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Le vin et l’environnement

 | 
Geneviève Teil
, 
Sandrine Barrey
, 
Pierre Floux
, 
et al.

Partie 1. Faire raisonner la viticulture

Chapitre 2. La mission Paillotin : l’entrée en action des pouvoirs publics

Full text

  • 1 Dès 1991 Carrefour crée les premières « Filières Qualité Carrefour » pour les produits alimentaire (...)
  • 2 « Auchan et d’autres se sont dits : il faut certifier l’agriculture raisonnée. Et ils se sont adre (...)

1Pendant les sept ou huit premières années, le ministère de l’Agriculture a observé le développement de l’initiative « agriculture raisonnée » portée par FARRE. Pour lui, cette démarche reste une initiative de professionnels dynamiques et en avance. Puis l’entrée de la grande distribution – Carrefour avec ses propres cahiers des charges de filière1, la reprise par Auchan du mot « agriculture raisonnée », son initiative, finalement infructueuse, auprès de la commission des labels pour prendre en charge la certification de l’agriculture raisonnée2 – sème le trouble. Cette volonté d’acteurs majeurs de la grande distribution de prendre en charge un bien public – l’environnement – au travers de certifications d’agriculture raisonnée, provoque l’entrée du ministère de l’Agriculture dans le débat. Il est urgent d’empêcher que la bonne volonté de la distribution, maîtresse en marketing, ne réduise « l’agriculture raisonnée » à un coup de pub. Cette crainte exprimée par le rapporteur de la section Agriculture du Comité Économique et Social se retrouve dans l’avis donné par le Conseil économique et social (CES) le 14 mars 2001 (Louis, 2001 : 35). Quand bien même cette adhésion de la distribution à l’agriculture raisonnée aurait un vrai contenu, elle serait soumise aux aléas et tensions des marchés. Les grandes enseignes s’apprêtent à se livrer une âpre concurrence à coups de certifications coûteuses. La concurrence très dure entre les différents labels, certifications, cahiers des charges et autres référentiels qui se pressent peut, compte tenu de l’absence d’une demande forte et informée, devenir préjudiciable à l’émergence d’un raisonnement poussé des pratiques agricoles, au-delà du dialogue commercial avec les consommateurs.

2L’environnement est l’objet d’un dilemme pour les pouvoirs publics. D’un côté il s’agit d’un bien public qui ne mobilise pas toute l’attention requise de la part de la majorité des agriculteurs. Ceux-ci renâclent à observer les normes et réglementations de leurs pratiques dans le but de protéger l’environnement. De trop nombreuses exploitations agricoles ne sont pas aux normes environnementales. De l’autre, des intermédiaires de marché veulent en faire une source de valeur marchande qui presserait du même coup les producteurs de s’y intéresser. Alors que la contrainte légale n’est pas très efficace, le marché menace de l’être trop et d’éparpiller une notion fondamentalement collective en une multitude d’interprétations au contenu éventuellement douteux.

3Finalement, pour les pouvoirs publics, on ne peut confier l’environnement aux seuls acteurs marchands. Le ministère de l’Agriculture décide donc de reprendre la main et demande aux grandes surfaces engagées dans le forum FARRE d’attendre la mise en place d’un dispositif national de cadrage de l’agriculture raisonnée. Les grandes enseignes qui s’économisent ainsi une lutte fratricide approuvent la volonté du gouvernement de prendre en charge la certification de l’agriculture raisonnée. En 1999, le ministre de l’Agriculture Jean glavany confie à Guy Paillotin, ancien directeur de l’INRA, la mission de donner un contenu et un cadre réglementaire à l’agriculture raisonnée.

4Une solution peut consister, comme pour le bio, dans un label national qui, en donnant une base partagée à la notion de « biologique », a facilité la communication avec le public et évité de disperser les interprétations du bio en une multitude de chapelles ou de mentions en concurrence. Mais le bio, comme Terra Vitis, est resté une « niche » tandis que les problèmes environnementaux n’ont cessé de s’accentuer. Si l’on s’appuie sur cet exemple, on ne peut guère compter sur les consommateurs pour inciter les producteurs à modifier leurs pratiques ; et la distribution qui pourrait, elle, éveiller leur attention et créer cette demande inexistante, a été mise en attente. L’effort doit donc porter sur les producteurs. Mais comment les faire changer quand le respect des simples obligations légales n’est pas toujours assuré ?

LA MISE À DISTANCE DE L’EXPERTISE DES VENDEURS

5Malgré l’important dispositif d’information mis en place pour inciter les agriculteurs à mieux ajuster leurs traitements, le changement peine à se diffuser. La mission Paillotin cherche à dégager un ensemble d’actions pour favoriser l’amélioration des pratiques agricoles.

6Pour les chercheurs qui encadrent la diffusion de l’agriculture raisonnée, l’appréhension des risques phytosanitaires et de leur évolution à partir des observations faites sur des parcelles reste une opération experte. Si les agriculteurs n’adoptent pas ces techniques, c’est d’abord par faute d’une expertise technique suffisante. En plus des méthodes qui changent, les réglementations se modifient. Nombre de viticulteurs choisissent donc de déléguer la conception de leurs traitements à ceux qu’ils reconnaissent comme experts.

7Parmi les professionnels en charge de l’encadrement technique de la profession, la question du manque d’expertise des viticulteurs fait leitmotiv. Ils l’expliquent par l’invention même de la nouvelle agriculture : l’usage de produits phytosanitaires d’une extraordinaire efficacité et d’une grande facilité d’utilisation a déqualifié les agriculteurs ; ils ont perdu leur savoir agronomique et acquis le goût du confort. Les viticulteurs qui affichent une préoccupation environnementale renchérissent : avant l’arrivée des produits, les parents, ou les grands-parents passaient beaucoup plus de temps à observer leurs parcelles. Le travail était pénible aussi – comme lorsqu’ils passaient des journées entières à traiter, sulfateuse au dos – ce qui freinait la surconsommation.

8Les viticulteurs et plus généralement les agriculteurs sont devenus dépendants du conseil qui encadre l’usage et les prescriptions de produits de traitement. Pour les membres de la mission Paillotin, il faut donc réfléchir au rôle des entreprises phytosanitaires pour s’assurer qu’elles n’empêchent pas la progression du raisonnement dans les esprits ou pire encore, qu’elles ne poussent pas à la consommation.

9De plus, ces entreprises ont montré, au moins au début de l’existence de FARRE, qu’elles sont expertes en communication et peuvent être habiles à grossir démesurément par le discours un engagement concret très limité. La dépendance des agriculteurs envers ces firmes peut alors se révéler extrêmement préjudiciable pour l’acquisition d’une maîtrise des pratiques de traitement.

10Mais peut-on être sûr de l’engagement des firmes phytosanitaires dans l’agriculture raisonnée ? Pour Guy Paillotin, l’encadrement de l’usage des produits, aussi bien intentionné soit-il, reste suspect. En effet, les vendeurs, le plus souvent payés à la commission, font face à deux injonctions contradictoires : ils doivent modérer l’usage des produits phytosanitaires et donc diminuer leurs ventes. Ensuite, le conseil qu’ils apportent n’est pas satisfaisant, car il n’intègre pas assez l’environnement dans les raisonnements et se disperse en trop de sources contradictoires. Il faut rééquilibrer la relation vendeur-client entre un agriculteur pas toujours très sûr de ses pratiques et de ses diagnostics et l’importante force de vente des entreprises phytosanitaires. Le rapport invite donc les réseaux de vente de produits phytosanitaires, distributeurs indépendants ou coopératives, à se former à l’agriculture raisonnée (Paillotin, 2000 : 27) et préconise de séparer les deux activités de fourniture de produits et de conseil (Paillotin, 2000 : 29).

11Pour les firmes qui produisent sans distribuer leurs produits, le problème tient d’abord à un manque d’investissement de la distribution dans l’environnement, c’est pourquoi elles se sont lancées dans des campagnes de formation de leurs vendeurs et distributeurs. Ensuite, il est dû, non aux vendeurs, mais à la frilosité des viticulteurs qui se reposent sur des distributeurs. Or l’adaptation fine des traitements aux parcelles de l’exploitation ne peut être faite par le distributeur qui ne connaît que des recommandations d’emploi générales.

12Les firmes, et surtout les distributeurs, acceptent mal cette dissociation de la vente et du conseil au nom de la dangerosité des produits et aussi parce qu’elle va à l’encontre de leurs efforts d’encadrement de l’usage des produits.

UNE QUALIFICATION AGRICULTURE RAISONNÉE

13De leur côté, les viticulteurs se plaignent surtout d’une législation en constante progression et disproportionnée. Les problèmes de nitrates, de rejet d’effluents, de dispersion des pesticides et herbicides, de qualité de l’eau ont amené tour à tour de nouvelles exigences réglementaires, de nouvelles normes auxquelles les petits agriculteurs n’ont pas toujours répondu positivement. Ces mesures leur semblent excessives, inadaptées à leurs petites structures et étouffantes. Ils citent la nouvelle obligation d’installer des toilettes hommes et femmes séparées pour le personnel comme le parangon de ces mesures inadaptées, qui prennent des exploitations familiales pour de grosses ou moyennes entreprises industrielles.

« On est devenu des installations classées et on a découvert une législation qui est devenue plus contraignante tous les jours depuis le décret de 1997. Aujourd’hui 98 % des structures qui produisent plus de 2000 hectos sont équipées pour dépolluer leurs effluents. Les autres viennent de découvrir que les installations classées commençaient à 500 hectos. Donc ces structures-là, encore aujourd’hui, très peu sont en mesure de mettre en place une dépollution ou ne serait-ce qu’une gestion des effluents. » (Certification vR4, LR, YLP : 10)

  • 3 HazardAnalysis Critical Control Point

14Les instances en charge de la certification des exploitations écoutent les producteurs accuser la législation de tendre à faire disparaître la « petite » agriculture, argument politique que reprennent les syndicats agricoles. Elles voient se creuser l’écart entre des exploitations de pointe et la majeure partie des viticulteurs « qui ne connaît même pas les procédures HACCP3 ».

15Pour la mission Paillotin, il faut en déduire que la priorité des petites exploitations est ailleurs, sur la productivité et le rendement économique. L’environnement est désigné comme un coût supplémentaire qui ne peut que grever une rentabilité économique fragile et régulièrement remise en cause au fil des fréquentes crises viticoles. Ce constat oriente plutôt vers une stratégie de subvention.

