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Le vin et l’environnement

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Geneviève Teil
, 
Sandrine Barrey
, 
Pierre Floux
, 
et al.

Partie 1. Faire raisonner la viticulture

Chapitre 1. Une autre qualité environnementale

Full text

1Les pouvoirs publics ont accompagné le développement de l’agriculture biologique par la reconnaissance du label, puis par des subventions. Ce soutien a toujours été accompagné d’une appréhension : la certification bio peut suggérer qu’il existe une agriculture « propre » et une qui ne l’est pas. Elle ne s’est pourtant jamais muée en véritable crainte : l’agriculture bio est restée « confinée » à 1 ou 2 % de l’agriculture. Au tournant du xxie siècle, l’idée que le bio est et restera « une niche », que c’est « une agriculture vraiment particulière, avec une image bien spécifique », « qu’il n’y a pas de vraie demande » fait son chemin. Si l’on veut que les pratiques agricoles contribuent à un meilleur respect de l’environnement, il vaut donc mieux s’appuyer sur une autre vision de la qualité environnementale, celle du raisonnement de l’agriculture.

L’INFLEXION D’UN SUCCÈS DE LA RECHERCHE

2La question des maladies et de la productivité des plantes est un thème central de la recherche agronomique. Dans l’immédiat après-guerre, l’innovation que représente le recours aux produits chimiques de fertilisation et de traitement ouvre la voie à une augmentation considérable de la productivité et à la diminution corollaire des coûts de production. Enseignée dans tous les lycées agricoles, cette nouveauté agronomique a rapidement fait de la France une « puissance agricole exportatrice ».

3Solution « miracle », les engrais, pesticides, fongicides, herbicides sont très utilisés. Ne le sont-ils pas trop ? En 1980 est fondé le comité français pour l’étude et le développement de la fertilisation raisonnée (COMIFER). Sa vocation est de parvenir à un usage raisonné des engrais de synthèse : diminuer l’usage des engrais, en particulier les nitrates, tout en sauvegardant l’équilibre économique de la production. En 1984, naît le Comité d’Orientation pour la Réduction de la Pollution des Eaux par les Nitrates (CORPEN) dont les missions s’élargissent en 1992 aux phosphates et produits phytosanitaires provenant des activités agricoles. Les programmes FERTIMIEUX, PHYTOMIEUX, cherchent à sensibiliser les producteurs pour qu’ils maîtrisent leur usage de ces produits. La lutte contre la pollution des eaux, instituée par la loi du 16 décembre 1964, se trouve renforcée par une nouvelle loi du 3 janvier 1992 qui consacre l’eau comme patrimoine de la nation et richesse à préserver. Il devient dès lors nécessaire de diminuer l’usage des produits qui peuvent la contaminer. Mais faut-il supprimer ou réduire l’usage de ces produits ? Pour les chercheurs de l’INRA ou des Instituts Techniques, l’agrobiologie ne semble pas en mesure de remplir les objectifs fixés par la Politique Agricole Commune jusqu’en 1992 : assurer l’autosuffisance alimentaire de la France. Il faudrait pour cela sortir la bio de sa situation de niche, ce qui semble bien difficile sans un fort soutien des pouvoirs publics. Une différence de paradigme conceptuel vient aussi miner l’intercompréhension entre agrobiologistes et chercheurs : les produits de traitement « bio » conçus et vendus par des entreprises de production de produits phytosanitaires spécialisés cherchent à soutenir les autodéfenses de la plante et s’opposent à la stratégie d’éradication des maladies et des prédateurs du milieu de culture, défendue par les chercheurs.

4Une série d’épisodes malheureux a achevé de créer une « fracture » entre les théoriciens de l’agrobiologie, et plus particulièrement de la biodynamie, et ceux de l’agronomie conventionnelle. La biodynamie, une agrobiologie particulièrement économe en produits de traitement, est pour les chercheurs une théorie farfelue : elle élargit tant le cercle des causalités, aux astres, aux énergies et aux rayonnements les plus divers, qu’il devient difficile de lui opposer autre chose qu’un rejet de fond. Elle prétend même « transmuter » les éléments ! L’agrobiologie n’est pas la biodynamie, mais elles partagent de nombreuses théories sur l’équilibre naturel. Quand des chercheurs se penchent sur les pratiques bio, c’est le plus souvent pour en souligner l’inefficacité, une débauche de pratiques pour des résultats médiocres. L’efficacité des produits utilisés par les bio ne correspond pas aux attendus habituels : elle est inexistante et au mieux bien plus faible, de l’ordre de 20 % de l’efficacité des produits « conventionnels ». L’engouement des agrobiologistes pour ces pratiques est alors expliqué par une série de distorsions ou de biais : manœuvres opportunistes, dysfonctionnements, irrationalités de la part des producteurs ou des consommateurs. Un exemple : les traitements fertilisants qui favorisent la croissance ne sont pas soumis à la même réglementation que les phytosanitaires et herbicides qui brident le développement des nuisances. Les produits bio qui revendiquent d’aider la croissance plutôt que de détruire les prédateurs et parasites sont donc toujours suspectés, par les chercheurs notamment, de cacher leur véritable identité pour échapper à la législation. La grande famille des agrobiologistes n’est guère écoutée au sein de la recherche française : elle y reste une « idéologie » – la nécessaire préservation de la nature face à l’homme et à ses artifices – qui induit des contraintes auto-imposées et injustifiées.

« Intégrer » la protection des cultures

5Mauvaise solution, l’agrobiologie pourrait cependant résoudre des problèmes bien réels. Quelques chercheurs ont le sentiment croissant de jouer aux apprentis sorciers avec les biocides. Une autre voie de recherche agronomique émerge qui intègre de plus en plus la prophylaxie, le combat en amont des maladies pour diminuer les effets secondaires néfastes. La prévention des maladies élargit l’objet de la recherche : du champ, les chercheurs passent avec la lutte intégrée à l’ensemble du milieu et des phénomènes biologiques qui interagissent avec la vigne. Parallèlement un autre élargissement a lieu : l’objectif de la production s’ouvre à d’autres critères et indicateurs, on passe du rendement à la qualité des produits, à la rentabilité de la culture puis de l’exploitation.

