun était et à son terroir. Ça ne veut pas dire qu’il faut mettre de la syrah partout. Mais si on a essayé la syrah en Loir-et-Cher, et qu’en plus ça a donné des super résultats, ce n’était pas par hasard. Voilà le type de recherches qu’on pourrait faire si jamais on nous donnait un petit peu plus de liberté. On parle de vins de table, pas d’appellation. Ça ne va déranger personne ! » (Vigneron bd16, PdL, GT&SBa : 7)

48Ce vigneron propose de commercialiser ces essais dans la catégorie vins de table, ce qui met à part la recherche sur le terroir ; mais cette solution ne fait pas l’unanimité. D’autres souhaitent au contraire que les AOC ne figent pas trop la notion de terroir et réintroduisent la possibilité d’avancer dans la définition même du terroir au sein de l’AOC.

La fin d’un ajustement « prix-qualité »

49Des vins de table de grande qualité et très chers, des vins d’AOC sans prétention de qualité à prix plancher, des vins de très haute qualité qui veulent rester abordables : la hiérarchie parallèle des vins et de la qualité, vieille de presque cent ans donne des signes de faiblesse. Pour certains critiques, elle est même devenue « bidon ».

50Vus depuis les statistiques gouvernementales, les prix sur lesquels la critique exerce une grande vigilance pour qu’ils épousent grossièrement la hiérarchie qualitative différencient encore nettement les vins de table et les AOC.

51Les moyennes des prix de vente indiquent des rapports importants, allant de 1 à 7, entre vins de table et vins d’AOC. Mais ces moyennes masquent des recouvrements de plus en plus importants entre les catégories.

52Ce point est souligné par le rapport Cap 2010, le défi des vins français14 (Delfau et Cesar, 2004) dont un des tableaux montre que, si les moyennes des prix continuent de s’échelonner selon la hiérarchie des catégories, le recouvrement partiel entre les moins chers de la catégorie supérieure et les plus chers de la catégorie inférieure devient très important. Ensuite, il n’y a plus de montée progressive du prix plancher de chaque catégorie au fur et à mesure que l’on gravit les échelons qualitatifs. Le plancher des AOC « génériques » est même inférieur à celui des vins de pays de cépage.

53Les prix planchers des AOC se rapprochent de ceux des vins de table et de pays. Au contraire, alimenté notamment par les « refusés » et des vins de marque installés sur des terroirs « oubliés » des AOC, le prix-plafond des vins de table monte, tout particulièrement dans les Pays-de-Loire. Le graphique suivant montre l’offre de vins de terroir de Pays-de-Loire d’un caviste, 66 vins appartenant à 19 catégories15. Les deux vins de table français à 12,80 € et 13,70 € sont largement au dessus de

54L’appellation vins de table perdrait-elle ici sa signification de vin de bas de gamme et l’AOC celle de qualité supérieure ? Les journalistes critiques se font l’écho de ce doute : les nouveaux vins de terroir brouillent la hiérarchisation. Et ce n’est pas la mécanique économique de fixation des prix qui est montrée du doigt, mais la « désaffection des producteurs pour la qualité ».

55Des producteurs dont les vins ont été refusés à l’agrément parviennent malgré tout à commercialiser leurs vins de table et à des prix supérieurs à ceux des AOC. Voilà bien la preuve tangible de la « faillite » des AOC ! Les repères qualitatifs tombent ; faut-il les restaurer, les changer, les supprimer ?

« Aujourd’hui, vins de table, vins de pays, vins AOC, toutes ces notions-là sont gommées. Aujourd’hui le cahier des charges pour les vins de pays est plus sévère, à la limite, et au niveau analytique et au niveau dégustation, que pour les AOC. Les vins de table, ça devient marginal. Le système des AOC est largement remis en question. L’INAO disparaît pour faire place à… » (Syndicat AOC8, PdL, SBl : 6-7)

LIQUIDER OU RECONSTRUIRE LES AOC ?