16Une série d’accidents graves liés à de mauvaises conditions de stockage a attiré l’attention sur la sécurisation des sites et sur le refus de la part des agriculteurs de procéder à un stockage aux normes au motif d’un coût intolérable pour leurs entreprises. Si le monde agricole est ébranlé, les priorités affichées par les syndicats ne bougent pas. Le mot d’ordre n’est pas à la mobilisation des agriculteurs pour les pousser à s’engager dans la mise aux normes. Contrairement aux producteurs qui font de la protection de l’environnement une nécessité ou un devoir, certains viticulteurs et souvent aussi leurs syndicats professionnels disent avoir été contraints ou incités sans véritable alternative à utiliser les techniques dont on se défie aujourd’hui. L’inclusion aujourd’hui de la préoccupation environnementale au sein des préoccupations de l’exploitation agricole requiert un changement et donc une acquisition de compétences, une réorganisation, une réactivité, un suivi, un changement des habitudes, une prise de risque qui génèrent autant de coûts. Ce n’est pas à eux, agriculteurs, de les assumer, mais à la société et à tous ceux qui ont mis en place la solution chimique. Le consommateur a beau vouloir une agriculture plus propre, tant qu’il n’en paiera pas le prix, il ne pourra l’avoir. Ce ne sont pas les agriculteurs qui accumulent les retards, mais la législation qui est, de leur point de vue, inadaptée ou qui nécessite une prise en charge économique.

17Bref, les syndicats, et avec eux certains producteurs, reconnaissent la nécessité de préserver l’environnement, mais semblent attendre d’en avoir les moyens.

18Toutefois, cette solution semble faire de moins en moins l’unanimité. Des voix se sont élevées contre cette stratégie de la demande de subventions :

« Je ne parlerai plus des mesures financières incitatives. Mes élus ne seraient pas d’accord avec moi, mais je crois que l’agriculture et la viticulture ont eu assez d’aides incitatives, qu’elles soient européennes ou françaises. Il y a d’autres filières qui n’ont jamais eu une aide et qui ne sont pas mortes. Mais elles ont pris des dispositions et elles se sont bougées autrement que l’agriculture l’a fait. » (Syndicat AOC7, PdL, SBl : 13).

Raisonner, une activité gratuite aux effets objectifs ?

19Pour l’administration, il est inhabituel de subventionner le simple respect de la loi et plus courant de faire payer des amendes. L’emploi des produits phytosanitaires est déjà soumis à la taxe générale des activités polluantes, il semble difficile de l’augmenter sans toucher la compétitivité des produits agricoles français et induire des distorsions de concurrence (Paillotin, 2000 : 25). L’Europe prépare une autre voie d’action : l’éco-conditionnalité. Cette dernière prévoit de lier la perception des aides de la PAC au respect des normes environnementales. Mais tous les secteurs ne sont pas également soutenus par la PAC. En matière viticole, on ne trouve guère que les subventions à la plantation de cépages préférentiels dans certaines régions ou les primes d’arrachage. L’éco-conditionnalité promet d’être efficace dans tous les domaines liés aux aides directes, moins dans les autres. De plus, elle ne sort pas l’environnement de la logique de contraintes et de coûts. Or, cette logique est préjudiciable à tous, en particulier aux agriculteurs eux-mêmes. Leur image de marque se dégrade, l’avenir est aux produits issus d’une agriculture respectueuse de l’environnement et la concurrence européenne y semble bien mieux préparée qu’eux. L’attitude frileuse des agriculteurs les maintient dans une posture dépassée ; il faut les remettre dans le courant de l’action. On dispose pour y parvenir d’un atout important : certes, les agriculteurs ne changent pas leurs pratiques, mais ils ne sont pas opposés à l’environnement ni à un tel changement. Reste donc à rendre ce changement « acceptable ».

Une différence modeste

20Contre un nouveau durcissement d’une législation en vigueur qui n’est déjà pas bien appliquée, les pouvoirs publics recherchent une démarche volontaire certifiée par un tiers. En signalant les producteurs vertueux, ils pourront être choisis préférentiellement aux autres et mieux écouler leurs marchandises, en particulier auprès de la grande distribution qui semble impatiente de pouvoir utiliser une telle information. La signalisation fonctionnant comme une incitation, les producteurs, bon an, mal an, se sentiront poussés à changer leurs pratiques.

21Mais il faut aussi contourner tout ce qui pourrait empêcher les producteurs de se laisser convaincre. La différence doit donc être « modeste » pour ne pas poser de difficultés à des producteurs qui semblent rechigner au changement.

22La différence de pratiques à produire doit nécessairement se situer au-delà de la législation en vigueur. Mais, contrairement aux signes de qualité qui produisent une différence significative et ne mettent pas de limite à la surenchère qualitative, le progrès à réaliser ici est plafonné par le moment où « performances économiques et écologiques deviennent objectivement incompatibles. »(Paillotin, 2000 : 34). Au-delà, il redevient un investissement et les aides apportées par les Contrats Territoriaux d’Exploitation peuvent contribuer à subventionner le coûteux effort supplémentaire. Cette limite supérieure associée à la limite basse que forme la législation en vigueur définit la zone du respect volontaire et citoyen de l’environnement que veut susciter la mission Paillotin.

23Pour échapper au calcul économique, l’élargissement du raisonnement visé ne doit pas, au moins au départ, avoir de retentissement sur le fonctionnement de l’exploitation. Il consiste d’abord à limiter des gaspillages, régler les appareils, éviter tous ces gestes néfastes que l’on fait sans y penser – vidanger une cuve de traitement sur la route, dans le fossé – et dont les conséquences sur la qualité de l’eau, par exemple, sont dramatiques. Comme le montrent déjà les adhérents de Terra Vitis ou les membres du réseau FARRE, tous ces petits gestes accumulés sont sans dommages sur la trésorerie, ils génèrent même des économies.

24Cette stratégie du petit changement évite aussi, ou du moins limite, un effet malencontreux de la différenciation que porte une certification, celui de faire une différence entre ceux qui sont certifiés et ceux qui ne le sont pas, et dans ce cas, entre une agriculture « propre » et une autre qui ne le serait pas.

25Le petit changement visé ne réduit pas les ambitions de la mission initiale. L’efficacité ressort du nombre : beaucoup de progrès modestes sont préférables à une avancée importante mais cantonnée à une élite. Cependant, deux dangers doivent être évités : la perte du petit changement initial due à une incapacité à le tracer et les actions de communication qui se soucient plus de l’effet que du contenu.

L’impossible garantie de résultats ou de moyens

26Un « petit » changement peut facilement être réduit à rien. L’équipe de la mission Paillotin insiste donc sur le fait qu’il doit être objectivé, c’est-à-dire traduit dans des critères mesurables afin de pouvoir être pointé et montré. Le changement de raisonnement à rechercher doit avoir des conséquences visibles ; il doit reposer sur des indicateurs permettant de vérifier les progrès accomplis, d’encadrer leur croissance et de donner ainsi toute sa crédibilité à la démarche. La mission s’associe le concours de chercheurs pour établir cette liste de critères sur laquelle reposera le contrôle d’un changement, petit mais effectif, des pratiques.

27La variété des situations à prendre en compte complique cependant la codification des pratiques à mettre en œuvre. Hormis quelques cas simples comme celui de la réduction de l’emploi des nitrates, les chercheurs ne réussissent pas à lier le recours à des pratiques agricoles raisonnées, qui n’affectent pas l’économie ou la rentabilité des exploitations, à une qualité différentielle objective spécifique au produit, comme le ferait un taux garanti de résidus, par exemple (Beigbeder et Meynard, 2001 : 19). Tout dépend toujours de multiples autres facteurs. La géographie locale est fondamentale, notamment pour l’érosion. Le recours à l’enherbement n’est pas toujours une solution générale. La météorologie demande chaque fois une analyse assez précise pour décider de la meilleure conduite à tenir. Une année pluvieuse en Languedoc pour une parcelle de vigne en coteau ne requiert pas les mêmes pratiques respectueuses de l’environnement qu’une année sèche en Beauce sur une parcelle de blé en plaine. La variabilité intrinsèque et les interactions entre les climats, les sols, les cultures, l’application même des traitements sont telles qu’il est impossible d’associer un seuil de résidus à un ensemble défini de pratiques. Pour être efficaces, elles doivent être ajustées à chaque situation. Ainsi, contrairement aux espoirs de M. Paillotin, les chercheurs ne parviennent pas à identifier des pratiques agricoles universellement plus respectueuses de l’environnement qui permettraient d’envisager une garantie de résultats dans le produit. L’agriculture raisonnée peut-elle alors donner lieu à une garantie de moyens, comme le font par exemple les décrets des Appellations d’Origine Contrôlée ? Dans ce cas, la qualification porte sur la mise en œuvre d’un certain ensemble de pratiques vertueuses.

28Si l’on ne peut avoir de garantie de résultat, c’est bien parce que les pratiques sont variables et à ajuster en fonction des maladies, de la météorologie, des cultures. Ce sont les pratiques elles-mêmes qui sont variables. Hors exception, il n’est pas envisageable de donner aux agriculteurs des recettes miracles de pratiques dont l’usage amènerait à coup sûr une diminution des impacts négatifs – variable selon les années et les cultures – et une augmentation des impacts positifs sur l’environnement.

« Un diagnostic simple fait sur l’agriculture dans tous les pays du nord-ouest de l’Europe montrait que des agriculteurs appliquaient de l’engrais en hiver alors que les cultures en ont peu besoin. De plus, l’eau, en s’infiltrant, entraînait l’azote en profondeur. Donc mettre une norme en disant : “interdit de mettre de l’engrais avant le 15 janvier”, c’est raisonnable, sur le plan agronomique et cela marche. Mais dès que l’on passe à des choses un peu plus fines, et en particulier au niveau des pesticides, cela ne marche plus aussi bien. Sur les pesticides, on peut toujours mettre comme une norme le fait de faire vérifier son pulvérisateur tous les ans, mais on ne peut pas dire “pas plus d’un fongicide”. Parce que cette année-ci un fongicide, c’était pas assez, même pour ceux qui raisonnaient et qui avaient fait tout ce que l’on peut faire pour limiter, alors que l’année précédente, un c’était trop étant donné la [faible] pression des maladies. » (Chercheur4, Paris, GT : 3)

29La finesse des ajustements locaux à réaliser en matière de traitements ne permet pas de garantir les bons effets d’une règle générale, car cette règle doit être réfléchie et ajustée par un agriculteur aux conditions locales auxquelles il se trouve soumis. Il semble impossible de s’appuyer sur des résultats à attendre explicités a priori, ou sur un ensemble de moyens déjà connus à mettre en œuvre. La mission doit donc trouver un autre élément-clé du changement attendu chez les producteurs.

Garantir un changement de disposition

30On peut faire changer une personne en l’incitant à changer ses pratiques, mais comme les bio ou les pionniers de Terra Vitis le dénoncent, ce n’est pas parce qu’on change de pratiques qu’on change de « philosophie ». La « philosophie » est, disent-ils, le seul véritable garant d’une bonne mise en œuvre des pratiques. Si le changement n’est pas porté par un engagement ou une philosophie, on peut toujours craindre la fraude, c’est-à-dire que le changement ne soit que de façade, ou qu’il s’arrête à une protection de l’environnement vue comme une recette. Or, l’application d’une façon de faire sans une analyse qui permette de l’ajuster et d’en contrôler la mise en œuvre génère toujours des doutes sur le résultat obtenu. La philosophie, la réflexion, sont un garant contre l’application aveugle de règles ; elles poussent à toujours se remettre en cause, elles engendrent l’innovation.

