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Le vin et l’environnement

 | 
Geneviève Teil
, 
Sandrine Barrey
, 
Pierre Floux
, 
et al.

Partie 1. Faire raisonner la viticulture

Pour conclure. Un objet qui ne tient pas

Full text

1Cette première partie rapporte la naissance récente de l’agriculture raisonnée au travers de trois initiatives différentes. De cette histoire on ne retient en général que « l’échec » de l’agriculture raisonnée, conclusion bien entendu contestée par FARRE. Quel que soit le jugement porté sur ce pan d’histoire, deux de ses protagonistes, Terra vitis et la qualification nationale, offrent deux points de vue très différents sur la production d’une différence et sur ce qu’il faut entreprendre pour la faire compter.

DE LA DIFFICULTÉ D’EXPLIQUER UN ÉCHEC

« Je pense, moi, pour en revenir à la lutte raisonnée, que c’est un échec total ! Il y avait une prévision de 300 000 agriculteurs raisonnés qualifiés en 2008, on est à 1 400, c’est un échec total. » (Distribution phyto2, FC : 5)

2Si l’on s’en tient à ces chiffres, la qualification nationale est loin d’avoir rempli son objectif. Et les arguments ne manquent pas dans les entretiens pour pointer les défaillances, les handicaps, les erreurs et les difficultés insurmontées.

3Certains lisent l’histoire de la qualification nationale agriculture raisonnée comme l’illustration des combats politiques que se mènent les groupes de pression, syndicats, entreprises phytosanitaires, écologistes, etc., et concluent que ces derniers « n’ont pas fait le poids » ; la pression exercée par le lobby des syndicats alliés aux puissants groupes chimistes a eu raison de la faible volonté politique manifestée par le ministère. Elle a perverti la forme de cet outil et l’a vidé de son contenu, grâce à quoi l’aventure s’est soldée par un échec.

4Nécessité fait loi : les employés des centres techniques soulignent que nombre d’agriculteurs appliquent de fait une agriculture très raisonnée, contraints qu’ils sont par leur manque de trésorerie de n’acheter leurs produits qu’au fil de leurs besoins. La qualification n’aurait donc pas « marché » parce que ses objectifs étaient déjà atteints.

5Le problème n’était-il pas finalement économique ? Les contraintes budgétaires sur les exploitations sont telles qu’elles n’ont même pas le petit espace de liberté que la qualification avait aménagé.

6S’y est-on bien pris ? La qualification nationale, à force de se vouloir souple, ajustée aux situations de chacun et non contraignante aurait-elle oublié de donner aux agriculteurs les ressources de leur changement ? La qualification a cherché à susciter sans succès la réflexivité et l’auto-ajustement. A-t-on suffisamment flatté les moteurs psychologiques de l’action : a-t-on bien insisté sur leur fierté retrouvée et la reprofessionnalisation qui allait découler de la qualification ? A-t-on trop banalisé le saut à entreprendre, ne fallait-il pas au contraire encore le diminuer en le décomposant en marches successives ? Les agriculteurs ne doivent-ils pas être dirigés plutôt que responsabilisés ? L’arrivée de l’éco-conditionnalité réactive la question de la pédagogie de l’effort en appuyant les partisans de la contrainte contre l’incitation. Il est vrai que le non-respect de la réglementation environnementale avait montré les limites de l’efficacité des sanctions.

Un problème de calendrier, alors ?

7Le ministère de l’Agriculture, avec cette nouvelle qualification, et plus généralement les pouvoirs publics français, ne sont pas les seuls à chercher à produire un « changement » chez les agriculteurs. L’Europe aussi s’est emparée du problème. En décembre 2004, au moment où FARRE se voit retirer son agrément, les exploitants reçoivent le calendrier 2005, 2006 et 2007 de l’application de l’éco-conditionnalité des aides, c’est-à-dire la subordination du versement des aides directes aux exploitants au respect des exigences environnementales, ce afin d’inciter à un meilleur respect de la réglementation en vigueur. Son impact direct sur le fonctionnement des exploitations focalise l’attention des syndicats et Chambres d’Agriculture.

