1La qualité de terroir authentique n’est pas un résultat, mais une quête. Elle n’admet pas une épreuve cruciale discriminante, mais une variété de tests toujours reconduits qui s’informent mutuellement et relancent la réflexion sur la qualité de terroir. La commercialisation de ces nouveaux vins ne peut donc prétendre supplanter une ancienne qualité de terroir défaillante en accompagnant sa commercialisation d’un « certificat d’authenticité ». Les nouveaux vins ne sont pas de ces produits des étagères de supermarché que l’on connaît ou dont il est facile de se faire une opinion.

« Tous les clients qu’on reçoit ici au caveau, quand il y a un échange, tout de suite c’est plus facile. C’est comme la visite d’un musée de peintures, on n’est pas forcément accroché par l’artiste, mais dès qu’il est là et qu’il explique tout de suite… Ce qu’on a perdu un peu dans le mode d’achat et de consommation c’est qu’il n’y a plus le contact. Les hypermarchés, c’est bien beau, c’est pratique, mais on n’échange plus. » (Vigneron bdssl5, PdL, GT : 9)

2La commercialisation des nouveaux vins de terroir s’apparente plutôt à un élargissement de l’espace de discussion autour de la qualité et de l’authenticité : ce qui se vend est autant un produit qu’une expérience ou une interrogation sur la qualité authentique. Qu’ils soient producteurs, revendeurs, amateurs, critiques, tous les prosélytes du vin authentique cherchent à saisir cette qualité nouvelle. L’enjeu sur les pratiques, l’information qui circule à leur sujet, redonnent une épaisseur, une matière à expérimenter la qualité des vins.

LE VIN COMME EXPÉRIENCE

3Producteurs, distributeurs, amateurs opposent le vin authentique à ce qui est connu, calibré, étiqueté, identifié ; ils ne proposent pas un plaisir de boire, un goût particulier, mais plutôt une interrogation, une mise en doute du vin ou de soi-même :

« J’ai vraiment été de l’autre côté de la barrière en disant “mais qu’est-ce qu’ils font tous ces gauchistes attardés là à vouloir vendre… Forcément, ils n’ont pas beaucoup de vin à vendre…” Non. Ce n’est pas tout à fait comme ça que ça se passe ! Je me suis aperçu qu’en ayant un entretien, à travers le vin, pas en saoulant l’interlocuteur de paroles, mais simplement en laissant déguster le vin, laisser le dégustateur ou la dégustatrice avec son impression, son émotion. D’un seul coup, l’échange devenait quelque chose de complètement évident. Au début c’était dur parce que j’avais l’impression de me prostituer. Mais quelques fois c’est des retours fantastiques, quelques fois des retours qui ne sont pas bons. Mais il faut accepter ça de l’autre. » (Vigneron bd16, PdL, GT&SBa : 9)

4Restaurants, bars à vins, propriétés, salons ou caves sont des lieux privilégiés pour faire naître cette interrogation sur ce qui est bon, et plus précisément sur la qualité authentique des vins : qu’est-ce que le vin de terroir, quel est son goût, quels sont ses qualités, ses techniques de production, leurs résultats ? De nombreux amateurs de vin sont rompus à cet exercice de mise en suspens de leurs certitudes et de leurs goûts, pour réinterroger, reconsidérer, se sensibiliser. Certains même – qui à la question « quel est le vin que vous préférez ? » répondent avec un soupçon de provocation « celui que je boirai demain ! » – en ont fait leur mode de consommation ; ils semblent prendre plus de plaisir à découvrir qu’à consommer. Des producteurs identifient même deux marchés différents : d’un côté celui des clients qui demandent « c’est le même que l’année dernière ? », et de l’autre celui des gens qui disent « qu’est-ce que vous avez de nouveau ? ». La dégustation à l’aveugle est une des techniques courantes qu’utilisent ces buveurs pour se laisser surprendre par leurs préférences et ne jamais enfermer leurs choix dans des caractéristiques figées1.

5Cette disposition peut paraître surprenante : lorsqu’il fait les courses, l’acheteur sait le plus souvent ce qu’il faut acheter, ou met en œuvre des procédures de choix ou de décision qui lui permettent de remplacer un item manquant par un autre, ou de substituer des qualités en jouant sur les prix… Mais tous les acteurs n’achètent pas nécessairement des produits prédéfinis. Les producteurs, les cavistes et les restaurateurs cherchent à rouvrir la question du choix du vin et à rendre le consommateur curieux. Ils s’appuient alors sur une double gamme de produits, des vins de terroir standards, des classiques sur lesquels se rabattra le choix si le vendeur échoue, et une gamme de nouveaux vins de terroir à découvrir, des productions originales qui font naître des interrogations. « Si vous aimez les surprises, j’ai quelque chose d’intéressant en ce moment ; vous me direz ce que vous en pensez ». Les vendeurs suggèrent, au moment de servir le client, de goûter autre chose, de se laisser tenter par le naturel, de refaire l’expérience s’il a été déçu. Il ne s’agit pas de forcer, mais de laisser le client décider de soumettre son goût à l’expérience. Pour faciliter cette ouverture du client, certains revendeurs n’hésitent pas à garantir le résultat : « satisfait ou échangé ».

6Les marchands ne sont pas en manque d’inventions, de petits trucs au succès toujours incertain, pour instabiliser leurs clients, les rendre moins sûrs de leurs propres goûts, en faisant goûter les vins, en ajoutant des éléments d’information, en indiquant des accords mets et vins, en mettant en doute les réputations dont ils craignent qu’elles ne guident trop fermement leurs préférences, en fléchant des parcours progressifs, à l’aide de vins qui « décalent sans décontenancer ». Ils ne demandent pas aux clients d’aimer, mais de s’intéresser. Ils veulent changer les repères de leurs clients. Les grands crus classés de Bordeaux ne sont plus à l’étalage, des régions moins réputées comme le Languedoc et surtout le Val-de-Loire tiennent la vedette, les vendeurs brouillent les hiérarchies et « cautionnent » leurs choix personnels par leur engagement envers ces produits.

