1Alors que la plupart des agriculteurs semblaient accueillir avec bonheur l’arrivée des pesticides qui leur ont apporté confort et qualité de vie, certains déjà se méfiaient de cette soudaine facilité et refusaient d’adopter le changement technique préconisé. Des viticulteurs ont rejoint ainsi les grands mouvements agrobiologiques, Nature et Progrès, la biodynamie de R. Steiner, Lemaire et Boucher par exemple, qui se sont constitués au début du xx^e siècle. Dans le Beaujolais, Jules Chauvet, biochimiste, mais aussi vigneron et négociant en vins du Beaujolais, militait pour un goût épuré du vin naturel, sans additifs et surtout sans soufre. D’autres encore restaient en marge de ces courants et rejettaient simplement ce progrès technique qu’ils jugaient douteux. Aujourd’hui ce sont leurs enfants souvent qui perpétuent leurs convictions et leur savoir-faire. De nouveaux venus à la viticulture les ont rejoints.

« Il y a plusieurs raisons qui font qu’on opte pour ce mode de travail. Moi je me suis directement installé en bio, c’était une volonté ! Parce que je ne viens pas du milieu agricole du tout, et j’ai travaillé beaucoup pour l’industrie chimique avant. Donc le choix était vite fait. » (Vigneron bio14, PdL, FC : 1)

2Un grand nombre de ceux-ci ne sont pas des viticulteurs. Ils apprennent leur métier de façon autodidacte, et se font aider ou guider par d’autres professionnels bio. Ils « s’installent » directement en bio : l’agriculture biologique est une nécessité et un devoir envers soi, les autres et les générations futures.

3D’autres qui ne sont pas au départ agrobiologistes, par évidence ou par principe, y viennent progressivement en se rapprochant d’un idéal agronomique, ou à la suite d’une « prise de conscience » qui entraîne parfois un changement brutal de leurs pratiques. Des difficultés agronomiques, des problèmes de tassement de sols, d’asphyxie des racines lors de périodes pluvieuses, de carence de vers de terre, d’inefficacité des traitements, ou un sentiment plus diffus de malaise, l’impression que « quelque chose ne va pas », les amènent à reconsidérer leurs pratiques.

4Le doute envers les « produits chimiques » peut être d’ordre sanitaire. Les agriculteurs suspectent le monde moderne qui a multiplié les usages de ces produits que l’on retrouve partout, depuis les parfums d’ambiance jusqu’aux produits anti-acariens tandis que le nombre de cancers ne cesse d’augmenter. Ces vignerons ne veulent plus s’empoisonner à traiter leurs vignes, et refusent du même coup d’empoisonner leurs clients, et leurs champs. De fil en aiguille, c’est l’ensemble de l’environnement qu’ils estiment devoir protéger. L’homme laisse trop de traces dans la nature, des traces rémanentes et omniprésentes. Comme locataire de la planète terre, il se doit au contraire de veiller à ce que ses traces soient légères et disparaissent le plus rapidement possible pour laisser le champ libre aux successeurs.

5De problèmes agronomiques en soucis sanitaires, c’est la révolution qu’a connue l’agriculture après la Seconde Guerre mondiale qui concentre l’inquiétude. Les viticulteurs que nous avons rencontrés racontent comment leurs parents et grands-parents y ont vu l’avènement d’un métier plus facile ; poussés par les marchands de produits, ils n’ont pas tardé à craquer devant la magie des recettes chimiques, à les utiliser jusqu’à en abuser et à générer, par ignorance, les effets secondaires néfastes que l’on voit aujourd’hui. Le « mirage » qui accompagnait les nouvelles techniques agricoles ne les a pas convaincus, ou s’est dissipé.

6Il faut donc changer l’agriculture. Pour ces vignerons, cela veut dire réinventer de nouvelles manières de faire, plus respectueuses des hommes, de la vigne, de l’environnement ; il faut tenter de « produire sans détruire ». Nombre d’entre eux n’entendent pas s’en tenir là. Il faut lutter contre la cause de tous ces nouveaux problèmes, c’est-à-dire contre ce qui a poussé les agriculteurs à adopter les nouvelles techniques, un calcul étroit de productivité et de rentabilité des exploitations, autrement dit un « système économique » dans son ensemble. Des écologistes dénoncent les méfaits de cet ordre économique et de la révolution agricole industrielle qui, s’ils en enrichissent quelques-uns, ruinent surtout les paysanneries locales. Une partie de ces vignerons fonde ses pratiques sur un double rejet, celui des nouvelles techniques agricoles, et en particulier les produits de synthèse, et celui d’un système économique néfaste, parce qu’il suscite et entretient le recours à ces techniques agricoles destructrices dont on perçoit aujourd’hui clairement le danger.

LA VITICULTURE BIO, UNE ALTERNATIVE AGRONOMIQUE « FACILE »

7Les viticulteurs bio doivent recourir à des techniques alternatives, repenser les techniques et les pratiques vitivinicoles, pour continuer à produire sans recourir aux produits de synthèse1, parfois en réinscrivant leur travail dans des cycles ou des systèmes biologiques qui dépassent largement les parcelles qu’ils exploitent.

Réinventer la viticulture

8Un vieux métier se réinvente, mais les viticulteurs ne partent pas de rien. L’épuisement de certaines terres, les recherches sur l’optimisation de la croissance des végétaux ou du travail agricole ont amené quelques agriculteurs agronomes à recadrer la pratique agricole au sein d’ensembles de forces, de systèmes ou d’interrelations biologiques, organiques, qui débouchent sur de nouvelles pratiques de culture2 : ainsi l’agriculture organique et la théorie de l’humus de Sir Albert Howard (1873-1947) et de la Soil Association, la biodynamie de Goethe et Rudolf Steiner, la permaculture de M. Fukuoka.

9Cependant, alors que la rotation des cultures est un principe de base de l’agrobiologie qui permet de lutter contre l’épuisement des sols et les parasites et maladies, la vigne est, elle, une culture pérenne. Privée de cette ressource qu’est la rotation, l’attention portée à l’entretien des équilibres et à la lutte contre l’épuisement s’en trouve renforcée, mise au premier plan. Équilibre et renforcement des résistances sont les deux maîtres piliers de cette réinvention de la viticulture. Ces vignerons recherchent une vigne moins artificielle, moins ou mieux sélectionnée, plus adaptée à son milieu naturel et résistante, débarrassée d’innovations techniques orientées vers le seul rendement, comme c’est le cas pour la plupart des porte-greffe3, quitte à revisiter les techniques ancestrales de plantation en foule que certains croient aujourd’hui totalement inadaptées aux conditions de la culture moderne.

10Ensuite, leur attention s’élargit, des plantes au champ et à l’ensemble du milieu naturel qui baigne les vignobles. Ils veillent à l’équilibre de l’ensemble biologique : plantes, micro-organismes, insectes et autres animaux. Aucun ne doit prendre le dessus et déclencher ces attaques qui aboutissent à la mort ou à la mise en danger de la vigne.

« Steiner parle d’une ferme comme corps vivant et ça, ça m’a intéressé parce que je pense qu’effectivement, plus un organisme est complexe, plus il devient stable. » (Vigneron bio19, PdL, GT :1)

11Plus l’équilibre est produit par un grand nombre d’interactions, plus il est difficile de le détruire. Il est donc essentiel d’entretenir la plus grande biodiversité afin de multiplier les interrelations entre tous les êtres vivants du milieu. Cette attention aux équilibres et l’attention portée à un très grand nombre d’interactions confèrent à ces agronomies une forte dimension holistique, contrairement aux démarches souvent très analytiques de l’agronomie conventionnelle.

Un schisme entre recherche agronomique et agrobiologie

12Des chercheurs qui mettent au point les techniques de la modernisation agricole s’interrogent sur le développement de l’agriculture biologique, ce concurrent qui prend à contre-pied une innovation agronomique majeure, à l’origine de la modernisation de toute l’agriculture. Ils cherchent à comprendre les raisons de leurs surprenantes réussites.

13Certains chercheurs se plaignent alors des paradigmes scientifiques qui mènent la vie dure à ceux qui voudraient s’en écarter. Un chercheur intéressé par l’agrobiologie décrit les difficultés qu’il faut affronter : les problèmes liés à la publication des résultats, le manque de reconnaissance professionnelle. Choisir de travailler sur l’agrobiologie, c’est quitter le navire, remettre en cause les succès passés, courir le risque d’être accusé de sombrer dans l’irrationalité.

14Un point a contribué à « cristalliser » les oppositions, la théorie des transmutations biologiques proposée par C. Kervran pour expliquer et justifier le bien-fondé de l’agriculture biologique. Cet auteur annonce qu’il a démontré la capacité des plantes à transmuter un élément chimique en un autre4, opération considérée par la science contemporaine comme absolument impossible à moins de recourir à la physique nucléaire5. Les théories qui soutiennent la réflexion agrobiologique sont suspectées de tromperie, et les chercheurs qui manifestent un intérêt pour l’agriculture biologique, de s’écarter des voies de la raison. En 1972 néanmoins, une étude démontre, dans les zones où l’évolution de l’agriculture vers une plus grande industrialisation tarde ou ne se fait pas, que les agriculteurs obtiennent des résultats au moins comparables, voire meilleurs, que ceux de l’agriculture conventionnelle (Berthou et al., 1972). Mais, ajoute le rapport, l’analyse des écrits qui expliquent l’agriculture biologique et biodynamique, et notamment le précis d’agriculture biologique distribué par la société Lemaire et Boucher à ses clients, indique que cette pratique qui donne de bons résultats ne repose pas sur une théorie vraie. Il conclut à la « pré-scientificité » des théories selon la terminologie de G. Bachelard6, autrement dit à une « pseudo-scientificité », une apparence scientifique sans fondements rationnels.

15Mais le discrédit qui pèse sur les théories atteint aussi les pratiques et l’ensemble de l’agrobiologie et des agrobiologistes.

« Il y a eu un débat alors là, sur le plan épistémologique, sur la capacité que l’on peut avoir à démontrer une chose ou une autre, qui a discrédité des scientifiques qui avaient adhéré au bio, et le bio par derrière. Et cela a laissé des traces énormes. Quand quelqu’un comme Hennin s’engage contre Kervran, il donne l’impression qu’il s’engage contre le bio, aussi bien à des scientifiques qu’à des agriculteurs bio. » (Chercheur4, Paris, GT : 11)

16Les résultats de recherche qui en montreraient l’efficacité sont interprétés comme des artefacts. Les chercheurs qui produisent ces résultats « paradoxaux » (Francis Chaboussous, Claude Aubert, Claude Bourguignon) et en soutiennent le bien-fondé, se sentent marginalisés, poussés petit à petit à quitter la recherche. Ceux qui souhaitent continuer de s’intéresser à l’agrobiologie deviennent conseillers des agrobiologistes ; ils « passent à l’ennemi », et avec eux l’essentiel de la volonté de mieux comprendre les agricultures alternatives (anon., 2003).

