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Le vin et l’environnement

 | 
Geneviève Teil
, 
Sandrine Barrey
, 
Pierre Floux
, 
et al.

Partie 2. Les agrobiologies et la vigne

Pour conclure. Une différence plurielle

Volltext

1Une fois le bien-fondé de l’agriculture biologique reconnu, les pouvoirs publics, en accord avec la plupart des partisans du bio, ont entrepris de le protéger de la fraude qui en menaçait le développement, en mettant en place un label public, contrôlé, dont la crédibilité serait par conséquent moins susceptible d’être mise en doute. Cette initiative s’est accompagnée d’un accroissement des conversions et les statistiques pointent une forte augmentation de la viticulture bio. Mais, tandis que les chiffres augmentent, les disputes internes fleurissent entre des bio « authentiques » et des convertis aux engagements « douteux ». Et bientôt d’autres divergences émergent, toujours au sujet de l’économie, mais aussi des pratiques ou encore de la qualité gustative des vins. Une insistante inquiétude se fait sentir chez les producteurs qui craignent pour la « crédibilité » de leur label.

L’USURE DU BIO ET LE DÉBAT CRITIQUE

2Cette menace ne semble pas particulière à la situation française. Les signes de qualité biologique s’useraient-ils ? Le bio est-il condamné à se « conventionnaliser », à perdre sa capacité à se différencier de l’agriculture conventionnelle, comme l’affirment certains chercheurs ?

3Les adeptes du bio ont communiqué leur inquiétude aux pouvoirs publics en charge du développement des agrobiologies et aux milieux de la recherche. Tous se demandent sur quoi faire porter leurs efforts pour continuer à défendre au mieux le bio. Pour cela, il est nécessaire de cerner les sources de danger.

L’identification des causes d’usure

4Y a-t-il une logique, notamment économique, à cette perte de crédibilité du signe bio ? Un débat a éclos parmi les chercheurs. Deux auteurs défendent l’idée qu’il s’agit moins d’usure que d’un verrouillage du savoir et de la recherche (Vanloqueren et Baret, 2009). Ils reprennent l’argumentation développée par un des chercheurs que nous avons interrogés au cours de cette étude : le bio est empêché de développer sa différence parce que toutes les ressources de la recherche scientifique vont à l’agriculture conventionnelle contre laquelle il se bat. Mais les chercheurs sont plus nombreux à insister sur un autre rapport de forces défavorable : celui qui oppose la volonté des bio de mettre en place une économie alternative, et la solidité d’un marché déjà organisé autour de la définition conventionnelle de la qualité.

5La logique marchande impose-t-elle ses lois à ceux qui veulent s’en exclure ? Certains bio le craignent. Même le circuit bio, qui avait réussi à créer un espace marchand différent, plus juste et plus confiant, plus investi dans le développement local durable, a été contaminé par la nécessité d’optimiser ses coûts, amené à abandonner la préférence pour les produits locaux et à favoriser les bas prix et les grosses structures permettant des économies d’échelle. La différence entre le circuit bio et la grande distribution s’estomperait ainsi.

  • 1 L’enquête indique que le taux de réponse indiquant un attachement à l’environnement (concern for e (...)

6C’est aussi la conclusion de Michelsen (Michelsen, 2001). Dans une étude sur le bio au Danemark, il montre que le passage du label « organic » privé à un label public garanti par l’État et ses contrôles s’est accompagné d’un accroissement important du nombre de fermes certifiées, 1 050 en 1995, 3 099 en 1999, et également d’un changement des motivations des agriculteurs : d’un attachement aux questions environnementales, la production « organic » est devenue un enjeu commercial1. Il conclut qu’il s’agit d’un paradoxe : l’agriculture organique doit abandonner ses règles auto imposées et son identité pour parvenir à gagner en importance au sein du secteur agricole.

7L’agriculture biologique est-elle condamnée ? N’y a-t-il pas d’alternative, si elle veut continuer à faire des adeptes, à conquérir des marchés occupés par l’agriculture conventionnelle ?

8Certains économistes notent la disparition progressive de l’espace économique alternatif bio avec notamment ses circuits courts et ses entreprises à taille humaine et au contraire le développement d’un secteur bio « industrialisé » en Californie et en Nouvelle-Zélande. Cette transition est déterminante, car une fois le bio inscrit dans l’espace marchand ordinaire, la qualité bio se retrouve sous la pression de la concurrence de la qualité ordinaire, « conventionnelle ». Certains concluent que celle-là, plus chère et moins productive que celle-ci, est condamnée.

9Le diagnostic des scientifiques n’est pas unanime. Selon les cas, le bio se conventionnalise, ou il fait de la résistance (Hall et Mogyorody, 2001). Mais comment opposer les deux situations ? Le débat sur les critères à utiliser est déterminant. Des situations extrêmes sont faciles à identifier, par exemple quand les producteurs opposent la qualité et la sécurité sanitaire des produits (Lockie et Halpin, 2005 : 299) ou, comme dans le cas que nous avons étudié, quand ils insistent eux-mêmes sur les différences entre eux et « les autres ». Mais dans la plupart des situations, la frontière entre les deux n’est pas facile à tracer. Les critères de différenciation économique que l’on peut tenter d’associer à chacune des deux stratégies, comme la taille des exploitations, l’orientation exportatrice des entreprises, le prix de vente ou les volumes vendus, ou encore les intermédiaires de la distribution, ne permettent pas de faire apparaître des différences significatives entre les deux types d’organisations commerciales (Lockie et Halpin, 2005).