31Cette idée convient parfaitement aux objectifs de la mission : changer d’état d’esprit est une opération gratuite, sans coût. Elle n’implique d’investissement matériel, par exemple, que si l’agriculteur en fait une nécessité pour son entreprise, auquel cas la protection de l’environnement n’est plus une contrainte, mais une ressource. Ce changement à produire se situe donc a priori dans cet espace « subliminal » de l’économie ; mais s’il grandit, s’il s’approfondit, il repoussera de lui-même les limites que l’agriculture raisonnée se fixe. Il ne s’agit plus de faire adopter des pratiques jugées meilleures pour l’ensemble de la société, en promettant une carotte, mais de faire en sorte que ce soit l’agriculteur lui-même qui découvre l’intérêt et les bénéfices d’un tel changement.

32Il existe certes un danger : en s’éloignant progressivement de la recherche de critères objectifs, testables, l’agriculture raisonnée pensée comme disposition ou philisophie semble devenir une notion vaporeuse. Pourtant le cheminement du résultat de l’action vers le projet à mettre en œuvre cadre bien avec ce qu’elle veut sinon produire, du moins accompagner : un changement du cadre conceptuel des agriculteurs.

33La mission cherche à inciter les producteurs à « faire attention ». Les chercheurs tentent de saisir des indicateurs de ce changement pour en faire le garant d’une amélioration continue et a priori sans limite de la qualité environnementale de l’agriculture française, même si l’on ne peut prévoir de délai pour la production d’un progrès déterminé. Le raisonnement différent qui accompagne le changement d’état d’esprit ne garantit aucun résultat, aucune pratique définie, mais sa présence indique une volonté d’amélioration et donc que la graine du changement semée est prête à germer.

34M. Paillotin et son équipe proposent donc d’aider les agriculteurs à penser de façon élargie, c’est-à-dire en faisant une place à l’environnement. Cependant, il insiste : « pour que le changement soit crédible et non un simple coup de communication de la profession, il faut que le changement d’attitude qu’il accompagne soit vérifiable ». L’agriculture raisonnée aura une ambition modeste, certes, mais elle devra induire des changements réels, testables, fussent-ils d’un état d’esprit.

La boucle de progrès ou le contrôle du raisonnement

35Les normes ISO 14000 (Boiral, 1998) qui portent sur la protection de l’environnement sont fondées sur ce même principe de changement de « disposition » qui s’autoalimente ; elles le nomment « boucle de progrès ». Elle ne stipule pas a priori ce qui doit être fait et qui peut toujours se révéler a posteriori inadapté ou malvenu. Elle laisse aux personnes ou aux entreprises qui se l’appliquent, l’entier travail d’analyse, de choix, d’arbitrage sur ce qu’il est pertinent d’entreprendre pour un plus grand respect de l’environnement. Elle permet aussi de mettre en valeur ceux qui en font plus, au contraire des signes de qualité habituels qui écrasent toutes les pratiques sur la « norme » obligatoire commune.

36Il reste à trouver les indicateurs à même de garantir que les producteurs qui se certifient utilisent cette boucle de progrès, qu’elle est effectivement mise en place et opérationnelle. La boucle de progrès ne permet-elle pas de saisir l’intensité de la volonté d’amélioration, grâce au nombre et à l’importance des actions de progrès qu’une personne assure vouloir mettre en œuvre ?

37Il n’est pas très difficile de voir si un agriculteur plante certaines variétés de vigne autorisées, taille de la bonne manière, ou enherbe ses parcelles. Il est possible de mettre en place des procédures de contrôle pour vérifier qu’il utilise bien les produits de traitement préconisés. Mais comment rendre sensible son attention puis sa disposition réflexive envers l’environnement, alimentant une analyse permanente de ses pratiques ?

38L’observation est un indice simple de l’attention. L’observation des parcelles, de la santé des plantes, la qualité sanitaire et gustative des raisins, la comparaison de leur état d’une année sur l’autre et l’analyse des résultats des pratiques mises en œuvre fournissent les éléments nécessaires à l’ajustement réflexif de ces pratiques. Mais la seule observation est un indicateur trop faible pour les agronomes parce qu’elle n’entraîne pas nécessairement un ajustement des pratiques. Elle doit s’accompagner d’autres indicateurs que les producteurs doivent fournir pour montrer que leur disposition envers l’environnement est sans cesse réfléchie et l’ajustement des pratiques relancé.

« Ce qu’on demande aux gens, c’est de prouver qu’ils progressent. C’est-à-dire la boucle de progrès, c’est : je fais un diagnostic, je définis une stratégie, je la mets en œuvre et je vérifie son efficacité. Je fais un diagnostic sur son efficacité, et je remets en place une stratégie, pour améliorer… etc. » (Chercheur4, Paris, GT : 4)

39La certification prévoit donc que l’agriculteur se soumette à un audit initial avec des personnalités extérieures pour faire un bilan de la situation de l’exploitation et signaler des voies d’amélioration. Elles sont ensuite hiérarchisées par l’agriculteur selon la facilité ou encore l’urgence de leur mise en œuvre. Une fois ce premier pas réalisé, il doit prendre en charge l’évaluation de ses progrès et des moyens mis en œuvre à cet effet, et remettre à jour la liste des actions à entreprendre sur la base de l’expérience acquise.

40Pour les chercheurs, la réflexivité ne pose pas de problème a priori : les agriculteurs ne cessent de raisonner leurs pratiques, car ils doivent toujours repenser les traitements et les soins particuliers à apporter à leurs cultures. Le constant apprentissage fait partie de leur métier d’agriculteur. Encore faut-il orienter cet apprentissage et sa réflexion dans le sens désiré d’une plus grande place accordée à l’environnement. Or, l’observation ne permet pas aux agriculteurs de proposer des plans de progrès environnementaux :

« On proposait simplement de donner aux agriculteurs des outils pour le faire sur d’autres variables d’évaluation, d’autres critères d’évaluation que ceux sur lesquels ils le font habituellement. Ils appliquent cette démarche habituellement sur le rendement de la culture, sur la qualité du produit dans le cas où elle est payée, sur leur marge, c’est tout. Sur l’environnement, ils ne le font pas, parce que l’environnement ce n’est pas perceptible pour eux, on ne peut pas appréhender un impact environnemental au niveau d’une parcelle. La teneur des eaux en pesticides, ou l’impact des pesticides sur la biodiversité, on ne le voit pas sur la parcelle. » (Chercheur4, Paris, GT : 4)

41Pour pouvoir garantir que « quelque chose se passe » dans la disposition de l’agriculteur, il faut s’assurer que l’attention envers l’environnement introduit bien de nouveaux « critères » ou éléments structurants dans leur disposition d’esprit : la biodiversité, le ruissellement érosif, le lessivage des produits de traitement ou des sols, etc. Mais ce choix des critères ne peut être prescrit sans tenir compte des particularités des situations, et avant tout de ce qui est cultivé et de la géographie locale.

Ajuster la norme aux cultures et à la géographie locale

42L’étude technique qui accompagne le rapport de Guy Paillotin recommande de mettre sur pied des Commissions régionales pour l’agriculture raisonnée qui auraient pour mission de renforcer les objectifs nationaux grâce à une prise en compte des spécificités locales (Beigbeder et Meynard, 2001). Dans chaque région, l’agriculteur est tenu de réfléchir à ce qu’il peut faire pour améliorer ses pratiques sur l’ensemble des critères régionaux retenus.

43Pour un ajustement aux cultures, la question est plus complexe.

44La représentante du ministère de l’Agriculture rejette l’idée d’une certification qui porterait sur des cultures : une agriculture raisonnée de la pomme de terre, une autre de la vigne, etc. Pour elle, l’orchestration de l’agriculture raisonnée signale un changement de disposition qui doit donc s’appliquer et avoir des effets sur l’ensemble de l’exploitation et de ses cultures.

45Ce ne peut pas être une réflexion compartimentée et opportuniste. Lorsque les exploitations sont en polyculture, il revient à l’agriculteur de faire le choix des critères pertinents en fonction de chacune : biodiversité, paysages, limitation des intrants engrais ou traitements. Mais, dans ce cas, rien ne l’empêche de décider que les domaines ou critères d’amélioration sont inapplicables dans la majorité de ses cultures. La recherche d’indicateurs portant sur la disposition générale de l’agriculteur se heurte à la recherche d’indices ou de spécifications de l’amélioration ajustée à chaque culture.

46Une solution consiste à renforcer le contenu de l’agriculture raisonnée dans les secteurs où prévaut une forte monoculture. C’est d’ailleurs l’option choisie par la réglementation britannique. Les chercheurs agronomes préposés à la conception pratique de la démarche agriculture raisonnée préconisent un travail des filières pour définir des référentiels de pratiques spécifiques à leurs cultures (Beigbeder et Meynard, 2001 : 48). L’ITV, l’INAO et l’ONIVINS prennent en charge la partie viticulture. Les référentiels doivent apporter des exigences supplémentaires par rapport au « socle » de l’agriculture raisonnable qui recense l’ensemble des pratiques communes à toute l’agriculture.

Un design original

47La future certification contourne un obstacle qui revient sans cesse avec la question du respect de l’environnement : la trésorerie à marée basse des exploitations et la rentabilité des actions à entreprendre.

48La manière dont les exploitants pensent, réflechissent leurs pratiques, semble vissée à un calcul étroit de la rentabilité. La mission Paillotin a dégagé un espace de pratiques agricoles qui échappe à ces calculs et dans lequel elle veut semer le changement : le respect de l’environnement peut être une attention, un changement de regard et de façon de penser qui ne coûtent rien ou pas grand-chose. Une fois cette autre façon de penser acquise et pérennisée dans le comportement des agriculteurs, elle s’autoalimentera du fait de la réflexivité propre au travail des agriculteurs qui ne cessent de réviser et d’ajuster leurs pratiques d’année en année en fonction des résultats qu’ils obtiennent. Si la graine donne naissance à une plante vigoureuse, elle saura renverser elle-même les murs qui gênaient sa croissance.

49La mécanique semble en place ; il reste à susciter le premier pas vers la certification.

50Face à une agriculture que l’on montre du doigt, la distribution a tenté de prendre ses précautions, à l’aide de cahiers des charges que les producteurs en particulier ont trouvé inadaptés. Le rapport Paillotin appuie le malaise des agriculteurs face aux exigences grandissantes de la distribution envers des qualifications toujours plus pointues et diverses. Il leur propose de se réapproprier le problème, d’imposer leurs propres solutions. En indiquant clairement qu’ils se sentent concernés, qu’ils s’emparent de la question, les agriculteurs peuvent espérer arrêter le mouvement de mise en cause en gardant la maîtrise de la solution à apporter. Ce n’est pas tant le produit qui doit devenir un porteur de valeur, qu’une profession qui se revalorise, autrement dit, qui redevient le garant de la qualité de sa production. La certification indiquera une attitude, « un engagement volontaire des agriculteurs au service de l’environnement » (Paillotin, 2000 : 32), mais un engagement « doux » peu susceptible de produire une fracture au sein de l’agriculture.