De l’exercice du doute…

7Les nouveaux vins de terroir veulent faire valoir leur renouveau qualitatif sur deux fronts : vis-à-vis des vins d’AOC génériques alléchants par leurs prix, mais aussi trafiqués pour supporter les mauvais traitements qu’on leur fait subir, et face aux vins fabriqués pour plaire, qui jouissent d’une réputation jugée surfaite.

8Les distributeurs, les cavistes et les restaurateurs qui s’adressent au grand public cherchent à faire apprécier ces nouveaux vins et leurs goûts différents. Pour élargir la clientèle et les adeptes de ces vins, ils doivent bousculer les habitudes, déplacer les références. Pour convertir ceux qui ne se laissent pas tenter ou effacer une mauvaise expérience, ils tentent de générer le doute. Or apprécier la qualité d’un vin n’est pas une mince affaire ! Que le vin plaise ou non n’est pas nécessairement à imputer au vin lui-même, mais éventuellement au buveur : est-il suffisamment sensible, informé, expérimenté ?

9Les vendeurs de vins de terroir se méfient de toutes ces habitudes, normes qui enferment les goûts. Les réglementations créent par les habitudes qu’elles instaurent, des références de goût qui gênent la reconnaissance d’une qualité supérieure, différente :

« La législation française, qui nous embête nous les restaurateurs, laisse l’agroalimentaire dire foie gras pour n’importe quoi. Alors vous avez le client qui vient : ‘‘ah oui mais il est un peu fort…’’ » (Restaurateur bio1, Paris, GT&SBa : 7-8).

10Les AOC ont formaté de la même façon les goûts, la perception des défauts et des qualités. Les nouveaux vins de terroir ont donc parfois des caractéristiques gustatives inattendues pour les consommateurs qu’ils ne doivent pas juger défectueuses. Un vin qui pétille légèrement n’est pas un vin « piqué », mais un vin sans soufre protégé par son propre gaz carbonique. L’absence de défaut n’est plus le signe d’une haute qualité, mais peut-être d’une manipulation technologique. Le plaisir n’est plus non plus un indicateur immédiat. À s’y fier sans prendre garde, on peut même apprécier des produits défectueux dont la culture et l’habitude ont « incorporé » le goût dans les papilles des buveurs à leur insu.

11De même, l’expression des cépages par exemple n’obéit plus à des stéréotypes préfabriqués ; il faut donc réapprendre à en identifier les nuances « authentiques » en se défiant encore et toujours du plaisir occasionné par la perception :

« Quand on goûte quelque chose, on dit ça aussi aux enfants, on ne dit pas “c’est pas bon”, on dit “j’aime pas”. Là, il faut peut-être se dire “je n’ai peut-être pas la culture de ce vin-là, j’ai peut-être besoin d’apprendre”. Quand on va à l’étranger, s’il fallait qu’on mange des vers vivants, des limaces ou des sauterelles, au premier abord, on dira “c’est dégoûtant” alors que ça fait partie de la culture. Donc il faut remettre tout ça en place et ce n’est pas facile parce que la grosse majorité des consommateurs n’ont pas tous la culture de la bonne cuisine, du marché, du légume qu’on va éplucher, de la viande qu’on va acheter directement chez le producteur, ou du fromage, etc. » (Vigneron bdssl5, PdL, GT : 9)

12Pour certains, le client consommateur est ainsi poussé à lutter contre toutes ces pressions qui s’exercent sur son goût, se dépouiller de ses expériences préalables pour lui redonner une virginité qui le rende à nouveau capable d’apprécier des produits différents.

13Avant de s’en remettre à son plaisir, le dégustateur doit s’assurer qu’il sent bien la différence qu’il va devoir interpréter et évaluer. Et cet impératif s’adresse en premier lieu à ceux qui sont chargés de vendre et donc de faire sentir cette différence :

« Si on ne sait pas les vendre, ça n’est même pas la peine de les acheter, parce que ce sont des vins tellement particuliers qu’il faut savoir expliquer à une clientèle qui ne connaît pas ces vins-là pour pouvoir éventuellement les accrocher, pour qu’ils se rendent compte de la différence entre ce qu’ils ont toujours bu et ce qu’ils sont en train de boire. » (Caviste %QE9, Paris, SBa : 2-3)

14Ce travail de la perception, cette interrogation des émotions peuvent être longs, d’autant plus longs qu’il n’y a pas de chemin tout tracé, ni de bonne méthode pour y parvenir. Sa fin est souvent décrite comme une illumination subite au cours de laquelle le but poursuivi se découvre soudain :

« Quand les premiers vins bio se sont présentés à nos papilles, soyons clairs, ce ne fut pas toujours l’extase. Habitués que nous étions aux vins dits classiques et luxueusement élevés, nous en avions conclu bien (trop ?) vite que le bio, en viticulture, n’apportait au palais qu’une touche résolument rustique pour ne pas dire simpliste. Bien sûr, le respect intransigeant des éléments, la religion rousseauiste qui consiste à laisser faire la nature autant que faire se peut, est tout à fait louable. Et la question se posa, brutale : peut-on faire un bon vin strictement naturel ? Alors quand il s’agit d’un grand vin… il fallait tout réapprendre. » (Malnic et al. : 4)

15La mise en doute de la perception n’en fait pas une aporie entretenue, une question définitivement sans réponse. Des certitudes se recomposent, se condensent petit à petit ou se cristallisent tout d’un coup : « Une fois qu’on y est, on s’aperçoit qu’il y a quelque chose de plus vivant dans ces vins-là, de plus parlant que dans des vins plus industriels » (Encadrement technique1, PdL, SBl : 14).

16Cette mise en doute du goût n’est pas une injonction impérative à changer de préférences et de goûts pour les aligner sur les vins naturels ou de terroir. Le goût et les préférences de chacun restent importants, mais le consommateur doit être réflexif, ne pas se fier à son seul goût, ne pas ériger son plaisir aveugle en dogme, car c’est finalement ce qui permet aux vins fabriqués de continuer à se vendre au détriment de toute connaissance ou éthique de la production. Le plaisir gustatif n’est, surtout en ces moments de doute et d’incertitude sur la qualité, qu’un des éléments de jugement. Le buveur doit aller plus loin, chercher à savoir et s’informer sur les producteurs, et ensuite seulement faire son choix, exercer ses préférences plus libres du risque d’erreur.