8La vigne ne reçoit que peu de primes de la PAC. Elles se limitent à la plantation de cépages dits « améliorateurs » ou à la reconquête de terroirs abandonnés souvent à cause de conditions d’exploitation difficiles. En matière viticole, le respect de l’environnement fait plutôt l’objet de subventions, avec les mesures agro-environnementales qui encouragent l’enherbement et la révision des pulvérisateurs notamment. Mais le règlement CE du 29 avril se fait aussi plus insistant sur la mise en place de systèmes de traçabilité. Plutôt limitée jusque-là à l’élevage et à l’alimentation animale, aux produits transformés et au circuit de distribution, elle s’étend à la production primaire, notamment pour ce qui se réfère à l’usage des produits phytosanitaires. Et les coopératives et distributeurs craignent de perdre leurs sources d’approvisionnement, s’ils ne peuvent pas prouver que leurs approvisionnements sont conformes. L’éco-conditionnalité n’aurait-elle pas, finalement, « pris la place » de l’agriculture raisonnée pour introduire de nouvelles pratiques chez les agriculteurs ?

9Lors de la mise sur pied de la qualification nationale, trois arguments prévalaient à propos de la mise en route d’un changement des pratiques agricoles : le problème de la valorisation économique d’une différenciation de produit, à la fois inexistante et potentiellement néfaste, un retard technique des agriculteurs et un jeu de contraintes extrêmes sur les exploitations empêchant tout investissement pour l’amélioration de la qualité environnementale des pratiques. La mission Paillotin s’est efforcée de surmonter par avance ces trois obstacles en réduisant le changement à obtenir à une modification minime puisqu’il ne s’agissait plus que de produire un changement dans l’attention des personnes, sans aucun objectif quantitatif a priori et sans incidence économique.

L’équipe de la mission Paillotin s’est-elle trompée dans son diagnostic ?

10Notre étude ne portait pas sur l’éco-conditionnalité. Et cette question a été peu soulevée par les vignerons. En revanche, c’était une préoccupation majeure des syndicats. Un de leurs représentants a insisté sur « l’effet » important de l’éco-conditionnalité qui semble à ses yeux avoir changé le rejet des agriculteurs : il n’est plus « épidermique », instinctif, irréfléchi. Les agriculteurs dépendants des subventions européennes, « contraints » de se plier à leurs exigences ont surmonté la difficulté. L’éco-conditionnalité a prouvé que « c’était faisable » ; certains ont même pu y trouver un intérêt, un bénéfice. Pour ce syndicaliste, « les choses ont changé » avec l’éco-conditionnalité. Faut-il en conclure que les seules mesures efficaces sont celles qui visent le porte-monnaie ? Si tel était le cas, la législation serait toujours respectée, grâce aux amendes qu’elle fait encourir, et le non-respect des lois toujours puni. De plus, si elle avait produit, envers l’environnement, cette attention tant recherchée par la qualification nationale, le nombre de qualifiés aurait dû monter en flèche.

Les freins au changement et la relance de l’action

11De la même façon que l’histoire rétrospective refait l’histoire, l’analyse rétrospective de l’action refait l’action. Les causes sont triées, sélectionnées, redistribuées : « finalement, il n’y avait qu’un rapport de forces entre syndicats et gouvernement », ou encore « tout cela n’est qu’économie, et sans subventions, il était prévisible que les agriculteurs refuseraient de prendre en charge ce nouveau coût ». Mais la politique est-elle uniquement un jeu de pouvoir sans contenu, vide d’idées et de volonté de changement ? L’agriculture raisonnée peut-elle vraiment être réduite à un coût ? Et pourquoi certains agriculteurs ont-ils, malgré tout, changé leurs pratiques ?

  • 1 Caractéristiques issues du « parcours », de l’histoire de vie de chacun qui nous dotent de compéte (...)

