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Chapitre 6. La recherche de l’authenticité du terroir
p. 185-215
Texte intégral
1En France, mais aussi dans d’autres pays européens, la production vinicole est réglementée par les Appellations d’Origine Contrôlée (AOC). Elles stipulent un ensemble de moyens à mettre en œuvre et de tests à réussir qui donnent droit à un signe distinctif : l’AOC. Pour les concepteurs et les gardiens des AOC comme pour de très nombreux buveurs de vin, ce signe garantit à la fois une qualité supérieure à celle des vins de table et une typicité, c’est-à-dire un style de vin particulier que l’histoire a attaché au lieu de culture de la vigne. Bordeaux Supérieur, Palette, Nuits-Saint-Georges, etc., impliquent ainsi un goût de vin particulier, celui de leur terroir, c’est-à-dire la conjonction d’un certain nombre de facteurs réunis sur le lieu de l’appellation, contribuant à l’élaboration de vins de qualité dans ces vignobles. Le terroir regroupe un ensemble de dispositions locales naturelles mises en valeur par les efforts de générations de vignerons pour tirer le meilleur parti des dons de la nature. C’est l’héritage collectif de ce travail à la fois naturel et humain que représente le terroir. Il appartient donc aux vignerons de l’AOC d’entretenir cet héritage collectif, la capacité du terroir à produire des vins de qualité. L’AOC héberge ainsi un syndicat de producteurs qui contrôle le respect des conditions obligatoires de production et la conformité du résultat avec l’expression du terroir, la typicité de l’AOC1.
DEUX USAGES DE LA NOTION DE QUALITÉ D’AOC
2Les AOC viticoles sont des signes de qualité : elles reposent sur la délimitation de zones géographiques d’excellence et sur un ensemble de contraintes concernant certaines pratiques (comme la taille) ou certains résultats (par exemple les rendements), destinées à conférer une qualité supérieure au produit. Mais pour les défenseurs du terroir, les vignerons d’une même zone d’AOC font deux usages différents du signe de qualité :
« J’ai toujours mis “coteaux du Layon” en avant parce que j’y croyais. Et en même temps ce n’est absolument pas suffisant parce que coteaux du Layon, la plupart du temps, c’est un truc sucré qui vous fout mal à la tête et qui ne se vend pas cher. À partir du moment où moi je vends une bouteille 40 €, il faut ramer, mettre son nom en avant, ses pratiques, ses convictions ; l’AOC ne suffit plus » (vigneron vRssl1, PdL, PF : 16)
3Pour les premiers, le signe de qualité distingue efficacement les vins de qualité supérieure des vins sans qualité, les vins de table. L’AOC est alors vue comme une norme qualitative. Pour les seconds, les zones d’AOC ne font que désigner une qualité minimale, tandis que leur quête qualitative se poursuit bien au-delà de l’application des techniques prônées par les décrets d’AOC. Cette prise de distance avec les AOC ne les invalide pas, elle en fait seulement un ensemble de contraintes minimales et insuffisantes. Dès lors, le résultat qualitatif doit être testé et validé, ce que ces producteurs font notamment en soumettant leurs vins à une critique vinicole dont le rôle est jugé incontournable par tous ceux que nous avons interrogés.
4Une critique vinicole s’est constituée depuis les années 1960 dont le travail consiste à apprécier et à évaluer les différences au sein des AOC. Elle juge la qualité des vins en confirmant ou infirmant ce qu’elle voit comme une prétention de qualité de la part des vignerons. De millésime en millésime, de vignoble en vignoble, elle a abouti à une hiérarchisation fine des différentes marques au sein des AOC, doublée d’une hiérarchisation des prix, et ainsi encouragé une concurrence ou une compétition pour la qualité. De nombreux producteurs prennent les obligations de l’AOC comme un simple point de départ vers la recherche d’une qualité toujours supérieure, l’important étant de faire ensuite valider le résultat de leurs efforts auprès de leurs clients, et surtout auprès de la critique vinicole, compte tenu de sa capacité de prescripteur.
5Les AOC ne garantissent pas la préférence des consommateurs, ni même qu’ils sauront différencier un Bouzy d’un Châteauneuf. La différenciation et l’appréciation de la qualité des vins résultent d’un travail expert. Les buveurs qui ne perçoivent pas la différence qualitative et qui souhaitent le faire, doivent se former pour acquérir l’expertise nécessaire2 auprès des personnes compétentes : la critique vinicole a aussi un rôle de formation auprès des amateurs de vin.
6Les critiques évaluent les vins, jugent les prix, et publient leurs notes et commentaires sur les vins, mais aussi sur les goûts des autres critiques, les choix des revendeurs, des cavistes et des restaurateurs. Ce collectif de juges ne se limite pas aux jounalistes et auteurs de guides des vins. Il inclut le travail des cavistes, des sommeliers, des restaurateurs et même des amateurs dont les blogs fleurissent sur Internet. Tous sélectionnent des vins et font connaître leurs choix et évaluations aux acheteurs. Parmi ces experts, l’unanimité est rare et la critique est donc en perpétuelle controverse3.
7Les vins dont la qualité supérieure est reconnue et validée traduisent le plus souvent leur supériorité par une différence de prix. La critique appuie cette différenciation par le prix, tout en restant vigilante pour qu’elle ne devienne pas le signe d’une qualité qui n’aurait pas été validée. Elle met par exemple en avant les bons rapports qualité-prix, elle soutient les « jeunes qui montent », ceux qui « produisent des vins excellents mais qui, faute de reconnaissance, appliquent des prix en-deçà de la valeur de leurs produits ». La critique cherche à exercer une pression dans le but de contribuer, avec la concurrence entre les producteurs, à contenir les prix et à les accorder avec la qualité.
8Selon la façon dont elles sont envisagées, les conditions de production incluses dans les décrets d’AOC sont un minimum insuffisant dans un cas, une garantie qui a un coût dans l’autre. Ces deux interprétations ne sont pas « neutres » : chacune est jugée par l’autre avoir une influence ou exercer une pression sur le signe même d’AOC. Pour simplifier l’exposé, on peut associer les premiers à une stratégie de différenciation qualitative et ils voient l’AOC comme une frontière qui délimite la production de qualité, dont la supériorité est à valider. Les seconds peuvent être associés à une stratégie « de norme », parce qu’ils ajustent la qualité aux exigences des AOC qui sont tenues spécifier et expliciter ce en quoi consiste la qualité. La nécessité d’optimiser les coûts pour être le plus compétitif possible des « normativistes » constitue, pour les « différenciationnistes », une pression menaçante sur la frontière minimale de la qualité, la réglementation des AOC. Vue des normativistes, la focalisation sur la qualité des différenciationnistes masque une stratégie de prix élevés réservée à des marchés de niche ; de plus, ces vins chers et prestigieux contribuent à laisser croire que les vins de l’appellation sont plus chers qu’ils ne le sont. Nous avons rencontré cette même opposition dans le cas du bio dans l’affrontement entre bio « industriel » et bio « artisanal ». Pour les premiers, la qualité gustative doit être ouverte à l’innovation et la réinterprétation ; pour les seconds, l’important est d’avoir un goût stable et sans surprise qui fasse standard. Et, bien sûr, le prix n’a pas le même sens dans les deux cas. Un vin bon marché est une affaire dans la stratégie de norme, le signe d’une mauvaise qualité dans la stratégie de différenciation. À l’accusation de manque de qualité des vins d’AOC dits « génériques », répond leur dédain pour les prix vertigineux, et l’élitisme social de leur marché de « niche » au sein des AOC.
9Les consommateurs ne font pas non plus tous le même usage du signe d’AOC. À un extrême, c’est un signe crédible qui simplifie le choix, qui garantit une qualité au sein de laquelle chercher le meilleur prix ; à l’autre, il n’est qu’un minimum qualitatif, insuffisant, à partir duquel la qualité des vins d’AOC doit encore être testée et validée.
10Ces deux usages ne divisent pas la production des AOC en deux groupes totalement distincts : entre les deux, des stratégies hybrides de toutes sortes sont possibles, en particulier le recours à des gammes de vins passant de l’un à l’autre pour rechercher les clients et les amener vers des produits plus difficiles d’accès tant du point de vue des prix que du goût. Les deux usages de l’AOC ne sont pas indépendants et chacun surveille l’autre, mais ils ne cohabitent plus très bien. Dernièrement, le conflit s’est durci dans les AOC de nos deux régions d’étude, le Val-de-Loire et le Languedoc-Roussillon.
LES DÉRIVES MARCHANDE ET TECHNIQUE DES TERROIRS
11Les producteurs adeptes du renforcement de la notion de qualité de terroir craignent que les vins d’AOC à notoriété moyenne ou faible ne soient contraints de mieux coller au marché, et ne fassent pression sur les règlements pour réorienter les contraintes de production de leur AOC vers une qualité plus commerciale, c’est-à-dire ajustée à la demande. Des vignerons sont soupçonnés de pervertir les techniques de vinification pour plaire aux consommateurs. Le vieillissement en fûts est accusé de devenir une technique d’aromatisation, destinée à générer toujours plus de ventes, et non plus de conservation. Elle est d’ailleurs bientôt remplacée par des copeaux jetés dans les cuves, bien moins onéreux.
12La viticulture et l’œnologie modernes ont considérablement enrichi la palette d’outils du vigneron lui permettant de mieux maîtriser la vinification et plus particulièrement l’aspect, le goût et les parfums de ses vins. Leur emploi jugé inconsidéré, seulement motivé par un ajustement à courte vue au prix ou au goût du client, modifie les caractéristiques des vins et brouille l’expression des terroirs, achevant de faire perdre tout sens à la notion d’AOC.
« Ça change complètement le caractère d’une vigne, et au bout du compte le fondement du vignoble français ou italien, espagnol, portugais ou autres, et le principe des appellations contrôlées : un endroit donné avec un vin qui porte le caractère de l’endroit où il pousse, ça n’existe quasiment plus. » (vignerons bio40&41, PdL, FC : 8)
13Cette augmentation des ressources du vigneron a eu lieu après la création de la plupart des AOC ; au nom d’une ouverture au progrès technique, les règlements d’AOC ne se sont pas emparés de ces questions pour régir l’emploi de tel ou tel adjuvant ou nouvelle technique de vinification. Les nouvelles AOC ne les ont, en général, pas non plus intégrées.
14Bien sûr des dégustations d’agrément, dont dépend l’autorisation d’afficher l’AOC, ont lieu avant la mise sur le marché des vins. En principe, elles doivent éviter un pareil détournement du goût du terroir. Mais ces vignerons désireux de plaire au plus grand nombre, qui sont parfois majoritaires dans les jurys pour certaines appellations, sont accusés d’user de leur influence pour infléchir les résultats. Ils pèsent sur l’interprétation de la typicité, ou même réclament, au nom d’une plus grande compétitivité vis-à-vis de la concurrence extérieure, des allégements ou des révisions de contraintes dans les règlements d’AOC.
15La production d’AOC « générique » est accusée de soumettre la notion de qualité d’AOC à la demande, et ainsi d’affadir le terroir, notion définie par des professionnels compétents, historiquement reconnue, et ainsi soustraite aux inconséquences du fonctionnement des marchés4. Son évolution a eu lieu en dépit des règlements existants, qui doivent se réformer pour continuer à avoir du sens, d’autant que l’artificialisation a aussi gagné une partie des vins de qualité, et que la critique vinicole internationale est restée peu attentive à la question des techniques de production quand elle juge la qualité des vins.