« Avec certaines appellations autres que le vin, on est les derniers producteurs à souhaiter que le consommateur soit plus intelligent, plus formé et mieux éduqué. L’industriel lui ne le souhaite pas. Il veut qu’il réagisse à des images de pub, qu’il soit un consommateur réflexe. Il ne doit pas être un consommateur intelligent. Théoriquement on devrait perdre ce combat, mais parce que ça devient un problème culturel, on va pouvoir le gagner. » (Vigneron2, PdL, GT : 9)

…au test du vin

17Les buveurs réagissent, analysent, s’informent, cherchent des réponses eux aussi de leur côté2, ou dans l’échange avec les vendeurs. Il n’est pas toujours facile de décider à quel moment les produits chimiques deviennent vraiment néfastes ni même de se faire une opinion quand les guides, les marchands et les producteurs qui disent tous défendre le terroir ne sont pas d’accord entre eux.

18Les conversions sont attendues, longues, difficiles. Le doute peut se maintenir, ne pas déboucher sur de nouvelles préférences, laisser le buveur en suspens.

« Les discours des producteurs sur ce qu’ils appellent le respect du produit, pour moi ça ne veut pas dire grand-chose ! Quoiqu’il se passe le produit, ils le prennent, ils le maltraitent, ils l’écrasent… Pour moi c’est davantage le respect du client qui compte. De dire “ voilà on a mis des produits chimiques, mais on estime que c’est bien que ça se passe comme ça pour telle ou telle raison ”. Et celui qui paie le produit il le sait. Les deux discours sont autant recevables. En tant que non spécialiste, je ne peux pas du tout savoir quelle est la vérité. Même s’ils font beaucoup d’efforts et s’ils mettent en pratique ce qu’ils disent, je me demande si c’est réellement pertinent ou pas. Mais si jamais c’est le cas, je suis prêt à payer plus cher. » (Consommateur8, Paris, SBa : 8)

19Parfois le miracle a lieu.

20Parfois aussi les buveurs résistent ; ils rechignent à adopter ces vins qu’ils ne trouvent pas toujours bons et que leur fragilité rend peu pratiques.

« Si on vend cette bouteille, le client s’attend à avoir un blanc moelleux, mais le vin, il s’est mis à refermenter. Mais le problème c’est que le client est dans un appartement où il fait 25 degrés. Il débouche cette bouteille, il veut se faire plaisir à l’apéritif et si le vin fermente, il va dire : “oh c’est pas bon ce produit, c’est un vin en biodynamie, et comment ça se fait ? !”. Et il revient nous voir. Et les clients ne comprennent plus. » (Cavistes7&8, LR, PF : 12)

21La fidélité des vignerons envers la nature amène aussi de très grandes variations entre les différents millésimes. La marque et le nom du vigneron ne sont plus des indices très fiables de choix, à moins que le buveur adhère à son projet autant qu’il aime son vin.

22Les producteurs et les distributeurs convaincus ne sont pas des manipulateurs tout puissants. Si influents soient-ils, si forte soit la bonne volonté du client, celui-ci ne perçoit pas toujours la différence, il n’est pas toujours content du nouveau produit qu’il goûte. Et le doute ne résiste pas non plus toujours à l’expérience. Des producteurs et des revendeurs soulignent alors la force de la « manipulation » exercée par la société.

Entre clients et terroir, les limites de la soumission

23Certains clients se rebiffent, mais les producteurs résistent aussi à ce « retour des clients ». Pour les plus intransigeants, le vin authentique doit subir et traduire le millésime. Il appartient dès lors aux modes de consommation d’accommoder cette diversité pour en tirer toujours le meilleur parti en mettant de côté le vin qui n’est pas prêt, ou en ajustant la diversité des circonstances de consommation. Les vins naturels veulent réhabiliter la simplicité des petites années autant que la non sophistication du naturel. Boire du vin ne se résume pas à goûter ces vins très chers, élitistes, dont on jouit à toute petite gorgée, ces monuments dont on peine à contredire la réputation.

24Le refus de la technologie ne permet pas aux vignerons de terroir de faire des vins de qualité régulière, et donc au client de revenir chercher d’année en année le même vin ; de même, l’identification de plus en plus fine des terroirs fait éclater des visions simplistes de la typicité. Producteurs et vendeurs mettent en avant une autre richesse, celle de la diversité des vins que le consommateur doit mettre à profit. Les micro-terroirs qu’ils ont différenciés, les cuvées dont ils ont soigneusement accompagné les variations à la vinification éparpillent les productions en des myriades de produits tous différents. Mais cet éclatement de la production en de multiples vins permet aussi de satisfaire des attentes variées, même pour chaque client :

« La diversité des terroirs et la diversité des millésimes fait qu’on va toujours trouver quelque chose qui nous convient au moment où on a envie de, où on a envie de goûter ça. On descend dans sa cave, on dit tiens, j’ai envie de goûter ce truc-là. C’est frais, c’est léger, c’est bien on va boire ça, sans complication. Depuis que je bois ces vins-là, moi, j’ai l’impression, quand je bois d’autres vins, qu’ils se ressemblent tous. » (Critique vins naturels5, Paris, GT : 11)

25La notion de bonne qualité doit changer… mais jusqu’où peut-elle imposer le renouveau ? La résistance des clients n’est-elle que le reflet de l’échec des vendeurs à faire sentir et apprécier la bonne qualité nouvelle ? Et ceux-ci peuvent-ils prendre le risque de déplaire aux premiers fidèles convaincus pour satisfaire de nouveaux clients plus réticents ?