51La philosophie retenue, sa mise en œuvre doit rester cohérente avec ses prémisses, en particulier l’absence de charges supplémentaires pour les agriculteurs. C’est la qualification, nettement moins chère que la certification, qui est retenue ; et sa procédure de création est également plus rapide que pour une norme. Elle a aussi pour avantage de procurer un accompagnement à l’agriculteur grâce à la visite d’un tiers qui vient auditer l’exploitation, envisager avec lui les améliorations à apporter, leur programmation, et vérifier ensuite que ce qui a été prévu a bien été effectué. Mais l’organisme d’audit n’est pas responsable de la mise en œuvre des améliorations prévues, ce qui diminue considérablement les coûts de la qualification, faibles, mais non négligeables. Des frais de 4 100 à 12 300 € hors le coût d’audit de la qualification elle-même (de 850 à 1 500 €) sont avancés (Sophie Périabe, Journée “Traçabilité et agriculture raisonnée”). Des aides sont négociées en 2006 (arrêté du 22 mars relatif à l’aide à l’agriculture raisonnée, 2006) qui les divisent par deux.

« Je voulais que ce soit correct, vérifiable, modeste. Ce n’était pas un signe de qualité au sens habituel du système. » (Entretien avec M. Paillotin, Paris, SB1, I&GT : 9)

52L’idée défendue est certainement originale, différente, et plus complexe que les certifications de résultats ou de moyens habituelles qui assoient leur crédibilité sur la « grande » différence instaurée par le signe de qualité.

Un problème : l’impossible articulation de l’agriculture raisonnée et des AOC

53La qualification nationale agriculture raisonnée est une démarche de fond, collective et visant à renforcer la confiance entre les citoyens et l’agriculture ; ce n’est pas un signe de qualité qui cherche à faire valoir une différence, mais le signe d’une attitude positive et attendue des agriculteurs. Il semble donc naturel que la démarche soit intégrée dans les signes de qualité.

« Il n’y avait pas de contradiction de principe à ce que les AOC s’emparent du sujet. Pas plus qu’il n’y avait de raison que le ministère de l’Agriculture dise : puisque vous êtes AOC, vous devez. C’est pour cela que c’étaient deux politiques disjointes, mais dont la superposition aurait pu être considérée comme tout à fait favorable. » (ministère Agriculture2, Paris, SBl&GT : 12)

54Deux solutions sont envisageables, l’hybridation, autrement dit l’introduction de l’environnement comme pratique conditionnant la qualité et la typicité des vins, ou encore la superposition de deux qualifications différentes.

55Sous la vaste étiquette de respect de l’environnement, l’agriculture raisonnée lutte contre l’érosion, pour la diminution de l’emploi des pesticides et herbicides, et pour le maintien de la biodiversité et des paysages. Certains de ces points peuvent avoir un lien plus ou moins fort avec la qualité gustative que les AOC entendent protéger : l’érosion fait disparaître les sols et menace non seulement la qualité gustative mais l’existence même des terroirs des AOC ; la diminution de l’emploi des herbicides par l’enherbement affecte les rendements, donc la concentration des vins et l’expression de leur typicité.

  • 4 Après la sortie du décret agriculture raisonnée en 2002, une AOC vins d’Amboise, tentera, en accor (...)
  • 5 Les mesures envisagées par l’INAO sont décrites plus en détail dans la partie 3, les vins naturels

56Mais l’agriculture raisonnée cherche à qualifier des exploitations, tandis que les AOC sont attachées à des cultures sur des parcelles classées. L’introduction de mesures propres à l’exploitation ne cadre pas très bien avec une obligation de résultat sur des vins d’origine. L’INAO ne s’associe pas à l’agriculture raisonnée et préfère lancer des démarches propres4. Il crée en 2000 une commission « Terroirs et Environnement » pour faire suite à une demande d’importateurs anglais. L’initiative se heurte à l’interprétation des liens entre les pratiques de l’agriculture raisonnée et la qualité gustative, c’est-à-dire la mise en avant d’effets tangibles objectivés et mesurables entre les deux5. Le ministère de l’Agriculture défend, en effet, une posture très ferme : l’agriculture raisonnée vise d’abord et avant tout une diminution de l’emploi des produits de traitement dans les pratiques agricoles. Or, cette diminution ne peut pas prétendre avoir un effet univoque sur la qualité gustative des produits, en particulier des vins sous AOC. L’articulation entre les deux outrepasse les prérogatives de l’INAO qui ne peut proposer des restrictions aux usages légaux en matière de produits phytosanitaires.

57L’articulation entre agriculture raisonnée et AOC est difficile pour ce qui concerne la maîtrise de l’emploi des pesticides et herbicides. Des défenseurs de l’agriculture raisonnée plaident alors pour un élargissement de la notion de qualité défendue par les AOC ou les labels. Les personnes en charge de la défense des AOC et labels invoquent la difficile introduction de la dimension environnementale qui risque de nuire à la crédibilité des signes de qualité et de brouiller leur message. Il peut être souhaitable d’élargir la notion de qualité à l’environnement, mais cet élargissement ne peut se faire qu’à titre individuel. Cette crainte est particulièrement vive pour les vignerons d’AOC. De l’avis un peu étonné de tous les professionnels, la vigne, culture la plus consommatrice de produits phytosanitaires en France, est perçue par le consommateur comme la plus naturelle et la plus saine. Dès lors, la signalisation d’une différence risque de dévaloriser brutalement une production de prestige d’autant plus fragile que les illusions des consommateurs sont grandes et les AOC des signes forts de l’achat.

NÉGOCIATIONS

58Le projet avance, la mesure en gestation dispose d’un objectif et d’une stratégie pour tenter d’infléchir les pratiques des agriculteurs, d’un appui scientifique et réglementaire, d’un nom. Cette confrontation avec les contraintes ou les expertises des uns et des autres en a précisé à la fois la forme et le contenu. Il reste à ajuster et à valider le cahier des charges auprès des instances professionnelles représentatives.

59La confrontation entre les acteurs intéressés pour la définition du cahier des charges est organisée au sein du Conseil Supérieur d’Orientation et de coordination de l’économie agricole et alimentaire (CSO). Ce conseil réunit notamment des représentants de l’administration, des professionnels de la production, de la transformation, et de la commercialisation des produits agricoles, une association de défense de l’environnement et une autre des consommateurs. Les discussions sont longues :

« Le CSO [qui comporte toutes les parties prenantes] s’est réuni pendant deux ans ; certaines ont accepté d’y siéger, quelques associations environnementales, etc. Les syndicats minoritaires sont sortis, ils considéraient que c’était de la foutaise. Et il y a eu un consensus sur un cahier des charges, un référentiel qui est un compromis. » (Certification vR1, Paris, gT : 3)

60La qualification en gestation a pour enjeu la reconstruction de compétences d’une profession, elle se donne pour objectif d’entraîner 80 % des agriculteurs ; les organisations professionnelles concernées au premier chef sont conviées à réfléchir à l’application de la future qualification nationale. Si l’environnement est une préoccupation grandissante auprès de quelques personnalités syndicales, elle ne fait pas partie des problématiques retenues par la direction essentiellement préoccupée de rentabilité des exploitations.

61Les syndicats insistent sur le retard accumulé face à une législation en constant renouvellement qui fait de la qualification nationale un saut plus qu’un petit pas, et souvent un saut qui coûte et qu’ils cherchent à amoindrir. Même la Confédération paysanne, qui incite ses membres à adopter des pratiques respectueuses de l’environnement, est opposée au projet. Elle défend les petits agriculteurs, ceux pour lesquels la mise aux normes est la plus en retard. La qualification qui se propose de faire un petit pas au-delà de la législation ne vient donc qu’ajouter aux difficultés en cours.

62L’accueil n’est pas meilleur à la Confédération Française de la Coopération Agricole qui ne s’investit pas dans l’ajustement du cahier des charges aux conditions géographiques locales de production. Rares sont les membres des syndicats qui défendent le projet et la nécessité d’intéresser les agriculteurs à l’environnement. Ceux qui le font soulignent le manque de courage politique de leurs hiérarchies incapables de porter la nécessité environnementale ; mais ils se disent impuissants à arrêter les mâchoires qui se referment sur le projet.

63Pour tous, l’environnement reste un coût qui ne rapporte rien, alors que l’agriculture française doit tendre vers l’amélioration de sa rentabilité. Pas plus que les revenus des agriculteurs, elle ne peut être sacrifiée sur l’autel de l’environnement.

  • 6 Hazard Analysis Critical Control Point.

64La position dure des syndicats agricoles révèle aux membres de la mission un retard des techniques agricoles plus important qu’ils ne le pensaient. La mise aux normes HACCP6, tout particulièrement à la cave et lorsque les bâtiments sont vieux, est souvent citée par les viticulteurs comme une barrière importante pour la mise aux normes. Plutôt qu’une réhabilitation, ils envisagent la construction de bâtiments neufs dans un avenir proche.

65Le décret 2002-631 du 25 avril 2002 relatif à la qualification des exploitations agricoles au titre de l’agriculture raisonnée porte à l’existence les Commissions Régionales en même temps que la Commission Nationale en charge de la qualification des exploitations (décret 2002-631 du 25 avril 2002 relatif à la qualification des exploitations agricoles au titre de l’agriculture raisonnée, J.O. n° 100 du 28 avril 2002) ; elles se réunissent inégalement faute de soutien en région. Lorsqu’elles le font, elles se heurtent aux jeux ordinaires de la politique, aux oppositions locales, au gouvernement en place, et aussi à des problèmes de logistique d’approvisionnement :

« Je veux pouvoir étiqueter ces produits-là pour les vendre. Pour les étiqueter, il faut de l’homogénéité. Donc il faut quand même que ce qui est produit agriculture raisonnée en Savoie, ressemble à ce qui est produit agriculture raisonnée dans la Loire, ou ce qui est produit agriculture raisonnée dans la vallée de l’Isère. Parce que je suis coopérative dans cette zone-là et je collecte tous les produits. » (Syndicat Agricole4, PdL, GT : 8)

66Les commissions régionales avaient aussi pour tâche de réfléchir à cette homogénéisation de second niveau, mais elles n’y sont pas parvenues.

67Les membres de la mission dénoncent les discussions qui poussent toujours dans le même sens, vers la diminution des engagements des agriculteurs. Les ajustements locaux ou aux différentes cultures ne sont pas entrepris ou n’aboutissent pas à des cahiers des charges très différents du socle initial. L’explicitation des pratiques qui peuvent être mises en œuvre dans l’espace d’action délimité par la qualification agriculture raisonnée ne se fait pas. La boucle de progrès, si elle s’engage, risque de tourner sans aucun guide ni garde-fou : les agriculteurs qui voudront s’essayer à une analyse réflexive de leurs pratiques orientées vers la prise en compte progressive et mesurée de l’environnement devront totalement inventer ou réinventer le chemin à parcourir.

