Préface

1Depuis deux décennies, la recherche en entrepreneuriat connaît une croissance rapide avec, dans de nombreuses universités, la création de centres de recherche et de départements d’enseignement spécialisés dans l’étude de l’émergence, de la gestion et de la croissance des nouvelles entreprises. L’entrepreneuriat est devenu un domaine académique à part entière, qui emprunte ses méthodes à de nombreuses disciplines et qui pose des questions et des problématiques variées sur l’entreprise, l’entrepreneur, le processus entrepreneurial… Ses résultats sont aujourd’hui présents dans les plus prestigieuses revues académiques de management, de stratégie ou de finance. Les objets étudiés sont multiples : l’entreprise, individuelle ou familiale, l’entrepreneuriat social, l’intrapreneuriat, les start-ups de l’Internet, les nouvelles entreprises basées sur la technologie, les entreprises créées à partir des résultats de la recherche…

2Ces dernières, appelées spin-offs académiques, se sont multipliées dans la plupart des pays depuis la fin des années 1990. Dans le même mouvement, elles ont fait l’objet de nombreuses études et ont donné lieu à la publication de dizaines d’articles et d’ouvrages académiques. Cependant, des questions majeures restent peu abordées par cette foisonnante littérature internationale. Le travail que l’on va lire s’intéresse à l’une d’entre elles : les partenariats des entreprises issues de la recherche publique. Dans nos économies devenues de véritables machines à innover et caractérisées par une complexité technologique croissante qui réclame des compétences fortement spécialisées, les entreprises en place n’ont plus la capacité de développer en interne toutes les technologies nécessaires au maintien de leur compétitivité. Pour de nombreux grands groupes, la collaboration et le partenariat avec les start-ups technologiques – voire leur acquisition – sont devenus la règle.

3Une littérature récente a abordé cette question en se demandant quels bénéfices apportent à la start-up ses coopérations avec une grande entreprise établie. Tout le talent de Liliana Doganova a été de renverser cette perspective et de s’intéresser à ce qu’apportent les start-ups aux entreprises avec lesquelles elles nouent des collaborations. Que produisent ces partenariats, mais cette fois-ci, non plus pour la petite et nouvelle entreprise, mais plutôt pour la firme grande et puissante ? Le livre qu’on va lire, fruit d’une thèse de doctorat que j’ai eu le plaisir d’encadrer, fournit une contribution précieuse à la compréhension du rôle de ces entreprises issues de la recherche.

4Pour répondre à cette problématique, Liliana Doganova déplace subtilement les frontières entre les objets : elle s’intéresse davantage aux réseaux que construisent et qui construisent les start-ups qu’à ces entreprises elles-mêmes ; elle analyse le processus d’entrepreneuriat académique non pas simplement comme un transfert de résultats, mais plutôt comme un processus d’exploration collective incertain et ponctué d’épreuves ; enfin, elle préfère à l’idée de valorisation, celle de « valuation » qui a l’avantage de rassembler sous un seul et même terme, les notions d’évaluation et de valorisation dont elle montre qu’elles sont indissociables pour la compréhension de la question analysée ici. Cet ensemble de déplacements théoriques permet à l’auteure de décrire finement ce qui circule dans les réseaux tissés par ces start-ups académiques.

5La restitution minutieuse des partenariats avec des start-ups et de leurs effets est également rendue possible par la mobilisation de différents courants de la littérature : travaux sur l’entrepreneuriat et les alliances inter-firmes, management, sociologie économique, sociologie des sciences et des techniques. Liliana Doganova fait flèche de tout bois pour apporter des réponses aux questions qu’elle pose : sa méthodologie mêle aux monographies d’entreprises, l’analyse de nombreux documents, l’exploitation quantitative d’un questionnaire réalisé dans le cadre d’une vaste enquête européenne (le projet collectif PICO et son large échantillon de collaborations inter-firmes à travers l’Europe) et l’étude fine de dispositifs de « valuation » (business models, formules, prototypes, etc.). Cette combinaison originale de méthodes et d’approches se révèle particulièrement appropriée à sa problématique. Son travail met au jour la grande diversité des résultats que génèrent les partenariats avec des spin-offs ; il souligne également la spécificité des dispositifs sur lesquels ils s’appuient.