56Faut-il réformer ou abandonner les AOC ? Les producteurs sont partagés ou tiraillés.

« Se mettre en vin de pays ça voudrait dire : “vous ne voulez pas faire évoluer notre appellation, et bien nous allons évoluer tout seuls”. Ce serait en fait un pied de nez, tout en leur expliquant pourquoi on le fait. Ils nous connaissent, ils savent que nous sommes des gens qui travaillons l’appellation depuis très longtemps, mais ce serait la façon de leur dire : “Écoutez, nous on veut que vous évoluiez en même temps que nous”. Que ce ne soit pas un système administratif pur et dur, que ce soit quelque chose qui évolue avec la société. » (Vigneron bio29, PdL, FC : 14)

57Les terroirs sont fragiles, ils doivent être soignés et préservés en particulier des méfaits de l’industrialisation incontrôlée de la viticulture. Les défenseurs du terroir attendent de l’INAO qu’elle reprenne le dossier, réaffirme la notion de terroir, en entreprenne la sauvegarde et la conservation.

Une bonne invention dont il faut durcir les contraintes

58Le terroir dépasse le champ de vigne et englobe des effets biologiques à l’échelle de l’écosystème. Dans la mesure où leur protection et leur mise en valeur relève de démarches collectives, le principe de base reste bon : la qualité de terroir doit rester une propriété collective. Son caractère collectif immémorial et traditionnel retenu par Joseph Capus doit donc être conservé, mais il faut clarifier l’engagement du vigneron envers le terroir afin que les interprétations contradictoires qu’il abrite actuellement ne puissent plus se nuire mutuellement.

Différencier les qualités industrielles et artisanales

59L’organisation actuelle n’a pas su résister à la pression faite sur les prix. Il faut, pour les vignerons qui restent attachés à leurs appellations, rétablir la différence entre les vins artisanaux, qui défendent une qualité, et les vins industriels, attachés à satisfaire une demande.

60Les deux formes de production sont légitimes, mais pour émerger, la première a besoin d’être signalée, indiquée. Les vins artisanaux sont attachés à une qualité particulière et forts d’un savoir-faire professionnel. La ressource technologique au contraire permet aux vins industriels d’imiter les AOC les plus réputées ou de chercher à satisfaire une large demande. Différencier les deux revient à indiquer que les ressources que l’on s’autorise ne sont pas les mêmes, ce qui débouche sur de nouvelles contraintes de production.

61Pour garantir l’authenticité d’une qualité qui ne soit ni manipulée, ni artificielle, ces producteurs plaident pour un durcissement de la législation propre à refonder la démarcation entre les vins d’AOC et les autres.

Protéger les terroirs

62L’ensemble des pratiques souhaitables pour revenir à une plus forte expression du terroir relève de leur protection et de leur mise en valeur, et du rejet des aides à la viticulture et à la vinification. En rapportant des éléments étrangers au terroir, ces aides ne peuvent qu’en étouffer l’expression des fines nuances. Les pratiques souhaitables ont été consignées dans les différentes chartes des vins naturels ou de terroir. Mais il n’y a pas de consensus large sur la question : ces pratiques diffèrent beaucoup d’une région, voire d’un viticulteur à l’autre. Pour les partisans des vins naturels, la qualité de terroir de leurs vins est implicite : où le terroir peut-il mieux s’exprimer que dans le vin naturel, produit par la nature seule – ou presque ? Leurs opposants rétorquent que les déviations occasionnées par l’absence de soufre ne permettent pas à ces vins de représenter le terroir.

63Les bonnes pratiques comprennent le rejet des engrais non organiques, des herbicides qui détruisent en particulier les levures sur la pruine, remplacés par un enherbement combiné au travail du sol, et le rejet des pesticides qui en détruisant la biodiversité locale et en affaiblissant les plantes, s’attaquent au processus même qui inscrit les nuances pédoclimatiques16 dans les raisins. Les vendanges à la main sont généralement requises, mais ne font pas l’unanimité. À la cave, tous les correcteurs de vinification et les processus physiques de concentration sont proscrits, les levures indigènes obligatoires, le soufre très limité de même que les filtrations du vin. Certains producteurs réclament un étiquetage précis des ingrédients qui pourrait rester à leur charge, pour permettre d’aménager des étapes dans la recherche du terroir.