12Ces larges causes touchent indifféremment tous les acteurs ; on leur en ajoute alors d’autres, plus discriminantes, qui ne touchent que certaines populations ou individus. Après la science politique des rapports de force, après l’économie, on mobilise les sciences humaines et sociales qui permettent de sérier les individus selon des caractéristiques psychologiques, sociales, culturelles, économiques, biographiques1.

13Un constat revient souvent : l’agriculture raisonnée reste « confinée » à un certain groupe de producteurs intéressés qui, éventuellement, partagent cet intérêt avec leur réseau de distribution. Là, c’est le sentiment d’échec qui domine parce que l’agriculture raisonnée a pour mission de développer, de professionnaliser un secteur ; or, elle ne touche que les meilleurs ou les convaincus. La même conclusion est partagée par les certifications industrielles de qualité comme Qualenvi qui se donnait aussi pour mission au départ de faire progresser les procédures d’analyse de risque auprès des vignerons. Ce sont toujours les mêmes qui font et qui de surcroît ont recours à la boucle de progrès, et ce, sans même qu’on la leur présente. Ils en font tout seuls un outil ordinaire pour relancer leurs pratiques. La boucle de progrès serait-elle une technique « naturelle » d’expert et non de néophyte ?

14Ce sont souvent les mêmes caractéristiques psychologiques qui reviennent. Les volontaires engagés dans le changement sont souvent « jeunes » et de « bons professionnels » : ils sont réputés plus ouverts, plus dynamiques ; les « vieux » et les « mauvais professionnels » sont dits plus conservateurs, réticents au changement. Tenus ou empêtrés dans leurs habitudes, ils ne peuvent être rendus à la raison aussi facilement que les autres. Mais tous ces éléments psycho-socio-culturels qui tentent de cerner la propension à agir comme potentialité inscrite dans les acteurs, laissent toujours aussi la place à de nombreux contre-exemples.

15L’analyse rétrospective examine aussi l’objectif et les moyens d’action retenus par le dispositif de changement.

16Le saut technique à produire était finalement peut-être plus important qu’il n’y paraissait puisque si peu de personnes l’ont franchi. La mission Paillotin n’aurait-elle pas sous-estimé le retard réglementaire et technique des agriculteurs français ? Et les centres techniques d’insister sur la dé-professionnalisation des agriculteurs, leur perte de savoir, leur délégation des décisions vitales pour leurs entreprises aux conseillers des entreprises phytosanitaires. Nombre des membres Terra Vitis sont décrits comme des producteurs qui savent, des experts en viticulture ; mais ont-ils changé de pratiques en mettant en œuvre un « savoir cultiver » qu’ils possédaient déjà ou bien l’ont-ils acquis en essayant de changer ? Faut-il ou non être déjà un grand technicien pour se permettre « le luxe » de s’intéresser à l’environnement ? Enfin, l’éco-conditionnalité souvent vue comme un succès, autorise une critique de l’incitation et un plaidoyer pour la punition.

17La critique de ces analyses rétrospectives est facile, leurs manques sont clairs : on trouve toujours – nous en avons au sein de notre échantillon – des « vieux » à la pointe du progrès, des exploitations performantes ou au bord de la faillite, des viticulteurs débutants ou chevronnés de part et d’autre des adeptes ou des adversaires de la qualification nationale. Mais le recours à ce type d’explication persiste ; il est même très généralement utilisé pour montrer l’inutilité a priori d’une action à entreprendre, car les obstacles paraissent insurmontables. C’est ainsi que le vigneron que nous avons cité ci-dessus expliquait qu’il lui était impossible d’adopter les pratiques de l’agriculture raisonnée. En même temps, cette analyse rétrospective avec sa recherche des freins et résistances au changement est la technique la plus utilisée pour relancer le travail : elle aboutit aussi à rendre les signes de différenciation toujours plus performants en générant des listes de points à améliorer.

18Très utile et très utilisée, l’explication rétrospective fait l’économie de l’étude de la production de l’action, mais elle ne le fait que pour mieux relancer la production du changement escompté, en adaptant le « script » ou le « programme » de l’action à produire.