DES VINS DE QUALITÉ SANS TERROIR
« Que les grands distributeurs mondiaux de vin uniformisent et stabilisent leurs tirages pour offrir aux grands voyageurs le même vin à Singapour, à Vancouver ou à Montevideo, cela n’appelle pas de critique dans la mesure où c’est un enjeu économique et où les consommateurs de ces cuvées sont rarement des connaisseurs et n’y recherchent qu’un plaisir facile.
Mais que cette œnologie intensive et planificatrice envahisse aussi le secteur des premiers et des grands crus, entraînant progressivement la disparition du savoir-faire artisanal et des méthodes traditionnelles qui ont fait la qualité des grands crus, c’est un danger sur lequel il faut lancer un vigoureux avertissement. » (Léglise, 1994 : 5)
16La course à l’excellence a trouvé dans les nouvelles techniques viticoles et œnologiques des ressources pour parvenir à une sophistication toujours plus poussée des vins. Si cette sophistication a entretenu l’intérêt et le goût de la critique, de même que l’ascension des prix, elle est accusée d’avoir éloigné les vins de la vérité des terroirs.
17Que la technologie soit mise au service des vins de table sans qualité pour améliorer la productivité ou la qualité générale de cette production ne pose pas de problème. Que la technique soit mise au service de la plus grande expression de terroir, non plus. En revanche, son usage devient suspect dès lors que des vins d’AOC y ont recours avec une autre finalité que la mise en valeur du terroir5 ou l’expression de sa typicité.
« M. Renou a apporté les précisions suivantes… : la notion d’appellation est avant tout l’expression d’un terroir. Or, on assiste actuellement à deux dérives tout aussi néfastes. En premier lieu, une dérive industrielle, avec les vins de cépage : des productions trop importantes diluent en effet le caractère du terroir. En second lieu, une dérive technologique : à trop vouloir concentrer, bonifier ou perfectionner les vins, comme on l’a fait pour certains vins de la région bordelaise, on perd également la notion de terroir qui est une spécificité profondément française. » (M. Renou, Président de l’INAO, Compte rendu N 26 de l’Assemblée nationale, Commission de la Production et des Échanges, Mardi 29 janvier 2001)
18La qualité de terroir se trouve doublement menacée. Elle est tirée vers le goût de la demande d’un côté, et brouillée par un mauvais usage de la technique de l’autre attirée par une sophistication artificielle.
19On serait en droit d’attendre de la critique vinicole qu’elle serve de garde-fou, qu’elle différencie les qualités. Ce n’est pas le cas. La faute en incombe souvent aux nouveaux pays producteurs, à leurs marchés et à leurs critiques vinicoles, c’est du moins ce que suggère le film Mondovino de J. Nossiter. L’arrivée des vins de nouveaux vignobles sur le marché, qui ne pouvaient s’appuyer sur aucune tradition de production, a contribué à délocaliser la notion de terroir, à en faire une abstraction, un style que l’on épouse à la perfection, que l’on interprète ou que l’on perfectionne, notamment grâce à l’innovation technologique. La critique a accompagné ce changement qui a vu les vins se sophistiquer, se compliquer, se techniciser. Cette évolution peut ravir des esthètes raffinés, mais elle fait oublier que le vigneron d’AOC n’est qu’un interprète d’une partition imposée : son terroir. Il doit avoir pour seul but de le mettre en valeur, non de faire valoir sa propre créativité.
20En réaction à cette évolution et au danger qu’elle fait peser, de leur point de vue, sur les AOC, une vague de vignerons veut renforcer la place du terroir dans la recherche qualitative. Ils se rebellent et appellent les acheteurs à les imiter. Il faut faire machine arrière pour retrouver les terroirs, source de la qualité propre des vins d’AOC. Nous les avons appelés les nouveaux vins et vignerons de terroir, ou encore les producteurs de vins authentiques, pour bien insister sur leur volonté de retrouver un terroir menacé, perdu ou en voie de disparition.
21Pour défendre leur existence, les nouveaux vins de terroir se battent sur deux fronts. D’un côté, ils s’opposent aux vins dits techniques ou technologiques dont le recours à l’artifice brouille la notion de terroir, et de l’autre aux vins dits commerciaux qui font subir à la notion de qualité de terroir une dérive vers la satisfaction immédiate du client.
DES VINS DE TERROIR AUTHENTIQUES
22Les vins de qualité ne cherchent pas la seule conformité à une norme. Il ne suffit pas de ne pas avoir de défauts, les vins doivent avoir une âme, dire ou refléter quelque chose. Ils doivent faire parler le terroir. Ils sont alors doublement authentiques : ils ont une âme, ce ne sont pas de simples vins, et ils expriment le terroir véritable, ils ne sont pas artificiels dans le double sens où ce terroir serait une recréation ou, au contraire, serait masqué par la technique.
23On n’invente pas le terroir, on doit le chercher. La quête du terroir est souvent décrite comme la recherche d’un terroir perdu. Mais comment revenir à une notion que l’on a perdue ? La stratégie de ces vignerons consiste souvent à renoncer aux moyens et aux pratiques soupçonnés d’avoir contribué à sa disparition.
« Ma philosophie de travail, c’est ça. Pour moi je dois retrouver le vin que les arrière-grands-parents buvaient dans les années trente.[…] J’essaie de retrouver ce pour quoi les AOC ont été faites. » (Vigneron bio29, PdL, FC : 11&12).
24La réflexion se tourne souvent vers le passé, la tradition, les grands-parents, ce temps où les techniques n’étaient pas disponibles. Ce savoir délaissé inspire, mais il est relu, réinterprété, tandis que les techniques modernes, trop efficaces et trop puissantes, sont plutôt rejetées. Comme l’agriculture raisonnée et surtout les agrobiologies, les pratiques viticoles sont des écoles du renoncement qui se privent, au moins en partie, des techniques modernes.
25La quête de terroir n’est pas un simple retour en arrière, mais une recherche, un travail tendu par la future découverte de ce que l’on n’a plus. Tous ces producteurs insistent : elle induit une remise en cause perpétuelle de soi-même, des évidences et des vérités générales. C’est une recherche qui ne doit pas avoir de but trop précis ou figé, pour s’adapter aux expériences, aux événements. La route qui mène à l’authenticité n’est pas à dépoussiérer, mais à construire : chacun réfléchit au gré de ses intuitions ou de ses obsessions qui débouchent sans prévenir sur des solutions à creuser, à expérimenter. Sous les abords les plus incertains, les plus hésitants, ils sont aussi les plus têtus, obstinés et sûrs d’eux ; ils accumulent les expériences qui leur livrent des certitudes aussi fortes que provisoires. Le doute enveloppe les connaissances les plus approfondies. Ils revisitent, discutent, reconstruisent, réorientent sans cesse la viticulture comme la vinification.
26L’autre danger qui guette le vigneron dans sa recherche de terroir est celui de l’artifice, de l’invention dans laquelle le raisin, la matière première qu’il utilise, n’est plus qu’un ingrédient. Dans la recherche de l’authenticité, le raisin n’est pas qu’une matière première, il est le résultat intermédiaire d’un processus d’élaboration réalisé en commun avec le terroir ou la nature. Et il appartient au vigneron de respecter ce raisin, c’est-à-dire de sauvegarder toutes les traces du terroir qui y sont réunies, pour les retraduire dans le vin.
27Selon que l’on est à la vigne ou à la cave, la recherche du terroir s’oriente tantôt vers le recueil le plus parfait possible des effets du terroir, tantôt vers la prévention de leur perte et vers leur mise en valeur. Dans les deux cas, la technologie est mise au service du terroir et son emploi est surveillé : des pratiques sont exclues, d’autres tolérées ou contrôlées, d’autres enfin recommandées.
28La recherche du terroir, si elle n’a pas de règles, a ses garde-fous. Elle oppose la certitude, le déterminisme, la stabilité, la recette et le savoir du professionnel au bégaiement, à l’émerveillement enfantin, à la découverte, à l’apprentissage, au doute, à l’insatisfaction, au constant renouvellement des moyens et des ressources, et à l’expérimentation de la création. Les conventions, les règles, les normes engendrent la méfiance. À côté de ce travail de réflexion toujours inachevé sur la qualité, les autres apparaissent rigides, figés, victimes de l’habitude, des routines réduites à quelques indicateurs : un goût, un rendement, une quantité de raisin, des traitements de prévention, des pratiques systématiques.
29Un tel cheminement, s’il est plus excitant, est aussi plus hasardeux. Comment sait-on si l’on est sur la bonne voie ? La démarche, à défaut de normes ou de règles toutes faites, cherche aussi des indices, des preuves qu’elle ne s’égare pas.
30Le vin doit certes se démarquer des vins réputés trop « commerciaux » ou des vins « technologiques », mais cette différence doit être due au terroir, elle ne doit pas être fabriquée, c’est-à-dire montrer le vigneron plus que le terroir, ni même l’idée qu’il se fait du terroir plus que la révélation authentique de ce terroir. Un vin qui manifeste trop une finalité, qui cherche trop à plaire, est suspecté de reproduire une formule.
31Ce retour vers l’authenticité, loin du spectaculaire, permet de retrouver un vrai plaisir de boire que les manipulations excessives écrasent sous le poids des notes aromatiques :
« Le problème c’est que dans beaucoup de vins qui sont fabriqués – le vin c’est fabriqué, c’est à la limite de la fabrication – comme il n’y a plus rien de naturel dans ce produit-là, on n’a pas envie d’en boire des tonnes, on va en goûter un verre, parce que ça fait 14 degrés d’alcool, c’est massif, c’est comme ci, c’est comme ça, même si ça a des milliers de parfums, on n’est pas en train de boire un verre de Chanel, quoi. Mais c’est à cette dérive-là qu’est arrivée la viticulture française, et pas que française. On est arrivé à concevoir des produits d’une telle complexité que notre cerveau et notre physiologie du goût n’arrivent plus à cerner les goûts, les arômes, etc. C’est un peu comme en peinture ou en architecture : s’il y a trop de choses sur un tableau, s’il y a trop de choses dans une maison, trop de lignes dans tous les sens, on ne comprend plus rien. On n’a pas un esprit à comprendre le complexe, l’hyper complexe, facilement. Donc les vins qui sont comme ça, trop fabriqués, tombent dans un excès que le goût ne comprend plus. » (Vigneron bio14, PdL, FC : 10)
32L’excès de sophistication n’est pas seulement préjudiciable à la qualité, il l’est aussi à la consommation. Faire des vins plus simples, plus faciles à boire, plus directement plaisants est peut-être aussi un moyen de lutter contre la baisse de la consommation qui contribue à la crise de la viticulture.
« On travaille comme ça, mais on n’est pas du tout aidé, ni par l’INRA ni par l’ITV.
Ils sont venus nous voir plusieurs fois, quand je leur raconte ce que je fais […] Quand je leur disais que j’allais arracher des rangs de vigne pour mettre des fleurs, ils nous prenaient pour des fous.[…] On a plein d’idées, mais elles ne sont pas du tout relayées par les scientifiques. Et c’est extrêmement grave à mon avis parce que les idées qu’on a, elles servent à tout le monde : pas qu’aux gens en bio, loin de là, même. » (Vigneron bio3, PdL, FC : 3)
33Cette recherche de l’authenticité de terroir n’est pas relayée par la recherche scientifique, et les producteurs s’en plaignent. Les instituts de recherche conduisent très peu d’études sur l’agrobiologie et ne prennent pas au sérieux la biodynamie, quoiqu’elle constitue un important stock de ressources pour ces vignerons. En outre, la notion de terroir représente une difficulté pour les chercheurs. À l’exception de quelques-uns dont les travaux sont considérés comme marginaux, les chercheurs en œnologie ou en agronomie ne parviennent pas à l’interpréter. Pour y parvenir, il leur faudrait pouvoir lui associer des critères indiscutables sur la base desquels juger de la conformité d’un vin à son terroir. Faute de trouver ces critères objectifs, les chercheurs jugent la notion « subjective », difficile à utiliser, et ne peuvent aider les vignerons à orienter leur quête.