17L’enseignement agricole épouse la même ligne et ne concède guère de place à l’agrobiologie7. Dans les programmes de recherche, l’agriculture biologique devient plutôt un problème économique, une question d’étiquetage et de différenciation ; le sujet reste marginal8. À l’inverse de ce qui se passe dans d’autres pays européens ou anglo-saxons, la recherche publique française s’est logtemps limitée à l’agronomie dite « conventionnelle », à travers la mise au point de variétés, d’engrais, de produits de traitement, d’itinéraires de culture qui permettent d’optimiser les rendements et la rentabilité des exploitations agricoles. Il faut attendre 2000 pour que l’INRA cherche à relancer les problématiques agrobiologiques (INRA - groupe de travail sur l’AB, 2000) et que l’enseignement professionnel agricole lui ouvre plus largement ses portes.

« [Les chercheurs] sont aussi un peu pollués par cette agriculture intensive qui a fait qu’on sélectionnait plutôt le rendement, on ne s’est pas orienté vers la qualité, la résistance des végétaux, la résistance naturelle des espèces, etc. Aujourd’hui on nous dit qu’on va faire plein de trucs, les OGM… Je dis qu’il n’y a pas besoin de ça. Mais bon, quand on veut faire du commerce, tout est bon.[…] C’est dommage parce que les bio, on est une minorité et on ne se sent pas soutenus, du moins pas reconnus. » (Vigneron bd10, PdL, FC : 9)

18L’agrobiologie et la recherche semblent former deux paradigmes qui entretiennent leur divergence. Quelques rares ponts sont jetés au-dessus du fossé qui se creuse, quelques études, notamment dans le cadre de programmes européens. Mais les vignerons bio que nous avons rencontrés leur reprochent leur faiblesse, et leur isolement ne permet pas d’accumuler les résultats et les avancées. Surtout, ces travaux n’ont pas, de leur point de vue, le caractère radical qu’ils recherchent. Comment des chercheurs peuvent-ils tester la démarche bio s’ils travaillent sur des parcelles qu’ils viennent seulement de reconvertir, s’ils considèrent les pratiques indépendamment des démarches et des logiques qui les sous-tendent ? C’est finalement de part et d’autre, parmi les chercheurs comme parmi les producteurs, le sentiment d’une rupture, d’un abandon. La recherche publique accréditée s’entête à ne pas vouloir changer un paradigme qui, pour elle, est gagnant.

Une communauté de vignerons chercheurs

« Être biodynamiste, c’est observer la nature. Nous on a fait plein d’essais. On a eu beaucoup d’air à un moment [dans le vin], j’ai regardé comment ça marche, comment ça se comporte. Les gens ne comprenaient pas : « Tu as mis trop d’air ! ». C’est sûr, j’ai mis trop d’air, mais il faut voir une fois comment ça réagit avec tellement d’air. Il faut faire toutes ces expériences ! […] Toutes ces expériences qui nous ont guidés, c’est quelque chose qui est quand même génial. On n’utilise plus de cuivre ni de soufre aujourd’hui. » (Vigneron bd7, LR, GT : 6)

19Faute d’un écho dans la recherche publique, l’agriculture biologique se tourne vers ses propres adeptes, ou vers la recherche européenne pour poursuivre l’élaboration de son corpus de connaissances et la formation de l’encadrement technique de la viticulture. Car les questions sont là, les problèmes non résolus, les impasses et les pratiques dont on ignore les raisons de l’efficacité observée se font sentir. Ces viticulteurs biodynamiciens ou agrobiologistes se disent victimes de l’obscurantisme de la recherche publique qui les prend pour « de doux dingues », alors qu’ils ne font que partir d’une hypothèse à contre-pied de l’agronomie ordinaire :

« On prend le problème à l’envers : on [la recherche scientifique publique] va constater une maladie, ou un insecte qui domine de trop, et on va faire des recherches pour savoir comment éliminer cet insecte ou cette maladie. Alors que, ça me paraît la simplicité même, on ne se demande pas pourquoi cette maladie est arrivée, pourquoi cet insecte est arrivé là. Si on le faisait, on pourrait intervenir beaucoup plus facilement en amont. Alors que là, on détruit le problème, mais par des solutions qui vont engendrer d’autres problèmes, et puis on n’en finit jamais, on est dans un cercle infernal. On introduit des produits chimiques de synthèse, qui ont plein d’effets dévastateurs d’un autre côté, et puis cela s’enchaîne, ça grandit, ça grandit, et au bout d’un moment, la nature dit stop. » (Vigneron bio28, PdL, AH : 17)

20Les viticulteurs mettent eux-mêmes la main à la pâte. Ils organisent la réflexion, se regroupent autour de thèmes de recherche dans des réseaux d’agriculteurs, de viticulteurs souvent européens ou internationaux, et organisent la confrontation entre les observations menées dans leurs parcelles.

21Non contents de repenser les échanges entre les plantes et leur milieu, ils repensent aussi les soins à apporter à la plante, et adaptent le matériel aux contraintes particulières de la vigne. Ils réinventent les charrues ; les tracteurs sont allégés pour éviter le tassement des sols, ou on retourne aux chevaux et aux mules. Cette recherche permanente amène beaucoup d’entre eux à mettre au point et à raffiner un nombre toujours plus grand de pratiques, et à s’aventurer bien au-delà de la prohibition des produits de synthèse.

22Les voies de la recherche les conduisent parfois à se rapprocher d’ » écoles » déjà constituées, l’agriculture biologique, mais aussi, de plus en plus, la biodynamie. La viticulture contestataire est ouverte aux idées nouvelles : des théories fleurissent, sont discutées, testées : l’isothérapie, la cosmoculture, la bioélectronique, la permaculture. Selon les cas, le rapprochement de ces corps de réflexion structurés peut relever de l’adhésion plus ou moins militante à des théories du monde, ou de la sympathie plus distante qui en fait un éventail de ressources ou de pratiques nouvelles qu’on sélectionne ensuite au gré de l’intérêt des résultats obtenus.

23Toutes ces agrobiologies cherchent à limiter, voire à réduire, l’intervention humaine en utilisant ou en réorientant les forces déjà présentes dans les interactions biologiques. La plupart sont apparentées à une homéopathie agricole qui prône l’entretien des forces vitales propres à la plante, par opposition au caractère allopathique des traitements phytosanitaires. Quand l’allopathie, théorie de la « stérilisation », veut détruire les agresseurs, l’homéopathie, théorie du « renforcement de la vie », cherche à augmenter la résistance de l’être à protéger face à l’agresseur, quitte à y laisser quelques raisins ou quelques pieds de vigne.

24Au vignoble, la recherche des équilibres ramène la santé et la prospérité de la vigne en s’épargnant une débauche d’énergie et des luttes rendues inutiles. Mais nombre de ces viticulteurs veulent élargir « l’esprit du bio » – ce « savoir penser autrement » – à l’exploitation et à la société.

25Repenser l’exploitation, c’est mettre en œuvre une démarche de recherche d’un équilibre global de l’exploitation dans son environnement très opposée à l’idée de « forcer » la nature, d’optimiser des rendements, car « on perd toujours d’un côté ce que l’on gagne de l’autre ». À une vision segmentée de la rentabilité, on préfère alors un calcul plus global, aboutissant à des solutions et des pratiques différentes, notamment en matière de porte-greffe et d’amendements :

« La meilleure des préventions c’est Riparia [un porte-greffe de faible vigueur]. Parceque là, vous vous coupez complètement d’énormément de contraintes. À la taille, on perd beaucoup moins de temps parce que, comme c’est pas vigoureux, ça ne ressort pas énormément, on n’a pas beaucoup d’ébourgeonnage à faire et on n’a pas beaucoup de brins à couper. Ils sont tout petits, on n’a pas besoin d’avoir de sécateur électrique, avec la main, ça suffit. On n’a pas besoin de palisser parce que les vignes poussant très lentement, ça se tient tout seul. On n’a pas besoin d’épointer, parce qu’elles s’arrêtent de pousser toutes seules. Et on arrive à quelque chose qui est complètement l’inverse de ce qui se fait actuellement. » (Vigneron bd11, PdL, GT : 11)

26Ces nouvelles solutions se situent assez souvent aux antipodes du savoir agronomique « déposé ». Et les viticulteurs se disent souvent les premiers surpris des résultats qu’ils obtiennent.

L’adaptation de la biodynamie

27La recherche et l’entretien des équilibres vitaux forment le socle de base de presque toutes ces agronomies alternatives. En entretenant leurs prédateurs, on peut espérer contenir les ravageurs des plantes et maîtriser les dommages qu’ils peuvent causer. Les techniques qui en découlent sont celles de la lutte intégrée. Les agrobiologies rejettent les produits de synthèse et les remplacent par des produits non seulement naturels, mais aussi souvent beaucoup moins « forts » ; mais toutes ne rejettent pas toujours formellement le principe allopathique du traitement des maladies.

28Certaines théories sont fermement opposées à l’idée du remplacement des produits allopathiques par des traitements biologiques. La biodynamie se pense comme un changement radical. Elle resitue le biotope dans un ensemble de forces cosmiques, une énergie qui agit sur les forces vitales de tous les êtres vivants, animaux et surtout végétaux. Elle offre un champ d’étude et d’approfondissement aux viticulteurs bio en leur proposant de repenser l’intégration de l’intervention du vigneron dans les équilibres naturels. Elle préconise des pratiques qui lui sont particulières comme la « dynamisation » des traitements destinés aux plantes qui acquièrent par ce procédé une énergie ou une efficacité supplémentaires. Les tisanes sont généralement constituées de purins insecticides d’ortie ou de prêle. La biodynamie utilise également des préparations spécifiques à base de silice (501) pour orienter la force lumineuse, ou de bouse de vache (500) pour soutenir les forces vitales. Ces pratiques sont souvent jugées plus respectueuses des plantes et de leur milieu parce qu’elles sont appliquées à des doses homéopathiques efficaces tout en étant inoffensives. Pour d’autres, au contraire, ces pratiques doivent être manipulées avec précaution, car elles mettent en jeu des forces peu connues et mal maîtrisées.