68Pour le chef de la mission, les négociations ont été « politiques », et le cahier des charges « vide » n’est que le reflet du rapport de forces que font peser les syndicats sur un ministère de l’Agriculture impuissant.

  • 7 (2002b).

69Mais la qualification n’est pas pour autant jetée à la poubelle. Elle donne lieu à un décret, en 2002. À sa sortie, elle est jugée « élitiste7 » (Mangin, 2002 : 7) par son président, Philippe Mangin, qui lui préfère le cahier des charges Agriconfiance qu’utilisent déjà des coopératives.

LA « BOUCLE DE PROGRÈS » TRANSFORMÉE EN RÉFÉRENTIEL

70Pour désigner la nouvelle façon de penser les pratiques agricoles, le mot « agriculture raisonnée » que FARRE avait choisi est réservé aux exploitations qualifiées (décret n°2004-293 du 26 mars 2004 relatif aux conditions d’utilisation du qualificatif « agriculture raisonnée »). L’encadrement et la promotion de la qualification nationale lui sont confiés.

71Le 25 avril 2002, le décret N°2002-631 instaure la Qualification nationale agriculture raisonnée. La démarche est transversale, vaut pour toute l’agriculture et qualifie l’ensemble de l’exploitation agricole. Conformément au rapport de mission L’Agriculture Raisonnée (Paillotin, 2000), la démarche est collective, « de masse », et vise à restaurer la confiance entre les agriculteurs et les consommateurs en sensibilisant les premiers et en informant les seconds. La qualification nationale doit ainsi :

« Améliorer l'état de l'environnement par une démarche de masse. Créer une base commune à toutes les autres démarches existantes ou en projet.
Pour certaines personnes, devenir le standard de l'agriculture française, voire européenne.
Informer les citoyens, les consommateurs et les clients en clarifiant la communication sur l'Agriculture raisonnée. Revaloriser ainsi le métier d'agriculteur.
Évaluer et modifier les pratiques agricoles.
Sensibiliser les agriculteurs à la réglementation environnementale et à mettre en conformité réglementaire leur exploitation.
Maintenir leurs clients et conquérir de nouveaux marchés. »
(Fiche « Qualification agriculture raisonnée » du site agriculteurs de France, ministère de l’Agriculture, http://www.qesagri.com/​sites/​saf/​guide/​fiches/​demarches_systeme_individuelles/​dsi1.aspx, septembre 2007)

72Le pari est maintenu d’une amélioration collective large des pratiques agricoles par une « sensibilisation des agriculteurs eux-mêmes », qui ne touche pas aux équilibres économiques des exploitations, mais qui, en informant les consommateurs, en devenant un standard, contribuera dans un second temps à attirer ceux qui tardent à s’engager. Mais il reste encore à inscrire ces objectifs dans des indicateurs qui feront voir le changement attendu.

73L’arrêté du 30 avril 2002 livre les moyens associés à cet objectif : le référentiel agriculture raisonnée. Il comporte 98 points dont la moitié rappellent la réglementation en vigueur. Le premier point, plus contraignant que la législation antérieure, concerne le contrôle et impose une traçabilité totale des pratiques. Il n’est pas en lui-même un indicateur de bonnes pratiques, mais un instrument fondamental de vérification et de pression sur ces pratiques. Il fait aussi partie de la boucle de progrès, car il oblige l’agriculteur à (se) dire ce qu’il fait.

  • 8 « Emploi des produits phytosanitaires les moins dangereux pour l’homme, les animaux et l’environne (...)

74Côté herbicides, le cahier des charges agriculture raisonnée rappelle l’obligation de mettre en place des bandes enherbées et demande, en plus, de faire des analyses de sol régulières, mais n’interdit rien et ne contraint aucune pratique, contrairement, par exemple, aux référentiels de production intégrée écrits par le Groupe de travail national production intégrée en viticulture de l’ITV en 20008 qui restreint la liste des produits admissibles ou à Terra Vitis qui interdit en outre le désherbage total et une partie des molécules herbicides, l’usage des herbicides de prélevée et post levée pendant la moitié de l’année.

  • 9 Association de la fédération Terra Vitis pour le sud de la France.

75La question de la protection des cultures fait l’objet d’un chapitre de mesures particulier : quatre sections de quatre points. Une section concerne les pulvérisateurs et comporte quatre points non imposés par la législation sur le réglage des pulvérisateurs, une autre porte sur le choix de produits avec un point non réglementaire pour requérir un abonnement aux avertissements agricoles, bulletins de suivi phytosanitaire régional publiés par les chambres d’agriculture. Une troisième concerne le stockage des produits, avec également un point non réglementaire pour demander un inventaire annuel des stocks de produits phytosanitaires. La dernière enfin est dédiée à la lutte contre les maladies et nuisibles. Elle introduit deux points non réglementaires, l’entretien des fossés et la réalisation d’observations, leur interprétation et leur enregistrement si celles-ci devaient déboucher sur un traitement. À titre de comparaison, la rédaction de ce point dans le cahier des charges Terra Vitis Conduite raisonnée du vignoble Rhône-Méditerrannée9 ajoute la nécessité de motiver chaque intervention phytosanitaire ; il ajoute aussi des mesures prophylactiques et restrictives : la maîtrise de la vigueur de la vigne, l’évacuation des bois morts, l’interdiction des adjuvants et une restriction des substances autorisées.

76Pour les chercheurs qui ont porté l’idée de boucle de progrès dans le cahier des charges, la contrainte de justification qui doit faire expliciter le raisonnement et montrer comment l’agriculteur introduit l’environnement dans ses préoccupations, a disparu.

« La question est de savoir si l’observation est une garantie ou non de raisonnement. Et le cahier des charges agriculture raisonnée fait l’hypothèse que oui, moi je dis que je suis sûr que non. Maintenant, c’est vrai que l’on ne peut pas raisonner sans observation. » (Chercheur4, Paris, GT : 8-9)

77L’observation est un pas nécessaire, son intensité et son détail sont certainement corrélatifs d’un engagement, mais pour les chercheurs de la mission, elle ne peut dénoter ni entraîner un renforcement du raisonnement. La justification au contraire, et sa version au ton adouci, la motivation, cherchent à induire une analyse ex post du raisonnement, l’explicitation des indicateurs utilisés par l’agriculteur pour déclencher un traitement. Mais cette contrainte de dialogue avec soi-même a été effacée ; la boucle de progrès elle-même a disparu. Le cahier des charges ne comporte plus aucun engagement d’amélioration, aucune autoanalyse critique n’est demandée, aucun diagnostic, aucun plan de progrès. Cette mécanique ne repose plus que sur l’audit lors de la procédure de qualification. Les observations, leur consignation et la traçabilité n’exigent aucun pas particulier vers le raisonnement des pratiques, la qualification n’est plus un outil qui signale un changement et tente de le nourrir.

« C’est assez vrai pour moi que l’agriculture raisonnée, ce n’est que la législation. Quand je le regarde en tant qu’agronome, tout ce qui n’est pas la législation, en quoi c’est contraignant, en quoi cela oblige à faire quelque chose pour l’environnement… On prend un exemple, la nécessité d’aller observer dans ses champs s’il y a des insectes et de noter qu’on a observé et ce qu’on a décidé, en quoi cela engage ? » (Chercheur4, chercheur, Paris, GT : 8)

L’ACCUEIL DE L’AGRICULTURE RAISONNÉE

78À la sortie de la Qualification Nationale, les chambres d’Agriculture disent faire face à une demande élevée de formation. Effet de la communication, opportunisme de bon aloi, crainte de l’éco-conditionnalité ou d’un durcissement des pouvoirs publics face au non respect de la réglementation, un nombre inhabituel de vignerons – 20 % à la chambre d’Agriculture de l’Hérault soit trois fois plus qu’à l’habitude – demande à suivre des formations à l’agriculture raisonnée. Les Chambres accompagnent cette demande, de même que les instituts techniques locaux, les syndicats d’AOC.

79La grande distribution attendait la sortie du décret de loi avec bienveillance, et se préparait à approvisionner ses étals. Mais elle semble prise d’un doute :

« Rappelé à l’ordre en 2001, Auchan a abandonné ses autocollants “Agriculture raisonnée” et rebaptisé ses produits “Filière Auchan”. Carrefour, qui semblait opposé à tout étiquetage des produits, multiplie les contacts avec le réseau FARRE et pourrait revoir sa position. Quant à Leclerc, il vient de manifester son intention d’approvisionner, d’ici à la fin 2003, ses rayons fruits et légumes exclusivement en produits raisonnés. Reste à savoir si le décret ne va pas décourager ce nouveau converti. » (Patrick Deniel - LSA - 5 décembre 2002)

80Démarche unique, officielle, qui accapare le nom « agriculture raisonnée », la qualification nationale est appréciée ici ou là pour sa stratégie des petits pas collectifs encadrés ou parce qu’elle en finit avec les surenchères, les prétentions infondées, les multiples cahiers des charges producteur ou client qui risquent de décrédibiliser les démarches environnementales et nuisent à la communication et finalement au bon commerce. Pour les firmes phytosanitaires, la qualification et sa traçabilité offrent un outil de contrôle des usages et leur permettent de montrer leur engagement et leur bonne volonté, sans remettre en cause la non toxicité légale de leurs produits. Elles espèrent que cela contribue à restaurer leur image. Pour l’encadrement technique viticole, la qualification a le mérite de remettre au goût du jour la modernisation des exploitations et leur mise aux normes, en relançant les manières de penser leur fonctionnement.

81Mais ces coups de chapeau sont rares.

Une accusation qui fait florès : « c’est la réglementation »

82La qualification nationale ne sort pas inaperçue. Elle fait, au contraire, presque l’unanimité : « c’est une coquille vide, car elle n’interdit rien ! ».

83Faute d’avoir pu conserver les indicateurs de boucle de progrès, la notion de dynamique d’apprentissage chère à ses inventeurs ne peut être pointée. La finalité même de la qualification, la diminution des traitements, cadre de la réflexion des pratiques, n’est pas explicite. Il ne reste plus, dans les interprétations les plus favorables, que la nécessité de réfléchir avant d’agir. Ce que tout le monde fait :

« On n’a pas envie de respecter un cahier des charges. Le jour où il y a un orage et qu’il faut absolument faire un traitement, et bien on le fait et avec le produit qu’il faut. On ne va pas regarder sur la liste si on a le droit ou pas. Si c’est nécessaire pour la production, on le fait. Je pense que ce qu’on appelle production raisonnée, c’est d’avoir globalement présent à l’esprit qu’on ne fait pas tout de manière systématique, qu’on répond à ce qui se passe. » (Syndicat AOC7, PdL, SBl : 5)

84Et parfois avec les pires résultats :

« On demande [aux agriculteurs en raisonné] de traiter une maladie quand ils commencent à en observer les symptômes, de ne pas la traiter s’ils ne les voient pas. Heureusement ! Et une fois qu’ils ont les symptômes, ils peuvent traiter quatre, cinq, six fois, ils sont encore dans leur cahier des charges, ils peuvent toujours dire “oui, mais il y en avait beaucoup de la maladie cette année, j’en ai observé beaucoup donc j’ai traité beaucoup”. » (Vigneron bio9, LR, FC : 10)

85Les exigences du cahier des charges ne peuvent plus être vues comme l’amorce d’un changement qui va s’amplifier et grossir de lui-même. Car la qualification ne parvient pas à associer la réflexion sur laquelle elle insiste à des effets. Tous les signes de qualité fondés sur des garanties de moyens sont construits sur des restrictions de pratiques considérées comme des facilités nuisibles à la qualité du résultat. Le degré d’interdiction est ainsi une mesure indirecte de l’ambition qualitative. Or, la qualification ne peut apporter d’eau à ce moulin.