6La recomposition de l’objet de recherche par la lutte intégrée n’est pas sans conséquences sur le travail quotidien des chercheurs. Ce n’est plus le champ que l’on cherche à maintenir aussi propre qu’une paillasse de laboratoire, mais le laboratoire qui doit aller au champ. Cette stratégie est plus longue à mettre en œuvre : les récoltes sont annuelles et les plans d’expérimentation très longs, peu « rentables » pour des chercheurs auxquels on demande de publier toujours plus d’articles. Les chercheurs qui s’engagent dans cette voie le font à contre-courant des tendances professionnelles à la mode, réputées plus porteuses.

7Ces recherches intégrées, systémiques, ont en commun avec l’agrobiologie de resituer la plante dans son milieu naturel et de le mettre à contribution ; mais l’objectif est toujours de protéger la plante des agresseurs et non de la fortifier pour la rendre capable de se défendre toute seule. On ne développe pas des théories de la « vie de la plante », de son épanouissement, de son renforcement, mais des méthodes de contrôle de l’agression. Si les agronomes sont plutôt des médecins, des médecins hygiénistes même, les agrobiologistes sont plutôt des « diététiciens » au sens ancien du mot qui désigne cette recherche d’équilibre interne qui diminue la vulnérabilité.

Économiser les produits plutôt que s’en passer

8La solution qui se dessine au sein de la recherche publique et des centres d’accompagnement technique (l’Institut National de Recherche Agronomique, les centres techniques des chambres d’agriculture, de la Protection des Végétaux, les Groupements pour le Développement Agricole) reste dans le cadre de la recherche agronomique traditionnelle. Elle soutient l’idée qu’il faut améliorer les pratiques des agriculteurs, et pousse à une diminution des doses appliquées grâce à une plus grande précision des traitements et une meilleure prévention :

« On sait prévoir aujourd’hui, et c’est très utilisé, le moment où pas mal de maladies sporulent, autrement dit qu’une nouvelle génération va se mettre en route et que la maladie va exploser, parce que c’est exponentiel le développement des maladies. Cela permet de traiter avant que cela se développe et là les produits sont efficaces. Là l’INRA a réellement contribué. » (Chercheur4, Paris, GT : 10)

9Hormis les fertilisants, les produits de traitement sont généralement divisés en deux familles. Les herbicides limitent l’envahissement par les « mauvaises » herbes qui concurrencent les cultures et diminuent leur rendement. Les pesticides et fongicides s’attaquent aux maladies et aux prédateurs qui détruisent les plantes cultivées. Dans une région qui ne souffre pas de sécheresses répétées comme le Val-de-Loire, l’enherbement contrôlé permet de remplacer les herbicides sans priver la vigne d’eau, ni de nutriments ; de plus, couvrant et retenant la terre, l’enherbement limite l’érosion par ruissellement et la concentration des produits lessivés par les pluies dans les rivières. L’économie de désherbant est importante, car l’entretien se réduit au désherbage mécanique, chimique ou thermique sous le rang de vigne. Dans le Languedoc-Roussillon en revanche, ce bon moyen de lutte contre l’érosion – importante dans le midi où nombre de vignes sont plantées dans des coteaux assez pentus – menace de priver la vigne de ses maigres ressources en eau. Des variétés d’herbe peu gourmandes sont expérimentées, mais cette solution est beaucoup moins développée.

10Restent les pesticides. Des travaux menés de longue date indiquent qu’une meilleure information sur l’état sanitaire du vignoble permet un meilleur ajustement des applications. Ces recherches qui s’appuient sur de lourdes campagnes d’observation permettent d’espérer de fortes diminutions des doses de produits, « aux environs de 40 % d’intrants en moins » (Chercheur2, LR, YLP : 3). La question de l’extrapolation des résultats à d’autres parcelles, ou d’autres situations climatiques, est délicate ; mais il reste que des observations plus fines dans les vignes doivent permettre d’améliorer la fiabilité des prévisions de développement des maladies, de limiter en conséquence les traitements préventifs et les erreurs de diagnostic qui conduisent à utiliser de puissants traitements correctifs.

Amener les producteurs à observer et à ajuster leurs pratiques

11Dans les vignobles, techniciens et chercheurs agronomes des chambres d’agriculture, des instituts techniques et de recherche, des coopératives, tentent d’organiser la collecte d’informations pour suivre les déplacements des prédateurs et des maladies. Couplées avec les prévisions météorologiques, les informations recueillies alimentent des modèles et aboutissent à des prévisions d’attaque, à des recommandations de traitement ou à des bulletins d’information. Dès la fin des années 1990, plusieurs de ces services sont disponibles, parfois spécialisés dans une maladie particulière. Ils s’appuient sur des modèles de l’INRA, de l’ITV, des groupements de développement des végétaux.

12Aux bulletins et aux réseaux mis en place par la recherche s’ajoutent les avertissements agricoles, les bulletins des chambres d’agriculture, des services techniques des coopératives, et encore ceux des distributeurs de produits phytosanitaires chargés du conseil à l’utilisateur. En 1998 et 1999, l’ITV publie des référentiels de bonnes pratiques viticoles. Les viticulteurs ont donc sous la main, s’ils les recherchent, des sources nombreuses et variées d’information sur l’état sanitaire du vignoble avec des recommandations de traitement fondées sur la modélisation ou l’analyse de l’expérience antérieure. Selon les cas, les viticulteurs appliquent les consignes ou les adaptent aux spécificités de leurs propres parcelles.

  • 1 Des producteurs volontaires sont organisés en réseaux d’information et d’observation des vignes. De (...)

13Le « raisonnement » de la viticulture s’appuie sur une observation accrue des vignobles. Et la recherche technique contribue à multiplier et regrouper les sources d’observation pour étayer celles que réalisent les vignerons eux-mêmes1. Ces actions de terrain rencontrent un certain succès. Des animateurs parlent de 5 à 600 vignerons par département ainsi régulièrement mobilisés dans des réseaux de discussion et d’analyse de leurs pratiques de traitement. Tous ne participent pas, mais elles ne génèrent pas d’animosité ou d’opposition de la part des viticulteurs.

  • 2 Cet indicateur ne les satisfait pas, car il ne tient pas compte de l’efficacité et de la dangerosit (...)