29Accusée de manquer de fondements solides ou de démonstrations convaincantes, mais aussi très respectée – voire crainte pour son efficacité – la biodynamie laisse peu de viticulteurs soucieux de l’environnement indifférents. Lorsqu’elle n’est pas rejetée, elle suscite des degrés d’adhésion très divers, depuis les adeptes qui l’appliquent minutieusement pour acquérir l’expérience et la faculté de juger en toute connaissance de cause, jusqu’aux pragmatiques qui n’en retiennent que les pratiques qui leur semblent efficaces et peu coûteuses, qui les modernisent ou les adaptent à leur domaine plutôt que d’ajuster ce dernier aux prescriptions de la biodynamie. Cette gestion des forces par la biodynamie suggère en effet de reconstruire un système autonome, et des exploitations autarciques. Rudolf Steiner, le fondateur de la biodynamie, n’a jamais explicitement traité le cas de la vigne. Sa monoculture est en contradiction avec ses principes. Certains se plient à l’exigence d’autarcie et font de la polyculture et de l’élevage en association étroite avec la culture de la vigne9. D’autres, au contraire, partent de cette relative inadaptation de la biodynamie pour revisiter la théorie.

30La mise en pratique rigoureuse de la biodynamie est très exigeante. En même temps, elle ne forme pas un ensemble de pratiques et de connaissances arrêtées, et continue d’être enrichie par des théories nouvelles, fragiles, encore à mettre en pratique (Joly, 2005). La biodynamie surprend, que ce soit par ses théories ou par ses résultats. Pour les uns, c’est une intuition du monde que l’on partage, ou un guide qu’il faut suivre faute de savoir ce qui se passe vraiment ; pour d’autres, c’est une ressource, un ensemble de techniques, d’idées, d’innovations dans lequel puiser avec réflexivité et distance au fil des résultats obtenus. Les vignerons qui ajustent la biodynamie accordent une oreille bienveillante, mais aussi prudente, aux tests ou aux nouveaux outils comme la « cristallisation sensible »10. D’anciens ingénieurs, ou un professeur de mathématiques, font leurs propres tests et adoptent ce qui leur semble avoir un effet sur leurs vignes. Dans ce travail d’analyse, de sélection et d’adaptation, certaines préparations mystérieuses trouvent de nouvelles explications simples, qui ne nécessitent pas l’intervention de forces mal connues :

« Je suis assez pragmatique à la base. Le domaine que j’aimais le mieux, c’était les maths quand j’étais jeune, voilà. Et en fait il s’avère quand même parce qu’il y a eu un peu des comptages de faits et dans une bouse de corne on a des milliards de micro-organismes, quoi. Donc il ne suffit pas de croire bêtement ou de ne pas croire, etc., je veux dire on peut pousser un petit peu plus loin, faire des analyses et regarder comment ça fonctionne un petit peu. Et bon, il se trouve effectivement que c’est quand même un concentré fabuleux de vie. » (Vigneron bio20, PdL, PF : 16)

31L’enthousiasme que la biodynamie suscite se double d’incompréhension et de rejet, même parmi les agrobiologistes. Elle est souvent qualifiée de folklorique ou d’irrationnelle. De nombreux biodynamistes ont commencé par la rejeter. Quand la possibilité même d’un quelconque fondement de la biodynamie n’est pas balayée, ses théories inhabituelles lui valent souvent d’être qualifiée de « dogme », et les biodynamiciens de « sectaires étroits d’esprit ».

32La biodynamie n’est pas seulement adaptée par les vignerons à leur rationalité, à leurs exploitations, à leur environnement, à leurs compétences et obligations, elle est aussi enrichie et nourrie par leurs innovations. L’adhésion à cette approche n’est donc pas uniforme : elle prend appui tantôt sur la théorie et applique – parfois avec circonspection – les pratiques qui en découlent, tantôt sur les pratiques seules, réinterprétées et évaluées en dehors de leur cadre théorique de naissance.

Un faux « retour en arrière »

« Je pense que le bio ce n’est pas forcément le retour en arrière en disant : “ il faut refaire comme avant, il ne faut plus de tracteur ”. Enfin, le tracteur, j’aimerais qu’il pollue moins par exemple… On essaie de prendre ce qu’il y a de bon au niveau de ce qu’on connaît du fonctionnement des plantes et de ce qu’on peut utiliser au niveau du matériel, ça n’empêche pas la modernité, au contraire. » (Vigneron bio13, PdL, FC : 4)

33La viticulture agrobiologique en construction s’inspire de nombreuses sources alternatives à la fois scientifiques et philosophiques, mais aussi plus simplement, des techniques des prédécesseurs. L’agriculture d’avant les produits de synthèse est un modèle d’autant plus accessible que ces vignerons n’ont jamais contribué à la révolution agricole ou s’en sont rapidement démarqués. Dans ce cas, les techniques paternelles ou ancestrales constituent une source importante d’inspiration. Mais ce retour aux traditions n’est pas non plus un retour en arrière. Le vrac est remplacé par des bouteilles, les nombreux ouvriers agricoles par un propriétaire polyvalent, la citerne collectrice par un démarchage commercial intense.

34Ces vignerons comparent des vignes en culture traditionnelle, bio ou biodynamique, parfois ils les testent sur une même parcelle11. Nombre d’entre eux défendent la nécessité de l’apprentissage ; pour savoir, il faut essayer, pratiquer, s’informer, discuter, comparer. Les problèmes ou difficultés qui surgissent au fil de la pratique obligent à rechercher des solutions et donc à expérimenter sans cesse. La viticulture ne retourne pas à l’ère d’avant le progrès, elle se réinvente ; elle prend des risques, innove, teste, guidée par l’intuition, les collectifs de réflexion et les résultats.

35Bien entendu, tout comme la recherche scientifique en perpétuelle controverse, ces « écoles » qui se situent toutes avec leurs différences au sein d’une agriculture alternative et biologique sont prises dans un large débat. Les pratiques des uns ou des autres sont parfois commentées avec distance, rarement avec moquerie. Les accusations de sectarisme envers les différents « gourous » sont fréquentes, mais comme le souligne l’un d’entre eux, les controverses internes sont aussi un signe de vitalité et non celui d’une fermeture d’esprit.

Le « problème du cuivre »

« Quantité de gens, qui n’ont peut-être pas tort, disent : “en viticulture, on a des solutions, certes des produits chimiques de synthèse, mais qui ne sont pas rémanents, qui sont efficaces et qu’on utilise à faible dose, et qui seraient mieux finalement que de mettre 6 kg de cuivre”. Peut-être, mais bon ! » (ministère Bio2&3, Paris, AH : 7-8)

36Soufre et cuivre sont deux antifongiques très employés en agrobiologie et le « problème du cuivre » constitue un des pivots de l’opposition entre l’agriculture raisonnée et l’agriculture biologique. Ce problème est pris très au sérieux : tous les bio le disent, il peut y avoir effectivement des problèmes d’accumulation de cuivre dans les sols. Dans certains vignobles déjà plantés avant la Seconde Guerre mondiale, les doses utilisées pouvaient approcher les 40 kg de cuivre par hectare et par an. Elles ont amené ici ou là des saturations qui rendent les terres aussi difficiles à mettre en culture que les parcelles en conventionnel. De tous les problèmes posés par les traitements en bio, c’est le cuivre qui focalise l’attention.

Les réponses des producteurs au problème du cuivre

37Dans certains endroits, les bio sont face à un dilemme : leurs sols, très chargés en cuivre, ont une vie microbienne réduite, et le seuil moyen de traitement à leur disposition ne fait qu’aggraver le phénomène. La saturation enclenche pour les bio une boucle infernale de stérilisation des sols, et donc de perte de la résistance de la vigne, d’augmentation de la pression de la maladie, et donc un recours toujours plus important au cuivre. Ils tentent de sortir ou rester en marge de ce cycle infernal en limitant drastiquement les quantités employées.

38Ainsi, bien que les vignerons bio soient astreints à une plus grande prévention dans les traitements que les autres, ils mettent en avant leur maîtrise technique, une meilleure information météorologique et épidémiologique, l’utilisation de matériel de pulvérisation plus performant, qui permet de diminuer considérablement les doses, bien en-dessous du seuil autorisé. Ensuite, la prise de risque, l’idée d’accepter d’avoir des pertes, de chercher l’équilibre plutôt que l’éradication, contribue elle aussi à diminuer les traitements. Beaucoup disent ainsi ne pas observer d’effet imputable à une stérilisation des sols ou une accumulation de cuivre dans leurs parcelles. Au contraire, parfois, la diminution des traitements au cuivre est telle que des maladies très sensibles à cet élément et qu’ils ne voyaient plus, comme le blackrot, réapparaissent. Le cuivre continue donc d’être pour eux un constant sujet de préoccupation.

39Le 31 mars 2002, le règlement CE2092/91 a limité l’utilisation du cuivre à une moyenne de 8 kg de cuivre métal par ha et par an. Le 31 décembre 2005 cette limite a été rabaissée à 6 kg afin de diminuer encore les risques d’accumulation, ce qui n’a pas semblé générer de grandes difficultés, au moins en Languedoc-Roussillon. Une enquête menée auprès de l’ensemble des viticulteurs met en évidence une grande hétérogénéité des pratiques, allant de 4 à 14 kg/ha selon la latitude du vignoble, mais aussi selon les vignerons.

40Pour autant les travaux menés par l’INRA sont moins alarmistes que les acteurs.

Un faux problème pour la recherche ?

« Les résultats de l’étude de l’impact du cuivre sur les micro-organismes du sol menée par l’INRA de Dijon montrent que les doses de cuivre actuellement applicables [8 puis 6 kg/ha/an de cuivre métal] sont tout à fait compatibles avec une activité et un développement « normal » des micro-organismes du sol. D’une part parce que ceux-ci sont capables de s’adapter à des taux de cuivre supérieurs à la normale mais surtout parce que les autres pratiques culturales des viticulteurs biologiques (apports de matières organiques, pas d’herbicides, enherbement, travail du sol…) sont favorables à leur développement. Les apports de cuivre tels que limités par la réglementation, ne sont donc pas dangereux pour la vie du sol et restent cohérents avec le respect de l’environnement revendiqué par l’agriculture biologique. » (INRA, 2003 : 1)

41Les essais menés n’ont pas permis de trouver de parcelles contaminées par des taux excessifs de cuivre. Les risques semblent limités à des sols particuliers : les sols sableux acides. Pour les techniciens de la vigne, la toxicité du cuivre par accumulation dans les sols, telle qu’elle a pu être établie par les chercheurs de sciences du sol, semble tenir plus du « principe de précaution » que d’un problème avéré. Le végétal semblerait s’adapter assez vite à des doses de cuivre élevées et selon des modalités assez variables avec les cépages, ce qui permettrait un ajustement encore plus précis des doses. Ils ajoutent que son action reste néanmoins mal connue et qu’il est possible que l’on n’ait pas fini de lister ses bénéfices dans la maîtrise des maladies. Les membres de l’encadrement technique et administratif de la viticulture que nous avons rencontrés nous ont répété qu’il n’y avait guère de souci à se faire de ce côté.