64À côté de ce resserrement des contraintes de production, un nombre croissant de producteurs réclament un assouplissement des contraintes d’obtention de matériel végétal, autrement dit des plants de vigne autorisés à la plantation. Plus encore que pour d’autres cultures, la législation des vins contrôle strictement l’encépagement, mais aussi les clones autorisés – greffon et porte-greffe – et soumis à un contrôle sanitaire. Or ces clones massivement utilisés, comme le porte-greffes SO4, sont dits fragiles, trop productifs, et accusés de ne produire que de mauvais vins incapables de traduire avec finesse les particularités du terroir. Les producteurs de vins de qualité ne sont plus satisfaits du matériel végétal mis à leur disposition, ni du point de vue de son potentiel qualitatif, ni même de sa résistance aux maladies.

Revoir les modalités de l’évaluation de la qualité

65La typicité est une notion-clé de la dégustation d’agrément. C’est cette référence gustative qui permet de juger si un vin contribue ou non à l’expression du terroir de l’appellation. La législation des AOC ne la définit pas par une liste de critères qui permettraient de mettre en place une procédure assez simple d’appréciation. Au contraire, pour laisser la place à la recherche qualitative, à l’innovation, aux adaptations locales, la typicité est associée à quelques pratiques vitivinicoles, des cépages, parfois des modes de vinification locaux, mais elle reste assez peu contraignante. Pour éviter les abus, l’Europe a alors contraint la réglementation française à généraliser une procédure de garantie de la qualité des produits par évaluation du résultat. La typicité des vins d’AOC est ainsi évaluée par les vignerons « propriétaires » de leur appellation. La méthode par laquelle ils reconnaissent et évaluent la typicité d’une variété de production est donc essentielle. La typicité doit-elle être appuyée sur l’ensemble de la production de l’appellation ou sur une sélection de certains vins considérés comme parangons de la typicité ? Faut-il recourir à une notion plus abstraite de l’expression du terroir ? Doit-on renforcer la garantie de moyens ou continuer de s’appuyer sur le jugement du résultat ?

66Pour les producteurs de vins de terroir authentiques, c’est le manque de professionnalisme des producteurs membres des jurys d’appellation qui constitue la principale pierre d’achoppement. L’appréciation de la recherche approfondie du terroir requiert une culture gustative elle aussi approfondie. Or tous les producteurs de l’appellation ne sont pas de grands amateurs de vins. On leur reproche de ne pas toujours bien connaître la variété de la production de leur appellation, de se cantonner à leurs vins et à ceux de leurs amis et de ne pas manifester de grande curiosité envers la diversité des interprétations du terroir.

67Faut-il formaliser l’exercice de la dégustation pour s’assurer que celle-ci est bien menée ? Un président de syndicat insiste au contraire sur sa nécessaire souplesse et l’importance secondaire qu’il faut lui accorder. Plus on explicite la notion de typicité, plus elle risque de devenir « subjective », « arbitraire », « partiale »… Il est impossible pour lui de définir la qualité. Il n’y a guère que les vins très mauvais qui réussissent à faire consensus. Pour respecter la diversité des interprétations de la qualité, certains suggèrent d’introduire des personnalités extérieures : critiques, sommeliers, restaurateurs, œnologues, revendeurs. Elles ont aussi le mérite d’être indépendantes des pressions sociales qui s’exercent sur les producteurs. Même si elles ne sont pas propriétaires des AOC, elles sont attachées à la défense de la qualité de terroir.

68Le refus des techniques œnologiques d’arrangement et de correction rend l’engagement de moyens beaucoup plus contraignant à la vigne. Cela suggère à certains, pour tenter de limiter les difficultés posées par la dégustation, l’idée de déplacer l’agrément vers le contrôle de ces moyens : état du vignoble, rendement, charge des ceps, etc. Les vignerons sceptiques sur la pertinence d’une dégustation d’agrément proposent de la remplacer par un agrément à la vigne.