14Notre échantillon ne comporte pas beaucoup de ces viticulteurs. Les aurions-nous manqués ? Sur les 32 producteurs ou coopératives qui nous ont dit avoir des pratiques raisonnées, aucun n’aurait fait partie de ces réseaux pourtant très présents en Languedoc notamment ? Non, sans doute. Mais ils ne se sont pas présentés comme les membres de réseaux ayant pour but de leur apprendre à diminuer leur usage des pesticides. Seraient-ils des ingrats ? Pour les chercheurs, l’enjeu est de diminuer les tonnages de produits dangereux. Pour y parvenir, ils tentent de transformer les pratiques des producteurs. Ils lisent l’efficacité de leur action dans la diminution de la production commercialisée2. Mais les producteurs qui viennent dans les réseaux, du moins ceux de notre échantillon, ne le voient pas ainsi, mais plutôt comme un élément ordinaire de leur pratique professionnelle.

DES VITICULTEURS INQUIETS EN QUÊTE DE NOUVELLES PRATIQUES

15Cette volonté de diminuer les traitements n’est pas le seul fait de la recherche publique. Des vignerons créent Typhlo en Alsace, ou lancent Terra Vitis dans le Beaujolais. Ils sont en général inquiets de la nocivité des produits qu’ils emploient. Mais cette inquiétude ne génère pas une mobilisation générale contre les pesticides à l’instar d’une partie du mouvement bio ; elle prend plutôt la forme d’une volonté d’ajustement souvent personnelle, comme le montre l’exemple de Terra Vitis.

L’adaptation à une évidente nécessité de diminution

16Terra Vitis fait partie de ces initiatives pionnières en matière de « raisonnement » de la viticulture. Depuis 2003, l’association en charge de ce signe de qualité environnementale s’étiole. Pourtant, elle a connu un succès certain.

Figure 1 : Les adhérents de Terra Vitis
Source : Terra Vitis

  • 3 Source Données Viticulture totale : Agreste - Enquête structure des exploitations/Ensemble des expl (...)

17Terra Vitis est le logo d’une fédération d’associations régionales qui militent pour le développement de la viticulture raisonnée. En Languedoc-Roussillon, à son apogée en 2003, la fédération représentait environ 1,5 % des exploitations viticoles. Dans les Pays-de-Loire, plus de 4 % sont certifiées Terra vitis, avec de grosses disparités, 1,7 % dans le Maine-et-Loire vers 2004-2005 avant de diminuer de moitié en 2005 et 6 à 7 % dans le Loir-et-Cher encore en 20063. Comparés à ceux de la certification agriculture biologique, ces chiffres sont loin d’être négligeables.

18C’est vers 1990 que des viticulteurs se rassemblent dans le Beaujolais, autour d’une « Charte pour la qualité », pour trouver une alternative à l’agriculture biologique. Pour eux, la préoccupation environnementale des bio est fondée. L’usage des produits phytosanitaires a été encouragé sans que l’on maîtrise bien les conséquences notamment agronomiques de leur usage, que les producteurs ont découvertes plus tard :

« Un jour, on lui [à mon père et aux viticulteurs de sa génération] a amené un bidon de désherbant et on lui a dit : “Voilà, tu traites, sinon tu as toute l’année de l’herbe”. Il faut penser que toute sa vie a changé parce qu’il a eu plus de temps et plein de choses ont changé dans sa vie. Ça a été une évolution énorme pour lui. Par contre le drame, c’est qu’on ne lui a pas expliqué les enjeux derrière, économiques, et les problèmes après. Et que, aussi, les vignes crèvent, les vignes durent moins longtemps. » (Vigneron4, PdL, FC : 18)

19Ensuite, les biocides employés en agriculture et plus particulièrement en viticulture sont des produits dangereux : l’arsenic, qui a attendu le 8 novembre 2001 pour être interdit, a tué bien des viticulteurs en Alsace ; la Mutualité sociale agricole ne cesse de rappeler les précautions d’emploi dont les produits de traitement doivent être l’objet pour limiter les risques de maladies graves. Et ils n’apprécient guère ces « tenues de cosmonaute » qu’on leur demande de mettre pour aller traiter leurs vignes. Elles sont peu pratiques et donnent une mauvaise image de l’agriculture et des campagnes. Cet usage de produits très toxiques ne correspond pas à la relation avec la terre et le sol qu’ils attendent de leur métier. En 1992, la Commission européenne a lancé une révision systématique de toutes les substances actives entrant dans la composition des produits phytosanitaires. Cette décision oblige les entreprises qui commercialisent ces produits à redemander une autorisation de mise sur le marché pour chacune des molécules dont ils veulent poursuivre la commercialisation. Ils doivent apporter la preuve, avec des tests plus contraignants, que la substance utilisée ne présente pas de risques sanitaires, éco-toxicologiques, environnementaux, et qu’elle ne laisse pas de résidus dans la chaîne alimentaire. Cette mesure entraîne une diminution des produits disponibles et un encadrement plus sévère de leur emploi. Certains de ces viticulteurs ont décidé de devancer ce mouvement en cherchant collectivement à diminuer leur usage des biocides.

20Si, pour ces viticulteurs, le problème soulevé par les bio est réel, ils n’adhèrent cependant pas au principe de précaution envers la chimie. Quelques maladies très graves de la vigne n’ont de traitement que chimique. Si l’on refuse les seuls produits de synthèse efficaces, elles vont s’étendre. Ensuite, pourquoi les produits de synthèse seraient-ils par essence mauvais ? Certains le sont, d’autres non, ou pas plus que les insecticides naturels comme la roténone, ou les pyrèthres, à la fois violents et peu ciblés, peu efficaces sur les maladies pour lesquelles on les emploie. Cette frontière de la nature leur semble plus idéologique que raisonnable, sentiment appuyé par le caractère apparemment bien peu rationnel de certaines théories bio. Il faut encourager la mise au point de nouvelles molécules, plus efficaces et moins dangereuses pour l’homme et l’environnement au lieu de tourner le dos au progrès.