Retrouver le terroir à la vigne
34Les particularités distinctives des vignobles ne se situent ni dans le matériel végétal, normalisé, ni dans les couches superficielles des sols, peu différenciées d’un endroit à l’autre et qui ont été travaillées, parfois endommagées par des pratiques inadéquates, ou encore lessivées par l’érosion. Ce qui fait la particularité d’un vignoble est à rechercher dans les couches profondes, les seuls véritables éléments pérennes du vignoble. Grâce aux couches profondes, les racines atteignent des éléments du terroir indemnes et propres aux lieux où elles sont plantées ; les vignes peuvent alors acquérir des caractéristiques spécifiques qui font la qualité des vins du lieu.
35Le terroir est là. Mais il faut s’assurer que l’on est bien en mesure d’en recueillir les effets, et que les pratiques vitivinicoles ne les brouillent ou ne les masquent pas. La recherche du terroir est ainsi une lutte contre la dispersion, la perturbation, le parasitage, et pour la concentration.
La diminution des traitements chimiques et physiques
36Il faut que la vigne atteigne les éléments permanents du terroir et que les racines plongent6, d’autant qu’elles la mettent aussi à l’abri de variations hygrométriques qui compromettent le travail de la plante. Sous terre, les réserves d’eau ont un niveau – bas – constant qui permet à la vigne de surmonter sans peine les sécheresses comme les inondations. Enfin, profond sous terre, l’appareil nourricier de la vigne – les racines – est aussi à l’abri des agressions, des mauvais traitements passés et à venir et, à l’inverse, de la surnutrition.
37Gorgée d’eau, d’engrais, la vigne produit de gros raisins trop nombreux, immatures, dilués, ordinaires, sans qualités. Il faut forcer la vigne à exprimer le terroir, à arracher au sol et transmettre ces petites différences qui font la différence. Aidée, soutenue, comblée, elle perd en résistance, en expressivité et disperse son énergie. Il faut au contraire l’obliger à puiser dans le terroir en s’enfonçant dans le sol. Toutes les techniques qui peuvent aider les racines à plonger (la concurrence de l’herbe, l’absence d’engrais en surface, le labour qui détruit les racines superficielles) sont donc bienvenues et pratiquées.
38La recherche de la profondeur d’enracinement bannit aussi certaines techniques viticoles comme l’usage de désherbants qui, en affranchissant les racines de toute concurrence, les laissent libres de coloniser les couches superficielles sans les inciter à visiter les couches profondes plus difficiles d’accès.
« Alors là, la notion de terroir, pour moi, quelqu’un qui met du désherbant, il ne devrait pas avoir d’AOC. Ce n’est pas possible. Comment vous voulez revendiquer l’AOC, alors que vous leur faites bouffer des engrais qui viennent des mines d’Alsace ou du Nord ? Ce n’est pas ça l’AOC. C’est les minéraux, le peu de minéraux qu’il y a sur le coin. » (Vigneron bd11, PdL, GT : 12)
39L’enherbement naturel, plutôt que semé, connaît un premier succès. Il reconstruit un milieu naturel plus proche du terroir, et abrite aussi la biodiversité nécessaire au maintien de l’équilibre des populations d’insectes et de prédateurs. Beaucoup de vignerons réintroduisent aussi le labour, totalement ou partiellement lorsque la vigne leur semble perdre en capacité d’expression ou manifester des carences.
40Avec les désherbants, ce sont tous les produits chimiques et les engrais qui sont accusés de standardiser les sols ou de nuire à la transmission de leurs particularités au vin. S’ils sont bannis dans cette démarche, c’est moins parce qu’ils polluent – quoique cela puisse être un bénéfice secondaire souhaitable – que parce qu’ils nuisent à la difficile extraction des caractéristiques locales du vignoble. Ils influencent, troublent, atténuent le lien qui relie le vin à son terroir. S’en abstenir, c’est revenir à une plus grande qualité et à une meilleure lisibilité du terroir du vin.
41Sans une plante en bonne santé, on ne peut obtenir de bons raisins. Mais la bonne santé ne doit pas résulter d’une médication intensive. Le viticulteur accompagne l’épanouissement de la plante. Il regarde la nature faire, s’équilibrer seule, et n’intervient que lorsque c’est indispensable. C’est une observation astreignante, à l’opposé de la routinisation recherchée par l’agriculture industrielle. La recherche du terroir oblige à accepter la posture risquée de l’observateur qui doit savoir aussi faire confiance et s’abstenir le plus possible de parades préventives inutiles.
42Pour nombre de ces vignerons, les pratiques préindustrielles sont préférables7, car elles s’appuient sur les équilibres naturels : à l’inverse des techniques de dopage actuelles, elles ne forcent pas les performances de la nature.
La recherche de biodiversité de la vigne
« Il n’y avait pas de raison que ces [anciens] plants disparaissent. Je trouve que c’est dommage pour le patrimoine. On ne peut plus évoluer, ça nous limite dans notre recherche de qualité ou d’authenticité. » (Vigneron bio29, PdL, FC : 15)
43La recherche de la qualité à la vigne ne se limite pas à la réduction des engrais, ou des pesticides. Les vignerons exigent le retour de la biodiversité, mais pas uniquement comme méthode alternative de lutte contre les prédateurs : ils réclament aussi un retour à une biodiversité des plants de vigne et du matériel végétal. Ils s’opposent ainsi au travail de prophylaxie des services de la protection des végétaux et à la législation des AOC qui encourage la plantation d’une sélection de cépages « améliorateurs » en lieu et place de cépages locaux aujourd’hui en voie de disparition.
44C’est l’uniformisation artificielle et forcée par les règlements d’AOC qui est dénoncée. Des vignerons tentent même de revenir à des vignes en foule8 multipliées par provignage car les porte-greffes sont vus comme autant de goulots d’étranglement ou de carcans pour la plante. Pour retrouver le terroir ils retirent même parfois ces intermédiaires entre les raisins et le sol et reviennent à des vignes franches de pied – celles-là même qui ont fait la réputation des vins consacrés par les AOC, mais qui ont été détruites par le phylloxéra. Par mesure prophylactique, cette pratique a été interdite.
45La sélection des greffons et des porte-greffes par les services de l’État est aussi suspectée de dénaturer le matériel végétal en privilégiant tantôt le rendement à la reprise chez les pépiniéristes9, tantôt la vigueur de la plante et le rendement. Les porte-greffes comme les clones de greffage sont la cible d’accusations répétées des vignerons. Ces derniers demandent à l’État de revoir complètement le travail de sélection de la vigne, car la vigilance sanitaire mise en place pour éviter la propagation des maladies interdit d’utiliser du matériel végétal non certifié et non issu des sélections clonales contrôlées. Bravant parfois les interdictions, certains vignerons et pépiniéristes sauvegardent d’anciennes plantations ou reviennent à des sélections massales, des boutures prélevées sur leurs plants qui leur semblent les plus intéressants10, pour retrouver une diversité génétique des plantes. Ils sont de plus en plus nombreux à vouloir faire leurs propres sélections clonales.
Vins de terroir et vins naturels
46Un désir de retrouver une vigne sauvage non encore dénaturée par l’homme, pointe parfois derrière la réflexion sur les pratiques. Cette association entre la nature et le terroir est aussi présente chez les défenseurs des vins naturels.
« Nous, quand on essaie de faire des vins naturels, on n’est pas dans un produit… enfin on est dans un produit, mais qui est plus culturel, c’est un produit qui est tout autre, un produit… Moi je n’aime pas le mot terroir parce que je trouve que ça ne veut rien dire, on ne comprend rien, on met tout là-dedans… Disons un produit qui est identifiable, localisable, qui a une origine, et qui est lié au travail d’un homme. On est sur un produit artisanal, de même qu’on ne pourrait pas imaginer qu’un sac Hermès soit fait à la chaîne en Chine, voilà, par exemple. » (vigneron bio14, PdL, FC : 4)
47Les vignerons de terroir ne sont pas les seuls à vouloir contrôler l’usage de la technique. Ils retrouvent dans ce projet une autre famille de vignerons, ceux qui veulent faire un vin naturel, c’est-à-dire exempt d’additifs. Jules Chauvet, œnologue originaire du Beaujolais et mort en 1989, a farouchement défendu les vinifications sans soufre (Chauvet, 2007 ; Chauvet et Léand-viboux, 2006) ; il a été suivi en France par quelques autres, comme Pierre Overnoy dans le Jura. Ils rejettent l’œnologie, science de la vinification11, et la longue liste de produits et de techniques qu’elle met au point pour arranger, corriger, réparer les vins, car ils sont opposés à l’artificialisation qui en découle. Le projet des vins naturels vise à limiter le plus possible le recours à la « chimie œnologique », pour laisser la plus grande place possible à l’expression de la vigne dans l’élaboration du vin. Il prolonge vers la vinification la prohibition des produits chimiques ; cependant, il ne le fait pas au nom de l’environnement, mais de la qualité des vins et de la recherche de leur pureté12.
48Alors que les vins de terroir s’emploient à faire s’exprimer l’ensemble des facteurs locaux du terroir, les vins naturels tentent plutôt de contenir la panoplie des techniques et l’intervention du vigneron dans l’élaboration du vin. Les deux se retrouvent pour lutter contre la standardisation imposée par le vigneron à la nature. Le retour au terroir est un retour à la source de l’identification des AOC ; la recherche du naturel, un combat contre l’envahissement de la technique. Les deux sont préoccupés par la standardisation de la qualité, l’affadissement de la recherche qualitative, ou son artificialisation. Ils veulent changer la qualité, redonner la parole au terroir ou à la nature. Mais le terroir n’est pas la nature : c’est un agencement de nature et de pratiques, consacré par l’histoire, qui oriente un style de produits et que le producteur de vin de terroir interprète avec chacune de ses cuvées. Le vin de terroir est une recherche qui fait découvrir et apparaître ce terroir que l’on cherche. Les vins naturels regroupent une panoplie peut-être plus large d’attitudes du vigneron, depuis la simple prohibition de la chimie œnologique, qui le laisse très libre de donner le style qu’il souhaite à ses vins, jusqu’à la recherche de son effacement le plus complet au profit de l’expression de la nature.
49Cependant, si l’on excepte la question du soufre et de l’enrichissement des vins, sur lesquels les deux courants peuvent encore s’opposer, ou les démarches extrêmes d’effacement du vigneron, ils sont suffisamment similaires sur les autres points relatifs aux techniques de production pour qu’on ait souvent du mal à les distinguer. Des partisans du vin naturel sont devenus des adeptes de la biodynamie, qu’ils voient comme une technique de retour au naturel du vin. Les vins de terroir ont aussi banni nombre de techniques œnologiques de levurage, d’enzymage ou de filtration qui leur semblent éloigner les vins du terroir. Les deux reprochent à Émile Peynaud, inventeur de l’œnologie moderne – c’est-à-dire d’une panoplie de moyens de guérison des maladies du vin –, d’avoir perverti l’art de faire du vin.