La prise de conscience

19Contrairement à ce que l’analyse des « freins » et des « résistances » au changement pourrait laisser entendre, les agriculteurs ne sont pas nécessairement arc-boutés contre le respect de l’environnement, pas plus qu’ils ne l’ignorent. Il en est de même pour la notion d’agriculture raisonnée. Elle est même très connue ; mais cette connaissance partagée ne suffit pas à rendre sa différence efficace. C’est le cas, selon des modalités diverses, des quatre entretiens qui forment la frontière de notre corpus.

20L’un de ces quatre vignerons explique qu’il est impossible de mettre en œuvre l’agriculture raisonnée et il dresse la liste des obstacles qui jonchent l’hypothétique chemin entre ses pratiques et celles qu’il lui faudrait alors adopter : investir alors qu’il cherche à réduire ses coûts, devoir passer plus de temps à la vigne alors qu’il cherche à s’investir davantage dans le commercial… Ces obstacles ne peuvent ou ne doivent pas être surmontés, car ils vont à l’encontre de la stratégie qu’il s’est assignée. Si l’on poursuit le raisonnement, l’agriculture raisonnée semble même une stratégie « anti-économique », et donc un ensemble de pratiques qu’il ne faut surtout pas mettre en œuvre si l’on veut une exploitation performante. Il n’est donc pas opposé à l’agriculture raisonnée, il en est empêché par le manque de compatibilité de l’agriculture raisonnée avec la performance économique.

21Le deuxième vigneron semble considérer que l’environnement est l’affaire de tout le monde ou de personne :

22« J’ai eu notamment des Américains, qui sont très liés justement à l’environnement.

Ils demandaient si on mettait du sulfite dans les vins. J’ai dit oui, du sulfite, on en met dans les vins, je ne connais pas de viticulture, ou très peu, où l’on ne met pas de soufre dans le vin. Alors, comme les gens étaient à vouloir savoir la quantité et tout ça, je leur ai posé la question sous une autre forme, je leur ai dit est-ce que vous avez une voiture chez vous ? Ils m’ont répondu tous qu’ils avaient une voiture. Est-ce que vous pensez, quand vous circulez en voiture, que vous polluez les autres ? Non, parce que c’est naturel. La discussion était finie. » (vigneron1, PdL, AH : 7)

23« Je m’y mets dès que tous ceux qui sont pires que moi auront réformé leurs pratiques ! » Là encore, le vigneron n’est pas « contre » ; mais il ne se sent pas obligé d’être le premier à franchir le pas. Il attend son tour.

24Pour les deux autres, l’agriculture raisonnée est une « évidence », elle existe, ils en connaissent au moins le nom et la visée environnementale, mais elle ne débouche sur aucune action, aucune décision, aucune particularité. L’un se dit non concerné, l’autre au contraire, dit « évidemment la mettre en pratique », mais sans que les conséquences en soient jamais énoncées ni discutées.

25La qualification nationale, telle que la décrit M. Paillotin, tente d’écarter par avance l’obstacle économique que le premier vigneron dit mettre à sa propre transformation. La qualification nationale tente de les aider à « faire attention » à l’environnement dans les limites économiques qu’ils voudront bien se fixer. Une fois que ces agriculteurs auront rejoint le mouvement, l’opposition qui repose beaucoup sur l’incapacité des agriculteurs à fournir un tel changement, sera affaiblie.

26Mais cet aplanissement des obstacles est inefficace. Le premier vigneron frontière n’a pas tenté l’aventure de l’agriculture raisonnée malgré sa connaissance de la qualification. Il lui a manqué ce que tous ceux qui se revendiquent de la protection de l’environnement appellent : « la prise de conscience ».

27Un grand nombre de producteurs que nous avons interrogés parlent d’une « prise de conscience » subite ou progressive qui s’est accompagnée d’un changement lui aussi subit ou progressif des pratiques. Contrairement aux quatre viticulteurs ci-dessus, l’agriculture raisonnée leur a enjoint la nécessité de changer les pratiques : pour eux, elle a bien « fait une différence ».