21Restreindre les doses et la liste des produits admissibles, c’est aller au-delà du travail réglementaire des experts. Faut-il le faire ? Pour ces viticulteurs, la réponse est positive : la législation stipule moins un droit à utiliser les produits qu’elle n’indique une zone de danger. Il faut donc, dans la mesure du possible, ne pas se contenter de l’appliquer, mais la dépasser en commençant par supprimer les plus toxiques. De la même manière que ces viticulteurs puisent dans les techniques biologiques sans y adhérer pleinement, ils regardent avec circonspection les listes de produits autorisés. Cet art du compromis s’étend aussi au travail du sol avec des associations entre les herbicides et les façons culturales :

« Je fais toujours des insecticides « bio » – soufre, cuivre. Mais il y a d’autres exigences, vis-à-vis notamment de l’entretien du sol, qui ne me semblent pas bonnes. Tout mon vignoble est enherbé tous les rangs, et je désherbe sous les cavaillons. Ce qui me semble une alternative agronomiquement très intéressante. » (Vigneron VR4, PdL, GT : 7)

22Enfin, conserver les techniques conventionnelles, c’est aussi éviter de se retrouver en difficulté face aux maladies sans traitement de substitution bio : l’esca, l’eutypiose et la flavescence.

23Bien sûr il y a des échecs, mais globalement, l’examen réfléchi des pratiques porte ses fruits. Il est possible et relativement facile, disent ces viticulteurs, de diminuer de façon importante, entre le quart et le tiers, les applications de produits. Certains ajoutent que la vigne semble s’adapter à la diminution des traitements, « s’autoréguler », à tel point que certains traitements deviennent inutiles.

24Des collectifs Terra Vitis entretiennent une émulation interne pour tenter d’aller toujours plus loin dans la diminution des traitements. Ils enrôlent aussi de nouvelles recrues qui acceptent de se conformer au cahier des charges et aux contraintes de Terra Vitis. Il interdit notamment les produits dont l’autorisation de mise sur le marché spécifie qu’ils sont toxiques, mais il entend se réviser en permanence pour toujours garder une avance sur la législation. Sa liste rouge des produits interdits est donc revue et durcie au fil de l’évolution de la législation et de l’arrivée de nouveaux produits. Ainsi évoluent les pratiques pour les pionniers de Terra Vitis. Le contenu des prescriptions résulte de la pratique individuelle réfléchie, discutée, comparée ; il n’a qu’une explicitation partielle, minimale avec le cahier des charges. L’effet à obtenir, le changement environnemental reste une évidence non explicitée, ni objectivée, ou discutée. Il découle logiquement de la diminution des traitements mais n’a pas de contenu arrêté.

25Avant de voir son élan stoppé, Terra Vitis, constituée en fédération d’associations régionales, connaît une forte croissance. Et l’afflux de nouveaux adhérents divise ou gêne. Pour beaucoup des viticulteurs actifs du mouvement, l’adhésion à Terra Vitis n’est pas qu’une affaire de rentabilité comptable même si les économies de produits de traitement sont toujours bonnes à prendre. Ils insistent sur la nécessité citoyenne, morale de faire attention à l’environnement. Ils insistent également sur le « plus intellectuel » qu’ils voient dans la méthode et qui leur importe au moins autant que la valorisation de la qualification par le marché. Ils en conviennent d’ailleurs aisément, Terra Vitis ne leur a jamais permis d’augmenter leurs marges. Ce label permet éventuellement des relations plus nourries avec les clients et sur des thèmes plus larges que la seule qualité de la vendange et des vins, ou que leur prix. Ces viticulteurs pensent le changement de leurs pratiques comme une adaptation ou une évolution qui semble parfois confiner à la compétition. Ils ont des pratiques très raisonnées, mais disent le faire par « intérêt personnel ». Ils ne cherchent ni à se signaler comme tels, ni nécessairement à être reconnus comme différents. Ils veulent être en avance sur leur temps, mais non le changer. Ils n’objectivent pas une situation qui serait néfaste, dangereuse, inadmissible, qu’il faudrait changer en agissant sur les causes de sa dégradation.

26Tous les Terra Vitis ne partagent pas ce point de vue. Certains cherchent à faire valoir leur savoir-faire, à tirer un avantage ou un profit de leur différence. D’autres, plus prosélytes, voient dans une signalisation un moyen de développer la viticulture raisonnée, de multiplier les adhérents pour aider la nécessaire transformation des pratiques viticoles. L’idée d’une valorisation marchande fait son chemin. En 1998, à la création de l’association, un logo est déposé. Des partisans d’une valorisation commerciale du sigle Terra Vitis cherchent à en faire une incitation qui amène plus de viticulteurs à adopter les pratiques qui lui sont associées.

27Ce nouvel usage du signe amène de nouveaux adhérents. Aux professionnels experts du début s’ajoutent des membres davantage tentés par l’application de recettes éprouvées par les premiers que par la maîtrise d’un risque sanitaire et agronomique. La croissance du mouvement apporte une diversification des usages de la viticulture raisonnée. Les nouveaux venus ne se satisfont pas de la valeur éthique et professionnelle attachée à la démarche, ils souhaitent lui voir acquérir une valeur marchande : les pratiques améliorées du cahier des charges deviennent des contraintes qui doivent trouver une contrepartie commerciale.

28Ce tournant qui semble faire oublier le but de la démarche induit des défections :

« J’ai participé à la mise en route d’Apivis, l’association de viticulture intégrée sur l’Indre-et-Loire et la Sarthe, et puis je me suis retiré après la création, car je trouvais que cela n’allait pas assez loin, c’était trop à but commercial, alors que pour moi, c’était plus par philosophie. » (Vigneron VRssl2, PdL, AH : 1-2)

29Pour les pionniers, les nouveaux venus ont l’avantage de diffuser la démarche mais il leur faut aménager la cohabitation entre deux formes d’adhésion qui tendent à s’opposer. Les « techniciens » accusent les orientations commerciales portées par les nouveaux venus de miner l’émulation dans l’examen des pratiques. Réciproquement, ceux qui cherchent à la faire valoir sur les marchés dénoncent le raisonnement économique partiel des premiers qui n’intègre pas l’ensemble de l’exploitation viticole, avec les heures de main-d’œuvre, les coûts de formation des personnels… Enfin aux grandes avancées des débuts se sont substitués de petits pas : la diminution des traitements ne divise plus les quantités par trois ou par deux, mais grignote plutôt les doses pour cent à pour cent ; ensuite, la législation se durcit elle aussi et fait ainsi fondre un peu l’avance des pratiques développées au sein de l’association. On entend des viticulteurs dire que Terra vitis s’essouffle et n’apporte plus guère d’innovations.