« Je trouve que c’est bien, des systèmes comme ce qu’il y a en bio ou par rapport au cuivre, on leur dit : “vous l’employez comme vous voulez, vous en avez 3 kg, vous vous débrouillez avec ça”. Eh bien peut-être que si on avait 3 kg d’insecticides, on ferait un peu gaffe. Mais en raisonné, on fait ce que l’on veut, on peut en éparpiller tant qu’on veut, on n’est gêné par rien. » (Coop VR4, LR, FC : 11)
« La réflexion qu’il y a eu, c’est que si on veut que ça touche tout le monde il faut baisser le niveau. Mais le plus petit dénominateur peut vraiment être bas… Ça peut être un peu ridicule. » (Syndicat AOC3, LR, SBl : 11)

86À écouter l’immense majorité des personnes interrogées, la qualification qui ne met pas de restriction ne désigne donc pas clairement les dangers ou les facteurs de nuisances et n’a aucun moyen de faire changer les mauvais raisonnements. En ne fermant pas la porte aux produits phytosanitaires, elle la laisse ouverte à tous les débordements. Pire même, elle entretient une illusion de bonne foi chez les viticulteurs qui peuvent se croire en voie d’amélioration.

87L’examen détaillé du cahier des charges apporte de l’eau à un moulin en ruine. Les juristes n’y voient rien de plus que la législation, puisqu’il n’y a aucune restriction, aucune contrainte, aucune preuve de l’engagement des agriculteurs dans un autre raisonnement. Même au ministère de l’Agriculture, on finit par s’étonner de ce qu’une telle qualification ait pu voir le jour. Un chercheur en droit se penche sur le cahier des charges et publie un article (Doussan, 2004) qui conclut à l’illégalité du texte au motif qu’un texte réglementaire incitatif ne peut simplement reproduire la réglementation.

88Pour ceux qui attendent que les pouvoirs publics les aident à faire reconnaître la nécessité d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement, la qualification nationale est un coup d’épée dans l’eau : en cherchant à rappeler les agriculteurs à la raison, elle insiste sur l’importance de l’enjeu, mais montre aussi leur incapacité à le faire valoir, puisqu’ils ne sont pas parvenus à apporter des garanties sur les pratiques.

89Ailleurs, les blagues fleurissent qui montrent toutes à quel point la qualification n’a pas de sens. L’agriculture raisonnée est celle de tout le monde, tous les agriculteurs raisonnent, ne serait-ce qu’à cause du prix des produits de traitement et du coût que représente leur gaspillage. Et comme le rappelle le producteur ci-dessous, raisonner à l’opposé de la qualification nationale est aussi un raisonnement :

« Dire “j’interviens en préventif systématiquement, parce que, il risque d’arriver quelque chose”. Quelque part, ça peut être un raisonnement aussi. » (Certification VR2, PdL, GT : 1)

90Mais tous ne lient pas leur raisonnement à une volonté de modérer leur utilisation de produits. Or, c’est bien cette petite différence, cette attention à l’environnement que la qualification nationale peine à rendre visible faute d’avoir pu introduire des critères pour cadrer l’exercice de la réflexivité.

91Certains lisent même dans l’absence de contrainte la patte maligne des entreprises phytosanitaires qui trouvent là un moyen d’obliger à utiliser leurs produits. La qualification devient un objet politique, le fruit de l’action des gros et des puissants, une opération de communication rondement menée par les firmes phytosanitaires dont le résultat est finalement une surconsommation de produits :

« En fait, le résultat de la lutte raisonnée vous devez le savoir, c’est une diminution des doses, et une multiplication des passages. Ce qui résulte sur les 3 premières années, c’est-à-dire 99, 2000 et 2001, c’est une augmentation de la consommation des produits de 13 %. » (Caviste %QE11, E1, Paris, gT&PF : 2)

92De producteur en représentant, en journaliste, c’est bientôt l’ensemble du monde professionnel viticole qui semble adhérer à la dénonciation de la qualification nationale.

De « presque rien » à « supercherie »

93L’agriculture raisonnée ne faisait guère recette dans la presse. La promulgation du décret n° 2004-293 du 26 mars 2004 relatif aux conditions d’utilisation du qualificatif « agriculture raisonnée » rompt le silence. Ce décret réserve l’appellation « agriculture raisonnée » à la qualification nationale. Les autres certifications, Terra Vitis notamment, s’en voient privées. L’association FARRE y est l’objet de virulentes dénonciations de la part des militants écologistes qui y voient une simple collusion d’intérêts entre les producteurs d’engrais et les viticulteurs peu soucieux d’environnement. La qualification nationale agriculture raisonnée suscite quelques articles où sont discutés non pas la pertinence de l’agriculture raisonnée, qui semble rester une sorte de « choix personnel » des vignerons, mais plutôt les effets à attendre de cette normalisation sur les différents labels privés existants, plutôt plus exigeants que la nouvelle norme. La presse professionnelle emboîte le pas économique des syndicats ; elle discute l’opportunité économique de passer au raisonné compte tenu de la hausse du coût de fabrication des vins induite par les techniques de l’agriculture raisonnée et leurs possibilités de valorisation commerciale.

94L’agriculture raisonnée qui ne parvient guère à opposer de résistance à ses contradicteurs en faisant valoir une finalité ou des exigences devient doucement une manœuvre de l’industrie phytosanitaire qui met en péril les démarches vertueuses concurrentes au contenu véritable, et finalement une supercherie. FARRE, qui lui a donné son nom, est lui-même attaqué en justice. En décembre 2004, il perd son agrément « environnement » accordé par le ministère de l’Écologie au moment où les agriculteurs reçoivent l’information sur l’éco-conditionnalité des aides. Le tribunal administratif estime que l’objectif principal assigné à FARRE (organisation qui doit porter le développement de la qualification agriculture raisonnée) est de promouvoir une agriculture compétitive et de mettre en valeur le monde agricole auprès du grand public. Pour l’avocat d’une association de défense de l’environnement requérante, FARRE est un groupement hétéroclite où l’on trouve notamment à côté de la FNSEA des distributeurs, des industriels spécialisés dans les pesticides et quelques chambres d’agriculture qui souhaitent vendre l’environnement.

95La « tromperie » est dénoncée en particulier par la Confédération paysanne dans son numéro de janvier 2005 de Campagnes Solidaires. Le syndicat voit dans la qualification une manœuvre du lobby productiviste de l’agriculture et une menace pour les petits agriculteurs et les autres signes de qualité auxquels elle fait subir une « concurrence déloyale ».

96Le doute diffuse et déborde la seule qualification nationale ; il atteint les

97viticulteurs Terra Vitis et plus largement toutes les démarches environnementales alternatives au bio.

« Terra Vitis, c’est de la chimie. Les sponsors, c’est Monsanto, c’est Agri Rhône Poulenc, Bayer et tout… Le discours c’est de l’écologie, du terroir, la nature… les produits qui n’agressent pas le sol. C’est de la connerie pure. » (Critique vinicole4, Paris, GT : 10)

98Cet instrument qui devait aider les agriculteurs à acquérir une nouvelle disposition, c’est-à-dire non pas à adopter de nouvelles pratiques, mais à changer d’état d’esprit, faire un premier pas, celui qui ne coûte rien et qui conduit parfois à se faire agir malgré soi, malgré ses hésitations, ses appréhensions puis, fort de cette disposition nouvelle, à adopter progressivement de nouvelles pratiques, est transformé en une liste de tâches à accomplir dont il est aisé de douter qu’elles entraînent un changement de disposition. La qualification nationale menace d’être devenue une qualification de façade, un simple outil de communication, ce que la mission voulait précisément éviter.

99Les viticulteurs qui ont adhéré à la viticulture raisonnée et l’ont développée sont écœurés. De loin en loin, un producteur rappelle que la législation n’est pas appliquée, ce qui justifie à la fois l’opportunité et le minimalisme dont la qualification est l’objet.

100L’agriculture raisonnée n’est pas en soi une illusion ou un coup de bluff, mais elle n’a pas su faire valoir un mode de fonctionnement original et différent des autres signes de qualité.

« Je ne sais pas qui des bio ou des conventionnels nous tapait le plus dessus alors qu’on voulait être la nouvelle agriculture conventionnelle, et en aucun cas une autre case d’agriculture. M. LA a une licence en agriculture raisonnée, mais j’ai dit : “mais ils ne font pas une licence aussi en agriculture gougnafier ?”. » (Coop vR4, LR, FC : 3)

Terra Vitis déclassée par la qualification nationale

101La qualification nationale amène la contestation de la notion d’agriculture raisonnée comme qualification environnementale et provoque de vives réactions au sein des autres qualifications se revendiquant de l’agriculture raisonnée, et tout particulièrement en viticulture, de Terra Vitis.

102La petite fédération d’associations Terra Vitis génère un intérêt parmi les viticulteurs et poursuit sa croissance jusqu’à la publication du décret de réservation de l’appellation « agriculture raisonnée ». Elle se développe tout particulièrement dans le Loir-et-Cher avec 82 exploitations en 2003 qui représentent jusqu’à 18,5 % de la SAU viticole contre 0,65 % sur l’ensemble de la France.

103En Languedoc-Roussillon, des directeurs de coopératives ont par exemple engagé leurs adhérents dans cette voie pour améliorer la maîtrise technique des coopérateurs avec l’espoir d’en tirer profit grâce à une plus value attendue du label Terra Vitis. Souvent pressés par un marché qui se tend, les coopérateurs suivent, changent leurs manières de faire et de penser leurs pratiques. Les directeurs de coopératives rapportent que les efforts et les progrès réalisés sont tangibles, mais le signe ne vaut pas « en soi ».

104Les producteurs qui parviennent à faire valoir le logo Terra Vitis en font un signe de maîtrise technique et de savoir-faire professionnel. Mais tous n’y parviennent pas et ce faire-valoir reste attaché à des producteurs particuliers, non au logo lui-même. Là où les acheteurs sont attentifs à l’environnement, le signe n’est alors souvent vu que comme un premier pas – encourageant mais qui ne fait pas la différence – vers une démarche plus approfondie, ailleurs l’environnement n’est pas un élément pertinent du choix. Le logo Terra Vitis n’apporte pas de « prime de marché ».