28La « prise de conscience » n’est pas seulement l’acquisition de connaissance, savoir que l’agriculture raisonnée existe. Dans la « prise de conscience », ce savoir entraîne un changement léger ou drastique de pratiques, mais dans tous les cas, un changement de disposition à l’égard de l’environnement qui pointe le fait que la question environnementale se met à compter : elle est intégrée dans le monde à prendre en considération, elle structure des actions et produit ainsi des effets.

29Cette notion désigne ce moment où le vigneron s’est senti investi d’une autre façon de penser. Elle est toujours décrite comme un surgissement, quelque chose qui n’a pas de cause ; elle arrive alors qu’on ne l’attendait pas, qu’on tentait vainement de la susciter, qu’on avait parfois même arrêté d’y croire et qu’on ne l’attendait plus. Elle advient et les personnes la subissent. Elle décrit le fossé qui sépare ceux qui ont ainsi pris conscience du problème de ceux qui savent, mais ne font rien, sans pour autant avoir de « raisons » de ne rien faire ; par exemple les vignerons qui continuent de dire que l’agriculture raisonnée est « incompatible » avec les enjeux économiques.

30La « prise de conscience » pourrait être interprétée comme un changement de disposition et l’acquisition d’un nouvel habitus générant de nouvelles pratiques qui « prennent en compte » l’environnement. Elle est souvent décrite différemment de la volonté qui n’a pas cette faculté à générer d’elle-même des pratiques, et qui, elle, réclame donc un effort répété des personnes pour transformer ce qu’elles veulent faire en ce qu’elles font.

  • 2 Ce point rejoint les conclusions d’une autre étude sur la maîtrise de soi dans le cas des conduite (...)

31Des producteurs parlent ainsi de la volonté qu’ils ont de faire attention, mais une volonté vacillante et qu’ils ont dû soutenir en rejoignant des collectifs organisés, en se soumettant à des contraintes et des contrôles pour s’obliger à avancer2. Ils veulent « à leurs pratiques défendantes », s’obliger à faire attention, à ne pas oublier. Ils se contraignent et font pression sur eux-mêmes pour se faire agir dans un sens déterminé et résister aux raisonnements et aux pratiques qu’ils considèrent inadéquats, mais qu’ils ont du mal à ne pas faire. Car ce n’est pas parce qu’il n’y a « presque rien » à faire pour se qualifier que l’action à entreprendre pour se faire changer est minuscule.

  • 3 Quelques expériences de certification ISO 14001 – la certification qui s’appuie sur la notion de b (...)

32Les débats sur la « boucle de progrès » mettent en avant une pédagogie du changement volontaire auto-décidé et opposé à la contrainte. Mais ce déplacement ne rend pas le changement plus facile parce que le viticulteur déciderait lui-même des objectifs de l’action à entreprendre, et qu’il les ajusterait aux moyens dont il dispose. Il est parfois au contraire plus facile de se faire contraindre par des normes, par les autres que par soi-même. Une fois cette attention ou cette écoute obtenues, le viticulteur peut être aidé, soutenu dans sa démarche. Et la boucle de progrès est certainement un de ces outils3. Mais son usage est resté limité.

SIGNALER ET FAIRE VALOIR

33Lorsque le changement à obtenir requiert l’adhésion du plus grand nombre, il est courant que ses partisans en fassent la publicité par un signe : l’AOC des vins de qualité, le ruban rouge dans la lutte contre le SIDA, ou le « touche pas à mon pote » de la lutte contre le racisme. En arborant le signe, les partisans tentent de faire voir qu’une alternative est possible en même temps que l’état des forces qui soutiennent cette alternative. Les luttes contre les discriminations ci-dessus tentent de produire un effet de nombre ; Terra Vitis, en adoptant un logo que ses adhérents pouvaient choisir d’apposer sur les bouteilles de vin, a aussi cherché à produire un effet, en incitant les acheteurs à préférer les vins « Terra Vitis ».