50Les vins de terroir et les vins naturels ne se ressemblent pas toujours, mais ce retour à l’authenticité qui en guide l’élaboration a contribué à les rapprocher. Nous les traitons donc ensemble au sein de ce chapitre en insistant sur leurs différences, si nécessaire.
Respecter l’environnement pour respecter le terroir
« C’était dans l’air du temps. Je suis allé à la biodynamie, ce n’est pas par conviction au départ. Je suis allé vers cette technique-là par curiosité et puis parce que je voulais progresser dans ce que je faisais. Aujourd’hui, je suis toujours en biodynamie, mais après bientôt huit ans de biodynamie, je prends du recul. Je ne suis pas sûr de faire ça toute ma vie, pour être clair ! Je resterai avec certains principes de la biodynamie. Mais il y a des choses que je pratique toujours, mais d’autres non. En fait, aujourd’hui, ce qui m’agace, c’est que je suis en train de m’enfermer. Donc je reste toujours dans cet esprit-là. Mais il y a aussi des gens en culture raisonnée qui travaillent très bien. » (Vigneron8, PdL, AH : 3&5)
51Nombreux sont les producteurs qui changent de techniques de culture parce qu’ils se sentent dans une impasse technique dont ils n’arrivent pas à sortir : problèmes de maturité, d’acidité, de rendements, persistance de maladies ou d’anomalies incompréhensibles dans le vignoble. À pousser la protection de la nature, les agriculteurs respectueux de l’environnement ont développé une agriculture de plus en plus intégrée dans les processus biologiques, naturels, cosmiques, qui intéresse les vignerons de terroir. Avant de devenir l’instrument d’une quête de la qualité, les agrobiologies sont parfois simplement un moyen pour eux d’essayer de mieux maîtriser le développement de la plante et d’obtenir des raisins de qualité, ce qui n’empêche pas bien sûr d’assumer aussi une sensibilité envers les problèmes environnementaux posés par l’usage des produits phytosanitaires. Mais la convergence entre le terroir et l’environnement reste partielle. Les engrais organiques mal utilisés sont considérés comme aussi dangereux pour le terroir que les engrais chimiques, alors qu’ils sont inoffensifs pour les bio. C’est la qualité gustative des vins qui commande les arbitrages à opérer.
52Les vignerons de terroir parlent souvent d’environnement ou de pratiques généralement associées à la protection de l’environnement. Mais ils cherchent d’abord à protéger leur terroir. Les agressions du terroir ne sont pas les mêmes que celles de l’environnement. Vis-à-vis des bio notamment, les problèmes ne se limitent pas aux biocides et s’étendent à l’érosion, aux levures, aux clones, aux techniques de vinification, à la vendange, etc. Ils ne s’opposent pas tant aux OGM ou aux clones parce qu’il y a un risque de dissémination et de pollution, que parce qu’ils remplacent des éléments de terroir et standardisent les vins. Les fongicides ne sont pas non plus éliminés parce qu’ils polluent, mais parce qu’ils détruisent les levures indigènes que l’on est alors obligé de remplacer, au détriment du terroir.
53En val-de-Loire, la maîtrise des rendements et la volonté de faire « plonger » les racines a orienté vers l’enherbement et le labour. En Languedoc, où l’eau est plus rare, le labour est plus répandu. Dans les zones difficiles d’accès, les chevaux ou les mules voisinent avec les herbicides. Les chercheurs de terroir sont aussi bien agrobiologistes qu’adeptes de la viticulture raisonnée. Ces vignerons ont des attitudes très diverses face aux écoles de la protection de l’environnement, plutôt agriculture raisonnée pour les uns, plutôt biodynamie ou agrobiologie pour les autres. Ils sont prêts à changer d’école, ils mélangent les trousses à outils, ils rejettent les pratiques ou les contraintes des cahiers des charges qui leur semblent inutiles, trop compliquées, loufoques ou néfastes ; ils se disent non sectaires, hors des écoles dont ils interprètent assez librement les principes.
« Dire que toutes les planètes aient une action entre elles au niveau énergétique, ça m’irait mieux que cette énergie suprême, que je demande encore à voir. Là, je suis sceptique. Et c’est vrai qu’il y a des gens à qui ça fait peur. De dire bon, voilà, vous utilisez des préparations, avec toute cette préparation particulière, vous allez mettre ça, une bouse, dans une corne de vache, vous allez enterrer ça au printemps, la même chose avec des crânes de vaches, et vous allez retirer ça, au printemps… Bon.
AH : Et ça vous le faites ?
Je l’ai fait ; j’ai fait des stages […] pour savoir comment ça se faisait, mais je ne le fais pas. J’achète les produits faits par des gens qui le font beaucoup plus sérieusement que si je le faisais, au niveau de la cueillette des herbes, des plantes, etc. C’est quand même, tout ça, un peu compliqué. Qu’il se passe quelque chose, je veux bien. Mais moi je leur dis : “écoutez, ne vous prenez pas la tête avec ça, vous essayez”. Moi je suis un cartésien, un matheux de formation, et je suis un peu… Comme je vous ai dit, je fais de la science expérimentale et pas de la science fondamentale. C’est-à-dire que je ne peux pas me mettre devant le tableau avec ma craie et essayer de démontrer ça avec des équations, mais je constate qu’il se passe des choses. » (Vigneron9, PdL, AH : 22)
54Les nouveaux vignerons de terroir manifestent un grand intérêt pour les pratiques respectueuses de l’environnement, en particulier les agrobiologies et la biodynamie, mais s’embarrassent peu de philosophie. La protection de l’environnement n’est pas une fin en soi et reste un moyen ; en revanche, elle offre un ensemble de ressources pour faire des vins de terroir. On ne fait pas du vin pour qu’il soit bio, mais pour qu’il soit bon.
Bio sans étiquette
55N’ayant pas pour but de protéger la nature et bien que leurs pratiques soient fortement engagées dans cette voie, ces producteurs ne franchissent pas toujours les dernières marches vers les qualifications, pour se garder une marge de manœuvre en cas de problème, ou éviter de payer un label qu’ils trouvent cher. D’autres au contraire se certifient pour profiter des aides. Quelques-uns paient le label pour éviter tout soupçon quand ils affirment utiliser des techniques bio, ou au cas où il y aurait un vrai problème avec les produits. Ils se disent sans étiquette, « sans-papiers » ou laïques. Même parmi ceux qui se font certifier, bien peu le signalent ou le font savoir, sinon aux quelques intermédiaires de marché intéressés ou qui en font la demande explicite. Ils sont bio de fait, mais pas de nom ; et la plupart d’entre eux échappent aux statistiques.
56Ces vignerons de terroir, qui peuvent prendre des libertés avec le bio quand ils estiment qu’une stricte protection phytosanitaire est nécessaire, reprochent inversement aux labels environnementaux de ne pas aller assez loin en matière de vinification, et donc de ne pas se préoccuper jusqu’au bout de la qualité des vins.
57Contrairement aux producteurs biologiques, un vigneron de terroir pour qui les techniques bio sont une évidence à la vigne n’est pas nécessairement un acheteur de produits bio. L’attention à l’environnement n’est pour eux pas un choix, encore moins un but, mais une orientation imposée par le vin et sur laquelle il n’est pas toujours bon de communiquer : l’apposition du label AB peut être mal comprise parce qu’elle certifie des pratiques et n’est pas un but en soi. Si l’INAO craint que l’affichage bio ne laisse entendre que certains bons vins sont polluants ; les vignerons de terroir, eux, craignent que la signalisation bio ne fasse douter de la qualité gustative de leurs vins, tout en suggérant des surcoûts.
58En outre, à la différence des bio, les vignerons de terroir sont souvent assez médiatiques. Disposant d’une grande réputation, ils ne voient aucun intérêt à communiquer sur le sujet. Il faut noter cependant une exception. Ces labels sont recherchés à l’étranger où s’exerce une attention spécifique envers l’environnement, et où l’hybridation entre terroir, goût et environnement est peut-être plus poussée qu’en France. Les exportations vers les pays nordiques semblent les plus attachées à ces labels, mais le Canada, le Japon, les États-Unis commencent également à les rechercher. Dans les réseaux longs où l’offre mondialisée s’élargit, les labels environnementaux permettent vraisemblablement d’orienter les premiers choix de la distribution et sont une preuve indispensable pour les acheteurs de second rang qui ne peuvent pas s’assurer par eux-mêmes des pratiques employées pour l’élaboration du vin. La réticencce des producteurs n’empêche cependant pas toute communication. Lorsque les clients s’interrogent sur les changements qualitatifs obtenus et veulent en savoir plus, les vignerons ne rechignent pas à décrire les pratiques bio comme un moyen pour obtenir des raisins différents13.
59Le changement qui se profile en matière de communication n’est pas un revirement des producteurs de vin de terroir. Ils ne découvrent pas que le bio est de meilleure qualité qu’ils ne se l’étaient figuré. Il s’agit plutôt de changer le sens du mot bio, de lui donner une autre dimension, celle d’un des moyens importants, mais non suffisant – ni même toujours indispensable – pour parvenir à la meilleure qualité de terroir. C’est d’ailleurs en partie ce qui les amenés à proposer une nouvelle certification biodynamique, centrée sur les pratiques à mettre en œuvre et dégagée de tout ce qui n’est pas directement lié à la recherche de qualité gustative.
Biodyvin, un nouveau cahier des charges agronomique de la biodynamie
60Des viticulteurs en quête d’une plus grande authenticité des vins se sont intéressés à la biodynamie comme moyen de retrouver un terroir que l’industrialisation de la viticulture ne cesse de détruire. Ils reconnaissent l’efficacité de ses techniques pour revenir à une plus grande authenticité de la qualité, mais la philosophie qui les encadre leur semble ésotérique. Or, les labels Nature & Progrès et Déméter fondent, au contraire, leur garantie sur un fort engagement philosophique ou socio-économique de leurs adhérents. Ce type de militantisme les gêne de même que la disparition du contrôle formel et objectif, qui leur semble le seul capable de garantir la mise en œuvre des pratiques. Ils ont ainsi mis sur pied, début 2000, une autre certification biodynamique, Biodyvin, contrôlée par un organisme tiers, Ecocert.
61La motivation est purement agronomique : l’agriculture industrielle recourt à des substances dangereuses pour les sols et les cultures, il faut donc les rejeter. Biodyvin suggère d’opter pour la biodynamie dont il retient :
-un cadre général ;
« Parmi les pratiques “bio”, la biodynamie se singularise par une prise en considération des influences astrales et du rythme de la nature et par l’utilisation de préparations végétales de type homéopathique visant à rééquilibrer et à revitaliser le végétal plus qu’à le soigner en cas de maladie. » Site du syndicat Biodyvin http://www.biodyvin.com/index2.php, le 10 novembre 2008.
- et une liste de pratiques inscrites sur un rapport annuel et contrôlées par Ecocert14.
- « la valorisation du sol et de la plante dans son environnement naturel grâce à des préparations issues de matières végétales, animales et minérales ;
- l’application de ces préparations à des moments précis dans le cycle de l’année : c’est la partie dynamique. Elle reconnaît dans la terre, prise au sens large (roche mère, terre labourable, environnement aérien) un organisme à part entière. Ainsi, elle agit comme un médecin qui choisirait, pour soigner ses malades, des traitements spécifiques mettant en œuvre des forces de vie ;
- le travail du sol par des labours et des griffages. » Site du syndicat Biodyvin http://www.biodyvin.com/index2.php, le 10 novembre 2008.