« On est dans une démarche [de vin naturel] qui est vraiment… Commercialement ça me ferme des portes. Trop de vignerons disent “ce vin-là il plaît, il se vend. Donc dans l’année, il faut que j’arrive à faire tant de bouteilles pour pouvoir honorer mes marchés”. Moi je dis “que dalle”. » (Vigneron bdssl1, PdL, GT : 14)

26Certains distributeurs sont sensibles au projet et défendent les produits, mais ils réclament aussi parfois des adaptations. Tous les producteurs ne voient pas ces ajustements comme une compromission, tous ne restent pas sourds aux reproches de leurs clients, buveurs ou distributeurs. Avant d’être écoutés, les clients sont informés, placés devant les choix gustatifs, techniques ou économiques à opérer. Une fois qu’ils sont suffisamment informés des enjeux, des contraintes imposées par le terroir, l’expérience du vin qu’ils ont acquise en tant que buveurs se retrouve rudement soumise à la question. À la cave ou chez le caviste, les jugements sont interprétés, l’intérêt pour le vin analysé, ce qui revient à la qualité du vin et ce qui revient aux goûts personnels soupesés, puis, éventuellement, pris en compte.

27Au fil des expériences, des réussites, des échecs et des débats, les vignerons tempèrent, réorientent leurs principes et leurs ajustements. Les producteurs se perfectionnent, acquièrent de l’expérience ; ils expliquent, aident l’achat ; des consommateurs s’intéressent, goûtent, expérimentent, regimbent ou se laissent guider. Cavistes, journalistes, amateurs, restaurateurs comparent les nouveaux produits. Le bouche-à-oreille est déterminant, il est efficace parce que les personnes intéressées se connaissent, partagent un certain nombre de principes ou de critères essentiels et confrontent leurs expériences. Tous cherchent à savoir jusqu’où le pari de l’authenticité peut être tenu.

28Ainsi, tout en résistant aux retours des clients, les viticulteurs ajustent leurs pratiques et leurs interprétations. Ils relativisent les essais les plus débridés, ils se démarquent des vignerons les plus inflexibles, ils acceptent certains compromis équilibrés – un usage raisonnable de soufre qui ne se sent pas en bouche, un refroidissement des cuves à l’exclusion de leur réchauffement – et composent avec les attentes des consommateurs : « les clients viennent chez moi pour cela ».

« Depuis quelques années à Paris il fallait être bio, sans soufre et à la limite plus on était atypique plus ça plaisait, plus c’était dégueulasse, mieux c’était quoi. Ça a été rigolo quelques années mais même eux, les bars à vin, les cavistes et tout ça, ils se sont rendu compte qu’en face, la clientèle au bout d’un moment n’a pas suivi. Il y a les amateurs, les passionnés qui vont comprendre ce qui se passe dans le vin, “tiens pourquoi il est comme ci comme ça ?” mais le client lui, qui n’est pas forcément amateur et passionné, il faut que le vin lui plaise. » (Vigneron bdssl5, PdL, GT : 8-9)

29Des mouvements regroupent non plus des individualités, mais des courants. Des modes se dessinent ; l’appellation « vins naturels » ne sert plus toujours à désigner un vaste ensemble de pratiques visant un retour à plus de naturel, mais parfois au contraire à différencier, pour le défendre ou le critiquer, le noyau dur de ceux qui veulent assumer toutes les conséquences de la prise de commande par la nature.

L’ÉLARGISSEMENT DU DÉBAT À LA CRITIQUE

30Les partisans du renouveau de la qualité de terroir voudraient que la critique vinicole fasse son auto-critique, sa révolution culturelle : à ne pas s’intéresser aux techniques de production, elle prend pour argent comptant la prétention de qualité de terroir de nombreux vins qui n’ont de terroir que le nom. Il faut redonner une place aux pratiques dans le jugement de la qualité, et ne pas déguster aveuglément.

31Mais l’enrôlement de la critique semble toujours trop lent. La discussion de la bonne qualité tarde à installer de nouvelles épreuves, l’appréciation de la qualité continue de reposer largement sur la dégustation à l’aveugle. Depuis quelques années cependant, de nouveaux acteurs se sont introduits dans le débat. Des journalistes ont commencé à s’intéresser à ce renouveau de la qualité des vins.

La critique de la qualité de terroir

32Avant 2001, les allusions à la protection des terroirs sont très rares3. Seul un article du Wine Spectator dans notre échantillon de 211 numéros de revues de la presse viticole porte sur les liens entre protection des terroirs et qualité gustative.

« Michel [Chapoutier] pushed ahead with his reforms. He pruned back the vineyard and reduced yields from 35 or more hectoliters per ha to a conservative 25 hl per ha for both red and white wines. He installed new oak casks.

These techniques already had been popularized in the Rhône, but Chapoutier went further, launching a crusade against chemicals, fertilizers and sprays and adopting biodynamic, organic farming techniques.

“My idea is to get back to the land, to express the terroir”, Michel says. “You can’t do that if you are adding chemicals to your wines”. » (Wine Spectator, 15/12/99, p. 59)

33La Revue du Vin de France, média majeur de la critique vinicole en France, n’aborde qu’une seule fois ces dernières années la question de la toxicité des produits de traitement, et uniquement du point de vue de la santé professionnelle des vignerons qui manipulent les produits toxiques :

« Si on ne les retrouve que dans des proportions infinitésimales, dans le vin, les résidus de pesticides chimiques sont soupçonnés d’altérer la santé des vignerons qui les manipulent sans précaution. Enquête sur un sujet sensible4. »

34Il faut attendre février 2009 pour que la revue fasse de la protection des terroirs un élément incontournable de la viticulture :

« Dans trente ou quarante ans […] personne ne parlera plus de “bio”, le mot fera rire, il apparaîtra comme très daté. Pourquoi ? Mais parce qu’aucun grand vignoble ne va échapper à cette conversion. Parce que le retour à un travail équilibré des sols est inéluctable pour tous les grands vins. C’est donc bien l’analyse d’un bouleversement durable qui est présentée dans ce numéro5. »

35Jusqu’à cette date, la critique vinicole ne se fait pas vraiment l’écho de la qualité particulière que les producteurs authentiques veulent donner à leurs vins. Les dégustations ne tournent guère autour de la question d’une qualité nouvelle des terroirs.