42La question du cuivre continue cependant d’opposer les viticulteurs bio aux viticulteurs conventionnels ou en agriculture raisonnée. Le cuivre était l’objet principal de la journée nationale de la viticulture biologique en 2004 ; il a constitué un thème constant pendant nos deux campagnes d’entretiens en 2005 et 2006, soit deux et trois ans après la publication dans la presse de ces résultats. Les viticulteurs bio continuent de faire valoir leur raisonnement de l’usage des produits et, en particulier, celui du cuivre. Sur ce sujet comme sur les autres problèmes posés par l’agrobiologie, les viticulteurs se plaignent du manque de recherche de qualité, de l’absence de conclusions aux multiples études qu’ils ont vu mener sur le terrain.

« Être bio, c’est facile, de plus en plus facile ! »

43Beaucoup de viticulteurs bio le sont de longue date, ils n’ont jamais vraiment adopté de nouvelles techniques agricoles et ne parlent guère de transition. Parfois aussi lorsque la conversion officielle est récente, elle s’est faite sans heurt, car il s’agissait juste d’une officialisation de pratiques « presque » bio et qui n’ont été changées qu’à la marge pour rentrer dans un cahier des charges. Mais il arrive aussi que le changement soit plus brutal, lorsque le vigneron éprouve une « prise de conscience » plus soudaine. Alors, la privation subite des aides techniques apportées par les produits chimiques entraîne une perte de performance, une diminution des rendements, un accroissement des difficultés, un renforcement de l’expertise nécessaire. Tous ces vignerons, qu’ils soient bio depuis toujours ou plus récemment convertis, insistent sur le temps passé dans les vignes et l’observation méticuleuse des plantes. Petit à petit, passé un temps d’acclimatation, les vignes semblent renaître, renforcées, revitalisées. La comparaison avec les antibiotiques revient souvent pour expliquer la transformation positive engendrée par la suspension de l’usage des produits : en attaquant les défenses naturelles et en rendant les prédateurs plus résistants, ils créent une spirale du « toujours plus ». Le bio, comme les médecines douces, viserait un « toujours moins », en renforçant les défenses naturelles. C’est ainsi que les traitements au cuivre diminuent, non seulement parce que des doses plus faibles redeviennent efficaces, mais aussi, selon eux, parce que la pression des maladies baisse : les acariens en Pays-de-Loire ne sont plus dangereux, tout comme l’oïdium dans le Languedoc-Roussillon.

44Pour tous les vignerons bio que nous avons interrogés, les effets des pratiques bio sur leurs vignes sont patents : le changement de pratiques s’accompagne d’un changement biologique dans les vignes. Même si l’agrobiologie est une technique encore mal maîtrisée, elle est, pour eux, pleine d’avenir car, quoiqu’attentifs aux limites posées par leurs pratiques, ils sont aussi les premiers étonnés des résultats obtenus avec le peu de moyens dont ils disposent, et au final de l’absence de réelles difficultés. Ils concluent alors que : « être bio, c’est facile, de plus en plus facile » ; il suffit d’observer, de faire attention, d’être rigoureux.

45Pour ces mêmes vignerons, être bio, ce n’est pas seulement se passer des produits de synthèse, c’est avoir une autre vision de l’agriculture et de la protection des plantes qui supporte la présence contenue de maladies, accepte des pertes finalement mineures et prend des risques mesurés. Ce changement d’état d’esprit, joint à des théories attentives et respectueuses du végétal et de la vie, ne conduit pas à un pis-aller, à une viticulture au rabais. Tous ces viticulteurs qui pratiquent la bio ou la biodynamie depuis des années soulignent l’étonnement de leurs voisins – quand ce n’est pas le leur – au vu des faibles difficultés agronomiques qu’ils rencontrent, des excellents résultats qu’ils obtiennent, souvent meilleurs que ceux de leurs voisins « conventionnels ».

46L’agrobiologie a aussi fait des progrès : les agriculteurs et les fournisseurs de matériels ont développé de nouveaux produits de traitement biologiques, de nouveaux tracteurs et machines, mieux adaptés, qui contribuent à diminuer le travail manuel auparavant très important ; des sociétés commercialisent les composts et tisanes que l’on n’est plus obligé de préparer soi-même. Non seulement les vignes sont ramenées à la vie, mais le vigneron l’est aussi à son métier et au plaisir de l’exercer. Plus proche de ses cultures, il est attaché à ses

47vignes, ses terres, les aime et en tire plaisir et gratification.

« Ce que je vois, c’est le plaisir personnel que je peux avoir à passer les préparats ou à être dans les vignes une fois qu’ils ont été passés. Et ça pour moi c’est quand même important. J’ai quand même travaillé sept ans dans un domaine en chimie et je dois dire que je n’ai jamais ressenti ça dans les parcelles qui étaient en chimie. Alors ça peut paraître stupide mais pour moi c’est quand même fondamental. » (vigneron bio20, PdL, PF : 15)

48Ceux qui ont changé de pratiques soulignent leur nouvelle relation au sol et à la nature, plus confiante, plus en harmonie. Le changement n’est pas miraculeux, des précautions essentielles doivent être appliquées, une surveillance aiguë des maladies en particulier ; une connaissance minutieuse de l’outil de production est indispensable ; mais au final, de leur point de vue, le rejet des produits renforce plus qu’il n’affaiblit. Le renversement est tel que même les années difficiles qui sembleraient particulièrement périlleuses pour les bio, le sont moins pour eux que pour la viticulture conventionnelle.

UNE DIFFÉRENCE MUTUELLEMENT ENTRETENUE : LES ACCUSATIONS PORTÉES CONTRE LES BIO

49Pour faire valoir leur différence, les bio dénoncent les mauvaises pratiques de l’agriculture conventionnelle qu’il faut réformer. Ils insistent sur son aveuglement, son « impérialisme » et son irrespect de la différence.

50Mais les viticulteurs conventionnels ne sont pas de simples concurrents, ils représentent aussi une menace. Les produits utilisés en « conventionnel » contaminent les parcelles bio ; en échange, les populations de nuisibles maintenues par les bio pour gérer les équilibres biologiques contaminent les parcelles non bio que leurs producteurs cherchent à maintenir exemptes de toute attaque. Ce n’est pas tout. La législation très contraignante en matière de plantation de vignoble contraint les viticulteurs bio à obéir aux choix de l’agronomie conventionnelle, depuis l’implantation des vignes dans les plaines fertiles – ces « foyers de maladies » entretenus par le recours constant aux produits de traitement – jusqu’au choix des plants. Les plaintes sont nombreuses contre le matériel végétal sélectionné par les services de l’État qu’ils sont obligés d’acheter et de planter alors qu’il n’est pas adapté à leurs pratiques viticoles, et même souvent accusé de dégénérescence ou de favoriser les attaques de maladies graves comme l’esca12. Mais la législation interdit toute commercialisation de plants non issus de la sélection clonale certifiée et un pépiniériste bio a vu récemment sa production saisie et brûlée de ce fait. Les viticulteurs bio ne sont pas des viticulteurs conventionnels, ils veulent être traités différemment.

51Être bio ou en agriculture conventionnelle, ce n’est pas seulement une question de choix personnel : cela renvoie à des pratiques et des procédés culturaux peu compatibles. Il n’y a pas de passage, de moyen terme entre les deux, comme en témoigne le rejet massif de l’agriculture raisonnée par les bio qui y voient « ni plus ni moins que de la chimie ». Un des deux producteurs du corpus qui était certifié en viticulture raisonnée avant de devenir bio a été frappé de l’agressivité dont il était l’objet alors qu’il était « Terra Vitis ».

« Vous mettez Terra Vitis et des gens viennent vous agresser. Au salon des vins de Loire, j’ai eu plusieurs personnes, des cavistes : “ Terra Vitis ! C’est de la merde. C’est de la lutte raisonnée, ah, non, jamais de la vie. Pourquoi vous ne faites pas du bio ? ”. Il y a des gens très agressifs par rapport à la lutte raisonnée, toute une frange de gens à fond pour le bio. Je ne parle pas des producteurs ! Et aussi des cavistes ! Les journalistes en général sont plus ouverts. » (Vigneron bio33, PdL, GT : 20)

52De son côté, la viticulture conventionnelle rejette avec virulence la pertinence de l’agriculture biologique, en particulier, du point de vue de la protection de l’environnement, son refus des produits de synthèse au profit des seuls produits naturels ; mais elle ne s’y arrête pas et attaque aussi la capacité des bio à faire du bon vin.

Le bio, une démarcation infondée entre chimie et nature

53Les vignerons en viticulture raisonnée rejettent la frontière tracée par les bio entre une chimie nocive et un naturel bienfaisant : « On laisse faire la nature [en biodynamie], mais elle ne fait pas tout, elle ne fait pas que du bien. » (vigneron VRssl4, PdL, PF : 21-22) « Après il faut creuser le bio. On n’utilise pas de produits de synthèse : mais jusqu’à l’interdiction de l’arsenic – c’est quand même le produit le plus affreux – l’arsenic était utilisé par des bio ! » (Syndicat AOC3, LR, SBl : 7) Sans cesse reviennent des exemples de produits naturels nocifs, voire plus nocifs que les produits chimiques.

« Je pense que la roténone est plus négative que ce que serait un produit chimique actuel.[…] Bio, c’est exonéré de tous les produits chimiques de synthèse, mais c’est idiot parce qu’il y en a de très bons. Le seul avantage, c’est que le discours est clair. Mais ce n’est pas un bon discours. N’importe quelle personne va vous dire “Bon, attendez, ce produit naturel est beaucoup plus nocif que ce produit chimique”, mais ils se sont interdit ce choix. » (Vigneron bio3, PdL, FC : 13)

54Un poison, tout naturel qu’il soit, est un poison, un destructeur de vie. Dans quelle mesure le poison naturel est-il préférable aux poisons inventés par la chimie ? La roténone, « soupçonnée de favoriser la maladie de Parkinson par les Américains », « à laquelle l’agrément va être retiré à cause de sa toxicité », et le cuivre13, « phytotoxique, polluant, non dégradable, qui s’accumule dans les sols d’année en année faute d’alternative de traitement », sont au centre du débat.