62Le cahier des charges de la vigne est assorti d’un cahier des charges vinification qui préconise : « Aucun ajout, aucun retrait, aucune modification. » (Site Biodyvin, le 10 novembre 200815). L’enrichissement, l’acidification, le levurage ne sont pas formellement interdits, mais font l’objet d’une information. Les doses de soufre tolérées sont légèrement supérieures à celles de Déméter et Nature & Progrès : 80 mg/l de SO2 total dans les vins rouges et 150 à 200 dans les liquoreux16.
Un savoir ne pas faire à la cave
63À la cave comme à la vigne, le rejet de tous les additifs, des adjuvants, des arômes, des correcteurs qui n’appartiennent pas au terroir et en gomment l’expression est systématique. L’usage du soufre est le premier en cause. Produit naturel à la vigne, c’est un adjuvant à rejeter à la cave : il change le goût des vins. Les levures non indigènes soulèvent l’indignation. Les techniques d’enrichissement, qui font déjà l’objet de soupçons envers la compétence du vigneron, sont aussi rejetées au nom du terroir auquel elles sont étrangères. De plus, pour les défenseurs des vins naturels, le vigneron n’a ni à embellir, ni à corriger le vin.
64Il ne faut pas confondre ce rejet des adjuvants avec le rejet de la chimie par les vignerons biologistes. Certaines techniques physiques, comme la filtration, sont elles aussi décriées : elles appauvrissent le vin, ou au contraire lui apportent des nuances artificielles (comme certaines levures sélectionnées), aboutissent à sa standardisation, et parfois signent son incapacité à se passer de ces techniques. Dans le rejet des adjuvants, c’est la prothèse technologique qui est dénoncée, non la chimie. Pour ces producteurs, la technologie œnologique est en effet puissante, trop puissante. Elle permet de copier, de plagier, de doper des terroirs un peu faibles, voire impropres à la production de vins de qualité ; elle est artificielle, elle délocalise les vins au lieu de les ramener à leur terroir.
65La cave est l’atelier du vigneron, le lieu où il vinifie et met le terroir en bouteille. De la machine à vendanger au groupe d’embouteillage, toutes les interventions sur le raisin puis le vin sont soupçonnées de maltraiter le moût ou le vin, de lui ôter ces fines particularités du terroir si difficiles à capter et à concentrer dans le vin.
Le difficile travail d’effacement du vigneron
66L’obtention d’un vin naturel ou de terroir se fait en supprimant les artifices et les manipulations amenés par l’œnologie. Tout le travail repose sur l’interprétation de ce qui est naturel et propre au terroir, ou, à l’opposé, artificiel.
67Il s’agit d’abord de préserver la pureté ce qui, à grand-peine, a été mis, puis recueilli dans les raisins. Une fois terminé le travail de la vigne en son terroir, une fois les raisins vendangés, l’intervention du vigneron de terroir ou naturaliste doit être minimale pour éviter tout brouillage, toute artificialisation : « Moins on en fait, mieux c’est ». Mais à partir de ces prémisses, deux attitudes divergentes sont possibles : l’idéal du plus grand effacement possible du vigneron prôné par les « naturalistes » les plus extrémistes n’est aux yeux des vignerons de terroir ni réaliste, ni souhaitable ; l’intervention du vigneron est nécessaire pour faire apparaître le travail de la nature ou les caractéristiques du terroir. La recherche du terroir doit être guidée ou cadrée par un projet parfois assez défini.
68Dans tous les cas, l’effacement du vigneron n’est pas synonyme d’une diminution de son travail. La recherche de la qualité est toujours aussi difficile, elle exige la rigueur et exclut le compromis ; elle ne connaît pas de bornes et n’a rien du confort. Le bon vin de terroir est synonyme de travail, d’investissement de soi. Le mal que se donne le vigneron, les risques qu’il prend, son rejet des procédés qui facilitent le travail, sont autant de signes de l’acharnement qu’il met à obtenir le meilleur résultat.
« On n’employait rien qui ne soit pas bio. Les levures exogènes on les a abandonnées depuis très longtemps. Donc les principes, on pige avec nos jambes, on n’a même pas une machine, ça c’est un peu dans la biodynamie. On met deux barres en bois sur la cuve et on fait avec nos jambes. Après on travaille par gravité, donc même à la mise en cuve, il y a juste un éraffloir, je ne foule pas les baies de raisins. Ça tombe par le tapis roulant dans la cuve et après il y a des remontages. Il y a quand même une pompe, mais c’est une pompe rotative qui a priori abîme très peu. On décuve manuellement, on n’a pas de pompe à main : on remplit des seaux et on verse dans le pressoir qui est pneumatique donc là non plus il n’y a pas… On fait un élevage de deux ans en barrique, enfin on respecte quand même des trucs. Je ne me suis pas dit au départ, il faut s’adapter au bio, on va faire comme ça. » (Vigneron Terroir 1, LR, GT&AH : 16)
69Le manque de technologie est souvent vu comme une qualité, la régression technologique, une avancée. L’équipement moderne, dernier cri, est au contraire un luxe ostentatoire, un coût inutile, qui finit par assujettir le vigneron. À l’exception de naturalistes extrêmes, les vignerons plaident généralement pour un recours à la technologie mesuré et réfléchi. Faire s’exprimer la nature, ce n’est pas la laisser couler des cuves. Elle ne parle pas seule, il faut la faire parler, ce qui nécessite un grand savoir-faire mais aussi un bon équipement en cave. Le retour aux méthodes ancestrales est, de ce point de vue, soupçonné de cacher un manque de maîtrise technique.
70Quel que soit le vin, « technique », « commercial », « au standard AOC », « naturel » ou « de terroir », son élaboration requiert la contribution d’un vignoble, d’un vigneron et de techniques de vitiviniculture. Mais les vignerons de terroir ou naturalistes veulent rééquilibrer les rôles au profit du vignoble en contrôlant le recours à la technique. Ces interprètes du terroir, se sentent moins artistes qu’artisans d’art :
« Le vin, il y a un côté création, alors sans être artiste – je n’ai pas cette prétention – mais disons qu’il faut le faire dans une notion d’artisanat un peu dans l’esprit du compagnonnage, essayer de faire de la belle ouvrage. C’est une expression que j’aime bien. » (Vigneron7, PdL, AH : 17)
71Contrairement à la figure de l’artiste libre de tout remettre en question, même le beau, objet de ses efforts, l’activité créatrice de ces vignerons est strictement cadrée par son but, la recherche de l’authenticité et les conséquences qui en découlent sur les moyens qu’ils s’octroient.
La diversification des goûts
72Cette quête du terroir ou de la nature rend les vins plus intéressants, plus expressifs. Ils sont aussi plus hétérogènes. Mais cette variabilité fait partie de la qualité du produit et les corrections autorisées par la législation – notamment celle des AOC, la chaptalisation, l’acidification, le levurage, l’enzymage – sont jugées, selon les cas, inadmissibles ou malvenues, car elles ont pour unique objectif de masquer une incompétence. Les autoriser, c’est ouvrir la porte à tous les abus ; les interdire, c’est obliger le vigneron à rester exigeant avec lui-même. Signe et résultat d’un échec, les additifs de rectification sont souvent accusés de nuire à l’équilibre du vin et de lui donner une autre qualité. Enfin, pas plus que le vigneron ne doit corriger la nature ou le terroir, il ne doit prévenir des mauvais traitements dans la distribution en ajoutant des additifs dans le vin. Il appartient au circuit de distribution et au consommateur d’être vigilants et respectueux des produits qu’ils acheminent, stockent ou consomment.
73Les millésimes ont toujours donné une touche particulière aux vins, mais l’effacement du vigneron, surtout chez les naturalistes, amène une exacerbation de l’effet millésime. La variété des terroirs, assemblages de lieux de plantation et de techniques de vitiviniculture, reflète la variété des agencements entre ce que la nature livre et ce que l’homme doit faire pour le mettre en valeur. Cet inventaire des terroirs ou des crus a déjà été réalisé par les AOC, mais selon un grain très grossier. Il laisse encore une grande place au vigneron pour délimiter ses micro-terroirs et en identifier les caractéristiques. Le respect du terroir amène ainsi un travail d’identification des différents crus présents sur un domaine pour en faire autant de cuvées, traitées chacune selon ses caractéristiques particulières.
« Aussi naturels que possible »
74Ces vignerons font une très grande confiance à la nature pour donner ce qu’elle a de meilleur. Les différents millésimes donnent des qualités différentes, que les vignerons répugnent à hiérarchiser. À chaque qualité un usage : il est aussi lassant de boire toujours le même vin puissant, que le même vin léger et désaltérant. Le plaisir du vin est un plaisir à multiples facettes qu’il faut savoir renouveler pour le maintenir en appétit.
75Le vigneron est au service de la nature ou du terroir, le consommateur également : il ne doit pas biaiser ce travail de dévoilement en imposant des « goûts » qui lui seraient contraires et obligeraient à « maquiller » les vins et le terroir. Sa mise en avant tient à distance la tentation de la satisfaction des « goûts de la demande » ou de la mode.
« Sans référence gustative particulière, le dégustateur sera tenté d’aimer les vins les plus accessibles, les plus « parlants ». Il est facile d’en tirer le portrait ; coloration importante, très aromatique, gourmand, très concentré, rond, souple, chaleureux, aux notes vanillées. Cette internationalisation du goût influe sur les pratiques œnologiques utilisables (ou est-ce l’inverse ?) » (Guigui et al., 2006 : 32)
76Tous militent et agissent dans le sens d’une réouverture de la qualité gustative des vins ; ils luttent contre tout ce qui pourrait réduire cette diversification, une hiérarchie, une norme de goût imposée de l’extérieur. Les conséquences gustatives de la place accordée à la nature dans le terroir en deviennent les traits spécifiques à reconnaître et à apprécier. La nature que le vigneron débride produit des vins très marqués par leur millésime. Chaque vin est moins un représentant parmi d’autres d’une typicité qu’un nouvel exemplaire presque toujours unique qui enrichit la production du domaine comme une nouvelle acquisition dans une collection. Cette ouverture a néanmoins des limites.
77Être au service du terroir ou orienté par la recherche du naturel ne signifie pas que l’on en est esclave, car le but ultime reste bien de faire vivre l’exploitation et d’obtenir le meilleur vin. Mais du naturaliste extrémiste au vigneron de terroir revendiquant une touche de style personnel, la frontière du tolérable se déplace.