36Les critiques ne sont pas là pour soutenir des producteurs en difficulté, ils ne sont pas non plus des militants écologistes. Ils sont là pour faire reconnaître la qualité des produits. La plupart ne s’intéressent guère à ces mouvements, qu’ils voient soit comme des farfelus, soit comme des coups de marketing :

« Toute la biodynamie c’est de transmettre une information aux vignes. On vous dit, la vigne, si vous lui causez, elle va comprendre. Les Romains disaient la même chose. […] Ils déconnent un peu les gars. » (Critique vinicole4, Paris, gT : 2-3)

37D’autres au contraire sont séduits par ce retour aux sources de la qualité ; ces nouveaux ambassadeurs des vins authentiques ont commencé à parcourir les vignobles, à prendre la parole, à écrire des guides, à expliciter ce renouveau qu’est la recherche du terroir. L’effort pour revenir à une définition de la qualité plus proche de l’esprit des AOC, contre ce que certains appellent une « dérive marchande », rencontre ainsi un petit écho parmi les journalistes. Rapidement quelques guides plus spécifiquement dédiés aux vins bio et bons et aux vins naturels apparaissent. Ils ne sont pas bien nombreux. Nous avons trouvé sept sélections de vins bio ou plus largement « naturels »6 et deux ouvrages de commentaires, d’explicitation du « bio »7. Un autre n’affiche ni « bio », ni « naturel » dans son titre, mais il appuie la nécessité de préserver les terroirs8. On trouve aussi quelques dossiers et articles consacrés aux vins de terroir ou naturels dans de grands médias, Le Point, L’Express, Le Figaro, où des journalistes assez engagés dans la défense et le renouveau des vins de terroir proposent des sélections. Comparé à la critique vinicole habituelle, cet ensemble est très réduit.

38Ces auteurs défendent ce renouveau du terroir et cherchent à en découvrir et faire connaître les nouveaux talents. Ils enjoignent les autres professionnels à revoir leurs certitudes. Ils fuient les jurys de dégustation qui écartent, de leur point de vue, les opinions tranchées et les vins originaux, pour favoriser le consensus mou. Ils reprochent aux médias de consacrer l’excellence déjà reconnue, de ne pas prendre de risques et de ne pas s’intéresser à la relève.

39Grâce à cette critique naissante, et plus particulièrement à celle qui publie dans les médias généralistes, les vins authentiques peuvent espérer surmonter le handicap de leur faible nombre, leur absence de la majorité des lieux de vente et finalement leur relatif confinement.

Le renouveau de l’appréciation de l’authenticité

40La recherche de l’authenticité change-t-elle le contenu de la bouteille, comme le disent les producteurs ? Leur enthousiasme et leur sincérité sont patents.

« Aujourd’hui, effectivement, il y a des gens comme YYY en Alsace qui est l’un des viticulteurs en France qui aime le plus sa terre, mais alors vraiment sa terre. Pendant deux heures, vous êtes assis dans un rang de vigne et il est là en train de vous parler de sa terre. C’est magnifique. » (Caviste %QE11, E1, Paris, GT&PF : 4)

41Mais, vu de l’extérieur, tout ce bruit autour de la qualité pourrait n’être que l’effet d’un enthousiasme ou d’un préjugé communicatif des producteurs sur l’évaluation de leur production, ou encore un phénomène de mode entretenu par les « bobos » parisiens. À l’intérieur, au contraire, la question reste posée : cette qualité authentique a-t-elle un goût et lequel ? Ce nouveau goût est-il intéressant et pourquoi ?

42Le goût n’est pas seulement l’instrument d’une hiérarchisation des qualités, ni le signe d’une différence effective ; c’est aussi le lieu où se prouve la pertinence de la nouvelle démarche vitivinicole. Saisir, parmi les multiples différences que l’on peut trouver entre deux vins, celles qui peuvent être attribuées à des façons de faire propres aux vins authentiques ne cesse donc de préoccuper les producteurs qui multiplient les essais, les comparaisons et les expériences. Quand un indice émerge, il est testé et mis à l’épreuve à la première occasion. À force de chercher, certains parviennent parfois à pointer des éléments de différence : les vins authentiques sont « francs », « sincères », « subtils ». Le goût de l’authentique appelle un registre propre de qualification qui se démarque un peu de celui des vins. Ce n’est pas par le caractère fruité du vin qu’on le reconnaît, mais par une certaine qualité de ce fruité, son authenticité ou sa franchise d’expression. Faute d’être précisément cadrée, la différence gustative n’est pas manifeste, elle reste difficile à saisir et à nommer.

43L’identification précise de la différence et sa mise en critères n’est pas la seule préoccupation : il faut aussi recadrer la notion de défaut, repréciser la frontière entre la note ou la caractéristique typique et le défaut inacceptable. Car tous les buveurs qui ont eu l’occasion de boire ces vins ne sont pas d’accord. Non filtrés, non soufrés, parfois troubles, ces vins que l’on n’a ni arrangés ni fardés, peuvent heurter, par leur goût et leur aspect. Parfois, quelques manipulations simples permettent d’éviter ou de faire disparaître ces problèmes. On élimine l’excès de gaz carbonique, on oxygène un vin réduit, on stocke au froid les vins sans soufre. Les défauts d’aspect que la technologie avait aidé à gommer dans un souci de perfection redeviennent des caractéristiques ordinaires. La couleur ou un trouble ne changent pas le goût du vin. Pourquoi serait-elle un critère de qualité ? Les contradicteurs renâclent ; les partisans en font le signe d’une absence de manipulation inutile, voire préjudiciable à la qualité générale du vin. Les débats sont d’autant plus vifs que ceux qui ne sont pas convaincus s’appuient sur ce flou autour des critères de la qualité pour en contester l’intérêt.

44L’identification de la qualité de terroir est loin d’être achevée ; mais ce travail en cours commence à envahir la question des moyens à mettre en œuvre pour parvenir à la meilleure expression du terroir.