« J’en suis arrivé à penser qu’il ne faut plus d’agrément. Il ne sert à rien, coûte très cher et si on veut être un petit peu différent, on est boulé. Et si on veut resserrer, refaire ça mieux et tout ça, ça sera encore pire. […] Que l’INAO suive les vignes, des suivis d’exploitation au point de vue technique. Il y en a qui veulent un petit agrément mais alors simplement pour les défauts, par exemple si ça sent le vinaigre, si vraiment il y a un problème. » (Vigneron bio25, PdL, GT : 8&10)

69En revanche tous s’accordent à penser que le contrôle doit être plus respectueux des conditions imposées par le terroir : les contraintes administratives doivent s’effacer devant ses exigences. Les dates de dégustation doivent tenir compte de l’état des fermentations et ne pas obliger à manipuler les vins pour qu’ils soient prêts pour l’examen. Les nouveaux vins de terroir sont vinifiés lentement. Les échantillons soumis à dégustation ne sont pas prêts aux échéances requises par la procédure administrative et rejetés notamment sur des critères analytiques de sucres résiduels. Au lieu de terminer leur fermentation au printemps, ils les poursuivent souvent pendant une année, ce qui oblige à ouvrir la procédure aux vins de millésime antérieur à l’année en cours. De plus, ce test valide définitivement des produits dont la tenue dans le temps et le circuit de distribution ne sont pas toujours assurés. Or, avec la fragilité croissante des produits, ce point devient crucial. Pour améliorer la garantie apportée au buveur, il faut reculer les dates de dégustation pour les rapprocher de la date de consommation des vins. Les critères analytiques ont besoin, eux aussi, d’être révisés. La notion de maturité, par exemple, a évolué : elle s’attache plus à un ensemble de notes aromatiques et n’est plus synonyme de taux de sucre maximal et donc de degré alcoolique.

70Une majorité de producteurs de terroir reste attachée aux AOC et parie sur leur réforme. Mais pour quelques-uns, elles ont au contraire fait leur temps, il faut tourner la page et remettre sur la table l’ensemble des procédures de définition et de contrôle de la qualité des vins.

Les AOC sont-elles définitivement périmées ?

71Ce parti du changement radical et de la suppression fait valoir plusieurs arguments. Le premier remet en cause le principe fondateur des terroirs et des AOC en rejetant leur statut d’entité collective. La production de vins de qualité est une création individuelle qui engage son auteur et lui seul, indépendamment des opinions de ses confrères vignerons. Mais ce rejet de principe est rare – un seul vigneron dans notre échantillon. C’est plutôt l’usure du principe collectif de l’AOC qui est en cause. La démocratie du goût qui la gouverne a atteint ses limites. Le « moins mauvais des systèmes » ne permet plus de définir et de sélectionner la qualité. Alors que dans certaines appellations des aménagements des dates d’agrément ont été mis en place, ailleurs, le blocage d’une majorité d’acteurs a empêché cette souplesse nécessaire à des produits de qualité. Ces incidents montrent que c’est cette notion d’AOC qui pose problème car elle englobe sous le même signe des productions très différentes. Il faut donc l’abandonner pour permettre que s’épanouissent, chacune de son côté, des ambitions qualitatives stratégiques opposées et incompatibles. La production « industrielle » d’une AOC utilise une réputation à laquelle elle ne contribue pas. Elle induit une dérive des règlements de production et des épreuves de dégustation, vigiles essentiels de sa réputation.

72Ces producteurs ressentent un caractère mécanique et irréversible dans cette évolution. C’est un long combat qu’ils engagent et qui est loin d’être gagné. N’est-il pas préférable, finalement, de rejeter les AOC et de chercher le salut dans des stratégies de marques individuelles auxquelles les vins qui prétendent à une grande authenticité de terroir sont parfaitement adaptés ? Il ne leur restera plus qu’à éviter l’éparpillement de la notion de typicité en une multitude d’interprétations très personnelles.