« Nous ne rajoutons surtout pas de levure, c’est le premier point ! Après par contre il faut réfléchir, il y a plein d’éléments très complexes. Par exemple les températures de fermentation : en dessous d’une certaine température de fermentation, certaines levures ne fonctionnent pas et on peut avoir des déviations de goût, etc. Donc il faut quand même connaître son truc. Certaines levures – des brettanomyces – donnent des goûts très désagréables au vin, et ce sont des levures naturelles. Donc on pourrait dire : “quel goût de terroir !”. Non, ce sont des levures qu’on n’a pas sélectionnées, on ne leur a rien demandé, elles viennent et donnent des goûts d’écurie, une écurie pas propre en plus, et ces goûts-là sont naturels. » (Vigneron bio14, PdL, FC : 4)
78Certains vignerons disent ainsi chercher à être aussi naturels, aussi proches du terroir que possible. La nature peut aussi devenir adverse, hostile. Des situations exceptionnelles peuvent requérir des mesures spécifiques extraordinaires. Parfois aussi, le goût du terroir n’a pas la finesse attendue :
« Je suis à la recherche d’un vin avec un fort goût de terroir, une très belle concentration mais des tanins très souples et très soyeux et un caractère fruits rouges. J’ai l’image en tête, je sais exactement ce que je veux faire et j’essaye de le faire, donc chaque année, je fais un petit truc qui pourrait arriver à ce résultat, l’an dernier j’y suis à peu près arrivé, par contre j’ai un peu trop de rusticité dans le vin, c’est-à-dire ces équilibres du vin qu’on ne voudrait pas trop toucher justement quand ils sont arrivés à ce qu’on attend, mais il faut quand même y toucher parce qu’effectivement à la longue ça devient des vins un petit peu rustiques quoi. » (Vigneron bdssl4, PdL, PF : 14-15)
79Jusqu’où doit-on s’abstenir de donner le petit coup de pouce qui fait les grandes choses ? Jusqu’où doit-on laisser-aller les particularités ? Quand faut-il remettre en question le terroir et quand faut-il le laisser faire face à une faiblesse ou des défauts ? Jusqu’où peut-on corriger sans artificialiser ? Le vigneron, par son intelligence du terroir en fait aussi partie intégrante et contribue à présenter, et à faire apprécier ce que la nature ou le terroir donnent trop crûment ou trop discrètement. De quelle marge de manœuvre le vigneron dispose-t-il dans l’élaboration du vin ? Et comment s’assurer que le vin qu’il fait est toujours authentiquement naturel ou de terroir ?
80Les crus peuvent imposer les cuvées, les cuvées imposer leurs fermentations rapides ou lentes, avec ou sans seconde fermentation malolactique. La météo peut dicter un niveau de maturité des raisins. Mais la nature ou le vignoble ne décident pas tout, tout seuls. Parfois l’aide du vigneron devient souhaitable. Certains préfèrent ajouter une levure sélectionnée pour terminer une fermentation ou chauffent légèrement une cuve plutôt que de laisser le vin continuer à fermenter pendant des mois voire des années dans la bouteille et gâcher le vieillissement. Ces compromis avec la technologie soulèvent parfois de vives controverses, surtout lorsque la survie de l’exploitation semble en jeu. La hiérarchie des interventions inadmissibles ou tolérables connaît d’importantes différences régionales, car la nature n’a pas les mêmes performances partout.
81Le réglage de l’expression du terroir ou de la nature dépend fortement de chaque vigneron et de son interprétation des limites entre le bon artifice et la mauvaise nature ou les défauts du terroir. À un extrême, il est un étranger que l’on cherche à effacer dans la limite de l’obtention de vinaigre. À l’autre, il est partie intégrante du processus historique d’identification des terroirs et le vin naturel est défini comme celui qui ne recourt pas à des produits ou procédés de synthèse. Des filtres tangentiels remplacent le soufre que le vigneron ne veut plus utiliser. Contre une « graisse17 » indigène persistante, pourquoi ne pas utiliser une enzyme plutôt que du soufre ? Et il n’est pas criminel de vendanger doucement à la machine quand les vendangeurs s’éclipsent sans prévenir ! Les usages des techniques ne sont pas tous condamnables ; les mauvais effets qui les accompagnent peuvent être préférables à ceux qui marquent leur absence.
82Pour certains, le vigneron peut et doit accorder sa contribution à la mise en valeur du travail de la nature ou de terroir : souligner un trait original trop discret, apaiser l’exubérance. Mais ce pouvoir qu’il s’accorde a une frontière stricte : il n’est là que pour mettre en valeur le produit de la vigne. Le vigneron reste au service du vignoble, attentif aux surprises, aux petits riens ou aux grands plus qui surgissent de la vendange de l’année. L’intervention du vigneron doit être une opération de révélation : il ne pallie pas les handicaps, ni ne fait des raisins une simple matière première au service de sa créativité.
83Entre les deux extrêmes, les places respectives du vignoble et du vigneron sont débattues, autour d’un objectif partagé, que les vins soient aussi authentiquement naturels que possible. Il existe un large éventail de positions à propos de la part de technologie que l’on peut consentir dans le processus d’élaboration, des limites que le producteur fixe à l’expression de la nature et aussi des choix et interprétations personnels qu’il s’autorise, en particulier au moment de l’assemblage de ses cuvées ou du vieillissement. Ces choix font aussi que le vin devient « son » vin, une interprétation de plus en plus personnelle des marques de terroir portées par le vin.
84Cette recherche du goût du terroir est activement protégée des interventions du consommateur, du viticulteur, du vinificateur ou même de la distribution qui viendraient la biaiser. Elle est émaillée de succès, mais aussi d’échecs, parfois cuisants, voire de faillites.
« Ça peut plaire ou ne pas plaire aussi, ce n’est pas forcément au goût de tout le monde, ce n’est pas forcément “ bon ” : c’est comme c’est. C’est comme un cidre artisanal, ou un fromage fermier, des fois, ça peut être un peu fort ou déconcertant. Mais ils ont au moins le mérite d’exister, d’appartenir à un terroir, une façon de faire, c’est ça qui m’intéresse dans ce métier. Je suis issu par mes études de l’industrie. Si c’est pour faire ce métier-là d’une façon standardisée, technique et industrielle, franchement je ne ferais pas ça. » (Vigneron bio31, PdL, FC : 12)
Une redéfinition de la complexité et de la simplicité
85Le changement de pratiques vitivinicoles entraîne un changement dans les vins. Les signes en sont nombreux :
« Il y a une chose quand même assez remarquable : avant on faisait des soutirages et au premier soutirage notamment, on avait des lies troubles à la fin. J’ai vraiment cette image de lies à la fin qui n’étaient vraiment pas… c’était pas joli quoi. Et aujourd’hui quand je fais un soutirage, jusqu’à la dernière goutte, le vin est propre. Après je retire mes lies et elles sentent bon. » (Vigneron bdssl4, PdL, PF : 10-11)
86Quand la nature peut s’exprimer sous l’œil vigilant du vigneron, le vin acquiert des qualités particulières. Ces changements signent pour eux le retour de l’expression du terroir naturel, libéré des surcharges vigneronnes. L’augmentation de l’acidité des vins est unanimement notée. Même en 2003, année de la canicule, il a été inutile d’acidifier les vins.
87L’authenticité regroupe à la fois des vins plus simples et plus complexes. L’expression du terroir ou de la nature est plus complexe parce que l’homme ne gomme plus par ses pratiques grossières les nuances infinies et fragiles des raisins produites par les bactéries du sol, les levures de la pruine. Cette complexité de goût oppose ces vins au goût simplet, normalisé, des vins technologiques enzymés, levurés, filtrés, etc.
88Mais ils sont aussi plus simples parce qu’ils ne sont plus fabriqués, pervertis par la course à la sophistication des grands vins. « Des clients me disent : “ votre vin n’est pas exceptionnel ” et ils ont raison. C’est-à-dire que ce n’est pas une explosion de parfums, par contre ils ont envie de le boire. » (Vigneron bio14, PdL, FC : 10). La bonne qualité change et se redéfinit. Du côté des producteurs, le vin naturel est plus équilibré, plus pur, plus fort, plus résistant, car il n’a pas été perturbé ni dans son avènement, ni dans son épanouissement par des artifices destinés à orienter le développement de sa personnalité. La dégustation est attentive à saisir ce changement ; les producteurs font ressortir les vertus de la simplicité contre celles de la concentration et de la sophistication.
« J’ai un ami qui me prend quelques bouteilles par an, pour voir. La dernière fois, j’avais un vin du Languedoc, vraiment un vin naturel, une petite merveille, simple, frais, bon, spontané. On a l’impression que justement il n’a pas été guidé. Chaque fois que cet ami buvait un verre, je sentais que c’était un peu le chemin de croix, il devait en parler, pinailler sur le truc. Et là il me dit : “alors ton vin du midi, on a ouvert la bouteille et, on n’a rien vu passer, au bout de vingt minutes c’était fini, on n’a même pas eu le temps de discuter”. Je lui dis : “moi je trouve ça bien”. Mais il était déçu parce que justement, ça avait filé comme ça… Il avait bu sans s’en rendre compte, sans avoir eu le temps de tendre le nez, de renifler, de pinailler, de discuter. Ce n’était pas assez compliqué. » (Caviste %QE3, PdL, SBa : 19)
89Le vin est « pur », « simple », « facile », « léger », « digeste », « sain », « facile à boire », « plus près des vins qui ont été faits autrefois et plus près du respect de chacun. » (Caviste %QE5, PdL, SBa : 2). Le vin naturel prône un retour à des valeurs plus simples et désacralisées, où le partage n’est limité ni par le prix des bouteilles ni par les effets indésirables sur la santé.
90Ces variations de goût ne font pas, comme par miracle, l’unanimité. La simplicité de goût se fait l’écho de la simplicité de l’élaboration et du retour à la nature. Le goût est apprécié des buveurs pour ce retour aux sources, l’absence de produits chimiques et tout particulièrement la diminution ou l’absence de soufre. Mais le vin « désophistiqué » est-il bon pour autant ? Le dépouillement ne le rend-il pas simplet, ordinaire, sans personnalité ? À moins que cette quête du terroir et du naturel ne devienne elle-même un marqueur trop fort, qui rende ces vins simplistes et prévisibles. La question du soufrage des vins et des changements de goûts qui en découlent illustre cette réouverture de la question de la bonne qualité.
Le soufrage des vins
91L’œnologie moderne a inventorié un certain nombre de maladies et de défauts du vin, la piqûre ascétique, les différentes casses, la graisse et l’oxydation notamment, qui modifient l’aspect ou le goût des vins. L’oxydation est en général considérée par les professionnels comme un défaut et le soufre employé comme un antioxydant, pour la prévenir. Dans quelques régions cependant, elle est reconnue relever d’un savoir-faire et d’une maîtrise des vignerons. Elle s’obtient alors à l’aide de procédés spécifiques, comme l’élevage sous une couche de bactéries particulières, la fleur des vins jaunes du Jura, la flor des Finos en Espagne, le vieillissement en solera18, ou une oxydation ménagée, contrôlée pour obtenir des rancios par exemple. Cette évaluation du caractère typique ou recherché des vins n’est jamais simple. L’on discute encore pour savoir si le caractère oxydé des Tokay hongrois fait la différence avec d’autres vins liquoreux comme les Sauternes, ou si ce n’est qu’un défaut dû au manque total d’attention aux vins qui régnait dans les coopératives avant la chute du mur.
92Comme tous les additifs, le soufre n’est pas un élément naturel du vin. Son usage est donc révisé et contesté par les vignerons naturalistes. Les vins sans soufre qu’ils font sont décrits comme étant plus versatiles ; ils évoluent, changent rapidement, deviennent sensibles, fragiles. Ils refermentent, s’oxydent.
93À condition de disposer d’un circuit de distribution averti, les accidents de refermentation peuvent être en partie contrôlés. Mais les vins prennent assez rapidement un caractère oxydé, évolué. Pour les vignerons naturalistes, c’est là l’expression même de la nature ; mais les vignerons de terroir reprochent aux vins sans soufre de masquer la complexité de la matière première naturelle et même d’uniformiser les vins : « Un vin sans soufre, ça se reconnaît. Et ça ne me plaît pas, parce qu’on n’a plus d’identité, on ne sait plus si on boit du cabernet, de la syrah, du merlot … » (Vigneron5, PdL, PF : 7).