105Dans les coopératives, ce faire-valoir reste difficile. La perspective de redorer des marges qui s’effritent se dissipe et même celle d’une préférence qui serait accordée aux caves certifiées. La désillusion est sévère : aucun client ne recherche leur label, aucune bouteille n’a été vendue grâce à lui. L’enthousiasme produit par la « bonne idée » de la lutte raisonnée et des techniques de lutte alternatives au bio retombe assez rapidement chez tous ceux qui en attendent un retour sur investissement.

106Terra vitis n’est pas le seul dans ce cas ; les certifications de qualité agricoles, Qualenvi, Agriconfiance, ont aussi du mal à percer dans le vin.

107Pour beaucoup, ce manque de réactivité de la demande semble pointer un défaut de communication que les fondateurs reconnaissent sans peine : à ses débuts, l’association est toute tournée vers la définition d’une référentiel technique, vers sa diffusion aux autres producteurs, quitte à se faire copier, vers la défense de sa plus grande crédibilité face aux autres démarches, mais non vers le commercial. Puis, avec le grossissement de l’association et l’arrivée des nouveaux adhérents à la recherche de différenciation, la question de la communication commerciale surgit. Les divergences au sujet des objectifs de l’association ne permettent pas de mettre en place une large politique de communication avec l’aval de la filière. Avec un budget de communication réduit, l’association décide de limiter sa communication aux intermédiaires de marché. Or ces derniers semblent attendre un niveau de raisonnement élevé pour en faire un élément de leur décision d’achat et donc des preuves fortes de l’engagement du viticulteur dans le respect de l’environnement.

108La grande distribution aurait pu prendre le relais. Mais après avoir opposé des cahiers des charges internes, elle mise sur la qualification nationale sans s’intéresser à cette marque privée.

109Quelques producteurs et coopératives, soucieux de pallier ce manque, communiquent de façon assez volontariste. Le caveau reste le lieu privilégié où ils peuvent mettre en valeur les démarches environnementales. Mais l’explicitation du concept complexe et multi-facettes de l’agriculture raisonnée prend du temps et suscite parfois des raccourcis : « un genre de culture biologique », comparaison aussitôt dénoncée par les agrobiologistes comme un inadmissible amalgame.

110Cette volonté d’informer, de mettre en avant les techniques de production, sème parfois le trouble dans l’esprit du consommateur sur la qualité des produits. Les viticulteurs craignent alors de perdre des clients. Ils en appellent souvent à une communication institutionnelle globale appuyée sur une information, des étiquettes, des signes d’identification. L’initiative du gouvernement envers l’agriculture raisonnée leur semble, au moins au début, une première reconnaissance du bien-fondé de leur action. De plus, la mise en place d’une qualification nationale semble promettre cette communication officielle qui fait défaut.

111Mais, dans l’optique de la qualification, la démarche n’a de sens que si elle est collective et rassemble toute l’agriculture. Il n’est pas question de disperser les efforts en une multitude de démarches concurrentes. Le nom « agriculture raisonnée » doit donc être réservé à la qualification nationale.

112Pour les membres de Terra Vitis, qui cherchent à faire valoir la différence portée par leur label, la sortie de la qualification nationale est un double coup dur. Alors qu’ils éprouvent des difficultés à faire reconnaître la différence Terra Vitis et cherchent à développer la communication auprès d’un large public, la qualification nationale ne les autorise à prendre le nom « agriculture raisonnée » que s’ils « passent » cette qualification. La plupart refusent, par principe ou à cause des frais indus sans contrepartie que la qualification nationale impose. Ils attendent, au contraire, qu’elle reconnaisse leur supériorité et que Terra Vitis soit reconnue « automatiquement », ce qu’elle ne fait pas. Alors qu’ils éprouvaient déjà des difficultés à faire valoir leur différence, la qualification nationale les prive de la reconnaissance officielle de la supériorité des contraintes imposées par leur cahier des charges par rapport à ses propres « petites » exigences. Terra Vitis perd la moitié de ses adhérents : après avoir connu un pic en 2003 de 900 viticulteurs adhérents en France, elle en compte moins de 400 en 2007. Les employés des services techniques qui ont accompagné leurs efforts partagent leur désarroi.

113Le Languedoc-Roussillon connaît un premier retournement de tendance dès 2004, les départements du Val-de-Loire un peu plus tard.

Figure 2 : Part des surfaces viticoles certifiées par Terra Vitis (en pourcentage de la SAU viticole totale)

Figure 3 : Évolution des surfaces viticoles certifiées par Terra Vitis

114Cet événement met face-à-face deux usages de l’adhésion à Terra Vitis. Pour une partie des adhérents des associations, les démarches raisonnées n’apportent pas de clients, tout au plus engendrent-elles, à condition de ne pas pousser le calcul comptable trop loin, de logiques économies de produits, par la diminution des traitements, le réglage des pulvérisateurs, le moindre labourage grâce à l’enherbement. Être Terra Vitis, c’est une démarche personnelle privée. Néanmoins, elle est aussi collective. Elle ne l’est pas au sens militant de faire valoir une identité, des valeurs, et mettre en place un monde différent, mais au sens où elle croit que les pratiques environnementales doivent être collectivement concertées parce que l’observation des maladies, la surveillance de leur progression, l’analyse des pratiques à mettre en œuvre sont beaucoup plus efficaces si elle sont réfléchies par un plus grand nombre. Ce n’est pas seulement une question de résultat – l’environnement est d’autant plus respecté qu’il l’est par un plus grand nombre – mais d’organisation du travail d’analyse des bonnes pratiques à adopter.

115Or, les cotisations ont un coût : 3 000 FF (450 €) par an pour une exploitation, 45 000 FF (6 750 €) pour une coopérative. Un directeur tente un calcul approximatif : 3 € par hL pour la cotisation Terra vitis. Lorsque les bénéfices se réduisent, ces charges autrement noyées dans un ensemble indéfini de petites dépenses nécessaires se mettent à peser dans le bilan jusqu’à devenir parfois des coûts inutiles. Lorsque le raisonnement des coûts ne permet pas d’apposer une justification économique forte à la dépense, la signalisation est abandonnée et l’adhésion mise sur la sellette.

116La tendance est à la franche désaffection. Les présidents d’associations régionales Terra vitis enregistrent de nombreux départs. Une coopérative passe de 60 à 20 % d’adhérents Terra Vitis. Des associations régionales Terra Vitis, en Languedoc-Roussillon et Pays-de-Loire, sont dissoutes, ou suspendent leurs activités.

117Pour une partie d’entre elles, la qualification nationale qui a paradoxalement du mal à montrer sa différence, sape celle que Terra Vitis a établie à coups d’acquisition de savoir-faire, d’efforts et d’argent investi, maintenant, en pure perte. Certains troquent Terra vitis pour la qualification nationale, moins onéreuse compte tenu des aides qui l’accompagnent, et qui maintient l’affichage d’une préoccupation environnementale. Mais tous ne renoncent pas parce que la cotisation serait devenue trop chère ou non rentable. Cette désaffection se double parfois d’un appel pour que les pouvoirs publics durcissent la législation afin de ramener la confiance des consommateurs : le problème est réel et le changement des pratiques nécessaires. Certains viticulteurs poursuivent leur travail sur les pratiques, mais le font maintenant en dehors de l’association qui organisait le collectif. Quelques rares producteurs – nous n’en avons rencontré qu’un qui ait joint l’acte à la parole – profitent de l’occasion pour « passer au bio ». D’autres, rares eux aussi – deux cas dans notre échantillon dont une coopérative – adoptent à la fois la Qualification nationale et la certification Terra vitis. Ils veulent ainsi faire reconnaître leur adhésion à une agriculture attachée à l’environnement et un engagement plus pointu et spécifique en matière vitivinicole.

118Les membres de Terra vitis sont aigris par l’apparition récente de la Qualification nationale Agriculture Raisonnée. Alors que les pouvoirs publics s’engageaient enfin dans la promotion de l’agriculture raisonnée, promettant une reconnaissance, une publicité, des débouchés commerciaux, un soutien technique, ils ont abouti à une certification devenue « concurrente » de la leur qui a vidé les rangs des associations locales sans pour autant lancer l’agriculture raisonnée. Et ils dénoncent le manque de soutien de la part de l’administration, ainsi que l’absence d’engagement de la grande distribution. Quant à elle, la fédération Terra vitis, entame en 2006 des discussions avec FARRE pour coordonner les deux certifications et limiter ainsi les frais d’audit et de contrôle.

FARRE et la reconstruction d’une petite différence

119Tout comme Terra vitis, le réseau FARRE connaît des défections. Les pionniers volontaires du réseau se sentent eux aussi « déqualifiés » par le minimalisme de la qualification nationale. Ils ajoutent que la démarche tient d’un état d’esprit de producteur distinct de la commercialisation centrée exclusivement sur la notion de qualité gustative : ils vendent du bon vin et non des pratiques viticoles attentives à l’environnement. Notre échantillon comptait 6 viticulteurs membres du réseau FARRE, deux ont quitté le réseau pour se qualifier Terra vitis et aucun ne s’est qualifié « Agriculture raisonnée ». Seule la moitié des 300 agriculteurs que compte le réseau FARRE en 1998 se qualifie. En 2004-2005 en Languedoc et 2005-2006 en Pays-de-Loire, dates de notre enquête de terrain, les qualifications « Agriculture raisonnée » sont rares parmi ceux qui pratiquent déjà l’agriculture raisonnée. Nous n’en avons que trois exemples : une coopérative et un vigneron certifiés Terra vitis. Le troisième fait partie du réseau « agriculture raisonnée » d’une entreprise productrice de phytosanitaires et sa qualification est une façon de continuer d’affirmer la pertinence de la voie « agriculture raisonnée » comme alternative au bio. La qualification n’est pas une duperie qu’aux yeux des adversaires de l’agriculture raisonnée. Les viticulteurs qui avaient contribué à développer cette viticulture économe, et parfois même très économe, en produits de traitement ne comprennent pas cette façon de rabaisser leur invention et pour laquelle il faudrait, en plus, payer ! C’est ainsi que les membres du réseau FARRE, vitrine de l’agriculture raisonnée, sont souvent parmi les premiers à rejeter la qualification. À une exception près dans notre échantillon – un viticulteur qui pratique le raisonnement, mais refuse de mettre en place des procédures de traçabilité et de mettre aux normes son local phytosanitaire – cette qualification a des exigences bien en dessous de leurs pratiques. Elle tendrait donc plutôt à dévaloriser leur engagement envers l’environnement.

120Les autres vignerons ne semblent pas non plus touchés par le message de la qualification. Pour FARRE, l’immense majorité des viticulteurs, et plus loin des agriculteurs, refuse de voir en elle une ressource, une reprise en main de leur métier et de leur avenir.