55Les produits naturels peuvent être nocifs et les produits chimiques ne le sont pas toujours ; contre-exemple simple, la pharmacie, « qui peut difficilement être tenue pour néfaste ! ». Tout comme les médicaments, les produits chimiques offrent des avantages dont il serait dommageable de se passer, pour ces opposants au bio, surtout si leurs inconvénients – leur rémanence par exemple – sont considérablement moindres que ceux des produits naturels :

« Quand je mets du Pledge, je mets 40 grammes à l’hectare. Pour mettre un litre de matière active il me faut 20 ans, alors si c’est vraiment une pollution… » (Vigneron2, PdL, GT : 3)

56Les bio remplacent les herbicides chimiques par un travail mécanique du sol avec des labours au tracteur, voire à cheval, auquel s’ajoute souvent un enherbement contrôlé. Le labour oxygène et empêche le tassement des sols désherbés chimiquement ; il permet de lutter contre la stérilisation des sols par l’accumulation de cuivre. Cette pratique associée ou non à l’enherbement, quoiqu’elle nécessite une bonne maîtrise de l’outil de labour pour éviter d’abîmer les ceps, a l’avantage, pour les bio, d’entretenir la faune et la flore, et donc l’écosystème autour de la vigne. Ce retour à la pratique du labour n’est pas toujours approuvé, notamment par les membres de FARRE. L’enherbement en milieu de rang suffit selon ces derniers à maintenir le caractère vivant du sol, même si l’on désherbe chimiquement sous le cep. De plus, si l’on fait un bilan énergétique, les produits chimiques sont-ils plus polluants que les passages répétés du tracteur ? Enfin, le labour, en ameublissant la couche superficielle des sols, facilite l’érosion. Dans la mesure où l’intérêt essentiel des herbicides est d’éviter une concurrence pour l’eau, la meilleure solution reste donc de bons herbicides, non toxiques surtout dans les régions où il pleut peu, car il est toujours interdit d’irriguer la vigne en France.

57Récemment une autre source de suspicion a grandi : les produits bio qui se prétendent plus sains que les autres, ne le sont peut-être pas autant qu’ils le disent ! Les ochratoxines, mycotoxines récemment découvertes, retrouvées notamment dans les céréales et toxiques à assez faible dose14, ne peuvent être combattues que par des méthodes bien opposées aux principes bio :

« Ce qui compte [du point de vue des ochratoxines] c’est l’aspect insecticide : il faut avoir une lutte insecticide qui soit parfaite, et là, ils sont quand même très très mal armés. Moins bien que les conventionnels. » (Firme phyto5, FC : 17-18)

Les bio, de mauvais viticulteurs

58L’accusation ne s’en tient pas à la dénonciation d’un principe infondé. Les bio, vrais pollueurs quoiqu’ils affirment le contraire, sont aussi, du point de vue de leurs détracteurs, des praticiens dangereux : l’inefficacité de leurs traitements constitue une menace pour la lutte prophylactique contre les maladies. Les administrations en charge de la protection du végétal et les firmes du secteur phytosanitaire décrivent souvent les parcelles bio comme les refuges et les incubateurs de maladies d’autant plus dangereuses qu’on ne leur connaît pas de traitement véritablement efficace. La lutte désespérée des bio, puisqu’ils n’ont pas de traitements efficaces, contribue à augmenter encore la pollution au cuivre sans parvenir pour autant à endiguer les maladies dont le développement détruit les vignobles et finalement, les terroirs.

59La volonté de nombre de viticulteurs bio de retrouver les équilibres naturels qui permettent d’abandonner les pratiques de protection, de se passer de tout traitement, est perçue comme un inadmissible laisser-aller. Cette vision des bio, mauvais viticulteurs parce qu’ils se privent des outils adéquats de conduite de la vigne, s’enfle de l’image négative que donnent leurs vignes enherbées jugées « sales et mal tenues » :

« En général, il y a du laisser-aller, les vignes sont mal faites. Il y a une perte de vigueur de la vigne parce qu’ils entretiennent mal. Il y a des exploitations qui sont d’ailleurs dans un état très triste, parce que les gars ne remplacent plus [les ceps morts]. Donc leur patrimoine disparaît petit à petit. Il y a des extrêmes aussi, où l’on voit des arbres qui poussent dans les vignes. Ce n’est plus de la viticulture, là. » (Vigneron VRssl4, PdL, PF : 21-22)

60Ce point fait débat aussi parmi les bio. La répartition des tâches entre la nature et le vigneron n’est pas clairement tranchée, ni du point de vue de la viticulture ni, comme il en est question en partie 3, du point de vue de l’obtention du vin. Et ses adversaires reprochent finalement à l’agrobiologie, quand elle n’est pas appliquée à des parcelles privilégiées, de sacrifier la qualité du produit final.

« C’est uniquement la pellicule qui donne la couleur, les arômes ; la pulpe ce n’est que de l’eau et du sucre. Donc on imagine vite que le moindre champignon, la moindre attaque, ça détruit totalement la qualité du produit final. » (vigneron vR 12 FP7, LR, FC : 1-2)

61Le laisser-aller suggéré par l’état de la vigne est-il maîtrisé ou résulte-t-il d’un manque de savoir-faire, de moyens ou d’engagement de la part du vigneron ? Les vignerons bio le sont-ils toujours par choix intellectuel, par nécessité ou par inclination non raisonnée ? Supprimer les produits de synthèse, c’est se priver de ressources d’action, ce qui oblige à être plus actif, plus vigilant, contrairement à ce que semblent montrer les vignes. Il faut aussi avoir une trésorerie solide. L’aléa agro-climatique pèse plus lourd sur la trésorerie de l’entreprise, car la prise de risque finit toujours par se payer et aboutir au sacrifice de récoltes. Là encore, les vignobles bio ne montrent pas une santé financière particulièrement bonne. De fil en aiguille, l’accusation de laisser-aller se fait plus agressive et les vignerons bio sont traités d’irresponsables, dont la négligence ou la prise de risques excessive peuvent ruiner l’exploitation.

Le traitement de la flavescence

62Les bio et les agriculteurs conventionnels ont beau se différencier fortement, ils partagent des territoires. L’exemple de la maladie de la flavescence – sans cesse cité dans les entretiens avec les vignerons du Languedoc où la maladie est présente – illustre les difficultés posées par cette cohabitation.

63Pour la recherche scientifique et technique, la flavescence, comme l’esca, est une impasse technique de l’agrobiologie et un des problèmes les plus sérieux posés par la viticulture biologique. C’est une maladie causée par un virus amené par un insecte, la cicadelle. Le seul produit de traitement réputé efficace est un insecticide non autorisé en bio. La lutte biologique contre l’insecte vecteur de la maladie ne donne pas de résultats et l’alternative « bio » des pyrèthres végétaux, des produits naturels qui semblent avoir une action efficace, n’a pas encore été homologuée en France ; ils présentent en outre l’inconvénient d’une forte toxicité pour l’écosystème.

64Les vignerons bio utilisent alors la roténone, un insecticide naturel beaucoup moins efficace et contesté parce qu’il n’est pas « ciblé », tout en épargnant d’autres prédateurs indésirables. De plus, tout comme les pyrèthres végétaux envisagés comme produits de substitution, elle est très toxique et peu rémanente, ce qui oblige à répéter les traitements. Lorsqu’une parcelle est arrachée, notamment parce qu’elle a été attaquée par la flavescence, les bio n’ont pas de moyens de désinfection. Ils sont obligés de recourir à des périodes de jachère avant de replanter, mais cette technique est accusée de ne pas garantir totalement contre l’infestation.

65Les agronomes « conventionnels » considèrent que les agrobiologistes n’ont pas de moyens efficace de lutte et que leurs parcelles constituent des foyers de persistance de la maladie qui ne cesse de progresser. Les bio ont une obligation de traitement, au moins avec les produits dont ils disposent, mais cette obligation de prévention va à l’encontre de leur engagement bio et ne fait, selon eux, qu’entretenir la faiblesse de la plante. Tant qu’ils n’observent pas une présence excessive de la maladie, ils ne traitent pas et peuvent se retrouver en infraction.

66Récemment, le constat par les pouvoirs publics d’une avancée de la maladie préoccupante a engendré une obligation de traitement par arrêté préfectoral afin de protéger le vignoble régional, avec des produits de synthèse seuls reconnus efficaces, ce qui occasionne la perte du label bio pour les agrobiologistes. S’ils ne traitent pas, l’autorisation de commercialisation leur est refusée.

« Si les gens n’ont pas eu trois traitements, ils n’ont pas la charte. Parce que, quelque part, ils n’ont pas respecté la loi. Comme je dis aux bio : “vous êtes des hors-la-loi”. Du moment qu’il y a un arrêté préfectoral, c’est une obligation. Au niveau de leurs organismes certificateurs [bio], si le viticulteur qu’ils contrôlent n’a pas fait les trois traitements, ça ne gêne pas non plus. Pour eux ce n’est pas rédhibitoire. […] M. Y – lui c’est les bio – n’a pas le même discours que moi. Il me dit “oui, t’es draconienne”. Mais il y a des fois où on n’a pas le choix. Je ne vois pas pourquoi il y aurait deux poids, deux mesures. » (Encadrement technique5, LR, SBl : 8)

67Ces traitements ont fait perdre leur label aux producteurs bio concernés alors que, de leur point de vue, leur haute vigilance des vignobles, leurs pratiques plus respectueuses des équilibres et de la vitalité propre de la plante parviennent à maintenir la bonne santé des vignes. Mais pour les chercheurs ou employés des centres techniques de la vigne, les résultats ou raisonnements mis en avant par les bio, sur la biodiversité notamment, sont indémontrables et faux : ce n’est pas parce qu’un pied de vigne « porteur sain » n’extériorise pas la maladie qu’il ne contribue pas à la contamination générale. Et les techniques qu’ils ont développées, comme le passage des bois de greffe à l’eau chaude pour éliminer les bactéries indésirables, sont réputées insuffisantes une fois ces bois plantés dans un milieu où la maladie n’a pas été éradiquée.

68Faute de traitement biologique efficace, il semble donc impossible aux services techniques d’arrêter le développement progressif ou, plus grave, une invasion massive de la maladie. Or, pour les agrobiologistes, éradiquer une maladie n’a pas de sens, cette technique ne fait qu’entretenir la naissance de nouvelles résistances parmi les agresseurs de la vigne, et affaiblir les plantes en déséquilibrant le milieu naturel.

69Une opposition dure, et sans solution au sujet de la flavescence, continue de diviser les deux viticultures. Un des viticulteurs interrogés témoigne de l’échec d’une recherche de solution faute de parvenir à fédérer l’ensemble des bio dans une démarche de compromis avec les chercheurs et l’administration en charge de la réglementation.

Le bio, une tromperie

70La mise en cause des agrobiologies conduit certains adversaires à une conclusion sévère : le principe bio est une tromperie. Les bio voudraient faire croire qu’ils ne polluent pas, alors qu’ils participent encore plus que les non bio à la contamination des sols et à la pression des maladies. La notion de résistance est retournée : ce n’est plus l’excès de produits phytosanitaires qui entretient les maladies, mais leur défaut.

71En outre, « le bio ne s’applique qu’à la vigne ». L’ajout de SO2 dans le vin, conservateur considéré comme indispensable, leur fait dire que « le vin bio cela n’existe pas, il n’y a que les raisins qui sont bio ! ».