94Ce n’est pas tant le goût d’oxydé en soi qui gêne, mais le fait qu’il limite la variabilité gustative des vins sans soufre. L’argument de la nature se retourne contre elle. La non technique du « sans soufre » induit une simplification du terroir plus qu’elle n’en transmet la complexité :
« Le caractère oxydé est devenu une espèce de point commun à tous les gens qui font du sans soufre, c’est comme le boisé. Je trouve que c’est finalement la technique qui l’emporte sur le terroir et le cépage. Dès que la technique transparaît dans la dégustation, elle est mauvaise. Un bois mal foutu, déjà au premier nez, tu sens que c’est boisé. Si quand tu l’as goûté et tu as un doute, boisé ? pas boisé ?, je dis, super, c’est une technique qui est au point. Et l’oxydation donne exactement ce même problème : très souvent tu devines que c’est ça. Après tu aimes ou tu n’aimes pas. C’est comme le mec qui aime le rouge ou qui aime le vert… » (Vigneron bd2, PdL, GT : 22)
95Pour les vignerons de terroir, l’excès de soufre nuit à la perception du terroir, mais son absence également, car l’oxydation qu’il n’empêche plus masque avec son goût puissant les subtilités de l’expression du terroir. Les vins sans soufre goûtés en cave sont bien souvent reconnus plus intéressants, plus complexes, plus naturels que les autres. On cite de très grands vinificateurs qui réussissent des chefs-d’œuvre sans soufre, ce qui exige aussi une maîtrise hors pair de la vinification depuis la vendange jusqu’à la mise en bouteille, mais ils sont accusés de ne pas supporter les rigueurs de l’acheminement au consommateur, ce qui ruine le travail du vinificateur, mais aussi le simplifie parce qu’il peut alors en devenir un signe, une caractéristique forte qui menace de réduire l’appréciation de ces vins à un goût pour l’oxydation, au lieu d’être une recherche, une interrogation sur le vin et sur soi-même.
96À une question pertinente, les vins naturels proposent donc pour certains une réponse excessive, un « ne pas faire » qui marque trop, ou qui est jugé indésirable au moins dans certains cas. Le respect du terroir amène donc souvent à rejeter le dogme du sans soufre au profit d’une conduite plus opportuniste, plus ajustée aux circonstances ou aux situations. Ils diminuent sans supprimer, remplacent le soufre par une filtration légère, utilisent des atmosphères de gaz carbonique ou saturent leurs vins en gaz carbonique19 plutôt que de laisser le vin vieillir prématurément. Toutes ces techniques ne sont pas, elles non plus, sans inconvénients.
Le respect du terroir refusé à l’agrément des AOC
97À laisser la nature ainsi décider du bon goût, à refuser les techniques correctrices, à chercher ce terroir perdu, débarrassé des goûts parasites, à expérimenter de nouveaux moyens d’y parvenir, la saveur et l’aspect de ces vins changent. Et il arrive que certains d’entre eux pourtant issus de zones d’appellation se voient refuser l’agrément AOC à la dégustation. Ils sont jugés par les jurys d’AOC hors des canons organoleptiques de la typicité alors qu’ils respectent pourtant souvent au plus fort les engagements de moyens des AOC.
98Parfois le millésime est exceptionnel, comme en 2003. Les vignerons assument leur refus de changer le goût de la nature ou du terroir, dont le vin n’est finalement qu’une expression exceptionnelle et originale, car non retouchée. Parfois aussi, le millésime est ordinaire. Des vins qui se veulent l’expression la plus authentique du terroir ou de l’AOC, élaborés parfois par des vignerons parmi les mieux reconnus de leurs appellations, sont rejetés lors des dégustations des jurys d’agrément.
99Ces rejets à l’agrément confrontent des vignerons qui dénoncent la perte du terroir dans les appellations (et qui souvent voient leur travail récompensé par d’autres jurys), et des juges qui sont précisément censés être les garants de la typicité de ce terroir. Refusés lors de la dégustation d’agrément, la plupart de ces producteurs considèrent les commentaires ou les raisons qui accompagnent le rejet comme dénués de fondement. Ils dénoncent des procédures administratives de recueil d’échantillons inadaptées à leurs vins car elles obligent à fournir des échantillons de vins inachevés ; et aussi des normes d’acidité, de couleur… imposées par les décrets d’appellation. Ils excluent donc de prendre en considération les commentaires qui accompagnent le premier refus et d’arranger leur vin ou de le modifier dans le sens indiqué, qui, pour eux, les éloigne du terroir. Les accommodements qui leur sont proposés deviennent la cause même de la perte des terroirs ; et les vins incriminés sont commercialisés sous l’appellation Vin de Pays ou Vin de Table. Parfois même, le vigneron décide de ne plus présenter ses vins à l’AOC.
100Notre échantillon comprend plus d’un quart de producteurs ayant essuyé un ou plusieurs refus à l’agrément ; ils sont presque tous issus du Val-de-Loire.
Les terroirs contre les AOC
101La recherche de l’authenticité entreprise par ces vignerons remet en cause les pratiques inscrites dans la réglementation des AOC dans le but de garantir le terroir. Certaines de ces règles apparaissent laxistes, d’autres au contraire sont dénoncées comme étant de véritables freins à la recherche et à l’expression du terroir, comme l’interdiction de certains cépages autochtones anciens.
102La maîtrise des rendements pour l’obtention de produits de qualité est un lieu commun. Mais pour obtenir une véritable expression du terroir, il faut, selon eux, se situer bien en-dessous des seuils tolérés. Au-delà du chiffre du rendement lui-même, c’est la manière dont on maîtrise les rendements qui est inadéquate. Au lieu de viser un rendement élevé, pour limiter les risques de chute drastique de la production, et d’ajuster progressivement la charge de raisins au développement de la vigne et aux aléas bioclimatiques en éclaircissant ou en vendangeant en vert, les militants du terroir préfèrent réduire fortement les rendements visés dès le début, en diminuant la fertilisation des sols, en adoptant des densités de plantation très élevées, des tailles très sévères ou des modes de conduite originaux de la vigne, mais aussi en triant de façon très stricte la vendange. Ils obtiennent ainsi souvent des rendements inférieurs de moitié aux rendements autorisés, de l’ordre de 25 à 30 hL/ha. Comme la lutte contre les maladies, les différentes mutilations successives par lesquelles on limite la générosité de la plante – taille, ébourgeonnage, rognage, éclaircissage, vendange en vert – suscitent la réflexion. Certains les voient comme la source de réponses et d’adaptations indésirables de la plante qui persévère dans sa volonté de vivre et de donner des fruits, et ils tentent de lui trouver des substituts, en laissant la plante pousser pour ne la tailler qu’une fois l’an. Comme les qualités, les rendements et leurs variations deviennent des caractères de chaque millésime ; ce ne sont plus des variables d’ajustement en vue d’obtenir une production déterminée. Qualités et volumes doivent refléter les variations annuelles, et c’est à ce but que sont ajustées les techniques de contrôle de la plante utilisées ou inventées par les vignerons. Le refus de la chaptalisation, même les années les plus froides, met en cause le degré minimal d’alcool nécessaire à l’obtention de l’AOC.
103Globalement, ces vignerons reprochent aux AOC de ne pas avoir évolué avec le changement technique et de laisser la porte ouverte à toutes les manipulations des vins, notamment grâce aux multiples produits œnologiques autorisés, la liste précise des produits à rejeter et les seuils admissibles ne font pas consensus. Ils semblent dépendre beaucoup des régions viticoles. Reste que pour ces vignerons, ce n’est pas la défense des terroirs qui doit se plier aux règlements d’AOC, mais l’inverse. Ils en appellent à un durcissement des contraintes en même temps qu’à une révision des procédures d’agrément, en particulier celle de la dégustation d’agrément.
104L’association SÈVE – les amis de Joseph Capus20 – est créée en 2004. Elle a pour cible les différents travers des décrets d’appellation qui empêchent le travail de recherche du terroir. Ses adhérents revendiquent un droit à la différence dans l’attribution de l’agrément et contestent la compétence des jurys. Ressentis comme d’injustes préjudices, les refus d’agrément ont entraîné des procès qui ont alimenté les réflexions de l’INAO. Alors que des réformes des AOC sont en discussion, les vignerons de Sève entendent qu’une place soit faite à leur retour au terroir et aux contraintes qui l’accompagnent.
105Les refus à l’agrément ne sont pas fréquents, mais en nombre suffisant pour que les médias s’y intéressent21. Un « salon des refusés » est proposé. Son nom reprend celui de la manifestation artistique de 1863 qui avait accueilli notamment le célèbre Déjeuner sur l’herbe de Manet. La presse viticole étale le paradoxe : alors que la qualité des vins est en baisse, la vigilance qualitative de la dégustation d’agrément élimine de plus en plus fréquemment des vins reconnus ailleurs pour être très bons, voire parmi les meilleurs. La colère sourd chez les viticulteurs, mais aussi chez les critiques :
« Juin 1907 : au plus fort de la crise qui frappe durement la viticulture – gros rendements, surproduction, fraude, effondrement des prix –, les vignerons du Languedoc entrent en révolte. Au cri de “vive le vin naturel ! À bas les empoisonneurs !”, le mouvement enfle jusqu’au coup d’arrêt qui se solde par plusieurs morts sous les balles des soldats envoyés sur place. Seuls les fameux “Pioupious” du 17e régiment de ligne vont se solidariser avec les révoltés. Le 29 juin 1907, une loi esquisse une première réglementation de la production et de la circulation du vin, boisson désormais définie comme le produit “exclusivement de la fermentation alcoolique du jus de raisin frais”.
Juin 2007 : un siècle après la révolte du Languedoc, la bataille fait rage sur le théâtre d’opérations vitivinicoles pour redéfinir le marché européen du vin. Hors des normes, point de salut ! La norme la plus pathétique étant celle qu’imposent en France les dégustations d’agrément d’AOC. Au moment même où les fameux classements des crus bourgeois du Médoc et des crus de Saint-Émilion agonisent devant les tribunaux, beaucoup de vrais vins de vrais vignerons d’appellation terminent leur parcours en vins de pays ou de table, ou même à la distillerie. Un seul exemple : le Corton Charlemagne 2005 de Philippe Pacalet, scandaleusement éliminé pour un vice de forme inexistant. Nous l’avions pourtant goûté parfaitement “loyal et marchand”, il est vrai sans aucun des divers bidouillages autorisés et encore loin – au terme d’une fermentation naturelle et très lente – de son état définitif…
La révolte gronde, toujours la même, celle des vignerons qui ne se résignent pas à la vulgaire marchandisation de leur vin. Nombre d’entre eux brandissent le seul drapeau acceptable pour les appellations d’origine, celui de l’authenticité. Ce n’est certainement pas un hasard si la Champagne – un des vignobles les plus sinistrés à bien des égards – se redécouvre aujourd’hui à travers une jeune génération en rupture avec des “produits” trop souvent résumés aux bulles et aux frais généraux qui les composent… Là où on les attendait peut-être le moins, des vignerons qui font le choix d’un vrai travail de la terre et de la vigne, le choix d’une vraie expression de terroir. » (François Morel, Revue Le Rouge et le Blanc N 85 - été 2007)
106Le vrai goût, authentique, est accusé d’avoir été dévoyé. Il n’est pas seulement question ici de sauver des vignerons au bord de la faillite ; mais de redéfinir la qualité du vin sur le long terme. Les critères et les façons de procéder des dégustateurs de jurys sont vigoureusement soumis à la question. À force de modifier, d’ajouter, de laisser faire, les juges, peu formés et sans procédures de contrôle, ont lentement dérivé. Ils ont été habitués à apprécier la mauvaise qualité qu’ils produisent et qu’ils jugent, à longueur d’années. Les vins trop sulfités, sans couleur, fabriqués pour ne pas avoir de personnalité, pour tenir par vents et marées et ne pas bouger en bouteille, ont chassé le caractère des vins sans trucages, ces vrais vins qui étaient à la fondation même des AOC.