10Les tenants de cette intégration du bio par le marché opposent aux premiers une autre mesure de la force du bio, celle du nombre des adeptes. Peu importe que les producteurs ne cherchent pas sans cesse à se donner plus de contraintes comme garantie de leur différence, en se lançant dans un raffinement inutile : les consommateurs n’en demandent pas tant, et cela finit par coûter cher. Ce qui compte, c’est que les producteurs bio soient nombreux, qu’ils vendent et diffusent ainsi l’existence du bio. Le label ne se « conventionnalise » pas au contact de l’agriculture conventionnelle, c’est celle-ci qu’il doit biologiser en faisant du bio une chose ordinaire.

LA DIFFÉRENCIATION DE L’APPRÉHENSION DU BIO

11L’inquiétude qui semble saisir les défenseurs du bio ne leur est pas particulière. Le cas de Terra Vitis rencontré en première partie au sujet de l’agriculture raisonnée est en de nombreux points similaire. Le problème ne semble pas lié à l’agriculture biologique. Il ne l’est pas non plus à la volonté de mettre en place une économie alternative, car Terra vitis n’a jamais affiché la nécessité de lutter contre les causes économiques qui menacent la différenciation environnementale. Cette même inquiétude envers l’économie a saisi les membres des associations lorsqu’est apparu le logo et que les nouveaux adhérents ont été suspectés de l’utiliser comme signe de différenciation marchande. Plus généralement, les bio ont depuis le début suspecté le fonctionnement même de l’économie, et tenu sa recherche débridée du profit pour la cause de tous les problèmes environnementaux agricoles. Tous les efforts des pionniers ont consisté à tenter de la mettre à distance en inventant un autre espace marchand où l’environnement et son respect devaient être pris en compte dans les calculs, notamment à travers une autre définition de la qualité du produit, incluant ses modes de production et de commercialisation.

12Cependant, alors même qu’une filière bio se développait, des producteurs, en France et à l’étranger, ont opté pour une autre stratégie. Plutôt que de se battre sur un plan quasi moral pour accroître l’attention à porter à l’environnement tant chez les producteurs que chez les consommateurs – tâche de longue haleine – ils veulent profiter de la capacité du marché à orienter les choix de consommation. Pour cela, il faut être compétitif et faire en quelque sorte de la qualité bio, le passager clandestin de la qualité économique ; plutôt que de lutter contre le marché au nom du bio, mettre son efficacité à son service, quitte à adopter les modes de production et de commercialisation de l’agriculture conventionnelle, et à chercher des économies d’échelle pour diminuer les coûts de production.

13Ces deux modalités de commercialisation ne cessent de s’opposer et de se dénoncer mutuellement. Les défenseurs de l’industrialisation du bio reprochent aux autres leurs préjugés moraux envers l’économie qu’ils ne savent pas utiliser : c’est leur incapacité à ouvrir de nouveaux marchés qui maintient le bio dans la marginalité et confine la production à des « niches », au lieu d’en faire une qualité ordinaire. Leurs adversaires rétorquent qu’ils ne résisteront pas longtemps à la pression marchande et que la recherche de compétitivité ne peut que les pousser à diminuer progressivement les contraintes qu’ils se donnent et donc à affadir pas à pas la qualité bio, argument renforcé par les études d’une bonne partie des économistes.

14Les bio inquiets militent en général pour un autre calcul économique qui sache valoriser l’environnement. Ils ne peuvent cependant s’appuyer que sur la bonne volonté des acteurs économiques. Ils insistent donc sur la confiance, le calcul équitable et durable, qui rejette la seule recherche de profit pour lui substituer une dynamique vertueuse, dans laquelle soit de mieux en mieux reconnue une définition de la qualité qui respecte toujours plus d’entités au fur et à mesure de leur intégration dans les équilibres biologiques, agricoles, sociaux. Le raisonnement est identique chez les partisans de Terra Vitis quand ils craignent que leur logo n’attire des adhérents qui ne contribueront pas à la diminution toujours plus poussée des produits de snthèse et qui, au contraire, feront pression sur les contraintes des cahiers des charges pour ménager la meilleure rentabilité.

15Les difficultés, quotidiennes ou cycliques, rencontrées par les vignerons bio les engage à réfléchir leur action et trouver des solutions à leurs problèmes. Notre analyse fait ressortir deux grandes heuristiques.

16Dans la première, le bio est considéré comme mal valorisé et les vignerons s’efforcent alors d’utiliser tous les outils économiques disponibles pour faire valoir le bio défini par son cahier des charges auprès du plus grand nombre et ainsi développer ce mode de production et de consommation. Mais cette voie d’action avec son appui sur l’économie est jugée dangereuse et reproduire les causes mêmes contre lesquelles elle s’est dressée. Elle a ainsi appuyé le renforcement d’une seconde heuristique, l’engagement dans une élaboration réflexive, critique d’une qualité bio qui échappe aux pièges des marchés.