Un circuit commercial qui s’étoffe

45Quelques bars à vins, restaurants, distributeurs ou salons sont spécialisés dans ces vins « authentiques ». Ils attirent notamment les convaincus qui aiment ces vins pour les questions qu’ils posent autant que pour les réponses qu’ils apportent. Dans ces lieux de vente, on ne vient plus vraiment acheter un vin précis, mais voir ce qu’il y a d’intéressant ; les ruptures de stocks, les changements de références, les inconstances des millésimes y sont des occasions de découvrir toujours de nouvelles choses, plutôt que des déceptions.

« Heureusement que l’on a des ruptures de stock. Vous revenez dans un mois et demi, les vins seront différents dans le magasin. Mais, est-ce qu’on veut du vin coca-cola ? Tout le temps le même, pareil ? On veut abêtiser le client ! Le vin, c’est à chaque fois quelque chose de différent, il y a des histoires à raconter, de la convivialité. » (Caviste4, Paris, SBa : 9)

46L’ensemble de ces amateurs se plie plutôt volontiers à la « dictature » de l’authenticité : les températures sont contrôlées, et les caprices des vins surveillés. Chez la plupart des restaurateurs qui servent ces vins, la carte des vins a sauté du livret imprimé à l’ardoise effaçable pour mieux s’ajuster aux périodes de « retravail » en bouteille qui rendent certains vins momentanément « indisponibles ». L’éventail des interprétations des bonnes techniques vitivinicoles utilisées par les vignerons se retrouve sur les étagères des cavistes qui suivent avec attention les différentes expériences des uns ou des autres. Cet accueil bienveillant et ouvert ne signifie pas une indifférence envers les pratiques ; il alimente au contraire les débats sur la qualité de terroir.

47Ce microcosme souvent pointé du doigt, parfois avec moquerie par ceux qui ne s’y retrouvent pas, déborde, s’agrandit. On le décrit moins comme un phénomène de mode typiquement parisien, car ces vins ont maintenant pignon sur rue dans de nombreuses régions de France. De plus, leur commercialisation ne se réduit pas à ces magasins très spécialisés. Le terroir entre de plus en plus fréquemment chez les cavistes indépendants qu’intéresse ce renouveau de la qualité. Différentes démarches et des niveaux d’exigence ou de compromis inégaux se côtoient alors sur les étagères.

48De nouveaux adeptes du retour au terroir se font connaître dans des régions comme le Bordelais ou la Champagne, que ces producteurs tenaient pour le fer de lance de la production de qualité industrialisée. Sans être une marée, le collectif de ces vignerons s’étend progressivement dans les vignobles de France et également en Italie, en Espagne, en Suisse, en Australie.

49Certains producteurs préfèrent rester en marge du débat : tout en insistant sur l’importance du terroir, ils cherchent à « rester dans les clous », à ne pas trop renouveler la qualité pour éviter les problèmes de commercialisation. Parfois ils cantonnent leur quête du terroir à une partie de leur production, souvent un haut de gamme, ou une cuvée qu’ils ne commercialisent pas toujours. Les uns fixent une limite économique aux contraintes qu’ils peuvent supporter ; d’autres revendiquent une grande souplesse pour continuer à maîtriser la qualité de leur vin et mettre en valeur leur savoir-faire, d’autres encore veulent une conduite stricte, mais avec une marge de manœuvre au cas où le sort se déchaînerait. Des cavistes et des critiques suivent avec bienveillance cette définition lâche des moyens. Malgré l’intérêt essentiel qu’ils accordent au terroir, ils ne veulent ou ne peuvent pas circonscrire leur offre aux seuls vins authentiques et font même parfois de leur magasin un instrument de conversion de leur clientèle :

« Quand vous parlez aux gens, ils disent c’est vrai, il y a une différence, mais d’eux-mêmes ils ne font pas gaffe. » (Caviste %QE11, E1, Paris, Gt&PF : 18)

50La diversité des démarches permet aux revendeurs de dessiner un chemin continu et progressif entre les qualités de vin. Ils peuvent ainsi ajuster l’exigence de terroir du producteur à celle de leurs clients. La variété des pratiques de recherche du terroir s’accommode des interactions de face à face, en boutique ou sur le domaine, et toutes ces interprétations cohabitent tant bien que mal9.

51À l’opposé, certains vignerons, mais aussi des cavistes, peuvent se faire beaucoup plus exigeants ; des positions se durcissent, tout particulièrement sur la question des herbicides accusés d’homogénéiser tous les milieux naturels de culture. Certains parmi les plus engagés dénoncent vivement le laxisme et les vaines prétentions des plus timorés et tout particulièrement les techniques moins exigeantes de l’agriculture raisonnée. Sur ces deux points – le rejet de l’agriculture raisonnée et l’exigence de certification – ils rejoignent les bio pour demander que soient garanties les allégations de protection de l’environnement. Mais à la différence des bio, cet étiquetage doit être au second plan, par rapport à l’affirmation de la qualité et du terroir. Les étiquettes et les informations sont donc toujours discutées, leur sens interprété, leurs limites stigmatisées ou dépassées. Les signes de qualité environnementale – labels AB, Déméter, Terra Vitis, Biodyvin ou autres – ne sont que des indices, à la fois insuffisants et non nécessaires pour garantir la qualité. Globalement, ils sont néanmoins devenus incontournables.

52Des salons qui sélectionnent les vins selon leur qualité, comme celui de Groslay, accueillent de plus en plus de partisans de la protection des terroirs ; d’autres apparaissent où la qualification bio est requise pour revendiquer une qualité de terroir. Pour certains clients comme pour les distributeurs ou pour les producteurs, le niveau d’exigence environnementale des pratiques des producteurs devient un indice de l’intensité de la quête du terroir et donc de la qualité de terroir manifestée par les vins.

53Ces vignerons aventuriers et militants multiplient les associations et les regroupements de producteurs : Renaissance des Appellations, Loire Renaissance, la Dive Bouteille, l’Association des Vins Naturels, Sève, etc. Certains favorisent l’accueil de jeunes porteurs des mêmes objectifs, ou soutiennent une solidarité commerciale. Ils se regroupent et multiplient les petits salons spécialisés. Désormais, ces vins se vendent, surtout à l’export et auprès de cavistes spécialisés, dont certains leur attribuent même ce succès.