6La recherche présentée ici fait partie d’un effort collectif entrepris au centre de sociologie de l’innovation de l’École des mines de Paris : elle poursuit les travaux que j’ai initiés en France sur la création d’entreprises par les chercheurs, et fait écho à la thèse menée parallèlement par Marie Eyquem-Renault sur les business models de ces mêmes spin-offs académiques, business models dont on sait qu’ils sont au cœur de l’entrepreneuriat technologique.

7Une des questions centrales de ce programme est celle des politiques publiques de soutien à la création et au développement des entreprises technologiques. Depuis le milieu des années 1990, les politiques publiques ont encouragé le transfert des résultats de la recherche publique vers le marché. Traditionnellement, l’accent portait sur les brevets et les licences des innovations, mais dès cette époque une plus grande attention a été portée à la création de nouvelles entreprises à partir de ces résultats de recherche. En Europe, les pouvoirs publics comme les institutions académiques (universités, organismes de recherche…) ont fortement encouragé l’émergence de ce type d’entreprises et ont multiplié les mesures de soutien, programmes, centres de transfert, incubateurs, fonds d’amorçage, concours de business plans…. Ces politiques étaient une réponse aux départements de recherche des universités américaines dont on pensait alors qu’ils étaient particulièrement aptes à donner naissance à de nouvelles entreprises technologiques à forte croissance. Les travaux contemporains de nos collègues américains sur le licensing et la création d’entreprises à partir des centres de recherche de leurs universités mettent à mal ces images mythiques avec lesquelles nous avons vécu : pour la grande majorité des universités, les brevets coûtent plus cher que ce qu’ils rapportent et un nombre très limité d’entreprises basées sur la recherche a connu une forte croissance (les exemples connus de success stories liées aux université sont principalement le fait d’étudiants ou d’anciens étudiants qui ont trouvé à l’université un environnement leur permettant d’expérimenter de nouvelles idées ou de développer leur passion). Nos travaux avec Bart Clarysse et Mike Wright, portant sur différents pays européens, aboutissent aux mêmes conclusions : les résultats des politiques en faveur de la création d’entreprises à partir de la recherche publique sont à tout le moins décevants. Certes, le nombre d’entreprises créées a connu une croissance, mais l’examen de ces firmes après quelques années d’existence montre que la quasi-totalité d’entre elles restent petites, qu’elles ont des difficultés à trouver leur business model et que si leur taux de survie est élevé, cela est souvent lié à l’importance des soutiens publics, nationaux ou régionaux, dont elles bénéficient.

8Le travail de Liliana Doganova avait pour objectif initial de dépasser cette évaluation purement quantitative (en termes de chiffres d’affaires ou d’emplois créés) pour comprendre le rôle de ces entreprises issues de la recherche dans nos écosystèmes innovants. Elle a non seulement répondu à ce défi, mais est même allée au-delà. Oui, les spin-offs académiques nouent de multiples partenariats qui débouchent sur des résultats variés : elles introduisent de nouveaux produits chez leurs partenaires et leur permettent de pénétrer de nouveaux domaines technologiques (cela notamment dans les partenariats qui mêlent activités d’exploration et d’exploitation). Mais l’auteure dépasse cette question des outputs en soulignant que l’entrepreneuriat académique est bien un processus d’exploration collective au sein duquel divers partenaires (tels les investisseurs et les premiers clients) jouent un rôle déterminant. Elle montre alors que la coordination de ces activités d’exploration collective exige des outils particuliers capables d’assurer l’adhésion de partenaires autour d’une action ou d’un objet commun, tout en laissant la place pour l’introduction de scénarios et d’acteurs alternatifs. Cette préface ne me permet pas de préciser tous les terrains sur lesquels cet ouvrage apporte des perspectives stimulantes. L’évocation des questions abordées ici, loin d’épuiser la richesse de ce livre, a pour seul objectif de susciter chez le lecteur le désir de s’y plonger plus avant, ce qui l’aidera à mieux comprendre le stimulant et foisonnant domaine de l’entrepreneuriat.