30Terra Vitis est une initiative de vignerons et le premier exemple que nous rencontrons ici de ces professionnels qui font vivre un collectif de révision et d’amélioration de ses propres pratiques. En quelques années d’existence, trois façons de faire ont émergé. C’est semble-t-il d’abord – au moins en nombre de viticulteurs engagés – une préoccupation personnelle plus ou moins forte pour la révision de leurs pratiques et qui se traduit parfois par une sorte de course entre les membres du collectif local pour repousser les limites déjà atteintes de réduction des intrants. C’est aussi, sans doute une fois que le groupe a acté son succès et pour un nombre plus restreint de ces viticulteurs, une cause collective. « Il faut » que les pratiques changent et la fédération Terra Vitis a son rôle à jouer dans la promotion et l’accompagnement de ce changement : elle se met au service de la conversion du plus grand nombre à la cause. Alors que le logo et l’affichage d’une identité particulière pouvaient être inutiles pour les premiers, il devient pour les seconds un marqueur ou une incitation. Ces deux derniers usages du logo sont assez différents : dans un cas, il reconnaît une différence de façon non polémique, sans volonté d’amener les autres à adopter cette identité ; dans l’autre, la différence devient un but, elle fait apparaître un monde différent et meilleur et lui associe une volonté de changement. Le signe acquiert, grâce au collectif qu’il s’est attaché, une capacité à agir, à faire changer les choses. Dès lors, troisième façon de l’utiliser, il peut devenir un moyen ou une ressource pour d’autres viticulteurs : adhérer à la fédération devient le prix à payer pour acquérir le droit d’exploiter les capacités du signe, comme celles d’une marque, qu’ils cherchent ensuite à traduire par une plus value sur les marchés.

31Ces trois usages que nous ne cesserons de retrouver dans la suite de l’ouvrage ne cohabitent pas nécessairement très bien. Mais l’histoire ne semble pas avoir donné à Terra Vitis le temps de s’emparer de cette question. C’est sans doute pourquoi les entretiens donnent une image assez floue des tensions qui ont émergé autour de cette initiative.

La loi comme compromis et garantie

« Notre secteur [la production de produits phytosanitaires] aujourd’hui est quand même sous les projecteurs. Si au niveau des entreprises on n’a pas une attitude responsable et qui essaie de répondre aux préoccupations à la fois des pouvoirs publics et des consommateurs, on n’y arrivera pas. Donc on est réellement dans cette démarche et c’est pour cela que les entreprises cherchent de nouvelles molécules qui soient de plus en plus ciblées, donc qui vont contrôler ce que l’on cherche à contrôler en respectant le reste, qui se dégradent pratiquement dans l’environnement, avec des techniques d’application certifiées qui évitent les dérives qui font qu’on trouve des produits dans l’eau ou dans l’air […], et donc on est dans une démarche de progrès. » (Firme phyto4, FC : 7).

32Les firmes phytosanitaires sont depuis longtemps mises en cause par les viticulteurs bio ; mais l’affrontement a plutôt la forme d’un siège mutuel des positions des uns par les autres, sans relation entre les opposants. Avec l’émergence d’une préoccupation pour la diminution des produits de traitement, les firmes sont directement mises en cause par leurs clients. La commercialisation des produits de traitement est soumise à des tests de nocivité cadrés par des normes. Leur durcissement garantit toujours mieux aux usagers directs et indirects l’absence de danger de ces produits. Dans la mesure où les produits respectent les normes de commercialisation, ils sont déclarés non dangereux. Se sentant l’objet constant d’attaques en dépit de ce rempart légal, les firmes phytosanitaires se voient comme les boucs émissaires des problèmes qui peuvent survenir dans leur filière. Leur réponse ne s’en tient pas à une réfutation globale des arguments de l’adversaire. Elles reconnaissent qu’il y a bien un problème, en particulier de contamination des eaux. Mais les produits phytosanitaires sont utiles et les firmes qui les produisent et les commercialisent n’ont pas tous les torts. Il faut réfléchir et distinguer les bons et les mauvais aspects, les avantages et les inconvénients.

Organiser un débat sur l’usage des produits phytosanitaires

33Pour faire émerger ce débat et une réflexion mesurée sur l’usage des produits, l’Union des industries pour la protection des plantes (UIPP, syndicat des entreprises phytosanitaires) crée le Forum pour l’agriculture raisonnée et le respect de l’environnement (FARRE), en 1993. Il comporte deux instances : d’une part un forum qui regroupe les acteurs volontaires, privés ou publics, pour la promotion de l’agriculture raisonnée et de l’autre un réseau d’agriculteurs mettant en application cette agriculture et qui sert de lieu d’expérimentation, de démonstration et de promotion.

34FARRE examine la question de l’usage des produits de traitement. Faut-il diminuer le recours aux phytosanitaires et jusqu’où aller ? L’évidence qui anime les viticulteurs de Terra vitis est ici soumise à la réflexion.

35En bon organe de débat collectif, FARRE rassemble un large éventail de participants, privés et publics, des fabricants et utilisateurs de produits, des chambres d’agriculture. Ils sont rejoints plus tard par des associations de consommateurs, des entreprises de l’agroalimentaire et la grande distribution. Les grandes enseignes voyaient en effet la filière bio piétiner tandis que la pression sur les pratiques agricoles se renforçait notamment suite à l’épisode de la « vache folle ».

36FARRE retient d’abord les problèmes de contamination de l’eau, qui semblent devoir peser toujours plus fort sur l’agriculture ; la voie proposée, que le forum nomme « agriculture raisonnée », rejette fermement le principe bio d’abstinence chimique. Ces producteurs et ces entreprises assument leurs erreurs passées sans pour autant abandonner les ressources offertes par la chimie et le progrès technique. Ils s’engagent dans la recherche de molécules toujours plus efficaces et moins nocives. Mais le problème ne s’arrête pas là.

Freiner l’indifférence et décourager Monsieur Plus

37On observe en effet des pics d’accumulation des produits qui les rendent plus dangereux du fait de leur concentration. D’après les firmes, la faute en revient à un usage excessif ou inadapté. Ce mauvais usage a une double conséquence : les eaux et les plantes se gorgent de résidus indésirables, les résistances se renforcent et minent l’efficacité des produits. Cependant, ces fautes de manipulation ne mettent pas en danger les consommateurs, car il n’y a pas de résidus des produits dans les vins. Le problème est donc bien environnemental et non sanitaire.