UNE ORGANISATION DE MARCHÉ PAREILLE À UN GRAND FORUM

54L’organisation collective qui accompagne la circulation marchande de ces vins est particulièrement bavarde. Tout le monde y est en quête permanente d’une information plus détaillée sur les vins et leur expression du terroir. Elle s’appuie sur des contacts directs, étroits, entre les producteurs, les vendeurs, les distributeurs et les clients :

« Et tout ce qu’on a en cave, et on a aujourd’hui 600 ou 700 références, ce sont tous des vins qu’on a été chercher sur le terrain […] Donc on connaît les vignerons, on connaît les vignes, on connaît les chais, au-delà même des labels et de tout ce qui peut être marqué sur l’étiquette, ou sur les fiches techniques, ou ce qui peut être dit dans un salon » (Caviste %QE6, PdL, SBa : 1)

55Visites du domaine et salons se multiplient où le producteur pressé de questions explicite son interprétation du terroir et ses dernières expérimentations. Chacun vient aux nouvelles, les cavistes comme les particuliers se déplacent, en France, mais aussi, si l’on en croit l’expérience de quelques vignerons, à l’export où l’attention aux conditions de production se superpose à celle de la qualité gustative du vin. Plus que la précision et l’exactitude d’une information, ce contact direct alimente un grand débat collectif où la notion d’authenticité est ajustée et réinterprétée. L’analyse, la comparaison, la dégustation, la mise à l’épreuve conduisent à autant d’évaluations discutables et discutées de la réussite des projets et des limites ou des avantages des différentes techniques d’expression du terroir.

56Dans ces rayons de cavistes, les pratiques respectueuses de l’environnement, entendues en un sens très large, tendent à circonscrire cette offre particulière des vins authentiques. Au sein de ces pratiques, la biodynamie – là encore plus comme état d’esprit ou signe d’une extrême exigence que comme liste de pratiques – fait l’objet d’un consensus grossier tout en restant, à cause de son image ésotérique, la technique la plus controversée en matière d’agronomie ou de protection de terroir.

57Revendeurs ou acheteurs ont besoin d’une information détaillée du domaine pour mieux apprécier la qualité de terroir recherchée.

58Pour tous, le terroir reste la bannière qui permet d’opposer une offre différenciée à la concurrence du nouveau monde viticole. Mais ces vins de qualité différents, « authentiques », que les seuls signes de qualité et même le bon goût ne permettent pas toujours de différencier n’ont pas de signe d’identité collective au sein de l’offre des vins de terroir, ce que déplorent des négociants qui voudraient mettre en valeur les atouts de cette production.

« Je n’ai pas la vérité, je leur dis toujours faites votre vin, faites-le encore plus, mais il faut savoir rester à sa place. J’ai l’espoir avec la dizaine qui travaillent bien, qu’on arrive à cette référence collective. Il ne faut pas avoir une seule palette, bien sûr, mais sur un million de bouteilles, on peut le faire. Je ne sais pas sous quelle forme, les appellations c’est trop compliqué, il faut trouver une façon de faire connaître et d’expliquer ce que seraient ces vins-là. » (Vigneron négociant naturel1, PdL, AH : 5)

59Ce n’est pas parce qu’ils ne sont pas signalés qu’ils n’ont pas d’identité et les signes de qualité environnementale viennent en partie pallier ce manque.

60Malgré les oppositions parfois très vives entre les choix techniques des producteurs de vins « authentiques », l’explicitation des moyens nécessaires à ces vins de terroir authentiques et la façon dont le respect du terroir se marie à la bonne qualité gustative restent très ouvertes. Revendeurs et critiques mêlent dans leurs sélections des producteurs tous attentifs à la protection de la nature et de la santé mais selon les options ou degrés très divers de l’agriculture biologique, de la biodynamie du sans soufre avec chimie dans les vignes ou de la viticulture très raisonnée. Elle offre une voie commerciale à ceux qui se font rejeter des circuits habituels des vins de qualité et qui partagent le même objectif de recherche d’une qualité de terroir. Elle forme ainsi un pont large entre les questions environnementales et la qualité des vins.

61Dans cet espace marchand, l’étiquetage des pratiques respectueuses de l’environnement n’est plus redouté. Ceux des viticulteurs bio qui ont développé leur recherche qualitative se joignent à un mouvement qui les accueille. Les vins bio ne sont ni bons, ni mauvais a priori. Et l’information sur les techniques de production est écoutée, car elle cadre l’appréciation du goût des vins. Les bio ne sont plus ni des fous ni des marginaux et leurs vins ne sont plus nécessairement mauvais. Pour les producteurs bio de longue date, cette situation est nouvelle et le résultat d’une évolution qu’ils constatent au sein de leur entourage.

LES PRIX ET L’AUTHENTICITÉ

62Comme tous les producteurs de vins de qualité, ces vignerons récusent les recettes économiques industrielles qui invitent à produire de gros volumes standardisés à bas prix. La recherche d’une organisation économique plus durable, thème cher aux bio, apparaît ici ou là. Ils défendent une autre qualité de vie et la plus grande durabilité de l’économie à mettre en place. Mais c’est la qualité des produits qui forme le premier cheval de bataille, une qualité opposée au prix.

Le prix, mesure de la qualité des vins de table

63Le bas prix n’est pas un argument commercial pour ces producteurs, il est toujours associé à une qualité de production. Les producteurs de vins de qualité ajustent souvent leurs prix à la qualité de leurs vins, celle qu’ils estiment, mais aussi celle qui leur est reconnue par les experts de la critique ou les marchands. Il n’est pas rare qu’un producteur qui gagne en réputation monte progressivement ses prix. Ces vins plus chers requièrent de tous les intermédiaires du marché qu’ils démontrent le bien-fondé de ces prix : critiques, revendeurs ou amateurs. Car, face à cette reconnaissance de la qualité par les prix, les acheteurs bien sûr, mais la critique également, exercent une vigilance et mettent régulièrement en avant les bons rapports qualité-prix de vins de producteurs ou d’AOC moins connus. La critique dénonce aussi des prétentions qu’elle juge excessives : des journalistes peuvent l’écrire, des revendeurs peuvent refuser de distribuer certains vins, sans qu’ils manquent nécessairement d’acheteurs.