17La lutte contre le marché et ses « effets » abâtardissants, ne se cantonne pas à la dénonciation réciproque des usages de l’économie. Elle engage aussi un effort de renforcement de la capacité de différenciation de la qualité bio avec des cahiers des charges privés, plus exigeants, mais aussi des chartes, qui comme la qualification agriculture raisonnée, portent sur l’engagement des personnes. Mais contrairement à la qualification, cet engagement est pris dans une discussion critique collective. Les chartes Déméter et Nature & Progrès encouragent un travail collectif de réflexion et d’élaboration toujours plus approfondie de l’agrobiologie et de ses pratiques. L’agrobiologie prohibe les produits de synthèse, mais ne propose pas toujours de solution aux problèmes rencontrés par les viticulteurs dans leur travail de production de raisin et constamment renouvelés par l’arrivée de nouvelles maladies, de nouvelles difficultés. Les producteurs bio forment ainsi un vaste collectif critique qui analyse et juge les bonnes pratiques, mais aussi la participation, l’engagement, la qualité professionnelle de ses membres. Il exerce une vigilance de l’engagement des producteurs à faire émerger une « économie durable » plutôt qu’une « économie profitable », c’est-à-dire une économie où l’environnement, les transports, les « effets carbone » sont pris en considération et comptent parce qu’ils déterminent les décisions de production et d’achat des consommateurs. La charte indique qu’elle s’engage à exclure les producteurs qui utiliseraient les logos à des fins de « profit ». Ses membres excluent donc toute possibilité « d’industrialisation » de l’agrobiologie. Cette surveillance de l’engagement des producteurs dans l’économie ne se restreint pas aux adeptes de Déméter ou de Nature & Progrès et s’étend au plus vaste collectif critique des producteurs, auquel il faut aussi souvent adjoindre les revendeurs bio et des consommateurs tous intéressés par cette interrogation générale et sans frontière de la qualité bio.

18Les deux heuristiques font apparaître deux façons de comprendre le bio, comme une qualité prédéfinie que l’on commercialise d’un côté, comme le produit d’une réflexion générale de l’autre qui intègre dans le bio un nombre toujours plus large d’éléments ou dimensions. Cette dernière accorde une importance nouvelle à l’activité critique. Lorsque la qualité du vin est cadrée par un label qui le définit, l’activité réflexive des acteurs est toute tournée vers l’aménagement des relations économiques pour faciliter ou ajuster l’action marchande. Au contraire, l’activité critique déployée dans les associations Déméter ou Nature et Progrès s’occupe d’élaborer une notion du bio toujours plus durable. C’est la chose même qui est en jeu. Dès lors, au sein de ce collectif, la chose, ici le bio, prend une forme différente, relativement indéterminée. Elle ne perd pas en existence ou en réalité pour autant : le bio a une existence non moins réelle pour les militants de Nature et Progrès ou de Déméter que pour les autres adeptes du bio. Il s’agit bien d’une autre façon d’être, celle-là même qui a manqué à la qualification nationale agriculture raisonnée.

19Les tentatives pour associer le bon goût et le bio, par la définition d’un bon goût des produits sains s’apparentent à cette seconde heuristique qui cherche à redéfinir la qualité bio. Mais elle se heurte à la mise en forme très forte du bon goût du vin et aux instruments de son évaluation qui s’accordent mal avec ceux de la qualité bio. Un bon vin, est un vin qui plaît et intéresse les buveurs amateurs. Les vins sains ont alors fait valoir leur caractère « naturel ». Ce glissement récemment opéré vers le naturel ou l’authenticité des vins laisse espérer une possible hybridation entre les deux et sur laquelle revient la troisième et dernière partie.

20Au cours des vingt dernières années, les usages et les significations du bio se sont transformés, explicités, élargis, multipliés. Les combinaisons entre qualités sanitaire, environnementale, gustative, économique se sont diversifiées. Chacun défend ses interprétations ce qui fait craindre un flou du sens du bio et donc une nouvelle source d’affaiblissement de la différence. Cependant, le débat critique animé par les bio juge la pertinence des interprétations, les regroupe, les hiérarchise parfois aussi ; il organise leur coexistence et fait tenir cette variété d’interprétations et de mises en œuvre du bio sous un même chapeau, le bio entendu comme synonyme du label AB. Mais le débat critique n’y parvient pas toujours. C’est alors le schisme qui menace, comme dans le cas des vins qui prônent un retour à l’authenticité du terroir.

21La troisième et dernière partie de cet ouvrage qui traite de ce retour à une qualité

22de terroir « authentique » fait rebondir la question de la qualification et de la diversification des qualités qui l’accompagne.

Anmerkungen

1 L’enquête indique que le taux de réponse indiquant un attachement à l’environnement (concern for environment) diminue de 65 à 53 % tandis que celui de l’enjeu commercial (expected improved farm economy) augmente simultanément de 10 à 26 %.

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