72Les détracteurs les plus virulents (viticulteurs, chercheurs et agronomes ou personnel des instituts techniques) parlent rarement de la biodynamie, même quand ils sont interrogés directement sur ce sujet. Lorsqu’ils le font, dans la très grande majorité des cas, le rejet est poli mais définitif. La biodynamie s’appuie sur des techniques étrangères à l’agronomie « ordinaire » comme au bon sens. Dans le pire des cas, c’est une imposture relavant d’une bonne stratégie commerciale, dans le meilleur cas un folklore amusant :

« J’ai visité plusieurs exploitations en biodynamisme avec beaucoup d’intérêt. Je respecte tout à fait les cornes de bœuf enterrées nord-ouest et les poudres de sexe de papillons de cochylis que l’on fait bouillir, etc… Peut-être qu’on a eu tort de ne pas aller vers ça, mais, bref, on n’y est pas ! » (Vigneron VRssl8, LR, GT : 4)

73Le bio est accusé d’être non scientifique, installé sur une partition entre nature et artifice mal fondée, antiprogressiste, cher, et enfin de mettre en péril la qualité des produits. Les viticulteurs somment alors la recherche de régler son compte à ce mouvement incontrôlé.

74À l’inverse, certains autres conventionnels peu nombreux, voient plutôt l’agriculture biologique comme une cible hors d’atteinte, vers laquelle il faut sans doute tendre, d’autant qu’elle n’est pas un handicap pour l’obtention d’un produit de qualité. En tout état de cause, il ne faut pas forcer les agriculteurs à utiliser des pratiques totalement inadaptées à leurs conditions de production ; les contaminations par les voisins, l’équilibre économique précaire des exploitations agricoles requièrent d’autres solutions moins radicales : « Mon voisin est entré d’emblée en biodynamie. Les vignes sont tombées à 15 hectos par hectare de moyenne, il perdait 200-300 000 francs par an. Ils ont arrêté les frais, quoi. » (Vigneron VRssl6, PdL, PF : 11). Cette attention à l’économie divise les vignerons : pour les uns, « ceux qui ne peuvent pas », elle est rédhibitoire ; pour d’autres, elle laisse bel et bien une marge de manœuvre ; et la diminution des traitements vient s’insérer dans ces espaces de liberté que ménage la vie économique de l’entreprise.

Un marché de niches

75Vues de l’opposition, les viticultures agrobiologiques sont au mieux inaccessibles : l’engagement, le savoir-faire qu’elles nécessitent ou le caractère privilégié des parcelles où elles sont applicables en font une viticulture « de niches ». Au pis, c’est une tromperie ou une erreur de chercher à les diffuser.

76Certains viticulteurs bio sont des professionnels reconnus qui dirigent parfois des vignobles très prestigieux. Mais lorsque le bio donne de bons résultats, c’est toujours parce que l’exploitation est située dans une zone privilégiée, où l’on peut faire du vin à l’abri des attaques de ravageurs ou de problèmes d’érosion, là où la vigne pousse toute seule, sans que le vigneron ait à déployer un grand savoir-faire :

« Les résultats sont les résultats. L’efficacité est de 0 %, de 10 %, de 15 %, et ils en font ce qu’ils veulent. […] Des bio s’étonnent qu’on n’ait pas de résultat avec ça, alors qu’eux en ont. C’est tout simplement parce qu’on n’a pas de témoin, en fait la pression de maladie chez eux est très faible. Donc sans pression, ça marche ! » (Chercheur2, LR, YLP : 13)

77Au sein de l’encadrement technique régional, les techniciens de chambres d’agriculture ou d’instituts de la vigne attribuent les succès rencontrés à la maîtrise technique à laquelle sont obligés de parvenir ces viticulteurs. Si elle suscite l’admiration, il n’est pas judicieux pour M. Tout le monde de chercher à les imiter.

78Pour les bio au contraire, les réussites sont imputables bien sûr à leur travail de professionnels mais aussi – surtout – à l’agrobiologie, la seule agronomie à permettre ce retour aux équilibres naturels qui protègent la vigne.

79Au sein de la production, on ne peut éviter le fossé qui sépare les conventionnels des bio. De tous les vignerons que nous avons interrogés, seuls deux pratiquant l’agriculture raisonnée sont devenus bio. L’un d’entre eux l’a fait parce que, selon lui, la qualification nationale faisait perdre tout son sens à la notion d’agriculture raisonnée qu’il pratiquait sans être certifié ; l’autre, qualifié Terra vitis, voulait aller plus loin.

RECONSTRUIRE LES MARCHÉS POUR LUTTER CONTRE LES CAUSES PREMIÈRES

« Bio, pas bio, quelle différence ? L’essence du concept bio repose sur le principe de produire propre et ainsi de générer une société différente, par le respect du vivant, par la recherche systématique de la qualité, par les gains de santé qui en découleraient et par les nouveaux rapports sociaux qui iraient s’établir. » (Les défis de la filière biologique pour un avenir plus serein, Journal de Décil - n26 - avril 2005)

80L’agrobiologie n’est pas uniquement une agronomie. Est-il préférable d’utiliser des désherbants ou de passer et repasser le tracteur pour labourer les vignes ? Une production « propre », c’est aussi une société différente. Le problème des produits de synthèse déborde sur celui des techniques agricoles et des questions économiques. Le fonctionnement même de l’économie peut être accusé de limiter les possibilités de développement du bio : la petite taille nécessaire des exploitations y est un handicap. Mais souvent, la dénonciation de l’économie est plus radicale : changer de produits de traitement pour résoudre la question des pollutions et des contaminations agricoles n’est qu’un vœu pieu. Il n’est possible d’être efficace, de changer le monde, de résoudre les problèmes sanitaires ou environnementaux qu’en les prenant à la racine. Or, la cause, dans ce cas, est cette économie qui prône une amélioration sans fin de la rentabilité, ou son corollaire : la recherche de profit sans éthique à laquelle tout est subordonné. Bien que ses effets aient été depuis longtemps anticipés, elle continue d’aveugler la plupart des agriculteurs, mais aussi les distributeurs ou les marchands de produits de traitement, à moins qu’elle ne les conduise, malgré eux, à ces comportements qui mettent en danger les consommateurs, les producteurs, l’environnement, les générations futures, bref l’ensemble de la planète.

La dénonciation de l’économie source de nuisances

81Pour tous ces bio qui vont au-delà de l’agrobiologie dans leur recherche d’un meilleur mode de production, le problème vient de la pression économique qui accompagne l’ordre marchand ordinaire et met la recherche de profit au-devant de toutes les autres considérations. Elle fait perdre de vue des objectifs aussi essentiels que la santé, la nécessité de respecter l’environnement, de ne pas polluer l’eau, de produire une bonne qualité, etc.

82Les techniques productivistes – l’usage de clones, des engrais et de produits de traitement, de plus peu compatibles avec une bonne qualité de produit – ne sont-elles pas une aberration quand la production est en proie à de régulières crises de surproduction ? Ils pardonnent aux agriculteurs qui ne pouvaient pas anticiper les conséquences malheureuses de ce changement : ils ont succombé à la force de vente des marchands de produits qui leur apportaient tout d’un coup une aide formidable. Aujourd’hui il est insensé de poursuivre dans cette voie.

83Mais ces producteurs bio ne se contentent pas de dénoncer « l’intéressement nuisible » ou « l’insatiable appétit » de tous ceux qui contribuent à entretenir l’industrialisation pernicieuse de l’agriculture, les firmes phytosanitaires, les gros producteurs, ou aussi « l’arrogance » des scientifiques qui servent ces intérêts. Ils entendent trouver une autre voie économique dans laquelle le profit n’est plus la seule raison d’être des producteurs vendeurs, où la mondialisation et la désertification des campagnes ne sont pas le seul modèle de développement. Cette autre voie doit composer avec une morale, un respect de l’environnement et une plus grande égalité sociale, un respect des autres et le développement de tous, dans les villes comme dans les campagnes. Les producteurs intéressés par les agrobiologies sont organisés en réseaux d’échanges et de discussion, techniques et aussi politiques. Ces réseaux trouvent progressivement un appui ou un soutien dans des programmes de développement.

84En 1986, naît le premier Centre d’Initiatives pour valoriser l’Agriculture et le Milieu rural reposant sur l’agrobiologie, le CIVAM bio du Gard.

« 1986 marque un tournant dans l’histoire des CIVAM du Gard avec la création du CIVAM Agrobiologique Gard Lozère. Pendant de longues années, ce groupe sera le moteur de projets phares qui seront ensuite identifiés comme de vrais projets départementaux. En réaction à l’agriculture productiviste pratiquée dans les années 1960-1970, une réflexion politique sur le développement de l’agriculture s’amorce au début des années 1980. Les CIVAM qui ont toujours privilégié le volet humain sur l’économique avaient leur place dans le développement d’une agriculture respectueuse des hommes et de l’environnement.
Le CIVAM Bio Gard a donc rapidement trouvé sa place. Sa création est liée au fait qu’aucune structure existante ne répondait aux souhaits et besoins des producteurs bio en matière d’échanges d’expériences mais aussi d’appui technique. » (Site du CIVAM du Gard http://www.civamgard.fr/theme-agriculture-biologique.php, mai 2008)

85Dès lors que les bio étendent leur combat à la lutte contre les effets pervers de l’économie étroitement liée à la recherche du profit individuel, le bio cesse d’être une simple aventure agronomique pour inclure une dimension de politique socio-économique. Il devient un rejet des perversions du monde moderne, de son matérialisme, en particulier du développement de formes économiques mondialisées et dépersonnalisées. Le bio devient une pensée politique alternative, un projet collectif qui cherche non seulement à produire des biens plus sains, mais aussi plus respectueux de l’environnement.

86Selon les uns ou les autres, il s’agit tantôt de recréer le lien social que nos sociétés contemporaines ont tendance à dissoudre, tantôt de mettre en place des marchés où règnent la confiance et la solidarité plutôt que la compétition stérile ; tantôt de discuter, échanger les expériences et le savoir technique en construction. Ils créent ainsi les Groupements d’Agriculture Biologique (GAB) puis la Fédération nationale de l’Agriculture Biologique (1978), l’Institut Technique de l’Agriculture Biologique (ITAB), en 1982, qui tente de structurer l’acquisition d’expérience autour de l’agriculture biologique, et adhèrent à de nombreuses associations dont Simples, Nature et Progrès, Déméter… Un fort réseau d’interrelations assure la discussion des recherches et la diffusion des résultats ou des innovations au sein du collectif, ce qui, contrairement à l’image de grande unité que peut donner ce mouvement, va de pair avec de fortes oppositions. Ils forment une communauté de producteurs aux idées et aux théories plus ou moins concurrentes, avec ses controverses, ses disputes, ses écoles, ses adeptes, ses sceptiques et ses incrédules.