« Le prix, c’est important. Je connais un type qui fait du vin qui se vend très très bien, un vin qui passe dans les salons, qui est vraiment reconnu. Et dans sa région, il est tout seul à faire du vin avec les méthodes qu’on aime bien. Et bien ses bouteilles, il les vend le double du prix d’une bouteille normale. On ne peut pas acheter son vin parce que pour nous ce n’est pas justifié. C’est comme un Corton Charlemagne à 98 euros hors taxe prix caviste. Nous ça nous le ferait vendre à 150 €… C’est ridicule ! On en achète une pour nous et puis c’est tout. Il faut avoir aussi le respect du client. » (Caviste %QE9, Paris, SBa : 4)

64Dans la mesure où ils ne refusent pas, sur un mode militant, d’entrer dans ce jeu, comme certains, on va le voir, l’ajustement de la hausse est toujours pour les producteurs une opération délicate, mais importante : le prix final de la bouteille s’écarte du prix de revient des vins pour devenir le signe d’une qualité revendiquée, obligeant en retour le producteur. C’est ainsi que des vins refusés à l’AOC ont pu être sans difficulté commercialisés en vins de table à des prix nettement supérieurs à ceux des appellations qui les avaient déclassés !

65L’utilisation du prix comme marqueur de la qualité permet aussi à ces vins de contourner l’accaparement de la notion de qualité de terroir par la législation des AOC.

Le prix de l’authenticité

66Il règne néanmoins un vent de révolution chez les producteurs de vins authentiques. Eux qui dénoncent la recherche de profit comme source de perversion des marchés veulent aussi parfois, alors même qu’ils jouissent d’une grande réputation, mettre une limite à leurs prix. Ils n’entendent donc pas nécessairement suivre cet ajustement des « grands vins » ou des « grands crus » et des « grands prix ». Ils veulent éviter de faire du vin une boisson d’élite. Le vin, fût-il excellent, doit rester une boisson courante sinon accessible à tous, et donc rester à un prix « raisonnable »10.

« Et en général, [Je n’ai plus de vin à vendre dès la fin du salon]. Donc, ce qui permet évidemment d’aiguiller les clients vers d’autres jeunes.

GT : Il y a une solution, pour vous, ce serait d’augmenter les prix.

Ah, non. Surtout pas. Surtout pas. Moi, j’étais consommateur avant. Si on retombe dans un système de bourse d’offre et de demande, alors ça c’est de la débilité. Le vin, c’est pas ça. Le vin, c’est soit un message, soit de la convivialité, soit les deux. Mais ça n’a jamais été la bourse, sauf en Médoc, et en Champagne, et en Bourgogne. » (Vigneron bd11, PdL, GT : 21)

67Outre le fait qu’un prix faible contribue à convaincre et à fidéliser les clients, le meilleur moyen de remettre en cause les hiérarchies établies est encore de vendre l’excellence à bas prix. Cette attitude un peu subversive est reprise par quelques vignerons à succès en Pays-de-Loire. Elle comporte ses inconvénients, notamment, pour des vins très réputés, le fait que la distribution réalise parfois des marges considérables. Un producteur dont les vins étaient très recherchés exerçait une surveillance de ses distributeurs, qu’il menaçait de ne plus approvisionner s’ils pratiquaient des marges trop importantes. Dès lors, le prix des vins ne s’écartent pas trop du prix de revient, ils s’étalent souvent entre 5 et 20 € dans le haut de gamme.

68Cette volonté est évidemment saluée par la distribution qui trouve là un atout supplémentaire pour convertir la demande. Elle est aussi relayée par de nombreux critiques des vins de qualité de terroir qui souhaitent eux aussi que les producteurs se remettent à produire des vins pour tout le monde, « des vins de soif » faciles à boire et non plus seulement des bouteilles de musée, si exceptionnelles qu’elles finissent par manquer d’occasions suffisamment grandes pour être débouchées.

69Récemment cependant, cette double attention à la qualité de terroir et à une économie plus sociale a trouvé une certaine limite. Pressés par leurs propres exigences de laisser la plante retrouver son équilibre, certains vignerons poussent toujours plus loin leur non-intervention et les rendements ont amorcé une nouvelle chute approchant les 15hL/ha. Les rendements plus faibles des vins authentiques vont de pair avec un prix plancher du vin souvent plus élevé. Jusque-là, la baisse des rendements n’avait pas vraiment engendré de forte hausse des prix, car les vignerons la voyaient compensée par une diminution des investissements, une plus grande constance du comportement de la vigne devenue plus résistante, ou un fonctionnement très frugal aux coûts réduits – les producteurs, surtout lorsqu’ils sont seuls sur des exploitations de petite taille, ne font pas le décompte des heures qu’ils passent dans leurs vignes. Mais avec d’aussi petits rendements, ces vignerons se voient obligés d’augmenter leurs prix ; les entrées de gamme se situent alors souvent autour de 8 à 10 € pour une bouteille de rouge ou de blanc sans vieillissement ou vinification particulière, tandis que le milieu de gamme file vers les 20 ou 30 €. Certains pensent qu’ils touchent là les limites de ce qu’ils peuvent produire et songent à réaugmenter un peu leurs rendements, à condition que la clientèle suive, qu’elle ne prenne pas l’augmentation des rendements ou la baisse du prix pour un abandon de la recherche de qualité :

« Là, mon objectif c’est d’augmenter un peu les rendements, parce que je suis autour de 20 hectolitres l’hectare, ce qui n’est pas énorme. […] La grosse question actuelle, est économique. Pour valoriser l’entreprise et mieux s’en sortir, il faut augmenter les rendements. Le gros problème, c’est qu’à partir du moment où on augmente les rendements, à qui on vend le vin ? » (Vigneron bio9, PdL, AH : 2&4)