1La qualification agriculture raisonnée démarre doucement, le label atteint bon an, mal an 0,7 % des exploitations viticoles, un score supérieur à celui de l’ensemble de l’agriculture. Les appellations d’agriculture biologique n’ont pas cette jeunesse. Fort de presque vingt ans d’existence, le label AB ne dépasse pas 2 % des exploitations. Et depuis 2003 leur nombre et la surface certifiée en agriculture biologique semblent stagner : dans dix régions sur vingt-trois, la surface en bio est constante ou diminue de 2006 à 2007. Le bio serait-il en perte de vitesse, comme c’est le cas au Danemark, en Suède, en Finlande et en Grande-Bretagne, pays dont les populations sont pourtant réputées très engagées dans la protection environnementale 

2Le bio ne connaît pas le même succès dans toutes les régions de France ; le ralentissement ou la chute de sa progression ne les touche pas uniformément.

3Les Pays-de-Loire comme le Languedoc-Roussillon semblent marquer le pas – la progression 2006-2007 est réduite à 1 %, 2 % pour la région Centre, mais les surfaces converties ne reculent pas. D’autres régions viticoles connaissent en effet de fortes baisses : -2 % en Franche-Comté, -4 % en Midi-Pyrénées, -8 % dans le Limousin.

LA VITICULTURE BIO EN PROGRESSION RALENTIE 

4L’ensemble de l’agriculture semble connaître une évolution erratique. L’examen plus précis de la viticulture permet-il de clarifier la situation  En 2006, la viticulture bio atteint 2,1 % de la SAU viticole nationale. Elle semble donc se situer « dans la moyenne », voire faire un peu mieux que le reste des cultures.

5La progression des surfaces bio de vigne, qui restent le premier consommateur de produits phytosanitaires, a aussi marqué un arrêt en 2003. Mais dès 2005, 2006, les conversions semblent relancées. La viticulture échapperait-elle au ralentissement général de la progression du bio 

6Ce résultat global cache de très importantes disparités régionales : la viticulture est à la traîne dans certaines régions (Champagne, Midi-Pyrénées, PACA, Rhône-Alpes, mais aussi Languedoc-Roussillon et Pays-de-Loire, où les surfaces en bio sont supérieures à la moyenne) alors que dans d’autres régions, comme l’Alsace, la Franche-Comté ou le Centre, elle est très en avance.

7Certains vignobles, où ce mode de production était jusque-là quasi inexistant, connaissent un rythme soutenu de conversions comme en Champagne. Mais en Midi-Pyrénées, Poitou-Charente, et surtout en Franche-Comté – un des vignobles les plus « bio » – la surface certifiée décroît.

8Le secteur biologique semblait non seulement être un secteur agricole en croissance, mais sa croissance paraissait plus durable, tant du point de vue de l’environnement que de l’économie. Faut-il remettre cette hypothèse en question 

UN LABEL BIO QUI S’USE 

9Ce point fait l’objet d’un débat dans la recherche socio-économique sous le nom de « conventionnalisation » des signes de différenciation biologique. Ce mot ne désigne pas le fait que le bio soit lié à l’idée d’une convention, de qualité par exemple, mais que l’agriculture bio, plus précisément celle qui est sous label AB, se rapproche de l’agriculture conventionnelle au sens où elle ne parvient plus à s’en différencier. Elle repose sur l’idée d’une sorte d’usure des signes bio et de leur capacité à instaurer une différence avec l’agriculture conventionnelle.

La « conventionnalisation » du bio

10Des articles montrent que le bio, ses producteurs, ses consommateurs, ont sans doute beaucoup changé depuis 1970. Il est devenu un mouvement assez hétérogène tant du point de vue de la production que de la consommation1. Ce changement a alimenté un important débat : en 1997, deux articles (Tovey, 1997), (Buck et al., 1997) soutiennent l’idée que l’on observe un abâtardissement, une « conventionnalisation » du bio : à cause des contraintes et structures des marchés auxquels il lui est impossible d’échapper, le bio ne peut que se faire détourner et rattraper par l’agriculture dite « conventionnelle ». Le bio, en tant que production impliquant une commercialisation alternative, serait donc une utopie et sa durabilité, une prétention sans fondement. Pour Buck, le débat reste ouvert, car l’irruption de « logiques » capitalistes dans la production n’est, au moment où il publie son article, que le fait de cas isolés : il se refuse à conclure à une tendance claire (Buck et al., 1997 : 16-17). Tovey (Tovey, 1997) défend au contraire l’idée d’une usure du bio. Son argumentation est plus politique qu’économique : l’incorporation « par décision politique » de l’agriculture biologique au sein même de l’agriculture conventionnelle est un des moyens par lesquels cette dernière se consolide et se renforce au détriment de l’agriculture biologique.

11La question ouverte – le bio se conventionnalise-t-il  – s’est élargie à l’étude d’un plus vaste ensemble de processus qui conduisent le bio à se distinguer moins clairement de l’agriculture en général ; ils ont été inventoriés par Lockie et Halpin2. La plupart sont économiques et ont trait à la logique du capitalisme qui ne permettrait pas qu’une économie différente émerge durablement à ses côtés (Buck et al., 1997). D’autres sont d’ordre plus administratif ou politique3, comme la dilution des standards qu’entraîne paradoxalement leur extension progressive à l’ensemble des pays. Quelques auteurs ont suggéré l’idée d’un transfert de la rente vers le foncier qui pousse à l’intensification de la production, contrainte d’abandonner ses principes économiques alternatifs4. D’autres ont souligné, à l’inverse, l’effet de l’appropriation du bio par les acteurs économiques industriels5.