34Les problèmes rencontrés par Terra vitis lors de la diversification de ses adhérents pointent les difficultés que cette différenciation des usages des signes peut faire surgir. Des pionniers ont estimé que la démarche devait rester d’ordre plutôt éthique et destinée à montrer que les pratiques agricoles pouvaient être aisément ajustées à la protection de l’environnement ; d’autres ont souhaité en faire une source de « valeur » économique. Pour les premiers, cet usage s’apparentait à un détournement. En effet, les pratiques et leur cahier des charges devaient viser un but, protéger l’environnement et la santé des viticulteurs. Toute modification, toute amélioration était donc toujours discutée par rapport à ce but. En devenant un outil commercial, la démarche s’en écartait. La révision constante des techniques ne se subordonnait plus à une éthique environnementale, mais à la recherche de bénéfices. Les décisions pouvaient devenir contradictoires. En l’absence de cadrage strict des situations de conflit entre ces deux objectifs, certains adhérents qui avaient eu un rôle moteur ont préféré démissionner.

35Pour rester un signe environnemental et désigner une différence d’attention envers l’environnement, les usages du logo Terra Vitis demandaient d’être contrôlés, surveillés. Lorsque le signal compte, lorsqu’il « fait sens », il faut vérifier qu’il fait bien compter ce qui doit compter.

36L’engagement et la finalité des usagers des signes donnent lieu à une extrême vigilance outre celle qu’assurent les procédures de contrôle souvent associées aux signes, pour assurer que la différence utilisée est bien celle que les producteurs veulent montrer.

L’ABSENCE DE TRAVAIL CRITIQUE DES MISES EN ŒUVRE DE L’AGRICULTURE RAISONNÉE

37En signalant leurs vins, des viticulteurs ont tenté de montrer leur différence et de lui faire associer une valeur positive. Ils ne sont parvenus qu’à induire une préférence de la part de leurs acheteurs qui ne s’est pas traduite par un prix supérieur. Le signe induit parfois une différenciation économique, une préférence, mais elle reste sans valeur monétaire. Les différences portées par Terra Vitis ou FARRE seraient-elles trop petites ?

38Lorsque Terra Vitis se met en place, cette initiative organise un lieu de discussion, d’innovation et de critique. Des viticulteurs préoccupés par l’environnement et qui cherchent une alternative au bio s’y retrouvent pour discuter et comparer leurs essais, leurs inventions. Une activité collective critique se met en place qui tente d’évaluer diverses façons de protéger autrement l’environnement. Elle compare les essais et réussites des uns et des autres, les ramenant à une visée souple mais partagée comme autant d’illustrations d’une idée commune en devenir. Elle a produit une différence argumentée, défendue avec l’agriculture conventionnelle qui fait un tri stabilisé entre des agriculteurs engagés dans une démarche environnementale particulière et d’autres qui ne le font pas, n’en parlent pas ou préfèrent le faire seuls.

  • 4 Quelques auteurs ont insisté sur cette « valeur » morale du respect de l’environnement, mais plus (...)

39Au contraire, la qualification nationale fait du changement une opération individuelle, laissée à la libre appréciation de chacun. Quelques vignerons de notre échantillon adeptes de l’agriculture raisonnée disaient aussi l’être par choix éthique personnel4. Non revendiqué, non affiché, ce choix n’était parfois soumis à aucune discussion publique. Dans ces deux cas, seule une discussion collective critique très limitée vient discuter, évaluer, hiérarchiser les meilleures façons de procéder pour mieux respecter l’environnement. L’attention que chacun prête au raisonnement de l’agriculture ne se traduit pas dans des performances communes, des pratiques partagées. La qualification nationale semble ainsi se présenter comme un brouillard de pratiques hétérogènes qui ne paraissent pas alimenter une idée ou notion d’agriculture raisonnée dont les mises en œuvre individuelles seraient des interprétations ou des applications particulières, aux contenus et performances partiellement comparées, discutées, validées.