38Il n’y a de véritable garantie d’inocuité des produits que si la prescription légale d’emploi s’accompagne d’une maîtrise de l’utilisation par les usagers finals. Or, les recommandations de bon usage ne sont pas toujours entendues. Les maniements délicats déplaisent aux agriculteurs plutôt en demande de produits faciles d’emploi, sans danger, qui tolèrent une utilisation approximative. FARRE fait entendre la nécessité de respecter les recommandations d’usage, puis soutient la mise en place d’un lien direct avec les agriculteurs usagers des produits :

« Au départ, [FARRE] c’était un peu de la com. On a très vite compris qu’il fallait également rentrer dans les actes. Dans le cadre d’une convention qui lie FARRE et l’UIPP, on a quarante fermes d’appui, dont certaines sont en viticulture, où des exploitants conscients des limites des produits les utilisent correctement, testent un certain nombre de dispositifs, des bandes enherbées, etc. On peut y aller avec des journalistes, avec des relais d’opinion, avec des écoles, etc., pour leur montrer ce qu’est l’agriculture raisonnée. On retrouve une partie communication, mais basée sur des faits. » (Firme phyto4, FC : 7)

39Pour faire toucher du doigt les changements nécessaires et en démontrer le bien-fondé, FARRE se dote d’un réseau d’agriculteurs qui s’engagent à appliquer les pratiques recommandées, et à communiquer à ce sujet vers les autres agriculteurs et les consommateurs en faisant visiter leurs exploitations. Six des viticulteurs de notre échantillon ont été membres du réseau FARRE après avoir été contactés par le Forum pour mettre en œuvre et en avant la viticulture raisonnée. L’un d’entre eux était membre d’un groupe de raisonnement de sa chambre d’agriculture. Les six soulignent n’avoir eu aucune peine à s’ajuster aux demandes qui leur étaient faites. Il ne faut pas en déduire qu’elles étaient insignifiantes, mais plutôt qu’elles étaient déjà mises en œuvre par ces vignerons.

40Le réseau, outil d’application et de communication, doit petit à petit s’étendre à tous les départements. Aux dires du président de l’association, son extension plafonne : il ne couvre que 65 départements au lieu de l’ensemble du territoire, 300 agriculteurs au lieu des 400 visés.

41Pour limiter la surconsommation, les firmes entreprennent de former leurs revendeurs, chargés de relayer l’information sur le terrain. Elles s’engagent aussi dans des programmes de recherche : les sociétés chimiques les plus importantes se réorientent du préventif vers un curatif plus ciblé, moins toxique et écotoxique, et des campagnes de modélisation de l’épidémiologie des maladies pour mieux cerner les symptômes déclencheurs de traitements et améliorer ainsi leur efficacité. Enfin, les firmes phytosanitaires encouragent les efforts de tous ceux qui, comme la mutualité agricole, militent pour le respect des consignes d’utilisation.

42Pour diminuer la présence des résidus, les produits inutilisés et les emballages vides sont récupérés. Et les distributeurs contribuent aussi à traquer les bidons fuyards, les fonds de cuve que l’on vide ou épand en surcouche « pour finir la citerne ». Les appareils de diffusion mal réglés ou trop peu précis sont également visés. Les canons qui arrosent sans discrimination, les matériels de pulvérisation trop vieux, qui diffusent trop ou dans la mauvaise direction sont pointés du doigt, de même que les pratiques « à la louche » qui font remplir la cuve plutôt que d’y verser le strict nécessaire. De concert avec les chambres ou les coopératives, les firmes phytosanitaires mettent en place des contrôles qui attirent l’attention sur le nécessaire respect des dosages. Dans le même esprit, elles mettent en place des étiquetages plus voyants, aux recommandations environnementales plus explicites, dont elles espèrent qu’ils décourageront « Monsieur Plus » et éviteront les usages détournés de produits.

La fin de surenchères néfastes et l’encadrement de l’usage

43Les viticulteurs de Terra Vitis poussent vers une lutte raisonnée ou intégrée toujours plus pointue et plus économe en produits. Les entreprises phytosanitaires et FARRE rejettent cette quête « irréfléchie » et sans mesure vers toujours moins.

44Les produits de traitement sont accompagnés de recommandations d’usage qui garantissent l’absence de danger en même temps que la meilleure efficacité. Elles stipulent un « bon usage » et certaines économies leur semblent infondées, discutables voire dangereuses. Les économies de traitement sont accusées d’occasionner des pertes de production importantes, voire de mettre en péril le secteur économique entier. Les viticulteurs contraints par la nécessité financière ou passionnément entraînés par leur volonté de diminuer les traitements, sont vus comme des risque-tout inconscients des dangers qui pèsent sur leur entreprise :

« Il faut quand même avoir un niveau technique qui permette d’appréhender le risque “vrai” entre guillemets. Souvent il y a des habitudes extrêmes : “Je ne vais pas traiter parce qu’il n’a pas plu”, même si les données météo des modélisations disent : “Attention, on est dans un niveau de risque moyen-faible.” Certains bravent tout, font l’impasse. Au final ce n’est pas ceux qui vont traiter le moins, parce que si jamais le temps les piège, ils vont courir après la maladie. » (Distribution phyto2, FC : 7)

  • 4 Substances cancérigènes produites par des attaques de champignons sur certains fruits et légumes.

45Cette diminution « mal maîtrisée » fait aussi planer un nouveau danger sanitaire, les ochratoxines4, des champignons toxiques qui se développent en l’absence d’antifongiques. La diminution de la prévention notamment, qui est un point central de la réduction des traitements, menace la santé des vignobles et la prophylaxie des maladies. En se fondant sur l’éventualité d’une absence d’épidémie, improbable selon eux, des viticulteurs prennent le risque de laisser les fléaux se développer. Pour garantir l’absence de maladies, des traitements préventifs systématiques doivent au contraire être maintenus. FARRE réaffirme la compétence supérieure des organismes qui définissent et effectuent les tests et les agréments des produits : de quel droit les producteurs décident-ils du bon usage des produits de traitement ! Aller au-delà de la réglementation, c’est aussi semer indûment le trouble chez le consommateur et conduire à une surenchère néfaste, car inutile : il n’y a pas de traces de produits phytosanitaires dans les vins ; partir ainsi en campagne contre les produits risque de flétrir l’image du vin et de décrédibiliser la réglementation. On ne peut, bien sûr, empêcher ceux qui veulent faire « mieux que la réglementation » de le faire, mais loin des surenchères, FARRE veille à mettre des limites au raisonnement de l’agriculture.