12Tous ces arguments sont controversés. Certains chercheurs contestent les approches qui généralisent hâtivement des observations locales et ne tiennent pas assez compte de la capacité des acteurs à s’opposer à cette appropriation et à entretenir des organisations marchandes alternatives. Stassart6, à propos de la viande bio en Belgique, rejette le caractère strictement économique du processus de conventionnalisation et insiste au contraire sur les logiques cognitives et techniques qui aboutissent au verrouillage de certaines différenciations de filières. Quelques études de cas semblent montrer que l’érosion du bio n’est pas toujours une fatalité ; il peut parfois faire preuve de résistance ; des organisations marchandes alternatives localisées, aux circuits courts et reposant sur une plus grande confiance, ou la solidarité, semblent même se renforcer7. Il arrive aussi que s’établisse une sorte de coexistence pacifique, une « bifurcation » des organisations marchandes qui assure la pérennisation des diverses interprétations du bio8.

13Ces travaux privilégient l’étude des forces que les structures et les organisations exercent sur un signe de différenciation. Cet examen semble multiplier les contraintes à prendre en considération, mais aussi les exceptions à celles-ci, ce qui conduit Michelsen à rappeler que l’extrême diversité des situations doit rendre très prudent au moment d’extraire des causes explicatives.

La différence comme processus

14La conventionnalisation est-elle le destin de tout signe de différenciation 

15Dans la première partie, la différence entre l’agriculture raisonnée et l’agriculture conventionnelle était à faire. Celle qui existe entre le bio et le non bio est suffisamment connue et ancienne pour qu’il soit tentant d’en faire une « vraie » différence, essentielle, coupée des efforts qui la font exister et perdurer. De ce point de vue, l’usure du signe bio n’est qu’une des multiples menaces contre lesquelles les défenseurs du bio ne cessent de chercher à se prémunir.

16Contrairement à la plupart des travaux précédents, nous ne partons pas de l’hypothèse qu’il existe une différence a priori « évidente » entre l’agriculture conventionnelle et l’agriculture biologique et que chacun, producteur ou consommateur, adopte ou est contraint d’adopter une posture idéologique particulière à son égard, qui détermine son action et par là le succès ou l’échec du bio. Il est trop rapide de séparer le monde entre les gens qui voient les différences et les aveugles qui ne reconnaissent pas ces évidences. Les différences ne s’imposent que chez ceux qui les font, une fois qu’ils ont appris à les reconnaître ou qu’ils y sont intéressés.

17Si la différence n’est plus une évidence, mais une caractérisation à faire émerger et à faire partager, il faut s’interroger sur la façon dont ses défenseurs procèdent pour la faire reconnaître et valoir auprès du plus grand nombre. Notre étude s’est ainsi astreinte à montrer comment des partisans du bio font, au jour le jour, pour trouver des acheteurs et les fidéliser, mais aussi éventuellement, pour susciter une augmentation de leur production. Elle s’appuie sur les interprétations de la viticulture bio – partagées ou partielles, diverses et conflictuelles – qui guident l’action des partisans, producteurs, consommateurs, revendeurs, pouvoirs publics, etc. Elle décrit à travers les entretiens avec les acteurs que nous avons interrogés ou à travers leurs productions écrites les efforts qu’ils déploient pour produire et commercialiser leurs vins « bio ».

18La partie précédente a montré que l’agriculture raisonnée n’est pas une, mais plurielle. Il en est de même avec les agrobiologies. Nous avons été attentifs à tracer les différentes façons de les concevoir et de les commercialiser. Ainsi, l’emploi du mot « bio » réfère de façon générique aux agrobiologies dans leur diversité ; ce n’est pas un synonyme de « certifié label AB ». Nous regroupons sous ce mot les viticulteurs certifiés AB, mais aussi des biodynamiciens, des vignerons qui affirment et sont reconnus pratiquer une viticulture bio rigoureuse sans nécessairement être certifiés, ou encore qui le cachent. Les fondements intellectuels agronomiques ou économiques des agrobiologies sont très contestés par ceux qui ne partagent pas les inquiétudes des agriculteurs bio, mais aussi par ces professionnels.

19L’histoire qui s’en dégage n’est pas plate, irénique ou consensuelle. Le bio et les agricultures raisonnées ou conventionnelles se différencient activement les unes des autres en se contestant, comme des branches alternatives concurrentes. Le label bio joue un rôle déterminant dans l’identification de la différence ; il y a peu de producteurs bio qui ne soient pas certifiés. Mais il ne faudrait pas réduire le bio à ce qui n’est qu’une de ses bornes, le label AB. Tout comme les agricultures raisonnées, les agrobiologies sont diverses. Elles résultent parfois d’interprétations divergentes du concept d’agrobiologie, des limites qu’il faut lui donner, parfois aussi de la nécessaire adaptation dont le bio doit faire preuve pour continuer d’affirmer sa différence tout en luttant contre les périls qui le menacent.

20Le compte-rendu qui suit tente de montrer cette variété des interprétations du « bio » ; comme précédemment, il n’endosse ni ne rejette aucune des positions décrites.