40Tout dispositif d’action agit, change le monde, produit des effets. Si minuscule qu’ait pu être jugé celui produit par la qualification nationale, elle a tout de même amené près de 2 000 agriculteurs à se qualifier, sans doute plus à adopter les pratiques de l’agriculture raisonnée et bien plus encore à en connaître l’existence. Mais la différence à produire reste très indécise, laissée à l’interprétation de chacun, dans l’espoir de toucher le plus grand nombre possible de producteurs pour changer l’ensemble de l’agriculture française. Ce n’est sans doute pas parce que la différence était trop petite que la qualification nationale a « échoué » à sa sortie, mais plutôt semble-t-il parce que rien ne permettait de faire exister et résister cette petite différence par delà la variété de ses réalisations. Faute d’un travail de mise en relation et de discussion au sein du collectif formé par tous ceux que l’agriculture raisonnée intéresse, les pratiques individuelles ne parviennent pas à forger un contenu à une qualification nationale qui semble plutôt se vider de sens, car les cinquante critères non réglementaires que comporte le cahier des charges ne parviennent pas à arrêter la déconstruction qui s’amorce : l’agriculture raisonnée est ce que l’on veut qu’elle soit, un objet totalement plastique, un nom support de toutes les interprétations que chacun peut en faire ; les obligations du cahier des charges, réglementaires ou non, ne parviennent pas à opérer un tri entre des agriculteurs qui ne jugent pas tous bon de les mettre en avant.

41Pour les concepteurs de cet outil, son « échec » était dû à leur incapacité à résister à la pression exercée par leurs adversaires politiques vers l’amoindrissement de la différence à faire et donc de la liste de ces critères. Mais la pression politique qu’ils ont ressentie ne fait pas tout. L’engagement pour une agriculture raisonnée a certainement autant manqué d’un cadre partagé et d’un collectif critique qui aurait pu contrôler et donner un sens commun à la diversité des engagements individuels. Les critères sont là, et le nombre des qualifiés augmente, même lentement. En revanche, et malgré les efforts de FARRE, cette qualification continue de susciter une interprétation très forte, celle de son manque de contenu. Cet usage qui perdure de la qualification nationale pourrait être dû à l’écrasement de la notion d’agriculture raisonnée par la procédure de test. On ne peut vraisemblablement évaluer un engagement à partir d’un test ; il faut sans doute pour cela, comme le font les agriculteurs Déméter ou Nature & Progrès, et même les qualifications ISO 14000, une procédure critique collective. Comment une qualification tient-elle un objet ? Comment résiste-t-elle à la variété des interprétations qu’elle peut susciter ? Le cas du vin issu de raisins provenant de l’agriculture biologique permet de faire avancer cette question.

Notes

1 Caractéristiques issues du « parcours », de l’histoire de vie de chacun qui nous dotent de compétences particulières, comme la formation professionnelle, par exemple.

2 Ce point rejoint les conclusions d’une autre étude sur la maîtrise de soi dans le cas des conduites alcoolisées ou en excès de vitesse (Hennion et al., 2006).

3 Quelques expériences de certification ISO 14001 – la certification qui s’appuie sur la notion de boucle de progrès – ont été suivies par des chercheurs qui concluent à l’efficacité de la norme, autrement dit sa capacité en tant que certification à générer des démarches de progrès. Les entreprises étudiées sont des structures importantes dans lesquelles un directeur de la qualité et de l’environnement a été recruté pour lancer, encadrer, accompagner cette boucle de progrès, qui peut engendrer une extrême inventivité. Le cas des champagnes Pommery et Feuillate montre que les entreprises ont recours à la certification soit pour conquérir de nouveaux marchés, soit pour se construire une image d’entreprise, et donc pas nécessairement dans un but environnemental. Ce n’est pas la boucle de progrès qui amène cette décision mais elle accompagne – de façon très efficace selon les auteurs – l’inscription des traductions de cette décision dans l’action collective.

4 Quelques auteurs ont insisté sur cette « valeur » morale du respect de l’environnement, mais plus souvent à propos de l’agriculture biologique (Stock, 2007) (Sylvander, 1997). Ce serait une erreur de l’y cantonner et d’opposer une agriculture biologique « morale » et une agriculture raisonnée « économiquement intéressée ».

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