107Retournement de l’histoire. À ces experts devenus incompétents malgré eux, les nouveaux vignerons de terroir préfèrent leurs clients, amateurs mieux informés, plus ouverts et cultivés. Nombre de vins refusés se vendent, parfois très bien et à bon prix, quand la plupart des vins d’AOC subit une forte mévente. Les jurés rétorquent qu’ils éliminent des vins mauvais, avec trop de sucre ou d’acide acétique, mal vinifiés par des vignerons plus intéressés par l’agrobiologie que par la qualité des vins. Le succès de ces vins stars d’un jour ne repose que sur les dysfonctionnements de l’économie qui permettent leur commercialisation, l’effet marketing du scandale et la publicité. Sans compter qu’il est toujours facile de créer des marchés de niches pour ces nouveaux « vins de garage »22 qui ne comptent que quelques bouteilles. Que ces vins atypiques se vendent en vin de table, puisqu’ils y parviennent, mais non en AOC ! Il semble difficile aux jurés de remettre en cause les défauts standard, mesurables, de la qualité : le degré d’acidité volatile (ou acétique) ou le taux de sucre résiduel qui assure la stabilité du vin en bouteille. La controverse est vive.
Des chartes du vin retrouvé
108L’ensemble des techniques qu’appelle la vinification idéale d’un nouveau vin de terroir est relativement consensuel. Ce sont surtout les priorités qui gouvernent les choix à faire qui sont discutées. La recherche du naturel réunit les moyens environnementaux de la recherche du terroir et l’absence de produits de correction ce qui, en raccourci, donne souvent un refus des « produits chimiques ». Les raisons de ce refus ne sont pas celles des bio. Ces vignerons rejettent aussi bien les procédés physiques que chimiques. C’est le goût du terroir qui motive cette proscription et non un retour aux équilibres naturels.
109L’Association des Vins Naturels propose une charte qui résume les bonnes pratiques de certains vignerons naturalistes : absence de produits chimiques non produits par la nature, absence de mécanisation des vendanges, absence d’adjuvants et d’artifices, et un souci général pour le vivant, le biologique.
« LE SOCLE COMMUN DES VIGNERONS DE L’A.V.N
Mardi 13 décembre 2005
Culture du sol, sans molécules de synthèse.
Vendanges manuelles, et respectueuses du raisin, éventuellement en tongs !
Vinifications les plus naturelles possible, sans modificateurs de caractère et de millésime : (Levures, enzymes, chaptalisation, concentrations artificielles, sulfites…)
Élevage et mise en bouteille sans modifications du caractère des vins obtenus en vinification : (Filtration, stabilisant, SO2 excessif)
RESPECTER LA VIE : la vie de la terre et de la vigne, pour cela ne pas utiliser les molécules issues de la chimie de synthèse.
AIMER LA TERRE au point de la travailler, de la sentir et d’accepter qu’il y ait de l’herbe qui pousse et toute la vie qui en découle.
AIMER LA VIGNE au point de l’observer, de la tailler avec plaisir, de lui parler et éventuellement de la caresser.
COUPER, VENDANGER avec un sécateur et transporter les raisins au chai dans le plus grand respect.
AU CHAI, ELABORER UN VIN DE RAISIN, sans artifices et sans intrants. Un vin vivant, un vin aliment, un vin santé, un vin de partage ! »
Source : http://www.lesvinsnaturels.org/article.php3?id_article=44
110La charte de qualité de l’association « Renaissance des Appellations » s’appuie sur les mêmes idées ; elle est plus détaillée et introduit des stades dans la progression vers des vins plus expressifs de leur terroir.
Respectons ensemble la Charte de qualité : Le système de cotation ci-dessous ne parle pas de bio ou de non bio mais donne simplement les actes qui permettent à une appellation de s’exprimer pleinement. On a déterminé 3 stades.
1er stade : Les bases incontournables qui doivent être appliquées sur l’ensemble de la propriété depuis au moins 3 ans
- Travail des sols, ou enherbement, donc exclusion totale des désherbants.
- Apport de compost ou d’engrais organiques pour soutenir la vie microbienne des sols.
- Exclusion des engrais chimiques qui désorganisent les sols et le métabolisme des vignes.
- Utilisation exclusive de produits naturels pour lutter contre les maladies en respectant les normes en vigueur en agriculture biologique. Exclusion totale de produits chimiques de synthèse, qu’ils soient de contact, pénétrants ou systémiques.
- Exclusion des levures exogènes OGM ou aromatiques.
- Pas de plants de vigne génétiquement modifiés.
2e stade : Aller plus loin
- Vendanges manuelles en un ou plusieurs passages et respect de l’intégrité du raisin avant qu’il ne soit pressé.
- Respect des processus de fermentation naturelle donc exclusion de tout enzymage ou de tout ajout de bactéries ou de produits issus d’une chimie de synthèse ; et de tout agent activateur des fermentations (azote, vitamines, thiamines, écorces de levures, etc.) : exclusion bien sur d’additifs aromatiques.
- Respect de la richesse naturelle du vin donc exclusion de la cryoextraction (congélation du raisin) ou de tout procédé de concentration (évaporation sous vide, osmose, etc.).
- Sélection manuelle des futurs plants de vigne pour respecter et accroître la biodiversité donc un retour vers une vraie sélection massale exempte de clones.
- Utilisation exclusive des levures indigènes du vignoble.
3e stade : Quand les conditions s’y prêtent
- Aucune modification de l’équilibre naturel des moûts ou du vin ; interdiction de toute acidification, désacidification ou chaptalisation sous toutes ses formes.
- Aucun collage.
- Aucune filtration stérile ou en dessous de 2 microns.
Charte de qualité « Pour une pleine expression des A.O.C » du groupe « Renaissance des appellations »
Notes de bas de page
1 Les résultats sont soumis à des tests de chimie analytique, notamment sur le degré d’alcool, le taux d’acide acétique aussi appelé « acidité volatile » et le taux de sucre. Les tests gustatifs sur le vin ont été rendus obligatoires par une décision de la Commission européenne en 1970.
2 Ils peuvent pour cela recourir aux méthodes d’apprentissage et aux techniques de perception que ces mêmes experts mettent à leur disposition (Teil, 2005).
3 Pour plus de détails sur le fonctionnement de la critique vinicole (Teil, 2001 ; Teil 2004 ; Hennion, Teil, 2004).
4 C’est même cette incapacité de la demande à inciter une production de bonne qualité qui avait poussé le sénateur Joseph Capus à mettre en place le système des Appellations d’Origine Contrôlée pour le vin au début du xxe siècle, en s’appuyant sur le jugement des professionnels.
5 L’usage du bois neuf offre un autre exemple de détournement de la finalité technique. Le vieillissement sous bois neuf a contribué à donner leur style actuel aux vins de Bordeaux. Devenu un élément essentiel de la recherche qualitative dans la région, son usage a été adopté ailleurs notamment dans des vignobles des nouveaux pays viticoles. Signe de qualité, il a été affiché sur des bouteilles. Sur un marché plus ajusté à la demande, le signe s’est accompagné d’un goût boisé, marqué et reconnaissable, que des consommateurs ont apprécié et recherché. La technique de vieillissement s’est alors transformée en procédé d’aromatisation très apprécié qui a abouti récemment à autoriser les copeaux de chêne dans les vins de table et de pays, tout en les refusant aux vins d’AOC qui, eux, n’ont pas à suivre les attentes de la demande.
6 Cette affirmation fait presque l’unanimité. De toutes les personnes interrogées, il n’y a guère qu’un vigneron et un journaliste qui l’aient mise en doute : « Elle pousse où cette vigne, elle pousse comment… Par contre tous les bio qui tentent de me dire que la vigne pousse plus profondément chez eux que chez les chimistes, c’est complètement faux. Cela n’a jamais été prouvé. Si c’est de la roche mère, que ce soit de la chimie ou pas, cela ne descendra pas profondément. Donc le discours sur la profondeur des racines, c’est de l’intox. Mais le discours sur la préservation des terroirs en termes d’érosion des sols, et de vie organique, oui, j’y adhère. » (Critique vinicole4, Paris, GT : 4)
7 Leur usage cependant est très différent de celui de leurs prédécesseurs, à cause de l’attention qu’ils accordent au produit, et surtout de la théorisation de l’action de la nature dont ils accompagnent cet usage.
8 Technique antérieure à la mécanisation des vignes, ne permettant pas de dessiner des allées de culture pour le passage du matériel agricole.
9 À quelques exceptions près, les pépiniéristes sont accusés de ne pas se préoccuper de la qualité gustative des raisins.
10 À l’opposé, les boutures issues de la sélection clonale proviennent toutes de la même plante sélectionnée par les services de l’État.
11 Science de la vinification orientée vers l’obtention d’un goût choisi des vins, elle est souvent utilisée par les buveurs pour désigner l’entraînement et la capacité à décrire, reconnaître et évaluer les goûts des vins. Mais ce n’est pas dans ce sens que nous employons ce mot qui désigne ici la science de la vinification. L’œnologie moderne a retravaillé toutes les techniques de production du vin, les a affinées, enrichies, et a surtout banni tous les poisons comme les oxydes de plomb qui étaient utilisés pour en modifier le goût.
12 Ce courant a certainement de nombreux précurseurs ; resté assez marginal pendant presque tout le xxe siècle, il connaît actuellement un renouveau.
13 Ce n’est pas le cas semble-t-il pour la viticulture raisonnée. La réticence continue de l’emporter dans ce cas, sans doute parce que leur pratique du raisonnement n’a que peu à voir avec le cahier des charges de la qualification nationale.
14 Syndicat international des vignerons en culture biodynamique, 2006, Plan de travail minimum, Base de contrôle Ecocert vigne.
15 Site de Biodyvin : http://www.biodyvin.com/index2.php
16 Syndicat international des vignerons en culture biodynamique, 2006, Plan de travail minimum, Base de contrôle Ecocert vigne.
17 Bactérie présente dans le vin qui lui donne un aspect huileux.
18 Empilement de barriques de vin qui sont soutirées dans la rangée la plus basse, remplies à partir de la rangée précédente jusqu’à la dernière qui reçoit le vin de l’année. Une solera peut avoir près de cent ans, avec un âge moyen des vins – qui dépend de la proportion soutirée chaque année - de l’ordre d’une trentaine d’années.
19 Cette technique exige une décantation préalable par le consommateur pour éliminer le caractère « piquant » que le gaz donne au vin.
20 (http://www.seve-vignerons.fr/)
21 « De beaux vins recalés et de piètres élus », L’Humanité, 26 juillet 2003. Conran, Eric, « Le salon des refusés », L’Express, 1er décembre 2005. Conran, Eric, « La folie des vins bio », L’Express, 23 mai 2005. Augereau, Sylvie, 2005, « Désagréments », Omnivore, n° 19.
22 Appellation donnée à des vins aux prix très élevés produits en très petite quantité, obtenus en sélectionnant à l’extrême la matière première, vinifiés ensuite sous un contrôle « total » rendu possible par la faible quantité de raisins vinifiés.
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Le vin et l’environnement
Ce livre est cité par
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Le vin et l’environnement
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