Les produits de qualité d’une organisation commerciale alternative

87Ces agriculteurs et ces vignerons cherchent à mettre en place des relations économiques faisant une large place au développement rural, à l’environnement et à la santé. Ils brisent le cadre étroit des calculs de rentabilité, insistent sur les relations de proximité, mais aussi sur une gestion plus collective et moins compétitive des coûts et profits, plus proche d’une définition « durable » de l’économie, et plus respectueuse d’une « juste répartition » des marges bénéficiaires. L’espace marchand qu’ils créent permet des ajustements locaux, il assouplit la rigidité jugée parfois inutile des procédures, évite des gaspillages, apaise les rapports de force…

« D’un point de vue général, on n’a pas du tout les mêmes relations avec nos acheteurs que dans le milieu commercial classique. Il y a un respect, oui, il y a un certain nombre de confiances, de bonnes confiances qui se font et déjà uniquement pour ça, ça vaut le coup. Ça vaut le coup parce que moi je négocie quelques fois avec la grande distribution et bon, si je peux, je ne le fais plus. » (Vigneron bio10, LR, GT : 15)

88Ces producteurs de bio sont aussi des consommateurs de bio qui se connaissent et se rencontrent dans les associations. Ils organisent des réseaux d’échange de produits pour leur alimentation et celle de leurs animaux, ou des produits et des matières premières dont ils ont besoin. Puis des coopératives d’acheteurs – le réseau Biocoop naît en 1987 – organisent la circulation matérielle des produits jusqu’aux consommateurs. Les producteurs décrivent cette organisation comme l’incarnation d’une économie plus rationnelle et plus humaine, plus personnalisée et opposée au commerce dur, anonyme, dépersonnalisant, incarné par la grande distribution.

89Des cahiers des charges privés ou publics (label AB) viennent attester la qualité « biologique » des produits. Chacun a ses exigences, ses modalités plus ou moins contraignantes de contrôle et de rémunération, comme Nature & Progrès ou Déméter pour la biodynamie. La distribution par les coopératives se double de nombreux salons « bio » dont le salon parisien Marjolaine est peut-être le plus connu, de réseaux de boutiques – la Vie Claire, plus tard Naturalia –, de vente par correspondance, puis sur Internet, et enfin de la vente directe aux particuliers.

90Dans ces réseaux de distribution, l’état d’esprit est au « petit », à de nombreuses petites exploitations, à la production réduite de produits « de qualité », « artisanale », plutôt qu’aux volumes, à l’opposé de l’agriculture intensive et industrielle.

« Aujourd’hui je n’ai pas beaucoup d’hectares. Il me reste trois hectares et demi. Avec ma femme, on avait 14 hectares. Et en passant en bio c’est vrai que ça donne beaucoup de travail. On s’est dit : bon on prend un salarié, on n’en prend pas ? Et on s’est dit après tout on pourrait ne garder que ce qu’on est capable de travailler soi-même, et qui nous permettrait de vivre. Donc on a vendu des parcelles, comme ça, ça a permis à des jeunes de s’installer. » (Vigneron bio26, LR, PF : 4)

91L’abandon de la recherche immédiate de rentabilité conduit bien souvent ces producteurs à adopter des stratégies plutôt « qualitatives » : ils abandonnent souvent le vrac pour la bouteille et le Bag-In-Box15. L’honnêteté du producteur ou du marchand est réputée aller de pair avec celle de leurs produits et la recherche d’une bonne qualité. La qualité bio est nécessairement une « qualité supérieure ». Mais sa commercialisation ne se traduit pas nécessairement par des prix élevés. Le prix élevé des flacons réputés est plus souvent associé à une dérive mercantile qu’à une grande qualité de produit. À la propriété, dans le réseau Biocoop, mais aussi dans les boutiques bio ou à l’exportation, les prix sont contenus et l’on ne trouve pas de bouteilles très chères.

92Des vignerons soutiennent ainsi qu’à qualité égale, les vins bio ne sont pas, ou pas beaucoup, plus chers que les autres.

« Quand on met deux bouteilles, une bio, une pas bio à côté et qu’on regarde les prix, en général ça ne fait pas 30 %. Mais quelqu’un a décidé que c’était 30 % plus cher et donc c’est un frein à… Alors c’est peut-être vrai dans certaines conditions particulières, moi je sais que dans le domaine du bio, je pense même être moins cher que la plupart des producteurs, des autres producteurs autour de chez nous. C’est vrai qu’il y a un jeu un peu de poker menteur, les gens annoncent des prix, ils mettent en avant, ils sont plus forts que les autres, eux vendent à 15 euros, 20 euros… Nous on travaille surtout sur des marchés avec des importateurs donc sur des marchés plutôt de gros à la palette, donc on sait que la réalité n’est pas ça, et en bio pas plus qu’ailleurs » (Vigneron bio10, LR, GT : 5)

93Alors que ces prix sages pourraient attirer la grande distribution, ce petit espace marchand s’oppose assez directement à l’organisation habituelle des filières. Ces producteurs s’efforcent de ne pas devoir recourir à la grande distribution ou s’y refusent. Ils écoulent leur production même si le réseau constitué de Biocoop et de boutiques spécialisées vend peu de bouteilles, parce que la plupart vendent aussi dans les circuits de distribution de vin conventionnel et surtout parce qu’ils exportent une grande partie, si ce n’est l’intégralité, de leur production.

SIGNALER L’AGROBIOLOGIE

« De vives controverses portent sur la qualité nutritionnelle des produits. L’agriculture classique conteste sur certains points l’argumentation de l’agriculture biologique.

Il apparaît certain que des commerçants peu scrupuleux ont exploité la demande en livrant des aliments prétendument de qualité supérieure, mais à des prix très élevés.

La mise en place d’une réglementation est donc indispensable, d’une part pour protéger les intérêts des consommateurs, mais d’autre part pour protéger aussi les agrobiologistes. Ses bases doivent porter sur un ensemble de critères précisés dans le projet de décret dont dispose le ministère de l’Agriculture. » (IRAAB, 1980 : 38)

94Dans les années 1980, où la production bio se développe, un débat émerge : faut-il ou non faire reconnaître officiellement la qualité bio ? D’un côté, une telle reconnaissance signifiée par un label permet assurément de faire connaître et reconnaître l’existence de ce mode de production par le plus grand nombre et de lutter contre des contrefaçons qui ne peuvent que porter préjudice à une économie fondée sur la confiance mutuelle. De l’autre, outre le fait que la reconnaissance ne peut porter que sur les techniques agricoles biologiques, cette institutionnalisation du bio dépossède les producteurs du contrôle de leur objet. De plus, elle risque d’affadir la notion même de qualité bio et son projet de reconstruction à la fois social et économique. Enfin, les effets d’opportunité, les détournements liés à toute signalisation, sont toujours à craindre :

« [Nous ne mettons pas la mention Déméter sur la bouteille], parce que nous on ne fait pas de pub. On fait un produit, on le vend parce que c’est notre produit, on ne vend pas l’étiquette Déméter. Il y a des gens qui vont l’appeler Déméter pour pouvoir avoir un marché, et vendre quatre fois plus cher que des trucs normaux. » (Vigneron bd5, LR, PF : 35)

95Pour l’administration non plus, la reconnaissance de l’agriculture biologique ne va pas sans poser de questions. Quel doit être le sens donné à la qualité biologique, quels critères retenir ? Quelles qualités nutritionnelle, sanitaire, environnementale, gustative, cette agriculture garantit-elle ? Quelles peuvent être les conséquences de la reconnaissance de l’agriculture biologique pour le reste de l’agriculture ? Quels peuvent ou doivent être les liens avec les autres signes de qualité et en particulier les AOC ?

96En 1980, l’administration française reconnaît l’agriculture « n’utilisant pas de produits de synthèse » et autorise l’homologation des différents cahiers des charges agrobiologiques16. Un label européen « agriculture biologique » voit le jour en 199117. En France, la mise sur pied d’un cahier des charges public tarde et le label « AB » français naît en 1993, malgré l’opposition de la plupart des syndicats agricoles qui craignent pour le développement de l’agriculture, sa modernisation et son industrialisation.

97La reconnaissance de l’agriculture biologique suppose un travail d’explicitation des qualités qu’elle confère à ses produits18. Certains consommateurs les recherchent mais, pour eux comme pour les producteurs, les qualités qu’ils leur accordent sont très disparates : elles vont de l’adhésion politique à une autre organisation sociale à la recherche de produits non pollués et dont la culture est non polluante, plus sains et aussi meilleurs en goût ; des qualités qui sont contestées par les agriculteurs conventionnels.

98La reconnaissance d’un mode de culture alternatif oblige les pouvoirs publics à statuer sur les qualités spécifiques de ces produits compte tenu des attentes que manifestent les consommateurs. La qualité environnementale n’est pas mise en doute, l’absence de produits de traitement de synthèse est un élément général favorable dans son principe même ; sa traduction sanitaire, comme l’absence de résidus de traitement, n’est pas acquise du fait notamment de contaminations par le voisinage, ou du ruissellement et les normes sanitaires ont déjà pour but de garantir l’innocuité des résidus tolérés, d’où une difficulté : quel sens y a-t-il à signaler une autre qualité sanitaire, si ce n’est de contester la pertinence de celles qui existent ? La qualité gustative, très souvent considérée comme une évidence empirique pour les producteurs et les consommateurs (Aubert, 1970), est très contestée notamment par les autres producteurs. Elle ne parvient pas à être établie de façon positive, non plus que la qualité nutritionnelle : le simple rejet de produits de synthèse ne permet pas de mettre en évidence une concentration systématique de certains composants ou de certains éléments nutritionnels dans les produits.

La traduction de la qualité bio : un label strictement agronomique

Règles de production
« Article 6
1. Le mode de production biologique implique que lors de la production des produits visés à l’article 1er paragraphe 1, point a), autres que les semences et le matériel de reproduction végétative :

1. au moins les dispositions figurant à l’annexe I et, le cas échéant, les modalités d’application y afférentes doivent être respectées ;
2. seuls les produits qui contiennent des substances mentionnées à l’annexe I ou énumérées à l’annexe II peuvent être utilisés comme produits phytosanitaires, engrais, amendements du sol, aliments des animaux, matières premières pour aliments des animaux, aliments composés pour animaux, additifs alimentaires pour animaux, certaines substances utilisées dans l’alimentation des animaux relevant de la directive 82/471/CEE, produits de nettoyage et de désinfection des bâtiments et des installations d’élevage, produits pour lutter contre les organismes nuisibles et les maladies dans les bâtiments et les installations d’élevage ou à toute autre fin précisée à l’annexe II pour certains produits. Ils ne peuvent être utilisés qu’aux conditions spécifiques indiquées aux annexes I et II pour autant que l’utilisation correspondante soit autorisée en agriculture générale dans les États membres concernés conformément aux dispositions communautaires pertinentes ou aux dispositions nationales prises conformément au droit communautaire ;
3. seuls sont utilisés des semences et du matériel de reproduction végétative qui ont été produits selon le mode de production biologique visé au paragraphe 2 ;
4. les organismes génétiquement modifiés et/ou les produits dérivés de ces organismes ne peuvent être utilisés, à l’exception des médicaments vétérinaires.