46Autre argument pour limiter la diminution des traitements : les économies réalisées par de telles pratiques raisonnées sont contestables. Pour les pouvoirs publics qui observent et encadrent la viticulture, mais aussi des syndicalistes et des chercheurs, les économies, quand elles étaient possibles, ont en général déjà été faites simplement parce que les vignerons sont soumis à une très forte concurrence qui les oblige à serrer au maximum leurs coûts de production. Quelle entreprise agricole peut aujourd’hui se permettre de gaspiller ses ressources ? Pousser les agriculteurs à aller au-delà, c’est leur faire prendre des risques graves et inutiles.

47Enfin les dangers ne sont pas seulement agronomiques ou sanitaires ; les conséquences d’un défaut de prévention ne se limitent pas à devoir utiliser plus de produit plus toxique pour stopper la maladie. Les raisins peuvent s’en trouver de moindre qualité, les rendements plus faibles ; le chiffre d’affaire, la rentabilité de l’entreprise peuvent être compromis. Diminuer les produits, c’est une contrainte que le viticulteur se donne, mais ses implications sont à surveiller de près, par crainte de mettre en péril son gagne-pain et un patrimoine économique.

48Ces arguments défendent le primat de l’économie. Là encore, il faut diminuer, mais diminuer raisonnablement. Il y a une limite aux économies et aux réductions, une « marge de sécurité », un « risque admissible » au-delà duquel le viticulteur se met en danger, souvent en pleine inconscience, faute de compétence et d’expertise.

49Pour que l’optimisation des pratiques de traitement se généralise, il faut que les viticulteurs soient toujours davantage conseillés et accompagnés. Les firmes phytosanitaires mettent en place des campagnes de terrain, ou bien s’associent aux chambres d’agriculture, aux programmes de recherche, pour proposer à des groupes d’agriculteurs ou de viticulteurs un ajustement en temps réel des doses et du nombre des traitements.

« On doit faire des propositions [au viticulteur] qui tiennent compte à la fois de son matériel, de ses ressources humaines, de ses parcelles, de ses cahiers des charges, etc. On tient compte de l’ensemble des contraintes de l’agriculteur. On lui fait une, deux ou trois propositions pour l’année à venir, et au fur et à mesure de la campagne, on adapte cet itinéraire technique prévisionnel à ce qui se passe. » (Distribution phyto1, LR, FC : 10-11)

50Certaines firmes phytosanitaires apportent ainsi leur soutien à l’ensemble des prises de décisions technico-économiques de leurs meilleurs clients. Grâce à la traçabilité des pratiques, les entreprises peuvent faire des bilans avec leurs clients, et les coopératives avec leurs adhérents pour analyser rétrospectivement leurs pratiques. Les firmes phytosanitaires comme les coopératives apportent un service, elles guident le viticulteur dans les décisions qui permettent le meilleur ajustement des traitements. À ceux qui leur reprochent sous couvert de « service », de choisir les sources d’expertise et d’arbitrer les choix du viticulteur, ils répondent que le viticulteur reste libre de refuser les produits et surtout qu’il a à sa disposition quantité de propositions expertes lui permettant de confronter les solutions et les expertises.

DE L’ÉVOLUTION DES PRATIQUES À LEUR CONTRAINTE

51L’exemple de Terra Vitis montre que les viticulteurs, comme sans doute les autres agriculteurs, ne sont pas farouchement opposés à la diminution de produits de traitement. Le réseau FARRE est né de ces agriculteurs qui réfléchissaient à leurs pratiques. Certes, il ne s’est pas autant étendu que l’auraient souhaité ses promoteurs, mais ce n’est certainement pas à cause d’une opposition farouche des agriculteurs. Nous aurions dans ce cas eu dans notre échantillon de nombreux cas d’opposition et non un seul. L’engagement des producteurs dans un changement de leurs pratiques est donc vraisemblablement moins tranché et plus finement diversifié.

52Le cas de Terra Vitis montrait déjà des engagements, usages ou interprétations différents dans l’ajustement des pratiques ; mais il était toujours vu comme une évolution à réaliser voire un plus à faire valoir. Avec FARRE, la question du changement des pratiques devient une « contrainte », autrement dit quelque chose à faire dans une certaine mesure malgré soi. Le débat de FARRE a problématisé l’évidence qui motivait les producteurs Terra Vitis. L’amélioration des pratiques est devenu un changement à produire pour passer d’une situation imparfaite à une autre réfléchie où le changement est cadré, délimité, borné. Le passage de l’un à l’autre n’étant pas « naturel » puisqu’il ne se réalise pas « tout seul », c’est donc qu’il rencontre des « contraintes » qu’il faut aplanir ou compenser.

53Pour presque tous les viticulteurs de notre échantillon, la rentabilité est le principal frein à la diminution des traitements, cette dernière devrait être levée chaque fois qu’une situation particulière impose au viticulteur d’obtenir un rendement élevé : investissements non encore rentabilisés, changement de contexte économique, pression concurrentielle accrue sur les prix, nécessité de sécurisation des revenus. Pour l’un d’entre eux, c’est la nécessité de maintenir la régularité de la production en quantité ou en qualité qui imposait ses limites à la diminution des traitements.

Une alternative environnementale au bio

54Pour FARRE, Terra Vitis et tous les producteurs qui vont dans ce sens sans nécessairement l’afficher ni même le dire, économiser des produits de traitement, c’est faisable, c’est peut-être rentable.

55Une exigence monte, il faut néanmoins bien cadrer ce « raisonnement » pour que chacun, vigneron, firme phytosanitaire, revendeur de produit, puisse s’ajuster sans péril phytosanitaire ni économique à cette nouvelle façon de faire qui peut alimenter une réinvention des techniques agricoles. La recherche montre que le changement n’est pas drastique, il n’engage que peu voire très peu d’investissements. Ses effets sont néanmoins importants sur l’environnement, et, s’il est bien cadré, sans conséquences sur les autres aspects des produits.