Rebondir

« Les gens qui disent : “c’est du pipeau”, on leur dit : “si vous faites déjà tout ce qu’il y a là-dedans, vous êtes vraiment très bons”. Je ne connais aucun vigneron qui fasse tout ça, il y a toujours des choses sur lesquelles ils cèdent, sur ceci, sur cela. » (Vigneron VR12&Firme phyto7, LR, FC : 9-10)

121Ce n’est pas rien que d’avoir la qualification ! Un directeur de coopérative insiste sur les difficultés techniques nouvelles auxquelles il a fallu faire face depuis qu’ils sont Terra Vitis. Le forum FARRE entreprend de redonner un contenu à l’agriculture raisonnée. Pour se défaire de l’image de « vendu à la cause des entreprises phytosanitaires », il réduit progressivement leur participation au financement de ses activités de 90 à 22 % et poursuit l’élargissement de sa représentation aux firmes de la transformation. Ensuite, il cherche à communiquer auprès d’un public élargi en publiant notamment un livre de témoignages d’agriculteurs préfacé par Michel Serres (Jézéquiel, 2006).

122La qualification reflète, pour FARRE, le poids des discussions, compromis et arrangements, mais l’important est bien qu’elle existe, car les actions entreprises dans le cadre de la qualification forcent le changement de disposition attendu des agriculteurs. L’action engendre l’action :

« Nous, on dit : quand un agriculteur a planté une haie, dans sa tête, ce n’est plus la même chose. Ceux qui se certifient ne restent jamais à ce niveau-là. Ils vont toujours sur du plus, soit du plus qualité, soit ils vont vers la norme ISO 14001. » (Certification vR1, Paris, gT : 6-7)

  • 10 L’un d’entre eux, sur l’abattage des volailles, n’est pas applicable à la viticulture. Les autres (...)

123FARRE fait appel du jugement qui lui retire son agrément. Pour couper court aux accusations de supercherie, il révise la mise en page du cahier des charges de sorte qu’il mentionne clairement les points réglementaires – environ la moitié – sur lesquels il insiste car ils ne sont pas toujours appliqués, et les points non réglementaires qui vont au-delà de la législation. Il insère aussi sous forme de « points bis » les sept éléments réglementaires10 visés par l’éco-conditionnalité. Les responsables de l’association rencontrent l’auteur de l’article qui contestait la légitimité juridique de la qualification nationale : il reconnaît que le cahier des charges n’est pas la copie rigoureusement exacte de la législation.

124Ensuite, face aux relations qui se tendent avec l’association Terra Vitis qui se voit privée de l’appellation « agriculture raisonnée », FARRE fait valoir l’élargissement de la notion de qualité environnementale que porte la qualification qui compte un chapitre nouveau par rapport au cahier des charges Terra Vitis : la biodiversité et les paysages. Finalement, il met au point avec Terra Vitis, comme avec toutes les autres démarches de qualité de production, une procédure de qualification qui permet aux membres de Terra Vitis de minimiser le coût de la double qualification. En 2005, 290 exploitations Terra vitis sont qualifiées. Et ces exploitations qualifiées Terra vitis, label se trouvant pourtant renvoyé au score de ses débuts, représentent le quart du total des exploitations qualifiées (Assemblée permanente des Chambres d’Agriculture, et al., 2006 : 29). Ce n’est pas le raz-de-marée que les inventeurs de la qualification nationale voulaient soulever. Si l’on s’en tient aux décomptes du nombre des adhérents à Terra Vitis (1,6 % de la SAU viticole en 2003, 1,2 % en 2006), de qualifiés agriculture raisonnée, (0,2 % des exploitations agricoles qualifiées en 2005, 0,36 % en 2006), le bilan est loin de suggérer un succès. Néanmoins, doucement, depuis 2005, le nombre des exploitations qualifiées augmente.

125L’hémorragie semble en voie de tarissement, mais Terra Vitis a perdu 57 % de ses membres (des 907 adhérents de 2003, il ne reste en 2007 que 391). La qualification des exploitations viticoles croît doucement au même rythme que le reste des exploitations agricoles. La vigne est la seconde culture après les « grandes cultures » qui compte en nombre absolu le plus d’agriculteurs qualifiés (1 657 pour les grandes cultures sur 2 787, soit 60 % des exploitations qualifiées, et 981 pour la vigne soit 35 %).

126Enfin en 2007, FARRE peut se réjouir. Il retrouve son agrément du ministère de l’Écologie. De plus, de très gros opérateurs se qualifient : TERRENA avec ses 18 500 adhérents, Champagne Céréales (6 000 adhérents) qui veut ainsi franchir une marche supplémentaire de certification, mettre en place des stratégies qui anticipent les changements de la Politique Agricole Commune. Car une autre urgence se prépare : l’éco-conditionnalité imposée par la future PAC. Et la qualification est bientôt prise dans un double étau entre les viticulteurs qu’elle vise et qui se préoccupent plus de la PAC, et ceux dont elle grignote, conteste ou ignore l’avance et qui dénoncent sa vacuité.

UNE QUALITÉ ENVIRONNEMENTALE RAISONNÉE INDÉPENDANTE DE LA QUALITÉ GUSTATIVE ?

127Tous les viticulteurs partisans ou adversaires de l’agriculture raisonnée du corpus ne soulèvent pas la question du goût, loin de là. Mais cela ne signifie pas que l’agriculture raisonnée est une mesure environnementale qui n’affecte pas le goût du vin.

  • 11 L’esca constitue l’autre grande maladie du vignoble qui se trouve aujourd’hui face à une impasse d (...)

128Un des viticulteurs que nous avons interrogés dénonce même le retrait de l’arsenic dans le traitement de l’esca11 dont la dangerosité est pourtant reconnue, car il lui fait craindre à la fois un développement de la maladie, mais aussi des conséquences sur la qualité des vins.

« [L’arsénite de soude] par exemple, qui est le seul produit qui agit contre l’esca, a été interdit il y a 3 ou 4 ans, et maintenant c’est une catastrophe au niveau vignobles. Il faut savoir que la notion de vieilles vignes va complètement changer. La Suisse a interdit ce produit il y a environ 50 ans, et en Suisse, une vigne ne dépasse pas 45-50 ans. Il eut été à mon sens plus favorable d’imposer des conditions d’utilisation, excessivement strictes, je dis bien excessivement strictes, voire d’obliger que ces travaux soient faits par des spécialistes. » (Vigneron7, PdL, AH : 3)

  • 12 Seul un producteur s’est vigoureusement élevé contre cette affirmation.

129C’est le même argument qui induit une moindre qualité gustative des produits bio du fait de la suppression de produits efficaces de traitement. Le lien entre le bio et le bon a toujours été assez conflictuel, fermement défendu par les uns, furieusement récusé par les autres. Mais l’agriculture raisonnée « qui n’interdit rien » ne s’attire pas de tels raisonnements. En revanche, une certaine unanimité se fait au sujet de l’enherbement et du labour. L’enherbement influence la qualité à cause de son impact sur les rendements, ou sa capacité à absorber de grosses pluies d’été qui font grossir exagérément les baies12. Ce lien est même porté par certains syndicats d’AOC :

« L’enherbement, c’est d’abord pour que le vin soit meilleur. C’est ça notre problème et là je suis catégorique. Je ne dis pas que l’environnement on s’en fout, mais c’est quand même un deuxième problème. » (Syndicat AOC7, PdL, SBl : 2)

130Le labour qui évite le compactage et améliore la texture du sol est, lorsqu’il n’y a pas de problèmes d’érosion, lui aussi vu comme un facteur qualitatif peu sujet à discussions. Quelques producteurs mettent en avant le caractère plus « naturel » et plus proche des terroirs des vins de l’agriculture raisonnée. L’un d’entre eux, après avoir insisté sur le fait que l’agriculture raisonnée est « le meilleur moyen, en gardant la qualité, nos objectifs qualitatifs, d’avoir un raisonnement environnemental », cite l’agriculture raisonnée comme « moyen de protéger le terroir et donc la qualité » (Vigneron VR12&Firme phyto7, LR, FC : 2&6). Des directeurs de coopérative notent une amélioration de la qualité des vins suite à l’emploi de l’agriculture raisonnée qui amène à une amélioration générale des savoirs professionnels et a ainsi un impact indirect sur la qualité des raisins. La question de cette interrelation entre goût et environnement reviendra en troisième partie, à propos des vins de terroir.

131Il reste que la question environnementale envisagée ici depuis l’engagement du ministère de l’Agriculture pour une plus grande prise en compte de l’environnement ne construit pas de possibles liens entre d’autres qualités des produits et leur qualité environnementale. La réduction des traitements est envisagée comme la fin d’un gaspillage, d’une utilisation excessive, inutile et néfaste.

Notes

1 Dès 1991 Carrefour crée les premières « Filières Qualité Carrefour » pour les produits alimentaires frais.

2 « Auchan et d’autres se sont dits : il faut certifier l’agriculture raisonnée. Et ils se sont adressés à la commission des labels qui a dit qu’il ne s’agissait pas d’une certification de produit, mais d’un procédé. Et nous ne certifions que les produits, pas les procédés. Alors cela a créé un certain stress. » (ministère Agriculture1, Paris, SBl&GT : 1)

3 HazardAnalysis Critical Control Point

4 Après la sortie du décret agriculture raisonnée en 2002, une AOC vins d’Amboise, tentera, en accord avec Carrefour, de devenir une appellation en agriculture raisonnée. Mais l’initiative ne débouchera pas.

5 Les mesures envisagées par l’INAO sont décrites plus en détail dans la partie 3, les vins naturels.

6 Hazard Analysis Critical Control Point.

7 (2002b).

8 « Emploi des produits phytosanitaires les moins dangereux pour l’homme, les animaux et l’environnement. Classement des produits en 3 catégories : produits non utilisables classés T ou T+, acaricides toxiques/phytoséidés, herbicides persistants et solubles, etc. ; produits non utilisables sauf dérogations pyréthrinoïdes si cas de flavescence dorée, produits de désinfection du sol si virose avérée, arsénite de sodium si esca avéré et uniquement avec panneaux récupérateurs (interdit depuis 2001) ; produits utilisables avec restriction (les référentiels régionaux doivent préciser les règles de choix et d’usage). Tout produit ne peut être utilisé qu’en cas de besoin clairement identifié. » (ITv, 2000 : 14)

9 Association de la fédération Terra Vitis pour le sud de la France.

10 L’un d’entre eux, sur l’abattage des volailles, n’est pas applicable à la viticulture. Les autres concernent la biodiversité, les zones d’action complémentaires, la gestion des sols et des terres.

11 L’esca constitue l’autre grande maladie du vignoble qui se trouve aujourd’hui face à une impasse de traitement depuis l’interdiction de l’arsenic de soude le 8 novembre 2001 par le ministère de l’Agriculture. Une filière d’enlèvement et de retraitement de ces produits n’est mise en place qu’en 2006. Pendant tout ce temps, le bruit inquiet court que de vieux stocks sont encore utilisés par des viticulteurs jugés irresponsables par ceux qui, récemment ou non, en ont abandonné l’usage.

12 Seul un producteur s’est vigoureusement élevé contre cette affirmation.

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Caption Figure 3 : Évolution des surfaces viticoles certifiées par Terra Vitis
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