2. La méthode de production biologique implique que, pour les semences et le matériel de reproduction végétative, la plante mère, dans le cas des semences, et la ou les plantes parentales, dans le cas du matériel de reproduction végétative, aient été produites :

1. sans utilisation d’organismes génétiquement modifiés et/ou de tout produit dérivé desdits organismes et
2. conformément au paragraphe 1, point a) et b), pendant au moins une génération ou, s’il s’agit de cultures pérennes, deux périodes de végétation.

3. a) Par dérogation au paragraphe 1 point c), des semences et du matériel de reproduction végétative non obtenus conformément à la méthode de production biologique peuvent, pendant une période transitoire expirant le “31 décembre 2003”(*) et avec l’accord de l’autorité compétente de l’État membre, être utilisés dans la mesure où les utilisateurs d’un tel matériel de reproduction peuvent démontrer, d’une manière jugée satisfaisante par l’autorité ou l’organisme de contrôle de l’État membre, qu’ils n’ont pu obtenir sur le marché communautaire un matériel de reproduction pour une variété appropriée de l’espèce en question satisfaisant aux exigences prévues au paragraphe 2.
Dans ce cas, il faut utiliser, s’il existe sur le marché communautaire, du matériel de reproduction qui ne soit pas traité avec des produits ne figurant pas à l’annexe Il point B. Les États membres notifient aux autres États membres et à la Commission les autorisations accordées conformément au présent paragraphe. »19

99Le règlement européen qui s’applique aussi en France entreprend de protéger l’agriculture biologique de la fraude. Elle y apparaît comme un ensemble de contraintes auto-imposées par les producteurs et les transformateurs dont il convient de fixer les limites minimales pour les contrôler.

100Les contraintes imposées par le label sont exclusivement agronomiques : exclusion des produits de traitement et engrais solubles de synthèse et des OGM20 dans tout le cycle de production, depuis la plantule jusqu’à l’obtention de la matière première alimentaire, et ensuite au cours de sa transformation éventuellement en produit alimentaire. Il n’est pas fait mention du caractère durable de la qualité biologique, que ce soit du point de vue économique ou environnemental.

101Le label AB devient une garantie de base, un seuil que l’on exige pour étayer une prétention « bio », en particulier dans les réseaux de distribution ou les salons « bio ». Les exportateurs qui recherchent cette garantie font pression sur les producteurs pour qu’ils se labellisent. Et le doute pèse de plus en plus lourd sur les producteurs qui se prétendent bio et vendent des produits « bio » sans avoir le label. Au contraire de la biodynamie ou de la viticulture raisonnée, tous les producteurs que nous avons interrogés qui se prétendaient bio avaient la certification. Elle semble donc un prérequis obligatoire, et cela a entraîné la disparition de huit des onze chartes privées qui existaient avant 1991 (Harrouch, 3003 : 4). Mais par là-même, elle n’est qu’une enveloppe commune autour de pratiques très variées.

102Finalement, de la variété des interprétations agrobiologiques, le label ne retient que des contraintes et entre elles, uniquement leur dénominateur commun agronomique, celui de la prohibition des engrais solubles, des herbicides, fongicides et pesticides de synthèse et enfin des OgM. L’agriculture certifiée AB est une agriculture naturelle, c’est-à-dire qui interdit le recours aux produits de synthèse. Compte tenu notamment des problèmes de contamination non maîtrisables par les agriculteurs, le label AB est une garantie de moyens et non de résultat. Il confère une qualité biologique, c’est-à-dire le résultat d’une culture sans produits de synthèse. Il ne prétend défendre aucune qualité autre qu’environnementale.

La question du SO2 et le rejet de l’appellation vin bio

103Au milieu des années 1990, Max Léglise, œnologue, professeur à Beaune, alarmé par l’emprise de l’œnologie sur l’élaboration des vins, reprend son cours d’œnologie dont la dernière version date de 1966 et l’ajuste à l’idée du rejet des produits chimiques au moment de la vinification21. Il comble ainsi un vide dans l’élaboration des méthodes biologiques qui sont restées cantonnées à la viticulture. Il décrit des méthodes de vinification s’appuyant sur les méthodes traditionnelles qui n’utilisent pas de produits chimiques de synthèse, et renvoie à Olivier de Serres et à quelques autres anciens auteurs oubliés. La technologie de cave est limitée, et tout particulièrement le recours aux pompes qui, de son point de vue, brassent le vin et l’endommagent. Parmi tous les adjuvants, le soufre, additif à la fois antioxydant, antibactérien et inhibiteur de levures utilisé par presque tous les producteurs, est au centre des débats. Il est proscrit par la législation bio. Max Léglise récuse « l’escalade incessante des doses de sulfitage » pour protéger le vin de tous les accidents possibles et milite pour un usage limité dans la production artisanale (Léglise, 1994 : 123-124). Non loin, dans le Beaujolais, Jules Chauvet, autre œnologue prône, lui, dès les années 1960, le rejet total du soufre parce qu’il modifie et appauvrit le goût du vin. Quelques rares producteurs comme Pierre Overnoy dans le Jura ont continué après lui à faire des vins sans soufre. Parmi les nouveaux qui s’y essayent certains notent parfois de grosses transformations de leur vin : le goût est changé, le vin peut « évoluer » plus rapidement, « vieillir » de façon accélérée. Surtout les accidents de refermentation en bouteille sont fréquents lorsque la fermentation alcoolique a laissé subsister des sucres résiduels dans les vins. Et la recherche technique ne parvient pas à mettre au point un substitut. Les vignerons peuvent être assez divisés à ce sujet, mais du point de vue de l’encadrement administratif et technique bio, le point est clair, il est impossible que le vin bio soit un vin sans soufre.

104Or le recours au soufre nuit à l’affirmation de la qualité sanitaire bio du produit.

105Compte tenu de la notable diminution des doses de soufre employées, il aurait été envisageable de faire une exception à la législation bio sur le soufre dans le cas du vin. Mais les pouvoirs publics craignent aussi qu’une qualification « vin bio » ne vienne jeter le doute dans l’esprit des consommateurs en laissant penser qu’une boisson que tous voient comme très naturelle, ne l’est finalement peut-être pas tant que cela.

« Un des arguments c’est : “de toute façon, le vin est un produit naturel, donc on ne peut pas faire mieux” » (ministère Bio2&3, Paris, AH : 3)

106La qualité biologique des vins reste ainsi une qualité agronomique, exclusivement liée à la viticulture. Les vins ne sont pas des « vins bio », mais des vins « issus de raisins provenant de l’agriculture biologique ».

Le rejet du logo AB par les AOC

107Signe de qualité, le label « AB » de l’agriculture biologique doit donc être articulé aux autres signes de qualité, plus particulièrement en ce qui concerne les vins, les AOC.

108L’INAO n’entend pas mélanger ainsi deux qualifications totalement différentes pour lui et le ministère de l’Agriculture. Dès la reconnaissance de l’agriculture biologique en 1980, il est indiqué que les vins ne peuvent en faire mention.

« II. - Il est ajouté, après l’article 28-2 de la loi précitée N 60-808 du 5 août 1960 un article 28-3 ainsi rédigé :
« Art. 28-3.- Les labels agricoles ne peuvent être utilisés pour les vins bénéficiant d’une appellation d’origine, les vins délimités de qualité supérieure et les vins de pays. » (Loi n° 80-502 du 4 juillet 1980, JO du 5 juillet 1980 p. 1673)

109Cette notion s’assouplit plus tard et les viticulteurs bio ont le droit d’indiquer la mention « élaboré avec des raisins issus de l’agriculture biologique », mais uniquement sur la contre-étiquette, jamais en façade de bouteille avec les mentions de certification de qualité gustative. La mention « vin bio » reste interdite tout comme la présence du label AB sur l’étiquette jusqu’au 1^er janvier 2005. La qualité gustative et la qualité environnementale sont deux qualités distinctes, à ne pas mélanger.

110Des producteurs contestent ces restrictions d’affichage au nom de l’information du consommateur.

111Les AOC et l’agriculture biologique ont adopté deux partis opposés, par rapport à l’information du consommateur sur la qualité que garantit leur signe : les décrets d’appellation AOC sont assez précis sur les techniques de viticulture et de vinification, mais ces points qui garantissent la qualité et sont contrôlés n’apparaissent pas sur l’étiquette. La mention « Volnay » ou « Côtes de Beaune » implique la variété pinot noir comme ingrédient de la qualité en Bourgogne, mais elle n’est pas mentionnée sur l’étiquette. La notion de qualité des AOC est validée par des experts et l’étiquetage requiert des acheteurs qu’ils fassent confiance à la qualification AOC pour leur fournir un bon vin sans qu’ils aient à se préoccuper de la bonne manière d’y parvenir. Au contraire, les agriculteurs bio n’hésitent pas à informer largement les consommateurs sur leurs techniques de production, sur des choix de distribution en sus de la simple prohibition des produits de synthèse, et ils peuvent faire figurer ces indications supplémentaires sur l’étiquette. Jean-Marc Carité par exemple, un journaliste critique spécialisé dans les vins bio, a engagé un combat contre l’étiquetage insuffisant des vins qui ne sont pas soumis à la même législation que le reste des produits alimentaires. Ainsi, les producteurs ne peuvent pas mettre en avant les éléments-clés qui contribuent selon eux à la bonne qualité gustative des vins bio : les rendements, les levures utilisées, l’enrichissement en sucre ou en acide, les doses de SO2, les techniques de vendange main ou machine, les additifs utilisés, ou encore une date de consommation conseillée.

112La rencontre entre les deux politiques de communication ne se fait pas sans heurts, mais l’INAO parvient à imposer son point de vue.

113L’existence même du label fait connaître la qualité bio aux consommateurs, mais le caractère restrictif de la mention vin « issu de raisins provenant de l’agriculture biologique » ne fait guère de publicité aux produits commercialisés par les vignerons bio. C’est bien la qualité d’AOC qui prime sur la bouteille mise en rayonnage en grande surface. Et ces vignerons n’ont guère la possibilité de contourner la législation des AOC : ils ne sont pas en mesure de se dispenser de la mention de l’appellation pour la commercialisation de leurs vins.