« [L’agriculture raisonnée me semble] techniquement et financièrement réalisable [par rapport au bio]. Parce que sinon le bio, je peux pas faire : je ne sais pas faire et je n’en ai pas les moyens. Comme je mets la priorité à ce que mon domaine perdure, c’est aussi simple que ça. » (Vigneron VR4, PdL, GT : 7)

56Une qualité environnementale alternative se dessine et commence à susciter des ajustements des firmes phytosanitaires mais aussi des attentes réciproques entre elles et leurs clients, des vocations chez les viticulteurs, des stratégies commerciales chez les distributeurs. Elle vient alimenter le rejet des producteurs envers le bio.

57Nul ne nous a dit que les pollutions agricoles étaient un mythe, mais nombreux sont ceux qui affirment que leur importance est souvent exagérée. L’idée qu’il est nécessaire d’ajuster l’usage des produits phytosanitaires est donc très largement partagée, mais celle de la responsabilité et surtout de la responsabilité des seuls agriculteurs qui supposerait une obligation d’agir ne l’est pas. Avec l’agriculture raisonnée, un espace se dégage et se précise entre la reconnaissance d’un problème et le rejet du bio.

La prolifération des initiatives

58La grande distribution, à la recherche tout à la fois de prestige moral et d’avantage concurrentiel, suit de près les questions environnementales. Après le bio, elle s’intéresse à cette agriculture raisonnée qui lui semble mieux adaptée aux structures économiques en place, en particulier à la fourniture de volumes importants de produits homogènes. Certaines enseignes de la grande distribution commencent à organiser des filières et mettent en place leurs propres cahiers des charges, qui limitent le recours aux produits phytosanitaires. Tour à tour, elles lancent leur gamme de produits issus de l’agriculture raisonnée : « Filière Agriculture raisonnée Auchan » ; gamme « Terre et Saveur » chez Casino et enfin Carrefour et ses « filières qualité ». Adhérent de FARRE, Auchan est accusé de confisquer l’expression « agriculture raisonnée » à ses propres fins et d’en faire un usage sujet à caution. Sa présentation de l’agriculture raisonnée interroge les pouvoirs publics :

« Les prospectus de pub étaient quand même assez frappants. C’était marqué : “ l’agriculture raisonnée protège l’environnement ” et “ c’est retrouver l’agriculture de vos grands-parents. ” » (ministère Agriculture1, Paris, SBl&GT : 1)

59À l’été 1999, Carrefour tente de passer des accords commerciaux avec l’AOC Touraine Amboise qui veut être « la première appellation de France à faire de l’agriculture raisonnée de façon collective ». L’enseigne s’engage à vendre 80 % de la production si elle se conforme à un cahier des charges qualité avec un volet environnement.

60Les cahiers des charges que les enseignes élaborent essuient aussi quelques coups de feu : techniciens et chercheurs dénoncent des contraintes aux fondements techniques incertains qui conduisent les producteurs qui les respecteraient à l’impasse. Ils cadrent aussi l’usage raisonné des produits de traitement de mesures de traçabilité indépendamment des initiatives déjà menées par les viticulteurs. La crainte d’un diktat qui plane toujours autour de la grande distribution renforce la décision des gros viticulteurs, coopératives ou groupements de producteurs, de mettre en place leurs propres cahiers des charges qui se revendiquent de la démarche d’agriculture raisonnée.

« Beaucoup de producteurs s’étaient mis à avoir des règles environnementales, peut-être un peu dans le désordre, parfois très sévères. Je me souviens d’un viticulteur qui faisait une traçabilité du cep jusqu’à la bouteille. Je lui dis : “ Est-ce que le consommateur en demande tant ? ”. Il me répond : “ Non, le consommateur ne demande pas cela, mais le négociant est rassuré ”. » (ministère Agriculture1, Paris, SBl&GT : 3)

  • 5 Au cours d’un entretien, nous avons inventorié dix-sept appellations, référentiels et cahiers des c (...)

61Les initiatives se multiplient5, les référentiels puis les cahiers des charges également : référentiel FARRE, ITV, cahier des charges Terra Vitis, Typhlo, mais aussi initiatives de coopératives qui espèrent redynamiser l’apprentissage technique de leurs adhérents et le valoriser sur le marché. L’unité se fait en revanche autour de la pratique de diminution des pesticides et herbicides, et du rejet – ou du moins de la mise à distance – du principe de précaution bio. Espace commun mais multiforme : s’y mêlent des certifications contrôlées par un tiers pour Terra vitis, des cahiers des charges d’entreprise ou même « individuels », des animateurs de réseau pour FARRE, ou encore des clients de services d’information de lutte intégrée. Toutes ces variantes, qui n’ont ni les mêmes exigences ni les mêmes performances, revendiquent une contribution à « l’agriculture raisonnée ». Agronomes et techniciens restent perplexes devant les interprétations et les pratiques de ces nouveaux adeptes de la notion d’agriculture raisonnée.

Notes

1 Des producteurs volontaires sont organisés en réseaux d’information et d’observation des vignes. Des animateurs leur montrent comment mieux connaître et évaluer l’état phytosanitaire de leurs parcelles et ajuster leurs pratiques pour diminuer le recours aux produits de traitement. Ils peuvent ensuite s’abonner à des services qui leur envoient des recommandations de traitement.

2 Cet indicateur ne les satisfait pas, car il ne tient pas compte de l’efficacité et de la dangerosité des molécules. De gros tonnages de molécules peu actives et nocives peuvent être préférables à de petites quantités de molécules particulièrement actives. C!’est pourquoi un autre indicateur, l’indicateur de fréquence de traitement, qui en tient compte, a été mis au point.

3 Source Données Viticulture totale : Agreste - Enquête structure des exploitations/Ensemble des exploitations/Tableaux thématiques déclinés par région/Caractéristiques générales (détail des SAU, OTEX, statut juridique) en 2005.

4 Substances cancérigènes produites par des attaques de champignons sur certains fruits et légumes.

5 Au cours d’un entretien, nous avons inventorié dix-sept appellations, référentiels et cahiers des charges en 2002.

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Caption Figure 1 : Les adhérents de Terra VitisSource : Terra Vitis
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