73Quelques nouveaux producteurs de terroir réinvestissent ainsi la notion de terroir de la loi de 1919, qui instituait les appellations d’origine – non contrôlée. Cette loi permettait à quiconque en faisait la demande de déposer sa propre appellation vinicole. À l’époque, elle avait entraîné l’effondrement de la notion de qualité parce qu’il n’existait pas de critique, cet intermédiaire du marché qui contribue à donner leur crédibilité aux signes de qualité, marques, AOC, ou autres. La notion d’origine ou de terroir s’était perdue sans retour dans les allégations des producteurs. Aujourd’hui, l’abandon des AOC est devenu une stratégie viable.

74Pour ces iconoclastes, le marché, ses amateurs éclairés et sa critique sont devenus de meilleurs experts de la qualité que les vignerons de l’appellation. Si le vigneron parvient à avoir des clients, ce n’est pas parce qu’ils sont abusés par des prétentions de qualité qui servent leurs stratégies sociales élitistes ou auxquelles ils n’osent pas s’opposer comme le prétendent les adversaires de la qualité de terroir ; si les vins de terroir se vendent mieux que la plupart des AOC même lorsqu’ils sont commercialisés en vins de table, c’est parce que les clients leur reconnaissent plus de mérites qualitatifs.

75Pour pouvoir communiquer leur objectif de qualité de terroir, les producteurs revendiquent un droit à l’information du consommateur et un étiquetage des ingrédients de la bouteille, ou encore une mention des pratiques vitivinicoles (comme les produits phytosanitaires employés ou la dose de soufre, le rendement ou les vendanges à la main ou en machine).

76De façon paradoxale, la contestation des AOC soulevée par les vins « authentiques » vient ainsi apporter de l’eau au moulin de la grande distribution qui souhaite depuis longtemps diminuer la place accordée aux AOC pour favoriser une production plus souple, de plus gros volumes aux caractéristiques simplifiées, qui puisse concurrencer la production des nouveaux pays viticoles. Les deux s’appuient donc sur des arguments tout à fait opposés. En effet, les vins « authentiques » militent pour un développement de l’attention au terroir :

« Quand vous faites de l’AOC vous devriez faire un vin qui a un vrai goût de terroir, comme il doit être, c’est-à-dire un vin typé, pas copiable, et il ne faut pas oublier de le dire, il n’est pas fait pour plaire à tout le monde. Parce qu’on n’est pas obligé d’aimer le goût. Et bien la typicité, cela fait bien longtemps qu’on ne la sent plus, et c’est pour ça que l’on va se faire dépouiller par les autres vins qui sont fabriqués, car en vérité, on veut faire un vin qui se bat avec les vins du nouveau Monde, c’est-à-dire globalement un vin qui plaît à tout le monde, et qui suit l’évolution de la demande, alors qu’on n’a pas les mêmes libertés pour les produire en AOC. » (Syndicat Agricole5&Vigneron bio16, PdL, SBl : 14)

77Tandis que la grande distribution recherche son affaiblissement :

« L’essentiel des budgets de communication se trouve dans les interprofessions, qui sont amenées à communiquer pour l’appellation qu’elles représentent. Tant que cela n’est pas fédéré, cette communication se fait finalement aux dépens des autres appellations, qui deviennent dès lors concurrentes. Or, nos concurrents viennent d’ailleurs, ce sont les vins du “nouveau Monde”. Il faut mettre en place un dialogue ou une charte, voire autre chose, pour faire en sorte que la communication sur les vins en France, institutionnelle ou privée, se fasse sous un drapeau France. Nous ne devons pas nous tromper d’adversaire. » (M. Vallet, 2005 : 2)

78Mais les deux se retrouvent à l’heure de contester les règles d’étiquetage qui limitent les possibilités de communication avec le consommateur en dehors de l’AOC.